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Le tsar, c’est moi. L’imposture permanente d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine

Numéro 4 - 2016 par Bernard De Backer

juillet 2016

À l’approche du cen­tième anni­ver­saire de la révo­lu­tion d’Octobre 1917, cet ouvrage robuste docu­mente et ana­lyse la tra­di­tion auto­cra­tique russe sous l’angle spé­cu­laire de son « impos­ture ». Un legs plu­ri­sé­cu­laire et une spé­ci­fi­ci­té de la « voie russe » qui, selon l’auteur, déborde ample­ment la période tsa­riste. Son sujet concerne une dimen­sion cen­trale et dif­fi­ci­le­ment com­pré­hen­sible — pour nous Européens […]

Un livre

À l’approche du cen­tième anni­ver­saire de la révo­lu­tion d’Octobre 1917, cet ouvrage robuste docu­mente et ana­lyse la tra­di­tion auto­cra­tique russe sous l’angle spé­cu­laire de son « impos­ture ». Un legs plu­ri­sé­cu­laire et une spé­ci­fi­ci­té de la « voie russe » qui, selon l’auteur, déborde ample­ment la période tsa­riste. Son sujet concerne une dimen­sion cen­trale et dif­fi­ci­le­ment com­pré­hen­sible — pour nous Euro­péens vivant au XXIe siècle — du pou­voir poli­tique mos­co­vite : celui de l’ancien régime, mais aus­si celui du pou­voir actuel, mal­gré les nom­breuses évo­lu­tions en Rus­sie et en Europe. Dans une décla­ra­tion récente, le pré­sident russe a ain­si accu­sé Lénine d’avoir « dépo­sé une bombe ato­mique sous la mai­son Rus­sie », cela non pas parce qu’il avait ins­tau­ré le bol­che­visme et ini­tié le gou­lag, mais bien parce qu’il avait accor­dé l’autonomie aux sujets de l’URSS, « sur la base d’une éga­li­té totale avec le droit, pour cha­cun, de quit­ter l’union1. » Il n’aurait donc pas dû « ouvrir la pri­son des peuples ». Les énon­cés « accor­der l’autonomie aux sujets », « éga­li­té totale », « quit­ter l’union » peuvent sans doute revê­tir d’autres significations.

Ce livre, qui s’ouvre par une réfé­rence à « l’envoyé de Dieu » que serait Vla­di­mir Pou­tine selon Vla­di­slav Sour­kov, ancien vice-Pre­mier ministre et proche conseiller, peut aus­si nous éclai­rer par un choc en retour, à la fois sur la réa­li­té poli­tique russe contem­po­raine et sur la nôtre — comme peut le faire un « regard éloi­gné ». Une pré­ci­sion avant d’entrer dans le vif du sujet : le sous-titre « l’imposture per­ma­nente » est, si l’on peut dire, trom­peur. Le syn­drome des « faux tsars » et autres « faux tsa­ré­vitchs » (sans par­ler du « faux Lénine » et des « faux fils de Sta­line »), qui se sont mul­ti­pliés depuis Ivan IV, n’est en effet pas équi­valent à celui d’imposture au sens de trom­pe­rie volon­taire. L’auteur s’en explique (nous y revien­drons), mais il faut bien trou­ver un titre. Le lec­teur pour­rait cepen­dant en déduire que les tsars russes sont tous des impos­teurs, ce qui n’est pas l’affirmation d’Ingerflom. Pas­sons donc au livre en gar­dant cela à l’esprit.

Le corps unique du Roi

L’ouvrage de Clau­dio Inger­flom2, ancien direc­teur de recherche au CNRS, ori­gi­naire d’Argentine où il vit et tra­vaille actuel­le­ment, se centre de manière très docu­men­tée sur un phé­no­mène pas­sion­nant de l’histoire russe, une « mala­die chro­nique » de l’autocratie selon l’auteur. Pen­dant plus de quatre siècles, l’opposition au pou­voir en Rus­sie prit sou­vent la forme du « faux tsar », c’est-à-dire celle d’un indi­vi­du qui se pré­ten­dait le « vrai tsar » face au sou­ve­rain régnant et menait, au nom de cette réa­li­té bio­lo­gique, le com­bat pour le pou­voir dont il se pré­ten­dait le déten­teur légi­time. C’est tan­tôt ce nou­vel « élu de Dieu » qui menait direc­te­ment la lutte dont il était l’initiateur, tan­tôt des forces rebelles qui le bran­dis­saient de manière plus ou moins visible ou cachée, voire ins­tru­men­ta­li­sée. En d’autres mots, face à un pou­voir qui s’incarnait dans le corps unique du Sou­ve­rain choi­si par Dieu, il n’y avait pas d’alternative que de lui oppo­ser un autre corps, les pro­ta­go­nistes se qua­li­fiant mutuel­le­ment d’imposteurs. S’opposer au tsar c’est donc dou­ter de son authen­ti­ci­té phy­sique. Bien enten­du, dans la mesure où le tsar était nom­mé par Dieu lui-même, celui qui s’opposait à lui ne pou­vait être consi­dé­ré, par ses adver­saires, que comme auto-nom­mé (samoz­va­nets) — c’est-à-dire comme « celui qui n’a pas été nom­mé par Dieu ». Contre­danse sin­gu­lière, dans laquelle auto­no­mie et hété­ro­no­mie forment un curieux duo, et qui ne connai­tra un pre­mier coup d’arrêt que lors de la « vraie » révo­lu­tion russe, celle de 1905.

L’auteur va retra­cer la per­sis­tance de cette matrice auto­cra­tique de ses ori­gines à nos jours, en exa­mi­nant ses com­po­santes, ses mani­fes­ta­tions, ses varia­tions, son his­to­ri­ci­té et ses para­doxes pen­dant plus d’un demi-mil­lé­naire. Il va éga­le­ment nous invi­ter à entrer dans la logique cultu­relle et reli­gieuse de l’autocratie et celle de son double, « l’autonomination », en met­tant notre juge­ment immé­diat de modernes Occi­den­taux entre paren­thèses. Il n’est en effet guère pos­sible de sai­sir tous les effets sur­pre­nants de cette logique poli­tique si l’on se contente de la per­ce­voir à tra­vers notre grille de lec­ture spon­ta­née, pres­crip­tive et non ques­tion­née. Nous sommes donc invi­tés à une sai­sie « com­pré­hen­sive » au sens wébé­rien : inter­pré­ter des phé­no­mènes sociaux à la lumière du sens que les acteurs donnent à leurs actes, « prendre au sérieux le dis­cours des acteurs ». Et tenir compte davan­tage de la généa­lo­gie que de la conjoncture.

L’ouvrage d’Ingerflom est dès lors aus­si de nature épis­té­mo­lo­gique, dans la mesure où sa visée est de « connaitre un savoir qui n’est pas le Nôtre ». Sa démarche s’oppose par consé­quent à ceux qui rejettent les autres modes de pen­sée dans l’obscurantisme — tels « la stu­pi­di­té pay­sanne » ou « le monar­chisme naïf » — car, comme l’écrivait Michel de Cer­teau cité par l’auteur, « Quand on est his­to­rien, com­prendre n’est pas don­ner un nom de nuit à ce qui reste caché3 ». Ce qui n’implique nul­le­ment, faut-il le pré­ci­ser, d’adhérer à ce que l’on tente de com­prendre. Ce serait d’ailleurs encore bien plus difficile !

Le tsar, maitre du vrai et du faux

Venons-en aux sources his­to­ri­que­ment situées de cette matrice. L’autocratie russe en tant qu’institution poli­tique est, en effet, datée, notam­ment par l’écrasement san­glant des répu­bliques mar­chandes de Nov­go­rod et de Pskov au XVe siècle. De mul­tiples fac­teurs peuvent rendre compte de son émer­gence (pré­do­mi­nance de la grande prin­ci­pau­té de Mos­cou sur les autres enti­tés poli­tiques du monde russe, influence mon­gole sur la concep­tion du pou­voir4, rôle de l’orthodoxie, conti­nen­ta­li­té de l’espace russe et fai­blesse des villes, etc.), mais ce n’est pas le lieu de les détailler ici. L’auteur décrit et exa­mine le concept d’autocratie à par­tir du règne d’Ivan IV, dit « le Ter­rible » (1530 – 1584), le pre­mier grand-prince qui se soit décla­ré « tsar ». Et ce qui est très éclai­rant, c’est que la longue lignée des « impos­teurs » va pré­ci­sé­ment se mettre en place à par­tir de ce moment, comme s’il s’agissait des deux faces d’une même médaille.

Ivan le Ter­rible va impo­ser sa sou­ve­rai­ne­té abso­lue en éli­mi­nant la tutelle des boyards, ces princes qui l’avaient humi­lié durant son enfance et dont le pou­voir mena­çait le sien. Il n’y aura plus que lui pour repré­sen­ter la volon­té de Dieu sur la terre russe : son pou­voir sera illi­mi­té, incar­né dans son corps et tout ce qui en émane, seule source du vrai et du faux. Son règne s’accompagnera dès lors — fait peu connu en Occi­dent — d’une incroyable « mas­ca­rade » et d’une « inver­sion des signes » qui visaient à mon­trer que sa puis­sance était telle qu’il com­man­dait non seule­ment le monde, mais éga­le­ment le sens que les hommes pou­vaient lui don­ner. La mai­trise totale de « l’information » ne date donc pas d’aujourd’hui, non pas dans le sens de la cen­sure et de la sélec­tion de ce qui peut être connu et dif­fu­sé, mais dans celui, plus pro­fond, du brouillage des cri­tères per­met­tant de dis­tin­guer le vrai du faux.

Il fit notam­ment intro­ni­ser un autre à sa place et « joua avec le trône ». Pen­dant un an, ce fut le tatar Siméon Bek­bou­la­to­vitch qui occu­pa le trône de Grand Prince de Mos­co­vie, Ivan IV s’étant reti­ré après lui avoir « offert » la place. Un an plus tard, « Ivan de Mos­cou » reprit le trône du « Grand Prince Siméon », mon­trant ain­si qui pos­sé­dait le véri­table pou­voir, au point d’avoir la capa­ci­té de s’en défaire pro­vi­soi­re­ment. Des épi­sodes simi­laires se rejouèrent à d’autres périodes, comme celle de Pierre le Grand qui fit pas­ser le tsar qu’il était pour un « simple char­pen­tier» ; ou comme un pré­sident de la Fédé­ra­tion de Rus­sie qui fit élire son pre­mier ministre à sa place avant de la reprendre.

D’autres phé­no­mènes ont incar­né l’arbitraire abso­lu dans le domaine des « signes ». Avec notam­ment leur inver­sion dans le contexte de la ter­reur durant les années (1565 – 1572) de l’opritch­ni­na (la par­tie du ter­ri­toire pla­cée sous son contrôle direct, l’autre par­tie, nom­mée la zemcht­chi­na, étant sous le contrôle des boyards nom­més par le tsar). Ain­si, dans la par­tie sous le contrôle d’Ivan IV et qui était cen­sée repré­sen­ter le monde de l’au-delà par oppo­si­tion au monde de la terre, le tsar et les chefs de l’opritch­ni­na se dégui­saient en moines et s’appelaient « frères ». Ils sui­vaient le rythme quo­ti­dien d’un couvent, scan­dé par des séances de tor­tures et de mises à mort, des fes­tins où les par­ti­ci­pants étaient mas­qués — le port du masque étant contraire aux règles de l’Église ortho­doxe. Comme l’écrit Inger­flom, « Tout se dérou­lait comme si le tsar cher­chait à appa­raitre à l’envers du dévot lieu­te­nant de Dieu qu’il aurait dû être : il dan­sait, por­tait des masques, se dégui­sait en moine, fai­sait cou­ler le sang dans les églises, don­nait à son apa­nage et à ses hommes des noms et des appa­rences qui évo­quaient l’enfer. »

Com­ment com­prendre ce qui nous appa­rait comme une folie dévas­ta­trice, qui fait plus pen­ser à Jérôme Bosch qu’au règne sup­po­sé éclai­ré de l’envoyé de Dieu sur terre ? C’est ici qu’Ingerflom va se démar­quer d’une lec­ture dia­bo­li­sante pour ten­ter de sai­sir le sens de ce qui nous appa­rait comme une mons­truo­si­té. Tâche d’autant plus cru­ciale que le phé­no­mène, certes sous des moda­li­tés moins extra­va­gantes et cruelles, se repro­dui­ra avec d’autres, notam­ment Pierre le Grand (pré­sen­té à tort comme un moder­ni­sa­teur vou­lant « occi­den­ta­li­ser » la Rus­sie). L’un des axes expli­ca­tifs est consti­tué par une tra­di­tion du chris­tia­nisme orien­tal (mais pré­sente ailleurs et trou­vant sa source chez Saint Paul) qui per­met de contes­ter l’Église, celle de la folie-en-Christ. En quelques mots, cette figure reli­gieuse incarne la supé­rio­ri­té de la foi sur la rai­son comme accès à la véri­té divine. Elle per­met de trans­gres­ser la loi et toutes les conven­tions sociales au nom d’un prin­cipe reli­gieux supé­rieur5. La « folie » d’Ivan IV serait donc le signe de son élec­tion divine. «[…] ce qui est sacri­lège chez les autres ne l’est pas chez le tsar. Son iden­ti­fi­ca­tion au fol-en-Christ, ce saint qui n’agissait qu’en inver­sant les normes, trans­met­tait le même mes­sage : le tsar ne pou­vait être qu’objet de foi, inabor­dable par la rai­son6 », écrit Inger­flom. Com­ment ne pas voir une paren­té avec cer­tains com­por­te­ments « mons­trueux » de Sta­line, admi­ra­teur d’Ivan IV ? La pre­mière par­tie du film d’Eisenstein Ivan le Ter­rible avait d’ailleurs reçu le prix Sta­line en 1945, alors que la seconde avait été inter­dite, car per­çue comme une cri­tique voi­lée du Guide…

Un symptôme chronique de l’autocratie

Venons-en à la nais­sance du phé­no­mène des « faux tsars » et à sa pro­li­fé­ra­tion, car c’est bien lui, miroir inver­sé et révé­la­teur des res­sorts pro­fonds de l’autocratie, qui est au cœur du livre. Mais pré­ci­sons d’abord, comme annon­cé en début d’article, le sens du terme « impos­teur ». Comme le lec­teur l’aura com­pris, l’usage du mot ne signi­fie évi­dem­ment pas que le tsar soit « vrai » et que son chal­len­geur soit « faux » dans l’esprit d’Ingerflom. Il n’est bien enten­du « faux » que dans l’esprit du « vrai », et inver­se­ment. Reli­gieu­se­ment, le tsar est sup­po­sé être nom­mé par Dieu et il doit donc être « juste », « véri­table », « authen­tique ». Dès lors, lorsque sa poli­tique sus­cite le mécon­ten­te­ment, c’est qu’il n’est pas nom­mé par Dieu, mais bien par le Diable. Son corps phy­sique n’est pas sépa­ré de son corps poli­tique, et si sa poli­tique n’est plus juste, c’est parce que son corps est faux. C’est donc bien parce que sa per­sonne est sacra­li­sée à l’extrême que des concur­rents peuvent émer­ger. Ce que résume ain­si l’auteur : « On peut dire, en nous appuyant sur la langue russe et en accord avec la teneur concep­tuelle de l’autocratie : il y a un auto­nom­mé parce qu’il y a un auto­crate. » Mais l’autonommé fera tout pour mon­trer les preuves de son élec­tion divine face à l’imposteur qui est sur le trône : filia­tion bio­lo­gique, marques cor­po­relles, appel du Saint-Esprit, objets, miracles…

Le pre­mier impos­teur, le « Faux Dimi­tri Ier » (il y en eut plu­sieurs) est contem­po­rain de la suc­ces­sion dis­pu­tée d’Ivan le Ter­rible, ce qui montre une cer­taine syn­chro­ni­ci­té entre la nais­sance de l’autocratie et celle de l’imposture. C’est en 1601 qu’un cer­tain Gré­goire Otre­pev pré­tend être le fils du tsar Ivan IV, sous le nom de Dimi­tri Iva­no­vitch (« Dimi­tri fils d’Ivan »), et donc le vrai tsar face au faux Boris Godou­nov, alors sur le trône. Il prit le pou­voir à Mos­cou et fut cou­ron­né tsar le 21 juillet 1605, régna pen­dant un peu moins d’un an, avant d’être assas­si­né (la rumeur affir­ma bien enten­du qu’il était encore en vie, mais caché). Le pre­mier « faux Dimi­tri » ouvrit la porte à une forme de contes­ta­tion poli­tique dans un sys­tème où le tsar était non seule­ment l’envoyé de Dieu, mais aus­si le pro­prié­taire de la terre et des hommes, tous ses esclaves (kho­lo­py), ain­si que le Maitre (gosou­dar) du sens et de la véri­té7. La mort de Dimi­tri Ier fut sui­vie de nom­breux autres « faux Dimi­tri » (un « essaim de pré­ten­dants »), sou­vent issus des marges « libres » de la Rus­sie (les terres cosaques et l’Ukraine — éter­nel sou­ci des auto­crates mos­co­vites), dont nous n’allons pas égre­ner les aven­tures diverses. Il n’y avait, en effet, pas d’autre voie (avant la révo­lu­tion de 1905) pour s’opposer au tsar, que celle de contes­ter son être même. Car si l’Europe s’engage dans le « désen­chan­te­ment » et la consti­tu­tion de corps poli­tiques dif­fé­ren­ciés, la Rus­sie demeure fer­me­ment arri­mée dans la sacra­li­sa­tion du monarque unique. Ce sont deux « algèbres his­to­riques dif­fé­rentes », affirme l’auteur.

Une des consé­quences de ce qui pré­cède, à savoir un uni­vers poli­tique divi­sé entre « l’Un et le reste, le tsar et ses esclaves », sera la pro­li­fé­ra­tion non seule­ment des « faux tsars », mais éga­le­ment de l’autonomination dans toutes sortes de cir­cons­tances, car il est impos­sible de s’affirmer sujet sans se pré­tendre « un peu » tsar — fût-ce au petit pied. Et cela non sans ris­quer la bas­ton­nade, le knout, la langue cou­pée, la dépor­ta­tion ou l’exécution. Du côté du pou­voir suprême, pas moins d’une ving­taine de faux tsa­ré­vitchs se sont fait connaitre entre l’intronisation de Dimi­tri Ier (1606) et l’avènement du pre­mier des Roma­nov (1613). De nom­breux autres émer­gèrent ensuite durant tout le XVIIe siècle, sur­tout aux marges de la Rus­sie, et même Bog­dan Khmel­nits­ki, le célèbre het­man ukrai­nien, fut pris pour un Dimi­tri. Loin d’être « naïf », le peuple s’était appro­prié la logique de l’autocratie pour s’y oppo­ser, tout en n’enfreignant pas la loi divine et la sacra­li­té du tsar, même si cette der­nière s’est pro­gres­si­ve­ment étio­lée. La poli­tique a cepen­dant de la peine à s’émanciper du reli­gieux, le peuple recou­rant à la magie et aux paroles incan­ta­toires dans ses mou­ve­ments insur­rec­tion­nels (Ingel­form l’illustre à par­tir de l’insurrection de Razine en 1670 – 1671, un homme qui n’affirme pas être l’élu de Dieu, mais bien avoir le tsa­ré­vitch Alexis à ses côtés). Mais, sou­ligne Inger­flom, c’est par ce biais sin­gu­lier que « les gueux faillirent inven­ter la politique ».

Résistance et prolifération

La matrice auto­cra­tique s’est cepen­dant avé­rée extrê­me­ment résis­tante, y com­pris dans les mou­ve­ments insur­rec­tion­nels, sou­vent déclen­chés aux franges occi­den­tales et méri­dio­nales de l’Empire, qui se cou­lèrent dans la logique de « l’envoyé de Dieu » ou ins­tru­men­ta­li­sèrent celle-ci. Le livre d’Ingerflom par­court les siècles qui sépa­rèrent la mort d’Ivan IV (1584) de la révo­lu­tion de 1905, cela en croi­sant diverses thé­ma­tiques (le rôle de l’Église russe, la figure de l’Antéchrist, la fabrique du cha­risme, la pro­li­fé­ra­tion et les muta­tions de « l’imposture », etc.) avec les évè­ne­ments poli­tiques et le règne de dif­fé­rents tsars. Il accorde une place par­ti­cu­lière à Pierre le Grand qui, loin d’avoir « euro­péa­ni­sé la Rus­sie » comme il le pré­ten­dait lui-même, rejoue Ivan le Ter­rible — y com­pris dans le meurtre de son fils, fouet­té à mort — et impose ses réformes moder­ni­sa­trices dans le plus pur style auto­cra­tique. Si ce n’était pas le cas, note l’auteur, « com­ment expli­quer le défer­le­ment de faux tsa­ré­vitchs après le décès de Pierre, avec ce que cela com­porte comme archaïsme, reli­gio­si­té et per­sis­tance du pas­sé moscovite ? »

La conti­nui­té entre Ivan et Pierre — le pre­mier tsar et le pre­mier empe­reur — était per­çue par les his­to­riens russes (tels Constan­tin Kave­line, un des fon­da­teurs de l’historiographe russe au début du XIXe siècle), mais éga­le­ment par les pay­sans qui « pensent que Pierre le Grand vécut immé­dia­te­ment après Ivan le Ter­rible8 ». Notons que l’inversion des signes fut aus­si mise en œuvre par Pierre, qui fon­da un « Tout-comique et Tout-ivrogne Concile » qui se livra à des dégui­se­ments et des mas­ca­rades bur­lesques, sans oublier les beu­ve­ries, tout comme Ivan IV. Pierre se fit aus­si pas­ser pour un « modeste capi­taine » et s’abaissait pour « sou­li­gner son cha­risme et son sta­tut d’Élu ». Enfin, il sup­pri­ma le Patriar­cat en 1721 et devint seul inter­mé­diaire entre son peuple et Dieu. Il demeu­ra le pro­prié­taire fon­cier de la Rus­sie, choi­sit lui-même son suc­ces­seur, et fut le Père des peuples ou batiou­ch­ka (petit-père), titre repris par Sta­line. Inger­flom sou­ligne à cette occa­sion l’écart entre l’autocratie russe et la monar­chie fran­çaise, même abso­lue. Outre la pré­sence de par­le­ments qui peuvent s’opposer au roi, en matière de suc­ces­sion, « le Dau­phin n’hérite pas du Roi » et celui-ci ne peut le dépos­sé­der. Les deux par­cours his­to­riques sont fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rents et l’historien doit se faire anthropologue.

La pos­té­ri­té de Pierre le Grand, mort en 1725 sans avoir eu le temps de dési­gner un suc­ces­seur, fut accom­pa­gnée d’une mul­ti­tude de « faux Alexis » (nom du fils de Pierre, mort en cap­ti­vi­té) et il n’y eut ensuite pas moins de soixante « faux tsars » entre 1762 et 1800, comp­ta­bi­li­sés par l’auteur. Le plus célèbre d’entre eux est Pou­gat­chev, cosaque vieux-croyant et faux Pierre III. Mais l’extension de l’Empire vers le sud avec la conquête de la nou­velle Rus­sie, incluant la Cri­mée, dimi­nua le rôle des cosaques dont les armées furent dis­soutes ou inté­grées. Le bras armé de nom­breux auto­nom­més dis­pa­rut, et il fal­lut attendre 1905 pour que la Rus­sie connaisse une insur­rec­tion glo­bale. Celle-ci fut ren­due pos­sible par un affai­blis­se­ment pro­gres­sif de l’autocratie, le tsar étant de plus en plus per­çu comme étant lui-même un auto­nom­mé. L’Élu de Dieu se trans­for­ma dès lors en vul­gaire des­pote. Alors que « le tsar reste atta­ché à une pen­sée de la trans­cen­dance […] le peuple découvre la poli­tique moderne ». Bien enten­du, l’affaiblissement de l’autocratie entraine de fac­to celle de l’autonomination, et l’on voit de plus en plus l’imposture — au sens de la volon­té consciente de trom­per — accom­pa­gner ou sup­plan­ter l’autonomination dans une ahu­ris­sante pro­li­fé­ra­tion9. Enfin, sou­ligne Inger­flom, « la Révo­lu­tion de 1905 – 1907 est la pre­mière insur­rec­tion à l’échelle du pays qui ne se place pas sous la ban­nière d’un autonommé ».

De Nicolas II à Lénine et Poutine

Le déclin de l’autocratie sem­blait assu­ré, mais le sur­gis­se­ment faus­se­ment para­doxal d’une mys­tique révo­lu­tion­naire a ravi­vé « l’arbitraire d’un seul » — non pas celui de l’Élu de Dieu, mais celui du Guide incar­nant les lois de l’Histoire. L’isolement du popu­liste ou du révo­lu­tion­naire face aux pay­sans était tel que l’un des pères du mar­xisme russe, Pavel Axel­rod (1850 – 1928), résu­ma ain­si leur posi­tion dans ses mémoires : « Il faut aban­don­ner le prisme de l’Europe occi­den­tale à tra­vers lequel l’intelligentsia révo­lu­tion­naire s’est for­mée ; il est indis­pen­sable d’accepter pro­vi­soi­re­ment les pré­ju­gés du peuple russe, adop­tant s’il le faut le dra­peau d’un faux tsar, bien­fai­teur mythique du peuple. » L’interprétation léni­niste du mar­xisme, avec son volon­ta­risme extrême sup­pléant à « l’absence de classes sociales poli­ti­que­ment consti­tuées », se situe dans une pers­pec­tive sem­blable. La mys­tique de la révo­lu­tion et sa cap­ta­tion par les bol­ché­viques seraient une mani­fes­ta­tion du pas­sé auto­cra­tique dans le pré­sent révo­lu­tion­naire, comme le fut l’exécution secrète et sans pro­cès de la famille impériale.

Inger­flom repère dès lors, à la fin de son ouvrage, les fortes réma­nences de la matrice auto­cra­tique durant la période bol­che­vique (le sujet a été trai­té exten­si­ve­ment dans son livre, Le citoyen impos­sible. Les racines russes du léni­nisme). Son objet sera de repé­rer ce qu’est deve­nue l’imposture sous le nou­veau régime, après avoir réfu­té la thèse affir­mant que, sans la révo­lu­tion d’Octobre, le pro­ces­sus « nor­mal » de type occi­den­tal se serait pour­sui­vi. En effet, le libé­ra­lisme poli­tique et les valeurs modernes n’avaient que peu péné­tré en Rus­sie. L’on pas­sa, après l’échec pré­vi­sible de la révo­lu­tion de Février, de l’autocratie tsa­riste à la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat — menée par un par­ti de révo­lu­tion­naires pro­fes­sion­nels, bien­tôt incar­né dans le corps sacra­li­sé du Guide. Car, écrit l’auteur, « le par­ti était […] pen­sé comme un dis­po­si­tif authen­ti­que­ment poli­tique, mais miné de l’intérieur par une sorte de vice auto­cra­tique : il refu­sait l’autonomie du social et gar­dait le mono­pole du cri­tère de la légi­ti­mi­té du pou­voir » (sou­li­gné dans le texte). Divers phé­no­mènes évo­qués plus haut se sont dès lors repro­duits, comme la mani­fes­ta­tion de « faux » tsa­ré­vitchs ayant échap­pé au mas­sacre de la famille impé­riale, mais aus­si de faux Lénine, Trots­ki ou fils de Sta­line. La mai­trise totale de l’information et la pro­duc­tion exclu­sive du « vrai » (c’est le sens du mot Prav­da), l’accaparement des richesses et des terres col­lec­ti­vi­sées en pro­prié­tés d’État, sans par­ler des mas­ca­rades et bac­cha­nales sta­li­niennes, par­ti­cipent aus­si d’une matrice auto­cra­tique du pou­voir qui per­dure. Cette conti­nui­té est une des thèses du livre, s’inscrivant en faux contre l’affirmation que « la prise du pou­voir par les bol­che­viks marque une rup­ture abso­lue à l’égard du passé ».

L’actuel régime russe s’éclairerait éga­le­ment à la lumière de ce pas­sé tenace, mal­gré les immenses bou­le­ver­se­ments du XXe siècle. Il per­dure, d’un côté, par le retour du « patri­mo­nia­lisme russe » comme le sou­li­gnait Kat­li­jn Mal­fliet10 au sujet du com­bat entre Vla­di­mir Pou­tine et les oli­garques, com­pa­rant ces der­niers « aux boyards de l’ancienne Mos­co­vie » (et com­pa­rant donc Pou­tine à Ivan IV). Et, de l’autre côté, par la cen­tra­li­sa­tion maxi­male du pou­voir et le contrôle total de l’information qui, bien plus que d’exercer une cen­sure sur la presse, vise en fait un mono­pole de la pro­duc­tion de l’information, et donc, une fois de plus, la mai­trise du « vrai » et du « faux »11. Plus anec­do­tique, peut-être, la glo­ri­fi­ca­tion spor­tive du corps pou­ti­nien et la décou­verte, en 2012, dans la région de Nij­niy Nov­go­rod, d’une secte diri­gée par la « petite mère » Fori­nia, priant devant l’icône repré­sen­tant le pré­sident. Mais si même l’ancien vice-Pre­mier ministre, Vla­di­slav Sour­kov, affirme que Pou­tine est « l’envoyé de Dieu » et « le sau­veur de la Rus­sie », la babou­ch­ka n’a peut-être pas tout à fait tort.

C’est, nous semble-t-il, le mérite majeur de ce livre touf­fu et riche­ment docu­men­té (dont la pro­blé­ma­tique dépasse très lar­ge­ment celle de la seule Rus­sie) de nous faire prendre conscience de la rela­ti­vi­té de notre habi­tus démo­cra­tique et de la per­sis­tance tenace de matrices poli­tiques dif­fé­rentes. Cela mal­gré ou grâce aux bou­le­ver­se­ments de l’histoire qui peuvent don­ner l’illusion du contraire. Car, pour reprendre les pro­pos d’un héros du roman Le Gué­pard, « Se voglia­mo che tut­to riman­ga come è, biso­gna che tut­to cam­bi12 ! »

  1. Isa­belle Pan­draud, « Une “bombe à retar­de­ment” nom­mée Lénine », Le Monde, 3 février 2016.
  2. Clau­dio Inger­flom, Le tsar, c’est moi. L’imposture per­ma­nente d’Ivan le Ter­rible à Vla­di­mir Pou­tine, Presses uni­ver­si­taires de France, octobre 2015. Cl. Inger­flom est l’auteur de nom­breux ouvrages sur la Rus­sie, et notam­ment du livre Le citoyen impos­sible. Les racines russes du léni­nisme (Payot, 1988). Cet ouvrage extrê­me­ment éclai­rant, com­plé­men­taire du livre dont nous ren­dons compte, a fait l’objet d’une note de lec­ture consis­tante dans la revue Annales, n° 6/1989, consul­table en ligne.
  3. Dans L’écriture de l’histoire, Gal­li­mard, 1975. On peut cepen­dant se deman­der si l’inverse est pos­sible : notre savoir scien­ti­fique moderne peut-il être com­pris sans juge­ment par les « autres » ?
  4. La dimen­sion « asiate » du pou­voir russe a été sou­li­gnée par d’innombrables auteurs, y com­pris Lénine. On dis­pose d’un témoi­gnage très ancien sous la plume de Giles Flet­cher, ambas­sa­deur d’Angleterre envoyé en 1588 à Mos­cou, quatre ans après la mort d’Ivan IV : « Le gou­ver­ne­ment est à peu près à la turque. Les Russes semblent imi­ter les Turcs autant que le per­mettent et la nature du pays et leur capa­ci­té poli­tique. Ce gou­ver­ne­ment est une tyran­nie pure et simple car il subor­donne toutes choses à l’intérêt du prince et, cela, de la manière la plus bar­bare et la plus ouverte. » (publié à Londres, 1591). Bien enten­du, les termes « Turc » et « asiate » méri­te­raient d’être expli­ci­tés, mais ce n’est pas notre sujet. On note­ra cepen­dant ce juge­ment d’un Anglais du XVIe siècle qui iden­ti­fie une « dif­fé­rence » qui per­dure depuis des siècles.
  5. Les « mas­ca­rades » des Pus­sy Riot par­ti­cipent sans doute iro­ni­que­ment de cette logique. Rap­pe­lons que l’une des actions les plus spec­ta­cu­laires de ces oppo­santes au régime de Vla­di­mir Pou­tine fut de réa­li­ser une « per­for­mance » dans la cathé­drale du Christ-Sau­veur à Mos­cou, où elles crièrent sau­tillantes et cagou­lées : « Marie, mère de Dieu, chasse Pou­tine ! ». Voir « Icône anti-Pou­tine », Le Monde, 22 avril 2016.
  6. Ce qui fait pen­ser à ces célèbres vers du poète Fio­dor Tioutt­chev (1803 – 1873): « Nul mètre usuel ne la mesure / Nulle rai­son ne la conçoit / La Rus­sie a une sta­ture / Qui ne se livre qu’à la foi. »
  7. À la suite du péché ori­gi­nel, l’homme n’a plus de liber­té selon Ivan IV. Seul le tsar, ins­tal­lé par Dieu, est doté du libre arbitre. Tous les habi­tants de son domaine, qui se confond avec la Rus­sie, sont donc ses esclaves. Ain­si, la noblesse était une noblesse « de ser­vice », pri­vée de pro­prié­té réelle. Et quand on sou­haite savoir « qui est » un pay­san, on lui demande « À qui appar­tiens-tu ? ». Seul le tsar peut dire « Je suis ».
  8. Selon I. Gri­nev, eth­no­graphe russe de la fin du XIXe siècle, cité par l’auteur.
  9. Le livre en décrit de nom­breuses mani­fes­ta­tions dans la lit­té­ra­ture russe, notam­ment chez Pou­ch­kine, Dos­toïevs­ki et Gogol (la figure du Rivi­zor qui s’avère être un « faux Revi­zor »). Il y eut par ailleurs d’innombrables faux écri­vains, acteurs, juges, pro­cu­reurs, popes, méde­cins, émis­saires de l’Empereur, etc. Sans comp­ter les fausses légis­la­tions, fausses oukases manuscrites…
  10. « Un État patri­mo­nial », dans le dos­sier « Rus­sie : le retour du même ?», La Revue nou­velle, avril 2012. Kat­li­jn Mal­fliet écrit par ailleurs en début d’article : « La consti­tu­tion mise en place par Boris Elt­sine en 1993, et tou­jours en vigueur, défi­nit la Rus­sie comme un État de droit démo­cra­tique. En réa­li­té, par de nom­breux traits, le nou­vel État russe res­semble à une autocratie ».
  11. Voir notam­ment à ce sujet le cha­pitre II, « Men­songe et pro­pa­gande » dans Le rap­port Nemt­sov. Pou­tine et la guerre, Solin/Actes Sud, 2016. Michel Elt­cha­ni­noff y écrit dans sa post­face : « Vla­di­mir Pou­tine se situe désor­mais dans un champ où la véri­té et le men­songe n’ont plus vrai­ment de sens. »
  12. « Si nous vou­lons que tout reste comme avant, il faut que tout change » est le pro­pos d’un aris­to­crate deve­nu gari­bal­dien, Tan­cre­di Fal­co­ne­ri. Bien évi­dem­ment, il s’agit dans ce cas d’une démarche pré­sen­tée comme consciente et volon­taire, alors que l’objet du livre d’Ingerflom concerne les struc­tures pro­fondes. Celles-ci ne se repro­duisent pas à l’identique, mais subissent des chan­ge­ments plus lents que la sur­face des choses.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur