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Les artistes et le meccano institutionnel
Depuis quelques mois, à la faveur de la crise de la Covid-19, la question du « statut d’artiste » est revenue sur le devant de la scène. Nous avons déjà pointé dans un précédent édito une série d’enjeux relatifs à la rémunération du travail artistique. Entretemps, le MR a sorti une proposition pour un « nouveau » statut d’artiste. Le parti avance […]
Depuis quelques mois, à la faveur de la crise de la Covid-19, la question du « statut d’artiste » est revenue sur le devant de la scène. Nous avons déjà pointé dans un précédent édito1 une série d’enjeux relatifs à la rémunération du travail artistique. Entretemps, le MR a sorti une proposition pour un « nouveau » statut d’artiste2. Le parti avance une refonte majeure du « statut » d’artiste tel qu’il existe aujourd’hui.
Rappelons brièvement ce dont il retourne : le « statut » est en fait une dérogation par rapport au régime général du chômage. Moyennant une série de conditions spécifiques (de jours et de contrats de prestation) et aussi longtemps qu’elles sont rencontrées et qu’ils recherchent activement des contrats d’emploi, les artistes peuvent toucher un chômage plein (l’allocation moyenne « artiste » tournant aux alentours de 850 euros) entre leurs contrats. Ce régime reconnait incidemment que les contrats artistiques ne sont pas de nature à couvrir l’intégralité des besoins d’un·e artiste. Plus exactement, son existence suppose une « nature fluctuante » de l’activité artistique et donc des rémunérations trop ponctuelles pour que les artistes puissent vivre dignement3.
Ce « régime d’exception » des artistes pose un nombre très important de limites. D’une part, le montant moyen des allocations, même en cumulant avec des droits d’auteur, reste très proche du seuil de pauvreté, singulièrement pour celleux qui ont une charge de famille. D’autre part, progressivement, il a servi à compenser la faiblesse de la rémunération des artistes pour leur travail. Plus exactement, il a permis de ne plus rémunérer les artistes pour leur travail, puisqu’iels ont de toute façon « leur allocation ». Cela ne concerne pas juste les employeurs ou commanditaires privés : les pouvoirs publics ont pris comme habitude de ne pas compter dans les bourses, prix, aides à la création, le cout des cotisations patronales et sociales, de ne pas proposer de contrat d’emploi, et de sous-calibrer les montants disponibles. Il en résulte que le « travail artistique » est très largement invisibilisé et presté pendant des périodes de chômage, ce qui, en théorie, revient à frauder. On a donc ici un « double jeu » des pouvoirs publics, entre une exigence d’un travail (sans contrat) pendant les périodes de chômage et une obligation de recherche active d’emploi pendant ces mêmes périodes.
Un revenu artiste
La solution préconisée par le MR propose de répondre à ces problématiques en sortant tout simplement le « régime artiste » du chômage. De créer une sorte de « revenu artiste » qui existe sous un ministère fédéral qui se détache des Affaires sociales. Pensé comme un tremplin vers un statut d’indépendant pour les artistes les mieux rémunéré·es, ce statut reprend l’idée d’une démonstration d’activité au moyen de contrats artistiques, tout en diminuant les obligations de « recherche active » et autorisant le cumul de droits d’auteur au-delà du plafond actuel.
Cette proposition du MR a deux grands mérites : l’originalité de la proposition et la reconnaissance de ce que le « statut » actuel est profondément inadapté. Mais elle ouvre aussi une question assez fondamentale : peut-on considérer qu’elle rétribue adéquatement le travail artistique ?
En la matière, deux éléments sont à souligner : le risque que ce revenu artiste ne soit une sorte de revenu universel propre à une corporation, remplaçant tous les mécanismes de solidarité, d’une part, et le risque que ce revenu n’augmente encore l’effet d’invisibilisation du travail artistique et l’accaparement de ce travail, de l’autre.
Le premier risque est assez évident à la lecture de la proposition du MR. En sortant les artistes du chômage, en fait, on les sort carrément de la sécurité sociale. Ce qui n’inclut évidemment pas que le chômage, mais aussi l’assurance maladie et invalidité et la pension. Si ce revenu artiste signifiait la perte du bénéfice de ces mécanismes spécifiques, globalement, il contribuerait forcément à précariser les artistes. Or le MR n’a pas clarifié la question. D’aucuns pourraient d’ailleurs voir dans cette proposition faite aux artistes une sorte de cheval de Troie de l’idée d’un « revenu universel » dont on sait qu’elle est chère au président actuel du parti.
Le second risque est un effet induit qui mérite une discussion très approfondie. Aujourd’hui, tous sous-secteurs culturels confondus, la « culture » représente une part importante du PIB (entre 3 et 5%). Pourtant, les créateurs et créatrices, les auteurs et autrices, mais aussi les artistes-interprètes, ne touchent qu’une infime partie des richesses qu’iels contribuent à créer. Le travail artistique répond certes souvent à des finalités que lui assignent librement les travailleuses·eurs artistes, ce qui en fait un travail à priori peu aliéné, mais, par contre, la valeur créée par ce travail est largement confisquée à ces travailleuses·eurs artistes, ce qui en fait un travail extrêmement exploité. Et cette exploitation est facilitée précisément au nom du fait que ce travail, puisque peu aliéné, est « particulièrement plaisant ». L’intégration d’un revenu artiste dans le « jeu » permet de voiler un peu plus cette confiscation de la richesse produite. En particulier, il permet aux commanditaires de se décharger plus qu’iels ne le font déjà de la responsabilité d’employeur·euses.
Le secteur du livre est exemplaire en la matière : son développement est alimenté par le fait que les sociétés d’édition ne rémunèrent jamais le travail d’écriture, n’assument aucune obligation d’employeur·euse. La rémunération passe par des « contrats d’édition » qui prévoient uniquement des droits d’auteurs·trices souvent dérisoires au regard du travail investi par les écrivain·es. Et changer la donne semble bien difficile, tant l’édition est une affaire soit de passionné·es qui tentent de sauvegarder une pratique particulière souvent peu lucrative, soit de multinationales auxquelles les gouvernements craignent d’imposer la moindre contrainte.
La responsabilité des communautés
Mais au-delà du secteur privé, il faut insister, les pouvoirs publics « compétents » pour la culture, les Communautés, refusent de se comporter en employeurs·euses des artistes, refusent de rémunérer leur travail artistique comme un travail. Il est à ce niveau tout à fait paradoxal que recevoir une aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) soit en fait vecteur de problèmes importants pour les artistes « au statut ». En effet, iels ne peuvent pas la déclarer comme « contrat » à valoriser pour maintenir leur statut, iels sont pourtant souvent tenu·e·s, une fois l’aide octroyée, de réaliser un travail, et iels se trouvent fréquemment en difficulté pour réussir à faire entrer le montant dans leur déclaration fiscale sans que l’Onem ne suspende leur revenu.
La logique voudrait pourtant que les pouvoirs publics soient exemplaires et favorisent, plutôt que le chômage ou un « revenu universel », de véritables emplois artistiques. Outre la transformation de leurs aides directes aux artistes en contrats en bonne et due forme, ils pourraient aussi exiger des structures subventionnées des quotas de contrats artistiques, ce qui implique évidemment de réaliser un cadastre, promesse reconduite de déclaration gouvernementale de la FWB en déclaration gouvernementale sans jamais qu’elle ne soit vraiment suivie d’effet.
À cet égard, la proposition du MR est particulièrement interpelante. Elle montre, en effet, que la recherche de solutions pour les artistes sort du cadre communautaire. En proposant de créer un ministère fédéral ou à défaut une compétence spécifique d’un ministre fédéral — ce qui semble bien illusoire vu l’évolution des rapports de force politiques au nord du pays —, le MR semble « prendre acte » que les solutions ne seront pas trouvables au niveau de la Fédération Wallonie-Bruxelles. La FWB apparait dans ce cadre comme une entité fédérée parfaitement dépassée, dont l’incapacité à exercer ses compétences ne chagrine plus vraiment les partis, plus enclins à un transfert de ces compétences vers d’autres niveaux de pouvoir qu’à une discussion sur un refinancement des communautés. Bien sûr, certains objecteront qu’un nouveau refinancement des Communautés semble bien illusoire, mais, comme nous l’évoquions, il ne semble pas plus réaliste d’imaginer un nouveau ministère fédéral en charge des artistes. On peut aussi se demander si augmenter le nombre de ministères compétents quant aux artistes est de nature à améliorer la fluidité des droits et des parcours, quand on connait les difficultés des niveaux de pouvoir à dialoguer entre eux.
Le rôle crucial des pouvoirs publics
La question de la rémunération des artistes n’est pas anecdotique. Plus les pouvoirs publics (peu importe le niveau considéré) se défaussent face à cette question, plus ils laissent le marché dicter ses lois. Proudhon, hostile à la propriété intellectuelle, pointait en 1863 les conséquences de la marchandisation sur la production littéraire en ces termes : « Dès que l’écrivain entre dans la voie du mercantilisme, il la parcourra tout entière. […] Il suivra le va-et-vient de l’opinion, les variations de la mode ; il sacrifiera au gout du moment, encensera les idoles en crédit, demandant son salaire à toutes les usurpations, à toutes les hontes4 ». Cette critique reprend des constats déjà posés par Locke, par exemple5, et confirmés par nombre de travaux en économie et sociologie de la culture depuis le siècle dernier : appliquer à la création les mécanismes du marché n’est pas de nature à permettre l’expérimentation, les démarches originales, les contrediscours.
Il y a donc un enjeu très fondamental, pour lutter contre une uniformisation de la création artistique, à garantir un soutien aux artistes. Et c’est précisément à ce niveau que se pose la question du dispositif le plus adéquat. En effet, si le but est véritablement de soutenir la création artistique et le déploiement culturel, la solution doit impérativement aller dans le sens d’une amélioration des conditions d’existence de celleux qui créent, ce qui implique de réfléchir à la question de manière transversale, en prenant en compte les effets pervers potentiels de chaque mesure et en avançant un programme politique cohérent entre les niveaux de pouvoir.
Il y a urgence et les attentes sont énormes, ravivées par les sorties médiatiques autour des propositions de réformes.
- Maes R., « Le travail culturel en crise », La Revue nouvelle, n° 5, 2020.
- Le PS a lui aussi indiqué travailler activement sur cette question à l’occasion d’une rencontre avec les représentant·es des fédérations professionnelles.
- En échange de ce « régime », les artistes doivent rétrocéder une partie de leurs droits d’auteur dès qu’ils dépassent un plafond de 4.536,48 euros net annuel (soit 378 euros net par mois). Lesdits droits sont l’une des rares formes de revenus mobiliers faisant l’objet d’une telle limitation, le « cumul » avec les allocations de chômage étant autorisé pour une majorité des autres types de revenus hors travail.
- Proudhon P.-J., Les Majorats littéraires. Examen d’un projet de loi ayant comme but de créer, au profit des auteurs, inventeurs et artistes, un monopole perpétuel, Paris, E. Dentu, 1863, p. 119.
- Rose M., Authors and Owners. The Invention of Copyright, Cambridge (MA) et London, Harvard University Press, 1993, p. 32 – 33.