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Les choses ne se sont pas passées comme prévu

Numéro 12 Décembre 2009 par Joëlle Kwaschin

décembre 2009

La pâte à pain, faite sans doute à la va-vite, quand on cui­sine, il faut se tenir à ce que l’on fait et ne pas essayer de mener d’autres acti­vi­tés de front, n’a pas mon­té. Rien de grave, sauf les ingré­dients per­dus, et pas de cra­mique. Les choses ne se sont pas pas­sées comme pré­vu, et même la […]

La pâte à pain, faite sans doute à la va-vite, quand on cui­sine, il faut se tenir à ce que l’on fait et ne pas essayer de mener d’autres acti­vi­tés de front, n’a pas mon­té. Rien de grave, sauf les ingré­dients per­dus, et pas de cra­mique. Les choses ne se sont pas pas­sées comme pré­vu, et même la phrase boite.

La for­mule est banale, des tas de choses ne vont pas comme elles devraient, comme on vou­drait qu’elles aillent, ne suivent pas leur cours natu­rel de choses, pro­dui­sant petits ou gros arias.

Un œil à demi fer­mé, l’autre grand ouvert est tis­sé d’une toile de pous­sière qui part des cils et le recouvre ; le joli minois aux yeux morts est indif­fé­rent, mais il pique le cœur. Dans les chambres vides des mai­sons aban­don­nées pho­to­gra­phiées par Eugene Richards1 sont res­tées des bribes de vie. Devant un mate­las défon­cé, par­mi les gra­vats traîne une botte de cuir ; par un car­reau bri­sé, une belle neige pou­dreuse s’est dépo­sée sur un lit souillé. Par terre, épar­pillés, des enve­loppes, un col­lier de perles, des cartes pos­tales, un lapin en peluche, quelques loques, des timbres com­posent l’un de ces tableaux en trompe-l’œil.

Toutes les mai­sons sont situées dans des endroits iso­lés, « là où, dit-on, les choses ne se sont pas pas­sées comme pré­vu2 ». Des vies où le mal­heur n’é­tait pas pré­vu, mais où il a, d’une manière ou d’une autre, fait irrup­tion. Des exis­tences dévas­tées, rui­nées comme ces habi­ta­tions dans les­quelles s’ac­cu­mulent par­mi les déchets les objets qu’on n’a pas eu le temps d’emporter, à moins que ne se fût éteint le désir. Que s’est-il pas­sé dans ces mai­sons du Nebras­ka ou du North Dako­ta, catas­trophe per­son­nelle ou sociale, pour que leurs habi­tants fuient ? Une robe de mariée très blanche est sus­pen­due à un cro­chet fixé à une porte qui donne sur un esca­lier : la pein­ture des murs s’é­caille, la longue traîne à frou-frou s’é­tale sur le palier.

L’ar­rière-train d’une vache émerge des brous­sailles, a‑t-elle été aban­don­née comme la pou­pée aux yeux ter­nis ? Non, elle doit être vivante comme les che­vaux qui paissent alen­tour. Sans doute des fer­miers voi­sins qui laissent diva­guer leurs bêtes. Une demi-dou­zaine de che­vaux dans un pré, une ligne bri­sée tra­verse l’i­mage, ves­tige d’une par­tie de fenêtre ; un pou­lain a l’air irréel, pho­to­gra­phié au tra­vers d’un car­reau maté. Un autre, curieux, regarde à l’in­té­rieur d’une véran­da défon­cée, dont la porte bat sur ses gonds, un tout petit ver­rou est tout ce qui reste des mesures de pré­cau­tion des­ti­nées à se pré­mu­nir des voleurs. Aujourd’­hui n’entrent dans ces logis ouverts à tout vent que l’un ou l’autre gamin en quête d’a­ven­tures et un pho­to­graphe curieux comme un jeune che­val et empli de compassion.

Les choses ne se sont pas pas­sées comme pré­vu, l’a­no­din de la for­mule contraste avec la vio­lence poi­gnante des décombres de ces vies. Les habi­tants devaient avoir ima­gi­né une exis­tence pai­sible entre le tra­vail et les enfants, ordon­née et non balayée par un cyclone. Au fil de l’ex­po­si­tion, devant ces pho­to­gra­phies très grand for­mat qui occupent des pans entiers de mur se racontent des rêves inter­rom­pus que l’on est réduit à recréer parce qu’Eu­gene Burns n’en sait pas plus que les visi­teurs. « The Blue Room » était pré­sen­tée, comme nombre d’autres expo­si­tions des Ren­contres d’Arles, dans d’an­ciens ate­liers de main­te­nance SNCF qui, tout en conser­vant leur carac­tère indus­triel, offrent de superbes espaces. Ici aus­si les choses ne se sont pas pas­sées comme pré­vu. Des che­mi­nots ont tra­vaillé, pas­sé une vie sans pou­voir conce­voir que ces lieux, en par­tie réha­bi­li­tés, allaient abri­ter un « nou­veau type d’u­to­pie cultu­relle » qui « encou­rage la recherche nova­trice » et qui, sous la hou­lette de l’ar­chi­tecte amé­ri­cain Frank Geh­ry, devien­dra une « véri­table cité des arts ».

Ces modestes mai­sons n’ont pas eu autant de chance ; leurs habi­tants sans doute non plus. « Les plans les mieux conçus des sou­ris et des hommes s’en vont sou­vent à vau-l’eau », disait le poète écos­sais Robert Burns.

  1. Eugene Richards, The Blue Room, Phai­don, 2008. Pre­mier tra­vail pho­to­gra­phique en cou­leurs de l’ar­tiste amé­ri­cain, dont des pho­tos extraites de ce livre ont été pré­sen­tées aux « Ren­contres d’Arles. Photographies ».
  2. Pré­sen­ta­tion de l’exposition.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie