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Les Feux de l’amour et le trou budgétaire

Numéro 7 - 2016 par Olivier Derruine

novembre 2016

TF1 annon­çait fin sep­tembre que la chaine ne dif­fu­se­ra plus Les Feux de l’amour. Cette déci­sion pren­dra effet à par­tir de la Tous­saint. Si cette saga est connue de tous grâce à sa bana­li­té affli­geante cap­tée par le titre même et à sa lon­gé­vi­té excep­tion­nelle (plus de 4.600 épi­sodes!), bien peu sont capables de citer les noms des […]

Éditorial

TF1 annon­çait fin sep­tembre que la chaine ne dif­fu­se­ra plus Les Feux de l’amour. Cette déci­sion pren­dra effet à par­tir de la Tous­saint. Si cette saga est connue de tous grâce à sa bana­li­té affli­geante cap­tée par le titre même et à sa lon­gé­vi­té excep­tion­nelle (plus de 4.600 épi­sodes!), bien peu sont capables de citer les noms des per­son­nages, les liens qui les unissent, les intrigues aux­quelles ils sont mêlés, etc. 

Les contrôles bud­gé­taires aux­quels les gou­ver­ne­ments se livrent à inter­valles régu­liers sont sem­blables aux Feux de l’amour : peu importe les per­son­nages (en l’occurrence les déci­deurs poli­tiques) qui occupent tem­po­rai­re­ment le devant de la scène, l’histoire est tou­jours la même et se résume en quelques mots : la crois­sance est plus faible que pré­vue et/ou les effets retours sont infé­rieurs à ceux escomp­tés et quelle que soit la cause, il en résulte une dété­rio­ra­tion des finances publiques.

Gou­ver­ner, c’est pré­voir, dit-on. D’où l’importance des pro­jec­tions macro-éco­no­miques et des ins­ti­tu­tions qui en ont la charge. Certes, ces pro­jec­tions contiennent par défi­ni­tion une cer­taine dose d’incertitude et donc, d’erreur. Mais, lorsque, comme cela s’est pro­duit novembre 2015, la Cour des Comptes épingle une faille dans la concep­tion d’une mesure et que le gou­ver­ne­ment ignore cette alerte, cela pose un pro­blème de nature stric­te­ment poli­tique. En l’occurrence, la Cour aver­tis­sait que la réforme fis­cale (le tax shift) était sous-finan­cée à hau­teur de 3 mil­liards d’euros ! Et lorsque quelques semaines plus tard, alors que la Com­mis­sion euro­péenne deman­dait à la Bel­gique de récu­pé­rer quelque 700 mil­lions d’euros ver­sés illé­ga­le­ment à 35 entre­prises mul­ti­na­tio­nales, le ministre des Finances signa­lait ses réti­cences à entre­prendre le recou­vre­ment, il adres­sait un doigt d’honneur aux mil­lions de Belges qui se sou­mettent, bon gré mal gré, à l’impôt. Plus récem­ment, som­mée de s’expliquer devant les dépu­tés fédé­raux aux côtés de Van Overt­veldt sur le sévère déra­page bud­gé­taire (pas­sé de 2,4 à 4,2 mil­liards d’euros), l’insulte de la ministre du Bud­get, Sophie Wil­mès, fut plus poli­cée : « Je rap­pelle tou­te­fois que si l’exer­cice s’an­nonce dif­fi­cile — ce n’est pas rien —, il n’est pas non plus inédit. En 2014, par exemple, un effort avait été iden­ti­fié à hau­teur de 5,3 mil­liards d’eu­ros et ce gou­ver­ne­ment pren­dra ses res­pon­sa­bi­li­tés, comme il l’a fait jus­qu’à pré­sent d’ailleurs, et tra­vaille­ra avec sérieux et séré­ni­té, atti­tude que j’en­cou­rage chez tout le monde. »

Sous-enten­du : après tout, puisque nous avons déjà com­blé les trous bud­gé­taires pré­cé­dents, il n’y a pas de rai­son qu’on ne réédite pas l’exploit cette année. Sauf que c’est oublier un peu vite que plus le gou­ver­ne­ment racle les fonds de tiroir, plus les poli­tiques qu’il mène perde en effi­ca­ci­té. Le ministre Geens a déjà annon­cé qu’il n’y avait plus un euro à aller cher­cher dans son dépar­te­ment de la Jus­tice. Alors, la N‑VA qui est le par­ti du ministre des Finances, Johan Van Overt­veldt, envi­sage un saut d’index, non pas sur les salaires du sec­teur pri­vé comme ce fut le cas juste après son arri­vée au pou­voir, mais sur les allo­ca­taires sociaux et les trai­te­ments des fonc­tion­naires. Il est en effet bien connu que les chô­meurs et pen­sion­nés gagnent trop gras­se­ment leur vie…

Au-delà de ces consi­dé­ra­tions poli­ti­ciennes, la récur­rence de l’épisode du trou bud­gé­taire en dit long sur notre addic­tion à la crois­sance. Tout notre modèle éco­no­mique est orga­ni­sé autour de la crois­sance, en ce com­pris notre sys­tème de redis­tri­bu­tion des richesses et de finan­ce­ment des ser­vices col­lec­tifs. Un ralen­tis­se­ment de la crois­sance impli­que­rait un taris­se­ment des recettes fis­cales et, par consé­quent, une fra­gi­li­sa­tion des ser­vices qui en dépendent : de la Sécu­ri­té sociale à l’école en pas­sant par la voi­rie, la pro­tec­tion civile, etc. 

Plus rapi­de­ment que la parole du Christ ne s’est répan­due par­mi les chré­tiens, le PIB (et plus pré­ci­sé­ment, sa crois­sance) est deve­nu en quelques années à peine depuis sa créa­tion dans les années 1930 la bous­sole de nos vies.

Pour­tant, s’il avait un sens bien pré­cis à ses débuts (mesu­rer la recons­truc­tion de l’appareil indus­triel), cela n’est plus vrai­ment le cas aujourd’hui pour plu­sieurs rai­sons. Tout d’abord, parce que l’économie s’est ter­tia­ri­sée et de plus en plus déma­té­ria­li­sée. Or, le PIB ne prend pas en compte l’autoproduction (la ten­dance crois­sante pour les ménages à confec­tion­ner leurs propres pro­duits d’entretien ou leur pain, à (faire) répa­rer leurs appa­reils ou habits usés…), la qua­li­té des pres­ta­tions et des pro­duits (un smart­phone d’aujourd’hui n’a rien à voir avec ceux d’il y a cinq ans) et, sur­tout, la plus grande richesse col­lec­tive que sont les idées et les connais­sances ain­si que leur cir­cu­la­tion faci­li­tée par les tech­no­lo­gies de l’information et de la communication.

De sur­croît, pour toute une série de rai­sons — cer­taines propres aux évo­lu­tions éco­no­miques (ter­tia­ri­sa­tion crois­sante, déma­té­ria­li­sa­tion…), d’autres externes à l’économie (vieillis­se­ment de la popu­la­tion et ren­de­ments décrois­sants de l’éducation supé­rieure), ce mou­ve­ment ne devrait pas connaître d’interruption. L’OCDE publiait d’ailleurs en 2014 une étude dans lequel elle s’attendait à ce que la crois­sance dans les pays riches chute conti­nu­ment pour pla­fon­ner à 0,5% d’ici 2060.1 2

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Par consé­quent, la lan­ci­nante ques­tion posée tous les six mois n’est pas tel­le­ment celle du « retour à l’équilibre », mais plu­tôt celle de la per­ti­nence du modèle éco­no­mique. Le fait que, ici aus­si, « le sys­tème a atteint ses limites » pour reprendre les mots du Pre­mier ministre lui-même (mais dans un autre contexte) semble être cor­ro­bo­ré par des signaux de plus en plus nom­breux et conver­gents. N’en pre­nons que trois.

The Eco­no­mist tirait dans son édi­tion du 17 sep­tembre la son­nette d’alarme : les grandes entre­prises sont deve­nues trop… grandes (« A giant pro­blem »). Il est vrai que l’hebdomadaire libé­ral s’inquiète sur­tout du pro­blème que ce phé­no­mène pose pour garan­tir la concur­rence sur les mar­chés et la légi­ti­mi­té même des entre­prises. Sans ces deux pré­con­di­tions, les entre­prises d’une cer­taine taille peuvent empê­cher l’apparition de concur­rents et, telles des pachas, se pré­las­ser sur leur rente de posi­tion. Or, un sys­tème éco­no­mique requiert de la diver­si­té pour être effi­cace et appor­ter une contri­bu­tion posi­tive à la société. 

Dans le Finan­cial times du 10 avril, Law­rence Sum­mers, un ancien secré­taire au Tré­sor amé­ri­cain, esti­mait qu’il fal­lait faire une pause dans le pro­ces­sus de mon­dia­li­sa­tion tant que les accords com­mer­ciaux n’apportaient pas de réponses aux craintes légi­times de la classe moyenne qui subit un risque de déclas­se­ment social. Il esti­mait éga­le­ment qu’il fau­drait consa­crer autant de temps à lut­ter contre l’évasion fis­cale, phé­no­mène dont la suc­ces­sion de scan­dales fis­caux depuis le Wiki­Leaks jusqu’au plus récent Baha­ma­Leaks donne une idée de l’ampleur, qu’à négo­cier ces accords. 

En février 2016, l’Organisation inter­na­tio­nale du tra­vail avait indi­qué quelques temps plus tôt que la classe moyenne défi­nie lar­ge­ment comme les caté­go­ries de la popu­la­tion dont le reve­nu est com­pris entre 60 et 200% du reve­nu médian. « Presque tous les pays de l’UE étu­diés ont connu une dimi­nu­tion de la taille de leur classe moyenne, et de la part du reve­nu total allouée à cette caté­go­rie. » De la sorte, cette classe moyenne contri­bue de moins en moins aux recettes fis­cales. « Cer­taines pro­fes­sions, tra­di­tion­nel­le­ment repré­sen­ta­tives de la classe moyenne, comme les ensei­gnants et les employés de la fonc­tion publique, n‘appartiennent plus sys­té­ma­ti­que­ment à la caté­go­rie des reve­nus intermédiaire. » 

Il s’agit donc d’inventer de nou­veaux ins­tru­ments et de nou­velles gou­ver­nances pour rendre les moyens de finan­ce­ment des États plus stables, moins sujets aux fluc­tua­tions conjonc­tu­relles et pour les relé­gi­ti­mer aux yeux des citoyens. 

Bien sûr, les élec­tions sont l’occasion de connaitre les pré­fé­rences des citoyens quant aux pro­jets de réformes fis­cales et d’évolution des dif­fé­rents types de dépenses publiques. Mais, soyons hon­nêtes, ces sujets ne sont jamais abor­dés qu’à la marge, à la faveur des cinq minutes de temps de parole don­nées aux can­di­dats. Pour­quoi ne pas envi­sa­ger un sys­tème par­ti­ci­pa­tif de type G1000 lequel serait ame­né à indi­quer, tenant compte des objec­tifs gou­ver­ne­men­taux et d’éventuelles balises euro­péennes, dans quel sens devraient évo­luer les postes bud­gé­taires, com­ment modu­ler la TVA ou les coti­sa­tions sociales per­son­nelles ? Évi­dem­ment, il fau­drait accom­pa­gner ce type de pro­ces­sus pour évi­ter qu’il soit un défou­loir qui ne serait qu’une simple expres­sion de la lutte des classes (« fai­sons payer le prix fort aux riches ») ou qu’il conduise à des recom­man­da­tions loin de ce qui est requis pour finan­cer l’État (« payons un mini­mum d’impôts »).

L’invention de nou­veaux canaux de soli­da­ri­té peut aus­si pas­ser par la mise en place de mon­naies com­plé­men­taires qui, loin d’être un gad­get (pour peu qu’elles soient bien pen­sées), peuvent contri­buer à retis­ser du lien social et à rendre un tis­su éco­no­mique plus robuste ain­si qu’en témoigne les expé­riences du Fureai Kip­pu au Japon ou du WIR en Suisse. Une expé­rience plus récente à Gran Cana­ria consiste à faire finan­cer un reve­nu de base à par­tir d’une de ces mon­naies, la Mone­da Demos.

Bref, comme TF1 l’a fait en met­tant un terme à la dif­fu­sion de la saga créée en 1973, il fau­drait que les déci­deurs poli­tiques décident de rompre avec un modèle éco­no­mique qui n’est plus appro­prié aux temps pré­sents et le sera de moins en moins à l’avenir. Cela demande de faire preuve de créa­ti­vi­té car il s’agit de pen­ser hors-cadre, de construire de nou­veaux cadres de réfé­rence et de veiller à impli­quer l’ensemble de la popu­la­tion pour que celle-ci sai­sisse les enjeux pour elle-même et les futures générations.

  1. Un nou­veau virage à prendre : les grands enjeux des 50 pro­chaines années
  2. En dépit de l’attention exa­gé­rée dont le PIB jouit, il n’y a pas de lien entre crois­sance et bien-être à par­tir d’un cer­tain niveau de reve­nu (situé aux alen­tours de 15.000 – 20.000 dol­lars), niveau cri­tique dépas­sé en Bel­gique comme dans la plu­part des pays riches.

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen