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Le tsar, c’est moi. L’imposture permanente d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine
À l’approche du centième anniversaire de la révolution d’Octobre 1917, cet ouvrage robuste documente et analyse la tradition autocratique russe sous l’angle spéculaire de son « imposture ». Un legs pluriséculaire et une spécificité de la « voie russe » qui, selon l’auteur, déborde amplement la période tsariste. Son sujet concerne une dimension centrale et difficilement compréhensible — pour nous Européens […]
À l’approche du centième anniversaire de la révolution d’Octobre 1917, cet ouvrage robuste documente et analyse la tradition autocratique russe sous l’angle spéculaire de son « imposture ». Un legs pluriséculaire et une spécificité de la « voie russe » qui, selon l’auteur, déborde amplement la période tsariste. Son sujet concerne une dimension centrale et difficilement compréhensible — pour nous Européens vivant au XXIe siècle — du pouvoir politique moscovite : celui de l’ancien régime, mais aussi celui du pouvoir actuel, malgré les nombreuses évolutions en Russie et en Europe. Dans une déclaration récente, le président russe a ainsi accusé Lénine d’avoir « déposé une bombe atomique sous la maison Russie », cela non pas parce qu’il avait instauré le bolchevisme et initié le goulag, mais bien parce qu’il avait accordé l’autonomie aux sujets de l’URSS, « sur la base d’une égalité totale avec le droit, pour chacun, de quitter l’union1. » Il n’aurait donc pas dû « ouvrir la prison des peuples ». Les énoncés « accorder l’autonomie aux sujets », « égalité totale », « quitter l’union » peuvent sans doute revêtir d’autres significations.
Ce livre, qui s’ouvre par une référence à « l’envoyé de Dieu » que serait Vladimir Poutine selon Vladislav Sourkov, ancien vice-Premier ministre et proche conseiller, peut aussi nous éclairer par un choc en retour, à la fois sur la réalité politique russe contemporaine et sur la nôtre — comme peut le faire un « regard éloigné ». Une précision avant d’entrer dans le vif du sujet : le sous-titre « l’imposture permanente » est, si l’on peut dire, trompeur. Le syndrome des « faux tsars » et autres « faux tsarévitchs » (sans parler du « faux Lénine » et des « faux fils de Staline »), qui se sont multipliés depuis Ivan IV, n’est en effet pas équivalent à celui d’imposture au sens de tromperie volontaire. L’auteur s’en explique (nous y reviendrons), mais il faut bien trouver un titre. Le lecteur pourrait cependant en déduire que les tsars russes sont tous des imposteurs, ce qui n’est pas l’affirmation d’Ingerflom. Passons donc au livre en gardant cela à l’esprit.
Le corps unique du Roi
L’ouvrage de Claudio Ingerflom2, ancien directeur de recherche au CNRS, originaire d’Argentine où il vit et travaille actuellement, se centre de manière très documentée sur un phénomène passionnant de l’histoire russe, une « maladie chronique » de l’autocratie selon l’auteur. Pendant plus de quatre siècles, l’opposition au pouvoir en Russie prit souvent la forme du « faux tsar », c’est-à-dire celle d’un individu qui se prétendait le « vrai tsar » face au souverain régnant et menait, au nom de cette réalité biologique, le combat pour le pouvoir dont il se prétendait le détenteur légitime. C’est tantôt ce nouvel « élu de Dieu » qui menait directement la lutte dont il était l’initiateur, tantôt des forces rebelles qui le brandissaient de manière plus ou moins visible ou cachée, voire instrumentalisée. En d’autres mots, face à un pouvoir qui s’incarnait dans le corps unique du Souverain choisi par Dieu, il n’y avait pas d’alternative que de lui opposer un autre corps, les protagonistes se qualifiant mutuellement d’imposteurs. S’opposer au tsar c’est donc douter de son authenticité physique. Bien entendu, dans la mesure où le tsar était nommé par Dieu lui-même, celui qui s’opposait à lui ne pouvait être considéré, par ses adversaires, que comme auto-nommé (samozvanets) — c’est-à-dire comme « celui qui n’a pas été nommé par Dieu ». Contredanse singulière, dans laquelle autonomie et hétéronomie forment un curieux duo, et qui ne connaitra un premier coup d’arrêt que lors de la « vraie » révolution russe, celle de 1905.
L’auteur va retracer la persistance de cette matrice autocratique de ses origines à nos jours, en examinant ses composantes, ses manifestations, ses variations, son historicité et ses paradoxes pendant plus d’un demi-millénaire. Il va également nous inviter à entrer dans la logique culturelle et religieuse de l’autocratie et celle de son double, « l’autonomination », en mettant notre jugement immédiat de modernes Occidentaux entre parenthèses. Il n’est en effet guère possible de saisir tous les effets surprenants de cette logique politique si l’on se contente de la percevoir à travers notre grille de lecture spontanée, prescriptive et non questionnée. Nous sommes donc invités à une saisie « compréhensive » au sens wébérien : interpréter des phénomènes sociaux à la lumière du sens que les acteurs donnent à leurs actes, « prendre au sérieux le discours des acteurs ». Et tenir compte davantage de la généalogie que de la conjoncture.
L’ouvrage d’Ingerflom est dès lors aussi de nature épistémologique, dans la mesure où sa visée est de « connaitre un savoir qui n’est pas le Nôtre ». Sa démarche s’oppose par conséquent à ceux qui rejettent les autres modes de pensée dans l’obscurantisme — tels « la stupidité paysanne » ou « le monarchisme naïf » — car, comme l’écrivait Michel de Certeau cité par l’auteur, « Quand on est historien, comprendre n’est pas donner un nom de nuit à ce qui reste caché3 ». Ce qui n’implique nullement, faut-il le préciser, d’adhérer à ce que l’on tente de comprendre. Ce serait d’ailleurs encore bien plus difficile !
Le tsar, maitre du vrai et du faux
Venons-en aux sources historiquement situées de cette matrice. L’autocratie russe en tant qu’institution politique est, en effet, datée, notamment par l’écrasement sanglant des républiques marchandes de Novgorod et de Pskov au XVe siècle. De multiples facteurs peuvent rendre compte de son émergence (prédominance de la grande principauté de Moscou sur les autres entités politiques du monde russe, influence mongole sur la conception du pouvoir4, rôle de l’orthodoxie, continentalité de l’espace russe et faiblesse des villes, etc.), mais ce n’est pas le lieu de les détailler ici. L’auteur décrit et examine le concept d’autocratie à partir du règne d’Ivan IV, dit « le Terrible » (1530 – 1584), le premier grand-prince qui se soit déclaré « tsar ». Et ce qui est très éclairant, c’est que la longue lignée des « imposteurs » va précisément se mettre en place à partir de ce moment, comme s’il s’agissait des deux faces d’une même médaille.
Ivan le Terrible va imposer sa souveraineté absolue en éliminant la tutelle des boyards, ces princes qui l’avaient humilié durant son enfance et dont le pouvoir menaçait le sien. Il n’y aura plus que lui pour représenter la volonté de Dieu sur la terre russe : son pouvoir sera illimité, incarné dans son corps et tout ce qui en émane, seule source du vrai et du faux. Son règne s’accompagnera dès lors — fait peu connu en Occident — d’une incroyable « mascarade » et d’une « inversion des signes » qui visaient à montrer que sa puissance était telle qu’il commandait non seulement le monde, mais également le sens que les hommes pouvaient lui donner. La maitrise totale de « l’information » ne date donc pas d’aujourd’hui, non pas dans le sens de la censure et de la sélection de ce qui peut être connu et diffusé, mais dans celui, plus profond, du brouillage des critères permettant de distinguer le vrai du faux.
Il fit notamment introniser un autre à sa place et « joua avec le trône ». Pendant un an, ce fut le tatar Siméon Bekboulatovitch qui occupa le trône de Grand Prince de Moscovie, Ivan IV s’étant retiré après lui avoir « offert » la place. Un an plus tard, « Ivan de Moscou » reprit le trône du « Grand Prince Siméon », montrant ainsi qui possédait le véritable pouvoir, au point d’avoir la capacité de s’en défaire provisoirement. Des épisodes similaires se rejouèrent à d’autres périodes, comme celle de Pierre le Grand qui fit passer le tsar qu’il était pour un « simple charpentier» ; ou comme un président de la Fédération de Russie qui fit élire son premier ministre à sa place avant de la reprendre.
D’autres phénomènes ont incarné l’arbitraire absolu dans le domaine des « signes ». Avec notamment leur inversion dans le contexte de la terreur durant les années (1565 – 1572) de l’opritchnina (la partie du territoire placée sous son contrôle direct, l’autre partie, nommée la zemchtchina, étant sous le contrôle des boyards nommés par le tsar). Ainsi, dans la partie sous le contrôle d’Ivan IV et qui était censée représenter le monde de l’au-delà par opposition au monde de la terre, le tsar et les chefs de l’opritchnina se déguisaient en moines et s’appelaient « frères ». Ils suivaient le rythme quotidien d’un couvent, scandé par des séances de tortures et de mises à mort, des festins où les participants étaient masqués — le port du masque étant contraire aux règles de l’Église orthodoxe. Comme l’écrit Ingerflom, « Tout se déroulait comme si le tsar cherchait à apparaitre à l’envers du dévot lieutenant de Dieu qu’il aurait dû être : il dansait, portait des masques, se déguisait en moine, faisait couler le sang dans les églises, donnait à son apanage et à ses hommes des noms et des apparences qui évoquaient l’enfer. »
Comment comprendre ce qui nous apparait comme une folie dévastatrice, qui fait plus penser à Jérôme Bosch qu’au règne supposé éclairé de l’envoyé de Dieu sur terre ? C’est ici qu’Ingerflom va se démarquer d’une lecture diabolisante pour tenter de saisir le sens de ce qui nous apparait comme une monstruosité. Tâche d’autant plus cruciale que le phénomène, certes sous des modalités moins extravagantes et cruelles, se reproduira avec d’autres, notamment Pierre le Grand (présenté à tort comme un modernisateur voulant « occidentaliser » la Russie). L’un des axes explicatifs est constitué par une tradition du christianisme oriental (mais présente ailleurs et trouvant sa source chez Saint Paul) qui permet de contester l’Église, celle de la folie-en-Christ. En quelques mots, cette figure religieuse incarne la supériorité de la foi sur la raison comme accès à la vérité divine. Elle permet de transgresser la loi et toutes les conventions sociales au nom d’un principe religieux supérieur5. La « folie » d’Ivan IV serait donc le signe de son élection divine. «[…] ce qui est sacrilège chez les autres ne l’est pas chez le tsar. Son identification au fol-en-Christ, ce saint qui n’agissait qu’en inversant les normes, transmettait le même message : le tsar ne pouvait être qu’objet de foi, inabordable par la raison6 », écrit Ingerflom. Comment ne pas voir une parenté avec certains comportements « monstrueux » de Staline, admirateur d’Ivan IV ? La première partie du film d’Eisenstein Ivan le Terrible avait d’ailleurs reçu le prix Staline en 1945, alors que la seconde avait été interdite, car perçue comme une critique voilée du Guide…
Un symptôme chronique de l’autocratie
Venons-en à la naissance du phénomène des « faux tsars » et à sa prolifération, car c’est bien lui, miroir inversé et révélateur des ressorts profonds de l’autocratie, qui est au cœur du livre. Mais précisons d’abord, comme annoncé en début d’article, le sens du terme « imposteur ». Comme le lecteur l’aura compris, l’usage du mot ne signifie évidemment pas que le tsar soit « vrai » et que son challengeur soit « faux » dans l’esprit d’Ingerflom. Il n’est bien entendu « faux » que dans l’esprit du « vrai », et inversement. Religieusement, le tsar est supposé être nommé par Dieu et il doit donc être « juste », « véritable », « authentique ». Dès lors, lorsque sa politique suscite le mécontentement, c’est qu’il n’est pas nommé par Dieu, mais bien par le Diable. Son corps physique n’est pas séparé de son corps politique, et si sa politique n’est plus juste, c’est parce que son corps est faux. C’est donc bien parce que sa personne est sacralisée à l’extrême que des concurrents peuvent émerger. Ce que résume ainsi l’auteur : « On peut dire, en nous appuyant sur la langue russe et en accord avec la teneur conceptuelle de l’autocratie : il y a un autonommé parce qu’il y a un autocrate. » Mais l’autonommé fera tout pour montrer les preuves de son élection divine face à l’imposteur qui est sur le trône : filiation biologique, marques corporelles, appel du Saint-Esprit, objets, miracles…
Le premier imposteur, le « Faux Dimitri Ier » (il y en eut plusieurs) est contemporain de la succession disputée d’Ivan le Terrible, ce qui montre une certaine synchronicité entre la naissance de l’autocratie et celle de l’imposture. C’est en 1601 qu’un certain Grégoire Otrepev prétend être le fils du tsar Ivan IV, sous le nom de Dimitri Ivanovitch (« Dimitri fils d’Ivan »), et donc le vrai tsar face au faux Boris Godounov, alors sur le trône. Il prit le pouvoir à Moscou et fut couronné tsar le 21 juillet 1605, régna pendant un peu moins d’un an, avant d’être assassiné (la rumeur affirma bien entendu qu’il était encore en vie, mais caché). Le premier « faux Dimitri » ouvrit la porte à une forme de contestation politique dans un système où le tsar était non seulement l’envoyé de Dieu, mais aussi le propriétaire de la terre et des hommes, tous ses esclaves (kholopy), ainsi que le Maitre (gosoudar) du sens et de la vérité7. La mort de Dimitri Ier fut suivie de nombreux autres « faux Dimitri » (un « essaim de prétendants »), souvent issus des marges « libres » de la Russie (les terres cosaques et l’Ukraine — éternel souci des autocrates moscovites), dont nous n’allons pas égrener les aventures diverses. Il n’y avait, en effet, pas d’autre voie (avant la révolution de 1905) pour s’opposer au tsar, que celle de contester son être même. Car si l’Europe s’engage dans le « désenchantement » et la constitution de corps politiques différenciés, la Russie demeure fermement arrimée dans la sacralisation du monarque unique. Ce sont deux « algèbres historiques différentes », affirme l’auteur.
Une des conséquences de ce qui précède, à savoir un univers politique divisé entre « l’Un et le reste, le tsar et ses esclaves », sera la prolifération non seulement des « faux tsars », mais également de l’autonomination dans toutes sortes de circonstances, car il est impossible de s’affirmer sujet sans se prétendre « un peu » tsar — fût-ce au petit pied. Et cela non sans risquer la bastonnade, le knout, la langue coupée, la déportation ou l’exécution. Du côté du pouvoir suprême, pas moins d’une vingtaine de faux tsarévitchs se sont fait connaitre entre l’intronisation de Dimitri Ier (1606) et l’avènement du premier des Romanov (1613). De nombreux autres émergèrent ensuite durant tout le XVIIe siècle, surtout aux marges de la Russie, et même Bogdan Khmelnitski, le célèbre hetman ukrainien, fut pris pour un Dimitri. Loin d’être « naïf », le peuple s’était approprié la logique de l’autocratie pour s’y opposer, tout en n’enfreignant pas la loi divine et la sacralité du tsar, même si cette dernière s’est progressivement étiolée. La politique a cependant de la peine à s’émanciper du religieux, le peuple recourant à la magie et aux paroles incantatoires dans ses mouvements insurrectionnels (Ingelform l’illustre à partir de l’insurrection de Razine en 1670 – 1671, un homme qui n’affirme pas être l’élu de Dieu, mais bien avoir le tsarévitch Alexis à ses côtés). Mais, souligne Ingerflom, c’est par ce biais singulier que « les gueux faillirent inventer la politique ».
Résistance et prolifération
La matrice autocratique s’est cependant avérée extrêmement résistante, y compris dans les mouvements insurrectionnels, souvent déclenchés aux franges occidentales et méridionales de l’Empire, qui se coulèrent dans la logique de « l’envoyé de Dieu » ou instrumentalisèrent celle-ci. Le livre d’Ingerflom parcourt les siècles qui séparèrent la mort d’Ivan IV (1584) de la révolution de 1905, cela en croisant diverses thématiques (le rôle de l’Église russe, la figure de l’Antéchrist, la fabrique du charisme, la prolifération et les mutations de « l’imposture », etc.) avec les évènements politiques et le règne de différents tsars. Il accorde une place particulière à Pierre le Grand qui, loin d’avoir « européanisé la Russie » comme il le prétendait lui-même, rejoue Ivan le Terrible — y compris dans le meurtre de son fils, fouetté à mort — et impose ses réformes modernisatrices dans le plus pur style autocratique. Si ce n’était pas le cas, note l’auteur, « comment expliquer le déferlement de faux tsarévitchs après le décès de Pierre, avec ce que cela comporte comme archaïsme, religiosité et persistance du passé moscovite ? »
La continuité entre Ivan et Pierre — le premier tsar et le premier empereur — était perçue par les historiens russes (tels Constantin Kaveline, un des fondateurs de l’historiographe russe au début du XIXe siècle), mais également par les paysans qui « pensent que Pierre le Grand vécut immédiatement après Ivan le Terrible8 ». Notons que l’inversion des signes fut aussi mise en œuvre par Pierre, qui fonda un « Tout-comique et Tout-ivrogne Concile » qui se livra à des déguisements et des mascarades burlesques, sans oublier les beuveries, tout comme Ivan IV. Pierre se fit aussi passer pour un « modeste capitaine » et s’abaissait pour « souligner son charisme et son statut d’Élu ». Enfin, il supprima le Patriarcat en 1721 et devint seul intermédiaire entre son peuple et Dieu. Il demeura le propriétaire foncier de la Russie, choisit lui-même son successeur, et fut le Père des peuples ou batiouchka (petit-père), titre repris par Staline. Ingerflom souligne à cette occasion l’écart entre l’autocratie russe et la monarchie française, même absolue. Outre la présence de parlements qui peuvent s’opposer au roi, en matière de succession, « le Dauphin n’hérite pas du Roi » et celui-ci ne peut le déposséder. Les deux parcours historiques sont fondamentalement différents et l’historien doit se faire anthropologue.
La postérité de Pierre le Grand, mort en 1725 sans avoir eu le temps de désigner un successeur, fut accompagnée d’une multitude de « faux Alexis » (nom du fils de Pierre, mort en captivité) et il n’y eut ensuite pas moins de soixante « faux tsars » entre 1762 et 1800, comptabilisés par l’auteur. Le plus célèbre d’entre eux est Pougatchev, cosaque vieux-croyant et faux Pierre III. Mais l’extension de l’Empire vers le sud avec la conquête de la nouvelle Russie, incluant la Crimée, diminua le rôle des cosaques dont les armées furent dissoutes ou intégrées. Le bras armé de nombreux autonommés disparut, et il fallut attendre 1905 pour que la Russie connaisse une insurrection globale. Celle-ci fut rendue possible par un affaiblissement progressif de l’autocratie, le tsar étant de plus en plus perçu comme étant lui-même un autonommé. L’Élu de Dieu se transforma dès lors en vulgaire despote. Alors que « le tsar reste attaché à une pensée de la transcendance […] le peuple découvre la politique moderne ». Bien entendu, l’affaiblissement de l’autocratie entraine de facto celle de l’autonomination, et l’on voit de plus en plus l’imposture — au sens de la volonté consciente de tromper — accompagner ou supplanter l’autonomination dans une ahurissante prolifération9. Enfin, souligne Ingerflom, « la Révolution de 1905 – 1907 est la première insurrection à l’échelle du pays qui ne se place pas sous la bannière d’un autonommé ».
De Nicolas II à Lénine et Poutine
Le déclin de l’autocratie semblait assuré, mais le surgissement faussement paradoxal d’une mystique révolutionnaire a ravivé « l’arbitraire d’un seul » — non pas celui de l’Élu de Dieu, mais celui du Guide incarnant les lois de l’Histoire. L’isolement du populiste ou du révolutionnaire face aux paysans était tel que l’un des pères du marxisme russe, Pavel Axelrod (1850 – 1928), résuma ainsi leur position dans ses mémoires : « Il faut abandonner le prisme de l’Europe occidentale à travers lequel l’intelligentsia révolutionnaire s’est formée ; il est indispensable d’accepter provisoirement les préjugés du peuple russe, adoptant s’il le faut le drapeau d’un faux tsar, bienfaiteur mythique du peuple. » L’interprétation léniniste du marxisme, avec son volontarisme extrême suppléant à « l’absence de classes sociales politiquement constituées », se situe dans une perspective semblable. La mystique de la révolution et sa captation par les bolchéviques seraient une manifestation du passé autocratique dans le présent révolutionnaire, comme le fut l’exécution secrète et sans procès de la famille impériale.
Ingerflom repère dès lors, à la fin de son ouvrage, les fortes rémanences de la matrice autocratique durant la période bolchevique (le sujet a été traité extensivement dans son livre, Le citoyen impossible. Les racines russes du léninisme). Son objet sera de repérer ce qu’est devenue l’imposture sous le nouveau régime, après avoir réfuté la thèse affirmant que, sans la révolution d’Octobre, le processus « normal » de type occidental se serait poursuivi. En effet, le libéralisme politique et les valeurs modernes n’avaient que peu pénétré en Russie. L’on passa, après l’échec prévisible de la révolution de Février, de l’autocratie tsariste à la dictature du prolétariat — menée par un parti de révolutionnaires professionnels, bientôt incarné dans le corps sacralisé du Guide. Car, écrit l’auteur, « le parti était […] pensé comme un dispositif authentiquement politique, mais miné de l’intérieur par une sorte de vice autocratique : il refusait l’autonomie du social et gardait le monopole du critère de la légitimité du pouvoir » (souligné dans le texte). Divers phénomènes évoqués plus haut se sont dès lors reproduits, comme la manifestation de « faux » tsarévitchs ayant échappé au massacre de la famille impériale, mais aussi de faux Lénine, Trotski ou fils de Staline. La maitrise totale de l’information et la production exclusive du « vrai » (c’est le sens du mot Pravda), l’accaparement des richesses et des terres collectivisées en propriétés d’État, sans parler des mascarades et bacchanales staliniennes, participent aussi d’une matrice autocratique du pouvoir qui perdure. Cette continuité est une des thèses du livre, s’inscrivant en faux contre l’affirmation que « la prise du pouvoir par les bolcheviks marque une rupture absolue à l’égard du passé ».
L’actuel régime russe s’éclairerait également à la lumière de ce passé tenace, malgré les immenses bouleversements du XXe siècle. Il perdure, d’un côté, par le retour du « patrimonialisme russe » comme le soulignait Katlijn Malfliet10 au sujet du combat entre Vladimir Poutine et les oligarques, comparant ces derniers « aux boyards de l’ancienne Moscovie » (et comparant donc Poutine à Ivan IV). Et, de l’autre côté, par la centralisation maximale du pouvoir et le contrôle total de l’information qui, bien plus que d’exercer une censure sur la presse, vise en fait un monopole de la production de l’information, et donc, une fois de plus, la maitrise du « vrai » et du « faux »11. Plus anecdotique, peut-être, la glorification sportive du corps poutinien et la découverte, en 2012, dans la région de Nijniy Novgorod, d’une secte dirigée par la « petite mère » Forinia, priant devant l’icône représentant le président. Mais si même l’ancien vice-Premier ministre, Vladislav Sourkov, affirme que Poutine est « l’envoyé de Dieu » et « le sauveur de la Russie », la babouchka n’a peut-être pas tout à fait tort.
C’est, nous semble-t-il, le mérite majeur de ce livre touffu et richement documenté (dont la problématique dépasse très largement celle de la seule Russie) de nous faire prendre conscience de la relativité de notre habitus démocratique et de la persistance tenace de matrices politiques différentes. Cela malgré ou grâce aux bouleversements de l’histoire qui peuvent donner l’illusion du contraire. Car, pour reprendre les propos d’un héros du roman Le Guépard, « Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi12 ! »
- Isabelle Pandraud, « Une “bombe à retardement” nommée Lénine », Le Monde, 3 février 2016.
- Claudio Ingerflom, Le tsar, c’est moi. L’imposture permanente d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, Presses universitaires de France, octobre 2015. Cl. Ingerflom est l’auteur de nombreux ouvrages sur la Russie, et notamment du livre Le citoyen impossible. Les racines russes du léninisme (Payot, 1988). Cet ouvrage extrêmement éclairant, complémentaire du livre dont nous rendons compte, a fait l’objet d’une note de lecture consistante dans la revue Annales, n° 6/1989, consultable en ligne.
- Dans L’écriture de l’histoire, Gallimard, 1975. On peut cependant se demander si l’inverse est possible : notre savoir scientifique moderne peut-il être compris sans jugement par les « autres » ?
- La dimension « asiate » du pouvoir russe a été soulignée par d’innombrables auteurs, y compris Lénine. On dispose d’un témoignage très ancien sous la plume de Giles Fletcher, ambassadeur d’Angleterre envoyé en 1588 à Moscou, quatre ans après la mort d’Ivan IV : « Le gouvernement est à peu près à la turque. Les Russes semblent imiter les Turcs autant que le permettent et la nature du pays et leur capacité politique. Ce gouvernement est une tyrannie pure et simple car il subordonne toutes choses à l’intérêt du prince et, cela, de la manière la plus barbare et la plus ouverte. » (publié à Londres, 1591). Bien entendu, les termes « Turc » et « asiate » mériteraient d’être explicités, mais ce n’est pas notre sujet. On notera cependant ce jugement d’un Anglais du XVIe siècle qui identifie une « différence » qui perdure depuis des siècles.
- Les « mascarades » des Pussy Riot participent sans doute ironiquement de cette logique. Rappelons que l’une des actions les plus spectaculaires de ces opposantes au régime de Vladimir Poutine fut de réaliser une « performance » dans la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou, où elles crièrent sautillantes et cagoulées : « Marie, mère de Dieu, chasse Poutine ! ». Voir « Icône anti-Poutine », Le Monde, 22 avril 2016.
- Ce qui fait penser à ces célèbres vers du poète Fiodor Tiouttchev (1803 – 1873): « Nul mètre usuel ne la mesure / Nulle raison ne la conçoit / La Russie a une stature / Qui ne se livre qu’à la foi. »
- À la suite du péché originel, l’homme n’a plus de liberté selon Ivan IV. Seul le tsar, installé par Dieu, est doté du libre arbitre. Tous les habitants de son domaine, qui se confond avec la Russie, sont donc ses esclaves. Ainsi, la noblesse était une noblesse « de service », privée de propriété réelle. Et quand on souhaite savoir « qui est » un paysan, on lui demande « À qui appartiens-tu ? ». Seul le tsar peut dire « Je suis ».
- Selon I. Grinev, ethnographe russe de la fin du XIXe siècle, cité par l’auteur.
- Le livre en décrit de nombreuses manifestations dans la littérature russe, notamment chez Pouchkine, Dostoïevski et Gogol (la figure du Rivizor qui s’avère être un « faux Revizor »). Il y eut par ailleurs d’innombrables faux écrivains, acteurs, juges, procureurs, popes, médecins, émissaires de l’Empereur, etc. Sans compter les fausses législations, fausses oukases manuscrites…
- « Un État patrimonial », dans le dossier « Russie : le retour du même ?», La Revue nouvelle, avril 2012. Katlijn Malfliet écrit par ailleurs en début d’article : « La constitution mise en place par Boris Eltsine en 1993, et toujours en vigueur, définit la Russie comme un État de droit démocratique. En réalité, par de nombreux traits, le nouvel État russe ressemble à une autocratie ».
- Voir notamment à ce sujet le chapitre II, « Mensonge et propagande » dans Le rapport Nemtsov. Poutine et la guerre, Solin/Actes Sud, 2016. Michel Eltchaninoff y écrit dans sa postface : « Vladimir Poutine se situe désormais dans un champ où la vérité et le mensonge n’ont plus vraiment de sens. »
- « Si nous voulons que tout reste comme avant, il faut que tout change » est le propos d’un aristocrate devenu garibaldien, Tancredi Falconeri. Bien évidemment, il s’agit dans ce cas d’une démarche présentée comme consciente et volontaire, alors que l’objet du livre d’Ingerflom concerne les structures profondes. Celles-ci ne se reproduisent pas à l’identique, mais subissent des changements plus lents que la surface des choses.