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Les académiques ont-ils vocation à passer à la télé ?
Les académiques, chercheurs et enseignants du supérieur composent une part non négligable des experts médiatiques. Pourtant, logiques médiatiques et habitudes académiques sont loin de se rejoindre en tous points. Tour d’horizon d’une zone de fiction, terrain mouvans sans cesse réinventé.
Parmi les experts sollicités par les médias d’information pour éclairer l’actualité, les académiques (au sens large : chercheurs et enseignants du supérieur) sont nombreux. Pour qui travaille dans ces institutions « réservoirs » d’experts médiatiques potentiels, rares sont les collègues qui n’ont pas d’anecdote à raconter à ce sujet. Il faut dire que les universitaires et assimilés présentent, presque par nature, un profil intéressant : leur formation garantit une compétence importante dans certains domaines et leur ancrage institutionnel les place dans une fonction sociale de savoir et d’autorité qui sied bien à un exercice de l’expertise. Peut-être plus que d’autres experts potentiels, ils sont (en théorie) supposés être indépendants des pouvoirs politique ou économique grâce à leur liberté académique1. Par ailleurs, la dissémination des connaissances et le « service à la société » faisant partie de leurs missions, l’apparition dans les médias peut être considérée comme une facette de leur métier. Pourtant, la pratique de l’expertise médiatique n’est pas une chose qui va nécessairement de soi, même pour ce public « autorisé », et la question suscite parfois discussions et interrogations dans les couloirs et cafétérias. Sans prétendre à l’exhaustivité d’une étude systématique sur la question, il s’agira dans cet article de mettre en perspective les questions que cet exercice de l’expertise médiatique pose aux scientifiques et universitaires au départ des questions parfois très pratiques qu’il pose aux académiques.
La prise de contact
Toute interview d’expert passe, nécessairement, par la prise de contact. Comprendre comment elle se produit permet d’éclairer certaines limites de l’expertise médiatique. Le journaliste à la recherche d’un expert doit identifier un interlocuteur pertinent. Au-delà de quelques noms plus ou moins célèbres, la grande majorité des scientifiques est inconnue du grand public (et des journalistes2), ce qui n’est pas sans poser problème pour les journalistes, qui doivent en même temps (et souvent très vite) voir quels sont les spécialistes d’une question potentiellement pointue, en évaluer la pertinence et entrer en contact avec eux.
Lorsqu’on ne connait pas à priori d’expert pertinent sur une question pointue, le mieux est de poser la question à son employeur potentiel. Les services de presse des universités constituent de plus en plus de listes de contacts classés par thématiques, voire proposent de manière proactive aux médias noms et résultats de recherche en phase avec l’actualité. Mais encore faut-il que ces listes soient à jour. Même si la mode du « reporting institutionnel » gagne de plus en plus les universités, elles ne sont pas des entreprises dans lesquelles on sait ce que chacun fait exactement. Bien au contraire, la liberté académique et les logiques propres à chaque discipline ou projet font que les relais des chercheurs avec la société se situent parfois plus en dehors de l’organigramme institutionnel qu’en son sein. Les experts potentiels recensés par les services de presse sont donc avant tout ceux qui s’inscrivent dans ce modèle, ou que ces services ont pu identifier lors de précédentes prestations.
La prise de contact entre le média et l’expert potentiel est donc souvent conditionnée à un double filtre, celui lié à l’approche du média, d’une part, et celui lié aux logiques institutionnelles qui président dans l’université concernée et le laboratoire du chercheur pressenti, d’autre part. À ces deux filtres s’ajoutent la liberté du chercheur à accepter ou non la sollicitation ou, le cas échéant, à son réflexe de renseigner un(e) collègue, éventuellement moins connu(e), mais plus compétent(e), au journaliste. À ce stade, même si le journaliste est parvenu à identifier un interlocuteur potentiel, l’affaire n’est pas entendue pour autant car d’autres éléments viennent compliquer cet exercice.
« Je voudrais bien, mais je n’ai pas le temps…»
Celui (ou celle) qui pourra intervenir dans les médias est, avant tout, celui qui sera disponible au moment où est fixée l’interview ou qui acceptera de bouleverser son agenda dans ce but, weekends et soirées y compris. Ce constat pratico-pratique très banal est plus important qu’il n’en a l’air parce que la question du rapport au temps (et à la distance, pour les universités périphériques au sens géographique du terme) est un élément important dans les relations entre médias et experts, ceci dans les limites de l’exercice de l’expertise.
Les médias d’information travaillent bien souvent dans le temps court. Leur matière première est l’actualité « chaude », immédiate, à laquelle il faut pouvoir réagir vite. Sitôt produit, l’évènement doit pouvoir être mis en perspective. Il faut pouvoir en tirer des conclusions à brève échéance car c’est le rôle des médias que d’apporter assez rapidement des grilles de lecture accessibles. Les scientifiques travaillent, eux, plutôt dans le temps long3 : tout objet s’inscrit dans un contexte d’hypothèses et de résultats impliquant de plus ou moins larges réseaux sur des années voire des décennies. Les processus d’évaluation et de publication sont longs. La validité des résultats produits repose sur leur confirmation et leur reprise par d’autres travaux, qu’il faudra plusieurs mois à quelques années pour mener.
Par ailleurs, les médias sont souvent obligés de travailler vite : lorsqu’un journaliste contacte un chercheur pour un éclairage, c’est bien souvent pour le journal du jour. Il ne s’agit pas de prendre contact pour discuter de la question à terme, à tête reposée, mais bien souvent pour « expertiser » le sujet d’actualité à chaud, parfois avec une heure ou deux de préavis. L’universitaire sollicité est alors souvent confronté à un dilemme : accepter l’interview au risque de faire quelque chose qui peut entrer en contradiction avec ses propres critères de qualité, ou refuser et ne pas remplir (une partie de) sa mission envers la société ? Le dilemme n’est pas qu’éthique, il implique aussi le positionnement du scientifique dans sa propre communauté. Accepter la sollicitation, c’est aussi marquer symboliquement sa compétence dans le champ et se positionner comme un acteur « qui compte », ce qui peut parfois s’avérer intéressant, notamment pour des scientifiques à la recherche d’un poste fixe. Mais en même temps, intervenir dans les médias c’est aussi s’exposer publiquement aux regards de la communauté, ce qui n’est pas toujours bien vu, soit à cause des « chasses gardées » que les uns ou les autres estiment être les leurs, soit parce que la sollicitation médiatique amène le chercheur à sortir quelque peu de son domaine de connaissance reconnu, ce qui n’est pas nécessairement bien vu dans le milieu.
À chaque problème son expert ?
Cet aspect amène à considérer une autre question complexe, celle du cadrage de la thématique expertisée. Le média cherche bien souvent un expert capable d’éclairer un évènement, un phénomène, là où l’académique sera plutôt spécialiste d’une discipline et d’un objet. La difficulté, c’est que s’il y a des liens plus ou moins forts entre les deux, il n’y a pas nécessairement identité : le média recherchera, par exemple, quelqu’un pour anticiper les impacts électoraux d’un scandale politique, là où les universités ne pourront offrir « que » des spécialistes des systèmes électoraux, des finances publiques ou de la sociologie électorale, le reste relevant en partie d’une sorte de divination relevant d’un autre champ : celui de la spéculation, du pronostic, de l’impression subjective. C’est potentiellement plus flagrant avec un expert des sciences exactes qui pourra aussi bien être interrogé sur un mécanisme physique (dont il est spécialiste) que sur les implications politiques ou sociales de son développement (question interdisciplinaire qu’il n’aura pas nécessairement travaillée).
Parfois, le média a une idée très précise du discours que devrait tenir l’expert sollicité, voire de ce qu’il devrait dire. « Ça serait bien si vous pouviez dire que…» est une phrase que les personnes sollicitées entendent régulièrement de la part des journalistes qui les appellent. Dans ce cas, c’est la nature même de l’expertise qui peut s’en voir transformée : face à un « sujet » (journalistique) fortement scénarisé en amont, l’expert risque de se transformer en dispositif de validation, par la symbolique associée à la personne de l’expert, d’une analyse dont il n’est pas l’auteur et qu’il n’aura parfois pas la possibilité de vérifier. Les attentes que les médias placent dans les experts ne cadrent nécessairement pas avec ce qu’eux-mêmes pensent pouvoir offrir (notamment sur l’épineuse question de la prévision). En discutant avec des universitaires sollicités par les médias, on constate que c’est une chose qui leur pose problème : « le journaliste a voulu me faire dire que…», « j’ai expliqué les choses en détail pendant une demi-heure et ils n’ont gardé que deux phrases, les moins intéressantes », ou encore « j’ai été confondue avec Madame Soleil ». Les anecdotes de ce type sont nombreuses. Ce qu’elles montrent c’est notamment la difficulté de certains académiques, pour des raisons conceptuelles, disciplinaires ou personnelles, à se couler dans des formats4 dont ils ne sont pas maitres. La médiatisation est paradoxale : elle consacre publiquement l’expert, mais elle peut aussi, et en même temps, le déposséder de la capacité à définir les questions selon ses propres critères.
Enfin, on notera la différence de culture entre chercheurs et journalistes pour qui les mêmes termes ne veulent pas nécessairement dire exactement la même chose. Ainsi, « l’analyse » consiste pour le spécialiste en sciences humaines et sociales à construire un regard sur la réalité lui permettant de formuler des hypothèses, alors que pour le journaliste cela peut aller de la mise en perspective à « ce qu’il faut en penser ». L’académique interviewé, surtout lorsqu’il est peu familier des médias, risque (ou craint) de se retrouver dans une situation problématique où questions et réponses ne se situent pas nécessairement dans le même registre.
L’expertise médiatique oblige en quelque sorte l’académique à sortir de sa zone de confort scientifique pour se frotter à des questions plus larges et/ou posées par des non-spécialistes, qui ne seront par conséquent pas toujours pertinentes. Il y a donc une « négociation » qui s’opère entre ce que l’expert académique est prêt à (ou en capacité de) donner et les attentes que le média peut avoir à son égard. Nous savons par témoignages que le recadrage de la question traitée ou la définition d’un angle d’approche peuvent faire l’objet de discussions intenses entre académiques et journalistes en marge d’une interview, et peuvent être de nature à en décourager certains, tant universitaires que journalistes.
À quel titre parler ?
Une autre question fréquemment évoquée dans les échanges entre académiques est celle de « l’étiquette » sous laquelle ils interviennent. Quelle affiliation institutionnelle renseigner, quel titre avancer ? Si en apparence la question peut sembler simple, elle est en réalité assez complexe et, probablement, de plus en plus.
L’acteur académique, comme n’importe quel professionnel, est inséré dans une organisation administrative et symbolique qui possède ses propres titres, grades et codes qui ne sont pas nécessairement partagés, voire compris, à l’extérieur. Par exemple, « professeur » correspond à un statut et un grade précis de la carrière universitaire, alors que le grand public (et les médias) pourra avoir tendance à considérer comme tels tous ceux qui ont une activité d’enseignement (assistants, chargés de cours, chercheurs). Face à ce constat, l’académique devra négocier avec le média une étiquette suffisamment transparente pour le grand public tout en n’usurpant pas un titre indu aux yeux de ses collègues.
Ensuite, les académiques cumulent souvent plusieurs fonctions : professeur au département X et doyen de la faculté Y, membre de l’institut Z. Mais lorsque le doyen s’exprime, le fait-il au nom de la faculté, au titre d’enseignant-chercheur spécialiste d’un domaine de recherche, à titre personnel ou les trois à la fois ? Si, pour le média, l’académique capable de remplir les trois rôles successivement ou simultanément est potentiellement un « meilleur client », car plus à même d’apporter un éclairage dans des registres différents, c’est potentiellement compliqué pour l’interviewé. On mentionnera, pour l’illustrer, le cas de ce chercheur présenté dans un reportage comme président du corps scientifique — ce qu’il était par ailleurs — alors qu’il s’exprimait à titre personnel, contraint de ce fait à rendre des comptes devant ses collègues. Une intervention somme toute assez médiatique banale peut générer des tensions dans l’environnement immédiat de l’interviewé, ce qui peut également expliquer la réticence de nombre de chercheurs à apparaitre dans les médias.
Enfin, de plus en plus d’académiques travaillent dans plusieurs institutions successivement voire simultanément, ce qui explique qu’il arrive parfois de voir un expert interviewé un jour sous une étiquette et, un autre jour, sous une autre appartenance. C’est, en particulier, le cas des « jeunes » chercheurs qui faute de se trouver dans une position professionnelle stable sont contraints de cumuler des charges partielles dans plusieurs institutions, auxquelles ils sont parfois rattachés de manière floue ou ténue (chercheur associé, collaborateur scientifique, etc.). Il n’est pas toujours simple pour le média de s’y retrouver, mais pour eux non plus : quelle appartenance mettre en avant, sachant que tout mentionner n’est souvent pas possible (pour des raisons de format, notamment), mais qu’en omettre une ou deux c’est parfois prendre le risque de susciter des critiques dans l’institution non mentionnée, donc celui de se mettre en difficulté dans la quête d’un poste permanent. S’abstenir de répondre à une sollicitation médiatique, fût-ce par prudence, pourrait aussi s’avérer contreproductif car, même si on ne recrute pas un académique en raison de ses prestations médiatiques, c’est aussi une manière de se démarquer — en bien comme en mal — dans un univers hautement compétitif où les postes stables se font plus rares. La prestation médiatique interroge donc indirectement l’identité professionnelle des académiques (qui suis-je et quelle est mon appartenance?) comme elle masque paradoxalement cette réalité au grand public (la mise en avant d’un statut précaire voire inexistant pouvant dans une certaine mesure saper le dispositif symbolique d’autorité qui construit l’expert). Pourtant, ces évolutions du paysage professionnel des universitaires vont tôt ou tard peser dans la manière même d’envisager ce qu’est un expert médiatique académique.
Un rôle toujours à construire
L’expertise médiatique suscite des critiques récurrentes, tant dans le milieu associatif et militant qui s’interroge sur cette pratique que parmi les académiques eux-mêmes : on voit toujours les mêmes ; ils disent des banalités ou interviennent sur des sujets pour lesquels ils ne sont pas nécessairement compétents ; ils sortent (éventuellement) de leur rôle pour endosser une position prescriptive ; ils recherchent avant tout la notoriété. Cette revue de détail des conditions institutionnelles et pratiques de l’expertise médiatique par des académiques montre que la question est plus complexe qu’elle peut en avoir l’air de prime abord. Si nous voyons toujours les mêmes têtes, par exemple, ce n’est pas uniquement dû à la ligne éditoriale des médias qui les interviewent, de contrats d’exclusivité (qui existent) ou d’une volonté démesurée de publicité des intéressés, mais aussi parce que l’expertise médiatique est un champ hybride traversé par des facteurs contextuels différents voire contradictoires dont la dynamique met en lumière certains et tient à l’écart les autres.
La prétention de l’expertise médiatique est de faire coexister deux réalités, l’expertise académique et l’analyse journalistique, la première supposée étayer la seconde, mais celles-ci n’obéissent pas aux mêmes règles de fonctionnement et de validation et ne s’adressent pas aux mêmes types de publics. Elle est donc nécessairement l’objet d’une double tension : d’une part, celle qui traverse le milieu académique sur la place à accorder à ce genre d’exercice (et les représentations sont loin d’y être unanimes) et, d’autre part, celle qui amène journaliste et académique à devoir s’ajuster l’un à l’autre tout en restant chacun dans son rôle et sa légitimité. L’expertise médiatique, par son statut de discours hybride, est un terrain nécessairement mouvant qui doit être réinventé à chaque fois.
- L’image sociale de l’universitaire est étroitement liée à cette idée d’indépendance, même si celle-ci est quelquefois remise en question. Cela ne signifie pas qu’ils soient nécessairement en dehors de l’opinion : les universitaires sont aussi des citoyens comme les autres et ont, parallèlement à leur travail académique, des engagements politiques, associatifs, syndicaux, etc. (on pourra citer de nombreux exemples). Cependant, leur statut reste associé à cette idée d’une compétence surplombant les clivages partisans, comme en témoigne l’idée avancée périodiquement d’avoir recours à eux pour renouveler des idées politiques qui s’essoufflent, ou valider des projets de réformes.
- À l’exception notable des journalistes spécialisés qui ont souvent une réelle connaissance de chercheurs pertinents dans les questions qu’ils sont amenés à traiter.
- En notant, toutefois, qu’il existe aussi une pression à la rapidité et à l’immédiateté dans le cadre des sciences, critiquée par de plus en plus de chercheurs et associations revendiquant un retour à une slow science, vue comme garantie contre les résultats douteux ou mal assurés.
- |Pour la prestation médiatique en tant que performance, voir la contribution de Nicolas Baygert dans ce même numéro.