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« Les Juifs ont ramené la civilisation en Allemagne »
À la mémoire de Benoît Lechat, alias Simon Grenzmann (« L’Homme de la Frontière »). Pilier de La Revue nouvelle, philosophe et parfait germanophone, il était au fait de la production intellectuelle et politique de cette Allemagne « réenjuivée » post bellum à laquelle rend hommage Jürgen Habermas, ce dernier étant l’une des références majeures de Benoît. (P. F.)
Depuis 1980, Jürgen Habermas publie ses Kleine politische Schriften, recueils d’analyses et commentaires des actualités allemande et européenne. Dans sa dernière livraison, non encore traduite en français, Habermas poursuit son questionnement de la crise technocratique de la construction européenne. Par la même occasion, Jürgen Habermas clôt une narration protéiforme de l’histoire intellectuelle (ouest-)allemande. À l’approche de la parution imminente de ce dernier recueil en anglais1, le chercheur américain Mikhaïl Krutikov recense (en yiddish) un essai repris dans les dernières Kleine politische Schriften et dans lequel Habermas, prenant le contrepied de la thèse de l’inexistence historique d’une symbiose judéo-allemande, souligne le rôle décisif joué en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale par ceux qu’il nomme les « remigrants juifs » dans sa propre maturation intellectuelle.
En 1964, Gershom Scholem2, le célèbre spécialiste israélien de la Kabbale, publiait un essai intitulé « Contre le mythe du dialogue judéo-allemand3 ». Il soutenait que les discussions entre Allemands et Juifs ne fonctionnaient qu’à sens unique. Les Juifs avaient embrassé la culture et la vision du monde allemandes, contribuant ainsi à l’étiolement de l’identité collective juive, tandis que le prix payé à l’Allemagne était le renoncement des Juifs à leur judéité.
Une réponse à cette thèse singulièrement pessimiste a été formulée bien des années plus tard par l’éminent penseur allemand Jürgen Habermas. Dans un recueil de ses articles les plus récents4, Habermas tente d’évaluer la contribution des intellectuels juifs à l’élaboration d’une nouvelle culture démocratique dans l’Allemagne de l’Ouest d’après-guerre. Il ne s’y exprime pas tant en historien qu’en témoin dont le bagage s’est forgé dans son expérience des années soixante. Pour Habermas, « après leur retour dans une patrie qui les avait proscrits, les émigrants juifs sont devenus pour toute une génération d’étudiants allemands des maitres irremplaçables. »
Au départ, l’appel officiel aux remigrants5 intellectuels juifs ne fut pas chaleureusement accueilli par leurs collègues allemands, tant s’en faut. De nombreuses universités étaient encore imprégnées de l’atmosphère héritée de la période nazie, tandis que le nouveau régime allemand n’avait entrepris aucune campagne d’«épuration ». Le mot d’ordre officiel de la classe politique allemande était de bâtir un nouveau pays et de faire l’impasse sur le passé. Cependant, la jeune génération d’étudiants, désireuse de surmonter l’effondrement civilisationnel de la période hitlérienne, allait incarner et fournir l’alternative au legs du régime hitlérien.
Les Juifs remigrés revenaient avec une tout autre sorte de vision du monde, laquelle s’exprimait en des termes humanistes et critiques envers toute tentation autoritaire. Quant aux Juifs qui, dans leur majorité, avaient préféré rester dans leur nouvelle patrie (principalement l’Amérique du Nord et l’Angleterre), ils allaient en quelque sorte eux aussi remigrer en Allemagne, mais au travers de leurs livres et de leurs idées. « Si l’on se replace dans une perspective historique, écrit Habermas, leur impact n’en fut que plus fort ». Une influence particulièrement marquante fut celle de penseurs morts, telle celle de Walter Benjamin. Alors qu’il était quasiment oublié au sortir de la guerre, une tragique ironie a voulu que son suicide à la frontière franco-espagnole, « au seuil de la porte vers la liberté » ait acquis une portée philosophique et historique telle qu’elle est désormais devenue indissociable de l’ensemble de son œuvre.
Si la majorité des intellectuels judéo-allemands ne renoncèrent jamais vraiment aux thématiques juives, Gershom Scholem constitua néanmoins un cas à part. « Au point de jouir de la réputation de “Juif juif”6 », par l’autorité que lui conférait son statut unique de dépositaire des secrets religieux les plus enfouis d’une Kabbale qu’il était parvenu à interpréter dans le langage de la philosophie moderne. En outre, dans la thèse magistrale sur le mysticisme juif menée par Scholem, Habermas relève « des parallèles fascinants entre la pensée et l’imagerie de la Kabbale et celles de la mystique protestante [de la même époque]».
Ce faisant, l’œuvre des philosophes judéo-allemands allait ouvrir de nouveaux horizons aux jeunes intellectuels allemands de l’après-guerre. Dans les années vingt, les Juifs avaient déjà joué un rôle considérable dans la production culturelle de la République allemande [de Weimar]. Et, après la guerre, certains allaient perpétuer cette tradition. Ils allaient nourrir le questionnement intellectuel de centaines d’étudiants universitaires et leur permettre d’opérer une jonction avec l’agenda politique de leur temps. Theodor Adorno, figure centrale de l’école de Francfort, fut ainsi tout à la fois capable de produire une œuvre philosophique (et à bien des égards encore obscure) et de publier des articles percutants dans plusieurs périodiques [comme la Frankfurter Allgemeine Zeitung ou Merkur].
« Pour prendre la réelle mesure de l’influence des remigrants juifs dans le débat public allemand, il faut porter notre regard par-delà les murs de l’université », écrit Habermas. « Interventions publiques, programmes radiophoniques et articles de presse ont ainsi contribué à familiariser l’opinion allemande » avec des figures qui avaient été frappées d’hérésie sous les nazis. À titre d’exemple, en 1956, à l’occasion d’une célébration du centenaire de la naissance de Sigmund Freud, le sociologue Herbert Marcuse [émigré aux États-Unis] prononça un discours qui allait laisser des traces profondes dans la jeunesse intellectuelle allemande.
Les controverses entre différentes écoles de pensée allaient également peser de tout leur poids. Ces controverses, que les remigrants avaient déjà menées entre eux durant leur exil, allaient se poursuivre en Allemagne. Les positions radicalement critiques d’un Herbert Marcuse (alors professeur à l’université Brandeis) envers la société bourgeoise allaient servir de ferment intellectuel aux mouvements contestataires des années soixante, lesquels allaient ensuite ébranler la société ouest-allemande et la contraindre à une révision en profondeur de son histoire durant la période nazie.
Habermas en arrive à une conclusion qui résonne comme un démenti à l’affirmation de Scholem quant à l’inexistence et l’absurdité d’un « dialogue judéo-allemand » : « De mon point de vue et de mon expérience personnelle, dans l’ancienne République fédérale, le retour à la civilisation de la culture politique, bien que laborieux, s’est opéré en première instance grâce aux migrants juifs et tout particulièrement ceux qui se sont, en quelque sorte, montrés magnanimes en revenant dans le pays qui les avait proscrits. »
Publié le 2 janvier 2015 dans Forverts sous le titre « Yidn hobn tsurikgebrakht Tsivilizatsye in Daytshland », http://bit.ly/1AvXLHq
[( Forverts
Fondé en 1897 à New York par des émigrants juifs de tendance social-démocrate, Forverts (qui emprunte son nom au Vorwärts allemand, organe du SPD depuis 1876) était à l’origine destiné à un lectorat yiddishophone, le yiddish étant la langue vernaculaire de l’écrasante majorité des Juifs d’Europe centrale et orientale jusqu’à la campagne d’extermination entreprise par le régime nazi et la liquidation des cadres intellectuels et politiques yiddishophones menée par le régime soviétique sous Staline, cette dernière débouchant sur la « russification » linguistique massive des Juifs soviétiques. Désormais publié en anglais sous le titre de Jewish Daily Forward, Forverts paraît encore, mais dans une formule hebdomadaire dont le contenu ne recoupe que très partiellement celui du Forward anglophone.)]
- Jürgen Habermas, The Lure of Technocracy, Polity, 2015.
- Né Gerhard Scholem à Berlin en 1897, cet historien, philosophe, spécialiste de la mystique juive et « sioniste spirituel » émigre en Palestine en 1923 et décède à Jérusalem (Israël) en 1982.
- Gershom Scholem, « Gegen den Mythos des deutsch-jüdischen Dialogs », Briefe. 1948 – 1970. II, C. H. Beck, 1995.
Disponible en français : « Contre le mythe du dialogue judéo-allemand », Fidélité et utopie. Essai sur le judaïsme contemporain, Calmann-Lévy, 1978. - Jürgen Habermas, « Jüdische Philosophen und Soziologen als Rückkehrer in der frühen Bundesrepublik », Im Sog der Technokratie. Kleine politische Schriften, XII, Suhrkamp, 2013. Initialement paru sous le titre « Grossherzige Remigranten. Über jüdische Philosophen in der frühen Bundesrepublik. Eine persönliche Erinnerung », Neue Zürcher Zeitung, Zürich, 2 juillet 2011. Ce texte, issu d’une lecture publique, évoque des intellectuels juifs austro-allemands comme Theodor Adorno, Günther Anders, Hannah Arendt, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Norbert Elias, Herbert Feigl, Max Horkheimer, Hans Jonas, Julius Kraft, Helmuth Kuhn, Michael Landmann, Karl Löwith, Herbert Marcuse, Karl Popper, Helmuth Plessner, Gottfried Salomon, Gershom Scholem, Alphons Silbermann, Ulrich Sonnemann, Leo Strauss, Alfred Tarski, Ludwig Wittgenstein, etc.
- Dans le texte original allemand, Habermas emploie indifféremment les expressions « Die jüdische Remigranten » (Les remigrants juifs) et « Die jüdische Rückkehrer » (Les revenants juifs); dans sa recension rédigée en yiddish, Krutikov emploie la seule expression « Di yidishe umgekerte Emigrantn » (Les migrants juifs de retour).
- « Scholem genoss die Autorität des “jüdischen Juden”» (Habermas); « Scholem hot koyne-shem gevén vi a “yidisher Yid”» (Krutikov).