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Les académiques ont-ils vocation à passer à la télé ?

Numéro 3 - 2017 - communication Expert journalisme média Médias par Baptiste Campion

avril 2017

Les aca­dé­miques, cher­cheurs et ensei­gnants du supé­rieur com­posent une part non négli­gable des experts média­tiques. Pour­tant, logiques média­tiques et habi­tudes aca­dé­miques sont loin de se rejoindre en tous points. Tour d’horizon d’une zone de fic­tion, ter­rain mou­vans sans cesse réinventé.

Dossier

Par­mi les experts sol­li­ci­tés par les médias d’information pour éclai­rer l’actualité, les aca­dé­miques (au sens large : cher­cheurs et ensei­gnants du supé­rieur) sont nom­breux. Pour qui tra­vaille dans ces ins­ti­tu­tions « réser­voirs » d’experts média­tiques poten­tiels, rares sont les col­lègues qui n’ont pas d’anecdote à racon­ter à ce sujet. Il faut dire que les uni­ver­si­taires et assi­mi­lés pré­sentent, presque par nature, un pro­fil inté­res­sant : leur for­ma­tion garan­tit une com­pé­tence impor­tante dans cer­tains domaines et leur ancrage ins­ti­tu­tion­nel les place dans une fonc­tion sociale de savoir et d’autorité qui sied bien à un exer­cice de l’expertise. Peut-être plus que d’autres experts poten­tiels, ils sont (en théo­rie) sup­po­sés être indé­pen­dants des pou­voirs poli­tique ou éco­no­mique grâce à leur liber­té aca­dé­mique1. Par ailleurs, la dis­sé­mi­na­tion des connais­sances et le « ser­vice à la socié­té » fai­sant par­tie de leurs mis­sions, l’apparition dans les médias peut être consi­dé­rée comme une facette de leur métier. Pour­tant, la pra­tique de l’expertise média­tique n’est pas une chose qui va néces­sai­re­ment de soi, même pour ce public « auto­ri­sé », et la ques­tion sus­cite par­fois dis­cus­sions et inter­ro­ga­tions dans les cou­loirs et café­té­rias. Sans pré­tendre à l’exhaustivité d’une étude sys­té­ma­tique sur la ques­tion, il s’agira dans cet article de mettre en pers­pec­tive les ques­tions que cet exer­cice de l’expertise média­tique pose aux scien­ti­fiques et uni­ver­si­taires au départ des ques­tions par­fois très pra­tiques qu’il pose aux académiques.

La prise de contact

Toute inter­view d’expert passe, néces­sai­re­ment, par la prise de contact. Com­prendre com­ment elle se pro­duit per­met d’éclairer cer­taines limites de l’expertise média­tique. Le jour­na­liste à la recherche d’un expert doit iden­ti­fier un inter­lo­cu­teur per­ti­nent. Au-delà de quelques noms plus ou moins célèbres, la grande majo­ri­té des scien­ti­fiques est incon­nue du grand public (et des jour­na­listes2), ce qui n’est pas sans poser pro­blème pour les jour­na­listes, qui doivent en même temps (et sou­vent très vite) voir quels sont les spé­cia­listes d’une ques­tion poten­tiel­le­ment poin­tue, en éva­luer la per­ti­nence et entrer en contact avec eux.

Lorsqu’on ne connait pas à prio­ri d’expert per­ti­nent sur une ques­tion poin­tue, le mieux est de poser la ques­tion à son employeur poten­tiel. Les ser­vices de presse des uni­ver­si­tés consti­tuent de plus en plus de listes de contacts clas­sés par thé­ma­tiques, voire pro­posent de manière proac­tive aux médias noms et résul­tats de recherche en phase avec l’actualité. Mais encore faut-il que ces listes soient à jour. Même si la mode du « repor­ting ins­ti­tu­tion­nel » gagne de plus en plus les uni­ver­si­tés, elles ne sont pas des entre­prises dans les­quelles on sait ce que cha­cun fait exac­te­ment. Bien au contraire, la liber­té aca­dé­mique et les logiques propres à chaque dis­ci­pline ou pro­jet font que les relais des cher­cheurs avec la socié­té se situent par­fois plus en dehors de l’organigramme ins­ti­tu­tion­nel qu’en son sein. Les experts poten­tiels recen­sés par les ser­vices de presse sont donc avant tout ceux qui s’inscrivent dans ce modèle, ou que ces ser­vices ont pu iden­ti­fier lors de pré­cé­dentes prestations.

La prise de contact entre le média et l’expert poten­tiel est donc sou­vent condi­tion­née à un double filtre, celui lié à l’approche du média, d’une part, et celui lié aux logiques ins­ti­tu­tion­nelles qui pré­sident dans l’université concer­née et le labo­ra­toire du cher­cheur pres­sen­ti, d’autre part. À ces deux filtres s’ajoutent la liber­té du cher­cheur à accep­ter ou non la sol­li­ci­ta­tion ou, le cas échéant, à son réflexe de ren­sei­gner un(e) col­lègue, éven­tuel­le­ment moins connu(e), mais plus compétent(e), au jour­na­liste. À ce stade, même si le jour­na­liste est par­ve­nu à iden­ti­fier un inter­lo­cu­teur poten­tiel, l’affaire n’est pas enten­due pour autant car d’autres élé­ments viennent com­pli­quer cet exercice.

« Je voudrais bien, mais je n’ai pas le temps…»

Celui (ou celle) qui pour­ra inter­ve­nir dans les médias est, avant tout, celui qui sera dis­po­nible au moment où est fixée l’interview ou qui accep­te­ra de bou­le­ver­ser son agen­da dans ce but, wee­kends et soi­rées y com­pris. Ce constat pra­ti­co-pra­tique très banal est plus impor­tant qu’il n’en a l’air parce que la ques­tion du rap­port au temps (et à la dis­tance, pour les uni­ver­si­tés péri­phé­riques au sens géo­gra­phique du terme) est un élé­ment impor­tant dans les rela­tions entre médias et experts, ceci dans les limites de l’exercice de l’expertise.

Les médias d’information tra­vaillent bien sou­vent dans le temps court. Leur matière pre­mière est l’actualité « chaude », immé­diate, à laquelle il faut pou­voir réagir vite. Sitôt pro­duit, l’évènement doit pou­voir être mis en pers­pec­tive. Il faut pou­voir en tirer des conclu­sions à brève échéance car c’est le rôle des médias que d’apporter assez rapi­de­ment des grilles de lec­ture acces­sibles. Les scien­ti­fiques tra­vaillent, eux, plu­tôt dans le temps long3 : tout objet s’inscrit dans un contexte d’hypothèses et de résul­tats impli­quant de plus ou moins larges réseaux sur des années voire des décen­nies. Les pro­ces­sus d’évaluation et de publi­ca­tion sont longs. La vali­di­té des résul­tats pro­duits repose sur leur confir­ma­tion et leur reprise par d’autres tra­vaux, qu’il fau­dra plu­sieurs mois à quelques années pour mener.

Par ailleurs, les médias sont sou­vent obli­gés de tra­vailler vite : lorsqu’un jour­na­liste contacte un cher­cheur pour un éclai­rage, c’est bien sou­vent pour le jour­nal du jour. Il ne s’agit pas de prendre contact pour dis­cu­ter de la ques­tion à terme, à tête repo­sée, mais bien sou­vent pour « exper­ti­ser » le sujet d’actualité à chaud, par­fois avec une heure ou deux de pré­avis. L’universitaire sol­li­ci­té est alors sou­vent confron­té à un dilemme : accep­ter l’interview au risque de faire quelque chose qui peut entrer en contra­dic­tion avec ses propres cri­tères de qua­li­té, ou refu­ser et ne pas rem­plir (une par­tie de) sa mis­sion envers la socié­té ? Le dilemme n’est pas qu’éthique, il implique aus­si le posi­tion­ne­ment du scien­ti­fique dans sa propre com­mu­nau­té. Accep­ter la sol­li­ci­ta­tion, c’est aus­si mar­quer sym­bo­li­que­ment sa com­pé­tence dans le champ et se posi­tion­ner comme un acteur « qui compte », ce qui peut par­fois s’avérer inté­res­sant, notam­ment pour des scien­ti­fiques à la recherche d’un poste fixe. Mais en même temps, inter­ve­nir dans les médias c’est aus­si s’exposer publi­que­ment aux regards de la com­mu­nau­té, ce qui n’est pas tou­jours bien vu, soit à cause des « chasses gar­dées » que les uns ou les autres estiment être les leurs, soit parce que la sol­li­ci­ta­tion média­tique amène le cher­cheur à sor­tir quelque peu de son domaine de connais­sance recon­nu, ce qui n’est pas néces­sai­re­ment bien vu dans le milieu.

À chaque problème son expert ?

Cet aspect amène à consi­dé­rer une autre ques­tion com­plexe, celle du cadrage de la thé­ma­tique exper­ti­sée. Le média cherche bien sou­vent un expert capable d’éclairer un évè­ne­ment, un phé­no­mène, là où l’académique sera plu­tôt spé­cia­liste d’une dis­ci­pline et d’un objet. La dif­fi­cul­té, c’est que s’il y a des liens plus ou moins forts entre les deux, il n’y a pas néces­sai­re­ment iden­ti­té : le média recher­che­ra, par exemple, quelqu’un pour anti­ci­per les impacts élec­to­raux d’un scan­dale poli­tique, là où les uni­ver­si­tés ne pour­ront offrir « que » des spé­cia­listes des sys­tèmes élec­to­raux, des finances publiques ou de la socio­lo­gie élec­to­rale, le reste rele­vant en par­tie d’une sorte de divi­na­tion rele­vant d’un autre champ : celui de la spé­cu­la­tion, du pro­nos­tic, de l’impression sub­jec­tive. C’est poten­tiel­le­ment plus fla­grant avec un expert des sciences exactes qui pour­ra aus­si bien être inter­ro­gé sur un méca­nisme phy­sique (dont il est spé­cia­liste) que sur les impli­ca­tions poli­tiques ou sociales de son déve­lop­pe­ment (ques­tion inter­dis­ci­pli­naire qu’il n’aura pas néces­sai­re­ment travaillée).

Par­fois, le média a une idée très pré­cise du dis­cours que devrait tenir l’expert sol­li­ci­té, voire de ce qu’il devrait dire. « Ça serait bien si vous pou­viez dire que…» est une phrase que les per­sonnes sol­li­ci­tées entendent régu­liè­re­ment de la part des jour­na­listes qui les appellent. Dans ce cas, c’est la nature même de l’expertise qui peut s’en voir trans­for­mée : face à un « sujet » (jour­na­lis­tique) for­te­ment scé­na­ri­sé en amont, l’expert risque de se trans­for­mer en dis­po­si­tif de vali­da­tion, par la sym­bo­lique asso­ciée à la per­sonne de l’expert, d’une ana­lyse dont il n’est pas l’auteur et qu’il n’aura par­fois pas la pos­si­bi­li­té de véri­fier. Les attentes que les médias placent dans les experts ne cadrent néces­sai­re­ment pas avec ce qu’eux-mêmes pensent pou­voir offrir (notam­ment sur l’épineuse ques­tion de la pré­vi­sion). En dis­cu­tant avec des uni­ver­si­taires sol­li­ci­tés par les médias, on constate que c’est une chose qui leur pose pro­blème : « le jour­na­liste a vou­lu me faire dire que…», « j’ai expli­qué les choses en détail pen­dant une demi-heure et ils n’ont gar­dé que deux phrases, les moins inté­res­santes », ou encore « j’ai été confon­due avec Madame Soleil ». Les anec­dotes de ce type sont nom­breuses. Ce qu’elles montrent c’est notam­ment la dif­fi­cul­té de cer­tains aca­dé­miques, pour des rai­sons concep­tuelles, dis­ci­pli­naires ou per­son­nelles, à se cou­ler dans des for­mats4 dont ils ne sont pas maitres. La média­ti­sa­tion est para­doxale : elle consacre publi­que­ment l’expert, mais elle peut aus­si, et en même temps, le dépos­sé­der de la capa­ci­té à défi­nir les ques­tions selon ses propres critères.

Enfin, on note­ra la dif­fé­rence de culture entre cher­cheurs et jour­na­listes pour qui les mêmes termes ne veulent pas néces­sai­re­ment dire exac­te­ment la même chose. Ain­si, « l’analyse » consiste pour le spé­cia­liste en sciences humaines et sociales à construire un regard sur la réa­li­té lui per­met­tant de for­mu­ler des hypo­thèses, alors que pour le jour­na­liste cela peut aller de la mise en pers­pec­tive à « ce qu’il faut en pen­ser ». L’académique inter­viewé, sur­tout lorsqu’il est peu fami­lier des médias, risque (ou craint) de se retrou­ver dans une situa­tion pro­blé­ma­tique où ques­tions et réponses ne se situent pas néces­sai­re­ment dans le même registre.

L’expertise média­tique oblige en quelque sorte l’académique à sor­tir de sa zone de confort scien­ti­fique pour se frot­ter à des ques­tions plus larges et/ou posées par des non-spé­cia­listes, qui ne seront par consé­quent pas tou­jours per­ti­nentes. Il y a donc une « négo­cia­tion » qui s’opère entre ce que l’expert aca­dé­mique est prêt à (ou en capa­ci­té de) don­ner et les attentes que le média peut avoir à son égard. Nous savons par témoi­gnages que le reca­drage de la ques­tion trai­tée ou la défi­ni­tion d’un angle d’approche peuvent faire l’objet de dis­cus­sions intenses entre aca­dé­miques et jour­na­listes en marge d’une inter­view, et peuvent être de nature à en décou­ra­ger cer­tains, tant uni­ver­si­taires que journalistes.

À quel titre parler ?

Une autre ques­tion fré­quem­ment évo­quée dans les échanges entre aca­dé­miques est celle de « l’étiquette » sous laquelle ils inter­viennent. Quelle affi­lia­tion ins­ti­tu­tion­nelle ren­sei­gner, quel titre avan­cer ? Si en appa­rence la ques­tion peut sem­bler simple, elle est en réa­li­té assez com­plexe et, pro­ba­ble­ment, de plus en plus.

L’acteur aca­dé­mique, comme n’importe quel pro­fes­sion­nel, est insé­ré dans une orga­ni­sa­tion admi­nis­tra­tive et sym­bo­lique qui pos­sède ses propres titres, grades et codes qui ne sont pas néces­sai­re­ment par­ta­gés, voire com­pris, à l’extérieur. Par exemple, « pro­fes­seur » cor­res­pond à un sta­tut et un grade pré­cis de la car­rière uni­ver­si­taire, alors que le grand public (et les médias) pour­ra avoir ten­dance à consi­dé­rer comme tels tous ceux qui ont une acti­vi­té d’enseignement (assis­tants, char­gés de cours, cher­cheurs). Face à ce constat, l’académique devra négo­cier avec le média une éti­quette suf­fi­sam­ment trans­pa­rente pour le grand public tout en n’usurpant pas un titre indu aux yeux de ses collègues.

Ensuite, les aca­dé­miques cumulent sou­vent plu­sieurs fonc­tions : pro­fes­seur au dépar­te­ment X et doyen de la facul­té Y, membre de l’institut Z. Mais lorsque le doyen s’exprime, le fait-il au nom de la facul­té, au titre d’enseignant-chercheur spé­cia­liste d’un domaine de recherche, à titre per­son­nel ou les trois à la fois ? Si, pour le média, l’académique capable de rem­plir les trois rôles suc­ces­si­ve­ment ou simul­ta­né­ment est poten­tiel­le­ment un « meilleur client », car plus à même d’apporter un éclai­rage dans des registres dif­fé­rents, c’est poten­tiel­le­ment com­pli­qué pour l’interviewé. On men­tion­ne­ra, pour l’illustrer, le cas de ce cher­cheur pré­sen­té dans un repor­tage comme pré­sident du corps scien­ti­fique — ce qu’il était par ailleurs — alors qu’il s’exprimait à titre per­son­nel, contraint de ce fait à rendre des comptes devant ses col­lègues. Une inter­ven­tion somme toute assez média­tique banale peut géné­rer des ten­sions dans l’environnement immé­diat de l’interviewé, ce qui peut éga­le­ment expli­quer la réti­cence de nombre de cher­cheurs à appa­raitre dans les médias.

Enfin, de plus en plus d’académiques tra­vaillent dans plu­sieurs ins­ti­tu­tions suc­ces­si­ve­ment voire simul­ta­né­ment, ce qui explique qu’il arrive par­fois de voir un expert inter­viewé un jour sous une éti­quette et, un autre jour, sous une autre appar­te­nance. C’est, en par­ti­cu­lier, le cas des « jeunes » cher­cheurs qui faute de se trou­ver dans une posi­tion pro­fes­sion­nelle stable sont contraints de cumu­ler des charges par­tielles dans plu­sieurs ins­ti­tu­tions, aux­quelles ils sont par­fois rat­ta­chés de manière floue ou ténue (cher­cheur asso­cié, col­la­bo­ra­teur scien­ti­fique, etc.). Il n’est pas tou­jours simple pour le média de s’y retrou­ver, mais pour eux non plus : quelle appar­te­nance mettre en avant, sachant que tout men­tion­ner n’est sou­vent pas pos­sible (pour des rai­sons de for­mat, notam­ment), mais qu’en omettre une ou deux c’est par­fois prendre le risque de sus­ci­ter des cri­tiques dans l’institution non men­tion­née, donc celui de se mettre en dif­fi­cul­té dans la quête d’un poste per­ma­nent. S’abstenir de répondre à une sol­li­ci­ta­tion média­tique, fût-ce par pru­dence, pour­rait aus­si s’avérer contre­pro­duc­tif car, même si on ne recrute pas un aca­dé­mique en rai­son de ses pres­ta­tions média­tiques, c’est aus­si une manière de se démar­quer — en bien comme en mal — dans un uni­vers hau­te­ment com­pé­ti­tif où les postes stables se font plus rares. La pres­ta­tion média­tique inter­roge donc indi­rec­te­ment l’identité pro­fes­sion­nelle des aca­dé­miques (qui suis-je et quelle est mon appar­te­nance?) comme elle masque para­doxa­le­ment cette réa­li­té au grand public (la mise en avant d’un sta­tut pré­caire voire inexis­tant pou­vant dans une cer­taine mesure saper le dis­po­si­tif sym­bo­lique d’autorité qui construit l’expert). Pour­tant, ces évo­lu­tions du pay­sage pro­fes­sion­nel des uni­ver­si­taires vont tôt ou tard peser dans la manière même d’envisager ce qu’est un expert média­tique académique.

Un rôle toujours à construire

L’expertise média­tique sus­cite des cri­tiques récur­rentes, tant dans le milieu asso­cia­tif et mili­tant qui s’interroge sur cette pra­tique que par­mi les aca­dé­miques eux-mêmes : on voit tou­jours les mêmes ; ils disent des bana­li­tés ou inter­viennent sur des sujets pour les­quels ils ne sont pas néces­sai­re­ment com­pé­tents ; ils sortent (éven­tuel­le­ment) de leur rôle pour endos­ser une posi­tion pres­crip­tive ; ils recherchent avant tout la noto­rié­té. Cette revue de détail des condi­tions ins­ti­tu­tion­nelles et pra­tiques de l’expertise média­tique par des aca­dé­miques montre que la ques­tion est plus com­plexe qu’elle peut en avoir l’air de prime abord. Si nous voyons tou­jours les mêmes têtes, par exemple, ce n’est pas uni­que­ment dû à la ligne édi­to­riale des médias qui les inter­viewent, de contrats d’exclusivité (qui existent) ou d’une volon­té déme­su­rée de publi­ci­té des inté­res­sés, mais aus­si parce que l’expertise média­tique est un champ hybride tra­ver­sé par des fac­teurs contex­tuels dif­fé­rents voire contra­dic­toires dont la dyna­mique met en lumière cer­tains et tient à l’écart les autres.

La pré­ten­tion de l’expertise média­tique est de faire coexis­ter deux réa­li­tés, l’expertise aca­dé­mique et l’analyse jour­na­lis­tique, la pre­mière sup­po­sée étayer la seconde, mais celles-ci n’obéissent pas aux mêmes règles de fonc­tion­ne­ment et de vali­da­tion et ne s’adressent pas aux mêmes types de publics. Elle est donc néces­sai­re­ment l’objet d’une double ten­sion : d’une part, celle qui tra­verse le milieu aca­dé­mique sur la place à accor­der à ce genre d’exercice (et les repré­sen­ta­tions sont loin d’y être una­nimes) et, d’autre part, celle qui amène jour­na­liste et aca­dé­mique à devoir s’ajuster l’un à l’autre tout en res­tant cha­cun dans son rôle et sa légi­ti­mi­té. L’expertise média­tique, par son sta­tut de dis­cours hybride, est un ter­rain néces­sai­re­ment mou­vant qui doit être réin­ven­té à chaque fois.

  1. L’image sociale de l’universitaire est étroi­te­ment liée à cette idée d’indépendance, même si celle-ci est quel­que­fois remise en ques­tion. Cela ne signi­fie pas qu’ils soient néces­sai­re­ment en dehors de l’opinion : les uni­ver­si­taires sont aus­si des citoyens comme les autres et ont, paral­lè­le­ment à leur tra­vail aca­dé­mique, des enga­ge­ments poli­tiques, asso­cia­tifs, syn­di­caux, etc. (on pour­ra citer de nom­breux exemples). Cepen­dant, leur sta­tut reste asso­cié à cette idée d’une com­pé­tence sur­plom­bant les cli­vages par­ti­sans, comme en témoigne l’idée avan­cée pério­di­que­ment d’avoir recours à eux pour renou­ve­ler des idées poli­tiques qui s’essoufflent, ou vali­der des pro­jets de réformes.
  2. À l’exception notable des jour­na­listes spé­cia­li­sés qui ont sou­vent une réelle connais­sance de cher­cheurs per­ti­nents dans les ques­tions qu’ils sont ame­nés à traiter.
  3. En notant, tou­te­fois, qu’il existe aus­si une pres­sion à la rapi­di­té et à l’immédiateté dans le cadre des sciences, cri­ti­quée par de plus en plus de cher­cheurs et asso­cia­tions reven­di­quant un retour à une slow science, vue comme garan­tie contre les résul­tats dou­teux ou mal assurés.
  4. |Pour la pres­ta­tion média­tique en tant que per­for­mance, voir la contri­bu­tion de Nico­las Bay­gert dans ce même numéro.

Baptiste Campion


Auteur

Baptiste Campion est docteur en information et communication de l'Université catholique de Louvain. Il travaille maintenant comme professeur et chercheur à l'Institut des Hautes Études des Communications Sociales au sein du master en éducation aux médias. Ses travaux scientifiques ont principalement porté sur la communication éducative médiatisée, les effets cognitifs de la narration, les interactions en ligne et l'appropriation des technologies numériques, les transformations de l'expertise dans ce contexte particulier. À côté de ces travaux scientifiques, ces questions l'ont amené à réfléchir sur les conditions de la "démocratie numérique", de l'espace social dans une société hypermédiatisée ainsi que le rôle et la transformation des médias.