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« Les Juifs ont ramené la civilisation en Allemagne »

Numéro 1 - 2015 par Mikhaïl Krutikov

janvier 2015

À la mémoire de Benoît Lechat, alias Simon Grenz­mann (« L’Homme de la Fron­tière »). Pilier de La Revue nou­velle, phi­lo­sophe et par­fait ger­ma­no­phone, il était au fait de la pro­duc­tion intel­lec­tuelle et poli­tique de cette Alle­magne « réen­jui­vée » post bel­lum à laquelle rend hom­mage Jür­gen Haber­mas, ce der­nier étant l’une des réfé­rences majeures de Benoît. (P. F.)

Le Mois

Depuis 1980, Jür­gen Haber­mas publie ses Kleine poli­tische Schrif­ten, recueils d’analyses et com­men­taires des actua­li­tés alle­mande et euro­péenne. Dans sa der­nière livrai­son, non encore tra­duite en fran­çais, Haber­mas pour­suit son ques­tion­ne­ment de la crise tech­no­cra­tique de la construc­tion euro­péenne. Par la même occa­sion, Jür­gen Haber­mas clôt une nar­ra­tion pro­téi­forme de l’histoire intel­lec­tuelle (ouest-)allemande. À l’approche de la paru­tion immi­nente de ce der­nier recueil en anglais1, le cher­cheur amé­ri­cain Mikhaïl Kru­ti­kov recense (en yid­dish) un essai repris dans les der­nières Kleine poli­tische Schrif­ten et dans lequel Haber­mas, pre­nant le contre­pied de la thèse de l’inexistence his­to­rique d’une sym­biose judéo-alle­mande, sou­ligne le rôle déci­sif joué en Alle­magne après la Seconde Guerre mon­diale par ceux qu’il nomme les « remi­grants juifs » dans sa propre matu­ra­tion intellectuelle.

En 1964, Gers­hom Scho­lem2, le célèbre spé­cia­liste israé­lien de la Kab­bale, publiait un essai inti­tu­lé « Contre le mythe du dia­logue judéo-alle­mand3 ». Il sou­te­nait que les dis­cus­sions entre Alle­mands et Juifs ne fonc­tion­naient qu’à sens unique. Les Juifs avaient embras­sé la culture et la vision du monde alle­mandes, contri­buant ain­si à l’étiolement de l’identité col­lec­tive juive, tan­dis que le prix payé à l’Allemagne était le renon­ce­ment des Juifs à leur judéité.

Une réponse à cette thèse sin­gu­liè­re­ment pes­si­miste a été for­mu­lée bien des années plus tard par l’éminent pen­seur alle­mand Jür­gen Haber­mas. Dans un recueil de ses articles les plus récents4, Haber­mas tente d’évaluer la contri­bu­tion des intel­lec­tuels juifs à l’élaboration d’une nou­velle culture démo­cra­tique dans l’Allemagne de l’Ouest d’après-guerre. Il ne s’y exprime pas tant en his­to­rien qu’en témoin dont le bagage s’est for­gé dans son expé­rience des années soixante. Pour Haber­mas, « après leur retour dans une patrie qui les avait pros­crits, les émi­grants juifs sont deve­nus pour toute une géné­ra­tion d’étudiants alle­mands des maitres irremplaçables. »

Au départ, l’appel offi­ciel aux remi­grants5 intel­lec­tuels juifs ne fut pas cha­leu­reu­se­ment accueilli par leurs col­lègues alle­mands, tant s’en faut. De nom­breuses uni­ver­si­tés étaient encore impré­gnées de l’atmosphère héri­tée de la période nazie, tan­dis que le nou­veau régime alle­mand n’avait entre­pris aucune cam­pagne d’«épuration ». Le mot d’ordre offi­ciel de la classe poli­tique alle­mande était de bâtir un nou­veau pays et de faire l’impasse sur le pas­sé. Cepen­dant, la jeune géné­ra­tion d’étudiants, dési­reuse de sur­mon­ter l’effondrement civi­li­sa­tion­nel de la période hit­lé­rienne, allait incar­ner et four­nir l’alternative au legs du régime hitlérien.

Les Juifs remi­grés reve­naient avec une tout autre sorte de vision du monde, laquelle s’exprimait en des termes huma­nistes et cri­tiques envers toute ten­ta­tion auto­ri­taire. Quant aux Juifs qui, dans leur majo­ri­té, avaient pré­fé­ré res­ter dans leur nou­velle patrie (prin­ci­pa­le­ment l’Amérique du Nord et l’Angleterre), ils allaient en quelque sorte eux aus­si remi­grer en Alle­magne, mais au tra­vers de leurs livres et de leurs idées. « Si l’on se replace dans une pers­pec­tive his­to­rique, écrit Haber­mas, leur impact n’en fut que plus fort ». Une influence par­ti­cu­liè­re­ment mar­quante fut celle de pen­seurs morts, telle celle de Wal­ter Ben­ja­min. Alors qu’il était qua­si­ment oublié au sor­tir de la guerre, une tra­gique iro­nie a vou­lu que son sui­cide à la fron­tière fran­co-espa­gnole, « au seuil de la porte vers la liber­té » ait acquis une por­tée phi­lo­so­phique et his­to­rique telle qu’elle est désor­mais deve­nue indis­so­ciable de l’ensemble de son œuvre.

Si la majo­ri­té des intel­lec­tuels judéo-alle­mands ne renon­cèrent jamais vrai­ment aux thé­ma­tiques juives, Gers­hom Scho­lem consti­tua néan­moins un cas à part. « Au point de jouir de la répu­ta­tion de “Juif juif”6 », par l’autorité que lui confé­rait son sta­tut unique de dépo­si­taire des secrets reli­gieux les plus enfouis d’une Kab­bale qu’il était par­ve­nu à inter­pré­ter dans le lan­gage de la phi­lo­so­phie moderne. En outre, dans la thèse magis­trale sur le mys­ti­cisme juif menée par Scho­lem, Haber­mas relève « des paral­lèles fas­ci­nants entre la pen­sée et l’imagerie de la Kab­bale et celles de la mys­tique pro­tes­tante [de la même époque]».

Ce fai­sant, l’œuvre des phi­lo­sophes judéo-alle­mands allait ouvrir de nou­veaux hori­zons aux jeunes intel­lec­tuels alle­mands de l’après-guerre. Dans les années vingt, les Juifs avaient déjà joué un rôle consi­dé­rable dans la pro­duc­tion cultu­relle de la Répu­blique alle­mande [de Wei­mar]. Et, après la guerre, cer­tains allaient per­pé­tuer cette tra­di­tion. Ils allaient nour­rir le ques­tion­ne­ment intel­lec­tuel de cen­taines d’étudiants uni­ver­si­taires et leur per­mettre d’opérer une jonc­tion avec l’agenda poli­tique de leur temps. Theo­dor Ador­no, figure cen­trale de l’école de Franc­fort, fut ain­si tout à la fois capable de pro­duire une œuvre phi­lo­so­phique (et à bien des égards encore obs­cure) et de publier des articles per­cu­tants dans plu­sieurs pério­diques [comme la Frank­furter All­ge­meine Zei­tung ou Mer­kur].

« Pour prendre la réelle mesure de l’influence des remi­grants juifs dans le débat public alle­mand, il faut por­ter notre regard par-delà les murs de l’université », écrit Haber­mas. « Inter­ven­tions publiques, pro­grammes radio­pho­niques et articles de presse ont ain­si contri­bué à fami­lia­ri­ser l’opinion alle­mande » avec des figures qui avaient été frap­pées d’hérésie sous les nazis. À titre d’exemple, en 1956, à l’occasion d’une célé­bra­tion du cen­te­naire de la nais­sance de Sig­mund Freud, le socio­logue Her­bert Mar­cuse [émi­gré aux États-Unis] pro­non­ça un dis­cours qui allait lais­ser des traces pro­fondes dans la jeu­nesse intel­lec­tuelle allemande.

Les contro­verses entre dif­fé­rentes écoles de pen­sée allaient éga­le­ment peser de tout leur poids. Ces contro­verses, que les remi­grants avaient déjà menées entre eux durant leur exil, allaient se pour­suivre en Alle­magne. Les posi­tions radi­ca­le­ment cri­tiques d’un Her­bert Mar­cuse (alors pro­fes­seur à l’université Bran­deis) envers la socié­té bour­geoise allaient ser­vir de ferment intel­lec­tuel aux mou­ve­ments contes­ta­taires des années soixante, les­quels allaient ensuite ébran­ler la socié­té ouest-alle­mande et la contraindre à une révi­sion en pro­fon­deur de son his­toire durant la période nazie.

Haber­mas en arrive à une conclu­sion qui résonne comme un démen­ti à l’affirmation de Scho­lem quant à l’inexistence et l’absurdité d’un « dia­logue judéo-alle­mand » : « De mon point de vue et de mon expé­rience per­son­nelle, dans l’ancienne Répu­blique fédé­rale, le retour à la civi­li­sa­tion de la culture poli­tique, bien que labo­rieux, s’est opé­ré en pre­mière ins­tance grâce aux migrants juifs et tout par­ti­cu­liè­re­ment ceux qui se sont, en quelque sorte, mon­trés magna­nimes en reve­nant dans le pays qui les avait proscrits. »

Publié le 2 jan­vier 2015 dans For­verts sous le titre « Yidn hobn tsu­rik­ge­bra­kht Tsi­vi­li­zat­sye in Dayt­sh­land », http://bit.ly/1AvXLHq

[( For­verts
Fon­dé en 1897 à New York par des émi­grants juifs de ten­dance social-démo­crate, For­verts (qui emprunte son nom au Vorwärts alle­mand, organe du SPD depuis 1876) était à l’origine des­ti­né à un lec­to­rat yid­di­sho­phone, le yid­dish étant la langue ver­na­cu­laire de l’écrasante majo­ri­té des Juifs d’Europe cen­trale et orien­tale jusqu’à la cam­pagne d’extermination entre­prise par le régime nazi et la liqui­da­tion des cadres intel­lec­tuels et poli­tiques yid­di­sho­phones menée par le régime sovié­tique sous Sta­line, cette der­nière débou­chant sur la « rus­si­fi­ca­tion » lin­guis­tique mas­sive des Juifs sovié­tiques. Désor­mais publié en anglais sous le titre de Jewish Dai­ly For­ward, For­verts paraît encore, mais dans une for­mule heb­do­ma­daire dont le conte­nu ne recoupe que très par­tiel­le­ment celui du For­ward anglophone.)]

  1. Jür­gen Haber­mas, The Lure of Tech­no­cra­cy, Poli­ty, 2015.
  2. Né Gerhard Scho­lem à Ber­lin en 1897, cet his­to­rien, phi­lo­sophe, spé­cia­liste de la mys­tique juive et « sio­niste spi­ri­tuel » émigre en Pales­tine en 1923 et décède à Jéru­sa­lem (Israël) en 1982.
  3. Gers­hom Scho­lem, « Gegen den Mythos des deutsch-jüdi­schen Dia­logs », Briefe. 1948 – 1970. II, C. H. Beck, 1995.
    Dis­po­nible en fran­çais : « Contre le mythe du dia­logue judéo-alle­mand », Fidé­li­té et uto­pie. Essai sur le judaïsme contem­po­rain, Cal­mann-Lévy, 1978.
  4. Jür­gen Haber­mas, « Jüdische Phi­lo­so­phen und Sozio­lo­gen als Rück­keh­rer in der frü­hen Bun­des­re­pu­blik », Im Sog der Tech­no­kra­tie. Kleine poli­tische Schrif­ten, XII, Suhr­kamp, 2013. Ini­tia­le­ment paru sous le titre « Gros­sher­zige Remi­gran­ten. Über jüdische Phi­lo­so­phen in der frü­hen Bun­des­re­pu­blik. Eine persön­liche Erin­ne­rung », Neue Zür­cher Zei­tung, Zürich, 2 juillet 2011. Ce texte, issu d’une lec­ture publique, évoque des intel­lec­tuels juifs aus­tro-alle­mands comme Theo­dor Ador­no, Gün­ther Anders, Han­nah Arendt, Wal­ter Ben­ja­min, Ernst Bloch, Nor­bert Elias, Her­bert Fei­gl, Max Hor­khei­mer, Hans Jonas, Julius Kraft, Hel­muth Kuhn, Michael Land­mann, Karl Löwith, Her­bert Mar­cuse, Karl Pop­per, Hel­muth Pless­ner, Gott­fried Salo­mon, Gers­hom Scho­lem, Alphons Sil­ber­mann, Ulrich Son­ne­mann, Leo Strauss, Alfred Tars­ki, Lud­wig Witt­gen­stein, etc.
  5. Dans le texte ori­gi­nal alle­mand, Haber­mas emploie indif­fé­rem­ment les expres­sions « Die jüdische Remi­gran­ten » (Les remi­grants juifs) et « Die jüdische Rück­keh­rer » (Les reve­nants juifs); dans sa recen­sion rédi­gée en yid­dish, Kru­ti­kov emploie la seule expres­sion « Di yidishe umge­kerte Emi­grantn » (Les migrants juifs de retour).
  6. « Scho­lem genoss die Auto­rität des “jüdi­schen Juden”» (Haber­mas); « Scho­lem hot koyne-shem gevén vi a “yidi­sher Yid”» (Kru­ti­kov).

Mikhaïl Krutikov


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