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Les artistes et le meccano institutionnel

Numéro 7 – 2020 - Covid-19 statut artiste par Renaud Maes

novembre 2020

Depuis quelques mois, à la faveur de la crise de la Covid-19, la ques­tion du « sta­tut d’artiste » est reve­nue sur le devant de la scène. Nous avons déjà poin­té dans un pré­cé­dent édi­to une série d’enjeux rela­tifs à la rému­né­ra­tion du tra­vail artis­tique. Entre­temps, le MR a sor­ti une pro­po­si­tion pour un « nou­veau » sta­tut d’artiste. Le par­ti avance […]

Éditorial

Depuis quelques mois, à la faveur de la crise de la Covid-19, la ques­tion du « sta­tut d’artiste » est reve­nue sur le devant de la scène. Nous avons déjà poin­té dans un pré­cé­dent édi­to1 une série d’enjeux rela­tifs à la rému­né­ra­tion du tra­vail artis­tique. Entre­temps, le MR a sor­ti une pro­po­si­tion pour un « nou­veau » sta­tut d’artiste2. Le par­ti avance une refonte majeure du « sta­tut » d’artiste tel qu’il existe aujourd’hui.

Rap­pe­lons briè­ve­ment ce dont il retourne : le « sta­tut » est en fait une déro­ga­tion par rap­port au régime géné­ral du chô­mage. Moyen­nant une série de condi­tions spé­ci­fiques (de jours et de contrats de pres­ta­tion) et aus­si long­temps qu’elles sont ren­con­trées et qu’ils recherchent acti­ve­ment des contrats d’emploi, les artistes peuvent tou­cher un chô­mage plein (l’allocation moyenne « artiste » tour­nant aux alen­tours de 850 euros) entre leurs contrats. Ce régime recon­nait inci­dem­ment que les contrats artis­tiques ne sont pas de nature à cou­vrir l’intégralité des besoins d’un·e artiste. Plus exac­te­ment, son exis­tence sup­pose une « nature fluc­tuante » de l’activité artis­tique et donc des rému­né­ra­tions trop ponc­tuelles pour que les artistes puissent vivre digne­ment3.

Ce « régime d’exception » des artistes pose un nombre très impor­tant de limites. D’une part, le mon­tant moyen des allo­ca­tions, même en cumu­lant avec des droits d’auteur, reste très proche du seuil de pau­vre­té, sin­gu­liè­re­ment pour cel­leux qui ont une charge de famille. D’autre part, pro­gres­si­ve­ment, il a ser­vi à com­pen­ser la fai­blesse de la rému­né­ra­tion des artistes pour leur tra­vail. Plus exac­te­ment, il a per­mis de ne plus rému­né­rer les artistes pour leur tra­vail, puisqu’iels ont de toute façon « leur allo­ca­tion ». Cela ne concerne pas juste les employeurs ou com­man­di­taires pri­vés : les pou­voirs publics ont pris comme habi­tude de ne pas comp­ter dans les bourses, prix, aides à la créa­tion, le cout des coti­sa­tions patro­nales et sociales, de ne pas pro­po­ser de contrat d’emploi, et de sous-cali­brer les mon­tants dis­po­nibles. Il en résulte que le « tra­vail artis­tique » est très lar­ge­ment invi­si­bi­li­sé et pres­té pen­dant des périodes de chô­mage, ce qui, en théo­rie, revient à frau­der. On a donc ici un « double jeu » des pou­voirs publics, entre une exi­gence d’un tra­vail (sans contrat) pen­dant les périodes de chô­mage et une obli­ga­tion de recherche active d’emploi pen­dant ces mêmes périodes.

Un revenu artiste

La solu­tion pré­co­ni­sée par le MR pro­pose de répondre à ces pro­blé­ma­tiques en sor­tant tout sim­ple­ment le « régime artiste » du chô­mage. De créer une sorte de « reve­nu artiste » qui existe sous un minis­tère fédé­ral qui se détache des Affaires sociales. Pen­sé comme un trem­plin vers un sta­tut d’indépendant pour les artistes les mieux rémunéré·es, ce sta­tut reprend l’idée d’une démons­tra­tion d’activité au moyen de contrats artis­tiques, tout en dimi­nuant les obli­ga­tions de « recherche active » et auto­ri­sant le cumul de droits d’auteur au-delà du pla­fond actuel.

Cette pro­po­si­tion du MR a deux grands mérites : l’originalité de la pro­po­si­tion et la recon­nais­sance de ce que le « sta­tut » actuel est pro­fon­dé­ment inadap­té. Mais elle ouvre aus­si une ques­tion assez fon­da­men­tale : peut-on consi­dé­rer qu’elle rétri­bue adé­qua­te­ment le tra­vail artis­tique ?

En la matière, deux élé­ments sont à sou­li­gner : le risque que ce reve­nu artiste ne soit une sorte de reve­nu uni­ver­sel propre à une cor­po­ra­tion, rem­pla­çant tous les méca­nismes de soli­da­ri­té, d’une part, et le risque que ce reve­nu n’augmente encore l’effet d’invisibilisation du tra­vail artis­tique et l’accaparement de ce tra­vail, de l’autre.

Le pre­mier risque est assez évident à la lec­ture de la pro­po­si­tion du MR. En sor­tant les artistes du chô­mage, en fait, on les sort car­ré­ment de la sécu­ri­té sociale. Ce qui n’inclut évi­dem­ment pas que le chô­mage, mais aus­si l’assurance mala­die et inva­li­di­té et la pen­sion. Si ce reve­nu artiste signi­fiait la perte du béné­fice de ces méca­nismes spé­ci­fiques, glo­ba­le­ment, il contri­bue­rait for­cé­ment à pré­ca­ri­ser les artistes. Or le MR n’a pas cla­ri­fié la ques­tion. D’aucuns pour­raient d’ailleurs voir dans cette pro­po­si­tion faite aux artistes une sorte de che­val de Troie de l’idée d’un « reve­nu uni­ver­sel » dont on sait qu’elle est chère au pré­sident actuel du parti.

Le second risque est un effet induit qui mérite une dis­cus­sion très appro­fon­die. Aujourd’hui, tous sous-sec­teurs cultu­rels confon­dus, la « culture » repré­sente une part impor­tante du PIB (entre 3 et 5%). Pour­tant, les créa­teurs et créa­trices, les auteurs et autrices, mais aus­si les artistes-inter­prètes, ne touchent qu’une infime par­tie des richesses qu’iels contri­buent à créer. Le tra­vail artis­tique répond certes sou­vent à des fina­li­tés que lui assignent libre­ment les travailleuses·eurs artistes, ce qui en fait un tra­vail à prio­ri peu alié­né, mais, par contre, la valeur créée par ce tra­vail est lar­ge­ment confis­quée à ces travailleuses·eurs artistes, ce qui en fait un tra­vail extrê­me­ment exploi­té. Et cette exploi­ta­tion est faci­li­tée pré­ci­sé­ment au nom du fait que ce tra­vail, puisque peu alié­né, est « par­ti­cu­liè­re­ment plai­sant ». L’intégration d’un reve­nu artiste dans le « jeu » per­met de voi­ler un peu plus cette confis­ca­tion de la richesse pro­duite. En par­ti­cu­lier, il per­met aux com­man­di­taires de se déchar­ger plus qu’iels ne le font déjà de la res­pon­sa­bi­li­té d’employeur·euses.

Le sec­teur du livre est exem­plaire en la matière : son déve­lop­pe­ment est ali­men­té par le fait que les socié­tés d’édition ne rému­nèrent jamais le tra­vail d’écriture, n’assument aucune obli­ga­tion d’employeur·euse. La rému­né­ra­tion passe par des « contrats d’édition » qui pré­voient uni­que­ment des droits d’auteurs·trices sou­vent déri­soires au regard du tra­vail inves­ti par les écrivain·es. Et chan­ger la donne semble bien dif­fi­cile, tant l’édition est une affaire soit de passionné·es qui tentent de sau­ve­gar­der une pra­tique par­ti­cu­lière sou­vent peu lucra­tive, soit de mul­ti­na­tio­nales aux­quelles les gou­ver­ne­ments craignent d’imposer la moindre contrainte.

La responsabilité des communautés

Mais au-delà du sec­teur pri­vé, il faut insis­ter, les pou­voirs publics « com­pé­tents » pour la culture, les Com­mu­nau­tés, refusent de se com­por­ter en employeurs·euses des artistes, refusent de rému­né­rer leur tra­vail artis­tique comme un tra­vail. Il est à ce niveau tout à fait para­doxal que rece­voir une aide de la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles (FWB) soit en fait vec­teur de pro­blèmes impor­tants pour les artistes « au sta­tut ». En effet, iels ne peuvent pas la décla­rer comme « contrat » à valo­ri­ser pour main­te­nir leur sta­tut, iels sont pour­tant sou­vent tenu·e·s, une fois l’aide octroyée, de réa­li­ser un tra­vail, et iels se trouvent fré­quem­ment en dif­fi­cul­té pour réus­sir à faire entrer le mon­tant dans leur décla­ra­tion fis­cale sans que l’Onem ne sus­pende leur revenu.

La logique vou­drait pour­tant que les pou­voirs publics soient exem­plaires et favo­risent, plu­tôt que le chô­mage ou un « reve­nu uni­ver­sel », de véri­tables emplois artis­tiques. Outre la trans­for­ma­tion de leurs aides directes aux artistes en contrats en bonne et due forme, ils pour­raient aus­si exi­ger des struc­tures sub­ven­tion­nées des quo­tas de contrats artis­tiques, ce qui implique évi­dem­ment de réa­li­ser un cadastre, pro­messe recon­duite de décla­ra­tion gou­ver­ne­men­tale de la FWB en décla­ra­tion gou­ver­ne­men­tale sans jamais qu’elle ne soit vrai­ment sui­vie d’effet.

À cet égard, la pro­po­si­tion du MR est par­ti­cu­liè­re­ment inter­pe­lante. Elle montre, en effet, que la recherche de solu­tions pour les artistes sort du cadre com­mu­nau­taire. En pro­po­sant de créer un minis­tère fédé­ral ou à défaut une com­pé­tence spé­ci­fique d’un ministre fédé­ral — ce qui semble bien illu­soire vu l’évolution des rap­ports de force poli­tiques au nord du pays —, le MR semble « prendre acte » que les solu­tions ne seront pas trou­vables au niveau de la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles. La FWB appa­rait dans ce cadre comme une enti­té fédé­rée par­fai­te­ment dépas­sée, dont l’incapacité à exer­cer ses com­pé­tences ne cha­grine plus vrai­ment les par­tis, plus enclins à un trans­fert de ces com­pé­tences vers d’autres niveaux de pou­voir qu’à une dis­cus­sion sur un refi­nan­ce­ment des com­mu­nau­tés. Bien sûr, cer­tains objec­te­ront qu’un nou­veau refi­nan­ce­ment des Com­mu­nau­tés semble bien illu­soire, mais, comme nous l’évoquions, il ne semble pas plus réa­liste d’imaginer un nou­veau minis­tère fédé­ral en charge des artistes. On peut aus­si se deman­der si aug­men­ter le nombre de minis­tères com­pé­tents quant aux artistes est de nature à amé­lio­rer la flui­di­té des droits et des par­cours, quand on connait les dif­fi­cul­tés des niveaux de pou­voir à dia­lo­guer entre eux.

Le rôle crucial des pouvoirs publics

La ques­tion de la rému­né­ra­tion des artistes n’est pas anec­do­tique. Plus les pou­voirs publics (peu importe le niveau consi­dé­ré) se défaussent face à cette ques­tion, plus ils laissent le mar­ché dic­ter ses lois. Prou­dhon, hos­tile à la pro­prié­té intel­lec­tuelle, poin­tait en 1863 les consé­quences de la mar­chan­di­sa­tion sur la pro­duc­tion lit­té­raire en ces termes : « Dès que l’écrivain entre dans la voie du mer­can­ti­lisme, il la par­cour­ra tout entière. […] Il sui­vra le va-et-vient de l’opinion, les varia­tions de la mode ; il sacri­fie­ra au gout du moment, encen­se­ra les idoles en cré­dit, deman­dant son salaire à toutes les usur­pa­tions, à toutes les hontes4 ». Cette cri­tique reprend des constats déjà posés par Locke, par exemple5, et confir­més par nombre de tra­vaux en éco­no­mie et socio­lo­gie de la culture depuis le siècle der­nier : appli­quer à la créa­tion les méca­nismes du mar­ché n’est pas de nature à per­mettre l’expérimentation, les démarches ori­gi­nales, les contrediscours.

Il y a donc un enjeu très fon­da­men­tal, pour lut­ter contre une uni­for­mi­sa­tion de la créa­tion artis­tique, à garan­tir un sou­tien aux artistes. Et c’est pré­ci­sé­ment à ce niveau que se pose la ques­tion du dis­po­si­tif le plus adé­quat. En effet, si le but est véri­ta­ble­ment de sou­te­nir la créa­tion artis­tique et le déploie­ment cultu­rel, la solu­tion doit impé­ra­ti­ve­ment aller dans le sens d’une amé­lio­ra­tion des condi­tions d’existence de cel­leux qui créent, ce qui implique de réflé­chir à la ques­tion de manière trans­ver­sale, en pre­nant en compte les effets per­vers poten­tiels de chaque mesure et en avan­çant un pro­gramme poli­tique cohé­rent entre les niveaux de pouvoir.

Il y a urgence et les attentes sont énormes, ravi­vées par les sor­ties média­tiques autour des pro­po­si­tions de réformes.

  1. Maes R., « Le tra­vail cultu­rel en crise », La Revue nou­velle, n° 5, 2020.
  2. Le PS a lui aus­si indi­qué tra­vailler acti­ve­ment sur cette ques­tion à l’occasion d’une ren­contre avec les représentant·es des fédé­ra­tions professionnelles.
  3. En échange de ce « régime », les artistes doivent rétro­cé­der une par­tie de leurs droits d’auteur dès qu’ils dépassent un pla­fond de 4.536,48 euros net annuel (soit 378 euros net par mois). Les­dits droits sont l’une des rares formes de reve­nus mobi­liers fai­sant l’objet d’une telle limi­ta­tion, le « cumul » avec les allo­ca­tions de chô­mage étant auto­ri­sé pour une majo­ri­té des autres types de reve­nus hors travail.
  4. Prou­dhon P.-J., Les Majo­rats lit­té­raires. Exa­men d’un pro­jet de loi ayant comme but de créer, au pro­fit des auteurs, inven­teurs et artistes, un mono­pole per­pé­tuel, Paris, E. Den­tu, 1863, p. 119.
  5. Rose M., Authors and Owners. The Inven­tion of Copy­right, Cam­bridge (MA) et Lon­don, Har­vard Uni­ver­si­ty Press, 1993, p. 32 – 33.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).