La récente découverte de références quelque peu fantasques dans une étude du Centre Jean Gol est-elle une simple anecdote ? Ne doit-elle pas engager un questionnement plus profond sur les rapports entre politique et expertise ?
Les centres d’étude des partis furent autrefois des réservoirs d’experts fournissant au personnel politique des données fiables sur lesquelles appuyer leurs actions et revendications. Ces appareils étaient certes partisans, mais ils constituaient une poche d’expertise et de méthodologie rigoureuse au cœur de machines électorales. Ils étaient également les organes au travers desquels les partis s’appuyaient sur leur pilier et prenaient le pouls de la société. Il fut en effet une époque où se forger une image fiable du réel avait une certaine importance pour des politiques dont l’ambition était bien évidemment d’exercer le pouvoir, mais aussi de peser sur l’avenir d’une société ou d’une nation. Ces deux objectifs nécessitaient de recourir, tantôt aux manœuvres politiques et tantôt à un savoir adéquat.
Progressivement, les centres ont perdu de leur superbe, à mesure que les coups médiatiques et le court-termisme gagnaient du terrain. Qu’importait alors de disposer de chiffres fiables, de retours du terrain, d’une image claire de la réalité s’il suffisait de brandir n’importe quel chiffre tiré de son contexte ou bidonné pour peser sur l’agenda politique ? L’extrême droite l’avait démontré à suffisance : on pouvait mentir constamment à l’électeur et remporter son suffrage. Le rapport au réel était devenu dispensable.
Les centres d’études des partis ne furent pas pour autant démantelés, mais leurs moyens, leur relative indépendance et leur expertise furent progressivement réduits. Il demeurait utile, quand l’occasion s’en présentait, de se prévaloir du sérieux du Centre, même si l’on se souciait peu de produire une réelle connaissance qui risquait fort de devenir encombrante sitôt que l’on voudrait à nouveau ignorer le réel.
Ces centres se mirent à ressembler à des cabinets ministériels et on leur demanda de plus en plus de produire sur commande des travaux orientés, à grands coups de « copier-coller » et de « cherry picking ». À quoi bon se référer à des travaux scientifiques, puisqu’on pourrait être accusé d’en trahir l’esprit ? À quoi bon examiner l’ensemble des sources disponibles quand il est plus commode de sélectionner l’une ou l’autre qui convient particulièrement au commanditaire du document ?
Évidemment, ce jeu est dangereux et les dérapages sont presque inévitables. C’est ce qui vient d’arriver au MR à l’occasion d’une grande opération de communication autour de sa volonté de promouvoir l’e-sport et d’en faire un secteur économique majeur du pays… On ne détaillera pas ici les propositions nébuleuses, ni les chiffres incohérents, pas davantage que la définition variable de l’e-sport. On préfèrera s’attarder sur l’étude fournie par le Centre Jean Gol en soutien à cette opération.
Celle-ci a en effet retenu l’attention d’un twitto (@Benoit_D) [1], et tout particulièrement un passage se référant à une étude d’un chercheur de Niort, non référencée dans le document. Après quelques investigations, il retrouva la trace du document, pour constater que c’était un faux… ou, plutôt, un canular… ou, mieux encore, une œuvre d’art. En effet, il s’agissait d’un extrait d’un site monté de toutes pièces par Jean-Noël Lafargue, une manière de happening destiné à attirer l’attention sur l’importance de disposer d’informations sourcées et fiables. La page « Pourquoi avez-vous besoin de nous » de ce site affirme — cruellement pour le Centre Jean Gol — « Scientists of America est un service en ligne complètement inédit dont l’objet est de vous assister dans vos efforts rhétoriques, de donner à vos affirmations péremptoires un poids scientifique véritable [2] ».
Bien entendu, pour le Centre Jean Gol, c’est une catastrophe qui discrédite l’ensemble de ses productions en attirant l’attention sur des méthodes pour le moins sujettes à caution et sur des processus de révision particulièrement légers. Peut-être n’est-ce pas un hasard que ce soit au MR que cela arrive, là où le pilier est le plus faible et les contrepouvoirs les moins effectifs ?
Faut-il pour autant s’étonner de cet épisode ? Et constitue-t-il à proprement parler un faux pas ?
En quelque sorte, toujours sur la même page, Scientists of America définit ce que sont devenus la plupart des centres d’études de partis : « Vous avez besoin qu’une information existe ? Pas de problème, vous n’avez qu’à nous la soumettre et nous nous chargeons ensuite d’écrire l’article qui lui correspond. » Plus encore, ne faut-il pas reconnaitre qu’avec beaucoup de lucidité, ce site pointe un nouveau besoin : celui d’un centre d’étude de parti qui ne serait rattaché à aucun parti ? N’est-ce pas ce que Scientists of America se propose d’être, poussant encore un peu plus loin une logique déjà largement exploitée par de nombreuses sociétés de consultance qui, en appliquant des procédures standardisées à des problèmes extrêmement variés, produisent — ô surprise — les mêmes conseils parfaitement prévisibles à chaque itération de leur modèle ?
Au fond, Scientists of America n’est-il pas le rêve de tout appareil de pouvoir : un organisme doté d’un nom ronflant et qui produit exactement ce qu’on lui demande, sans aucun risque de surprise et en un temps record ? Ce site n’est-il pas en outre un modèle pour tous ceux qui, depuis des décennies, œuvrent à affaiblir l’université et à soumettre la recherche scientifique au rythme infernal des commandes de rapports ? Employer des chercheurs précaires dans le cadre de programmes courts, dont les questions de recherche sont contraintes par le cadrage du commanditaire, dont les résultats doivent être des « livrables » validés par ce dernier et dont l’hypothétique renouvèlement dépend de son bon plaisir, voilà qui n’est, au fond, qu’une approximation bien maladroite du modèle idéal fourni par Scientists of America.
Certes, on peut rester critique et faire remarquer que, précisément, la publication sur le site en question décrédibilise totalement le procédé. Pourtant, il aurait suffi d’un peu d’astuce pour obtenir un résultat bien plus convaincant : moyennant une somme modeste, de nombreuses revues prédatrices sont prêtes à publier n’importe quel texte, validé par un reviewing bidon, et mis en ligne sur un site à la présentation impeccable. Pour le prix, vous recevrez même un DOI [3] ! Finalement, le chemin emprunté était le bon, mais il aurait fallu aller jusqu’au bout de la logique.
Évidemment, rien n’interdit d’être plus ambitieux. Un jour, surement, l’intelligence artificielle permettra de produire quasi instantanément les études en question et de procéder à leur publication dans une revue adéquate. C’est une perspective plus proche qu’il n’y parait, aussi est-il crucial d’investir dans cette voie, afin que la Belgique s’inscrive comme un acteur incontournable de ce secteur naissant. À cette fin, il est évidemment indispensable que le monde politique prenne conscience du potentiel de ce domaine et soutienne ses entrepreneurs émergents. Sur qui compter, si ce n’est sur le MR, parti qui a toujours su se mettre totalement au service du monde de l’entreprise ? Et qu’imaginer de mieux, pour soutenir la réflexion, qu’une étude du Centre Jean Gol ?
Au travail !
[1] Le thread qui dévoile le pot-aux-roses, consulté le 20 avril 2021. Voyez aussi : « Quand le centre d’études du MR se fait piéger par un site… qui affirme ce que l’on veut », LaLibre.be, 19 avril 2021, consulté le 20 avril 2021.
[2] « Pourquoi avez-vous besoin de nous ? », consulté le 20 avril 2021.
[3] Le DOI, ou Digital Object Identifier, est un système standardisé d’identification des objets numériques publiés en ligne, largement utilisé dans l’édition scientifique électronique.