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Le retour de la double peine
« Je suis celui qu’on a puni deux fois Ici et puis là-bas Je suis celui qu’on a puni deux fois Ici et puis là-bas » Cette chanson du groupe de rap français Zebda dénonçait la double peine : cette seconde peine infligée aux immigrés et aux enfants d’immigrés, un renvoi vers le pays d’origine après une peine de prison. La double […]
« Je suis celui qu’on a puni deux fois
Ici et puis là-bas
Je suis celui qu’on a puni deux fois
Ici et puis là-bas »
Cette chanson du groupe de rap français Zebda dénonçait la double peine : cette seconde peine infligée aux immigrés et aux enfants d’immigrés, un renvoi vers le pays d’origine après une peine de prison.
La double peine ou le bannissement a fait couler beaucoup d’encre, tant en France qu’en Belgique.
De nombreuses voix se sont élevées dans la société civile, tant dans le monde associatif que politique et académique, pour condamner cette mesure injuste et discriminatoire qui a détruit des vies et des familles entières.
En Belgique, la possibilité d’expulser un immigré délinquant après qu’il a purgé sa peine de prison existe depuis 1980 et fait partie des mesures administratives prévues par la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers. On a parlé pendant longtemps de la loi « Gol », du nom de Jean Gol, alors ministre de la Justice et à l’origine du texte.
Il ne s’agissait pas à proprement parler d’une peine puisque l’expulsion n’est pas une mesure judiciaire, décidée par un juge après un procès au cours duquel les droits de la défense ont pu s’exercer, mais bien d’une mesure politique prise par l’administration sous le contrôle du pouvoir exécutif, dans un premier temps le ministre de la Justice, ensuite celui de l’Intérieur.
La double peine a été appliquée de manière arbitraire, parfois pour des crimes graves, parfois pour des délits mineurs. Elle n’était pas systématique et tombait comme un couperet sans qu’on puisse vraiment expliquer pourquoi.
Des circulaires ministérielles ont tenté de freiner l’arbitraire et de mettre un cadre à pouvoir discrétionnaire de l’administration. Le ministre de la Justice, le 8 octobre 1990, puis celui de l’Intérieur, en 1996, se sont engagés à ne prendre des mesures effectives d’expulsion pour les étrangers de la seconde génération que dans des cas exceptionnels : attaques de fourgons, pédophilie, trafic important de stupéfiants.
La campagne belge contre la double peine
En 1998, Houria Kembouche crée le « Collectif pour l’abolition du bannissement ». Elle est la sœur d’un jeune condamné à la double peine, banni au Maroc où il n’a jamais vécu.
Elle ne cessera de se battre et de témoigner du vécu de son frère, de sa famille et des autres bannis qu’elle rencontre. « Soit, ces personnes acceptent de partir, pour le Maroc le plus souvent, avec la quasi-certitude d’y “galérer”, expliquait-elle, soit, et c’est la majorité, elles ne peuvent se résoudre à ce départ et tombent dans la clandestinité “dans leur propre pays”. Avec pour conséquences que ces proscrits n’ont la possibilité ni de se marier, ni de se soigner, ni de travailler… et très vite pour certains, c’est la spirale, sans revenus, dépressifs, ils commettent de nouveaux délits, se droguent. Nous avons connu trois décès en trois ans au Collectif. Il apparait pourtant que le bannissement trouble plus l’ordre public qu’il ne le protège et plonge souvent les familles concernées dans le drame. »
Le 4 avril 2002, la campagne « Bannissons la double peine » est lancée par quatre associations : le Mrax (Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie), la Ligue des droits de l’Homme, le Gsara (Groupe socialiste d’action et de réflexion sur l’audiovisuel) et le Collectif pour l’abolition du bannissement.
Le film de Bertrand Tavernier Histoires de vies brisées sur des cas de double peine en France est diffusé partout en Belgique.
Cette large campagne aboutira à la décision dans l’accord du gouvernement de juillet 2002 de limiter les catégories d’étrangers pouvant subir la double peine : les étrangers nés en Belgique ou arrivés en Belgique avant l’âge de douze ans ne peuvent plus être expulsés. Les époux de Belges et les parents d’enfants belges ne peuvent plus être expulsés que dans des cas extrêmement rares.
Cet accord de gouvernement pris d’abord la forme d’une circulaire de 2002 puis fut entériné le 26 mai 2005 via une modification de l’article 21 de la loi de 1980.
J’aurais voulu pouvoir terminer cet article ici. Mais, quinze ans plus tard, nous sommes de retour à la case départ.
La suppression de l’article 21
Le 9 février 2017, le Parlement a voté une loi qui supprime l’interdiction d’expulser les étrangers nés en Belgique ou arrivés avant l’âge de douze ans. Pire, elle abroge les arrêtés ministériels de renvoi et les arrêtés royaux d’expulsion. En prison, l’étranger, même né en Belgique, pourra recevoir un simple ordre de quitter le territoire. Cette décision peut être prise par l’administration, sans que l’étranger n’ait été entendu par un juge impartial, sans qu’il n’ait pu présenter d’arguments de défense. C’est ce que Théo Francken appelle la « revalorisation de l’Ordre de quitter le territoire ».
Des cas sont déjà à déplorer. Des jeunes ou moins jeunes, nés en Belgique, dont toute la famille est en Belgique, se voient prier de partir. Des pères d’enfants belges reçoivent l’ordre de quitter le territoire, sans aucune considération pour ce que pourront vivre leurs enfants.
Jawad est né à Bruxelles en 1981, il a grandi à Anderlecht et est allé à l’école à l’athénée Jules Bordet. Il a commis de nombreux faits de vols, vols avec effraction, avec escalade, avec fausses clés… Il a été condamné pour avoir roulé sans permis et sans assurance. Il est récidiviste. Mais il n’est condamné qu’à des peines de quelques mois, chaque fois. Sa condamnation la plus grave est de dix-huit mois de prison et il les a purgés. En aout 2012, il a eu un petit garçon dont il a la garde alternée.
Il a reçu un ordre de quitter le territoire et doit partir au Maroc, où il n’a aucune famille et où il n’a jamais vécu.
Fatiha témoigne : « J’ai mon petit frère qui a des démêlés avec la justice qui se retrouve malheureusement sans papiers à cause d’une perte de carte d’identité à la prison de Lantin et qui est sur le point d’être expulsé de la Belgique alors qu’il est né ici et va sur ses cinquante ans !
Notre pauvre mère n’en dort plus ses nuits, il n’est ni repris dans le grand banditisme ni fiché comme terroriste. Pouvez-vous nous guider dans ce labyrinthe de la justice et comprendre ?
Nous craignons le pire pour sa santé et celui de ma maman qui est sure et certaine que mon petit frère est prêt à se suicider. Le Maroc, il n’y connait rien, il n’y est jamais allé sauf dans sa petite enfance et surtout ne parle pas la langue. Je trouve que les amalgames sont une excuse pour mettre les étrangers quels qu’ils soient hors du pays, je n’ai jamais autant connu d’injustice qu’à ce jour. »
Que conseiller à Jawad ou à Fatiha ?
Comment peut-on justifier qu’un étranger né ici et éduqué ici, soit expulsé vers le pays de ses parents ? S’il est délinquant, il doit purger sa peine et payer ainsi définitivement sa dette. Pourquoi le renvoyer vers le Maroc ? Si cette société dans laquelle il a grandi n’est pas capable de le réinsérer, comment imaginer que le Maroc y parviendra ?
Et il y a pire encore
Auparavant, le bannissement était une double peine. Un étranger était condamné pénalement par un juge. La seconde peine qu’il subissait était une peine administrative de renvoi ou d’expulsion.
Même les circulaires datant d’avant la campagne « Bannissons la double peine » exigeaient une certaine gravité des peines. On parlait alors de crimes graves, tels que pédophilie, attaques à main armée, trafic important de stupéfiants. Aujourd’hui, des délits tout à fait mineurs peuvent conduire l’Office des étrangers à expulser un étranger vivant en Belgique depuis des années ou depuis toujours.
Le gouvernement avait annoncé que le projet de loi visait à lutter contre le terrorisme. Pourtant la loi ne contient aucune référence aux articles du Code pénal qui concernent cette matière. Au contraire Théo Francken répond au Parlement qu’un résident de longue durée peut être expulsé pour des excès de vitesse ou une pléthore d’amendes impayées1.
Pire encore. Dorénavant une condamnation pénale ne sera plus un préalable obligé pour justifier une expulsion, de simples suspicions de crimes ou délits pourront suffire, suspicions laissées à la seule appréciation d’un fonctionnaire de l’Office des étrangers, qui n’a aucune indépendance par rapport au secrétaire d’État.
Suppression des garanties procédurales
Les ordres de quitter le territoire pris par l’Office des étrangers pourront faire l’objet d’un recours, mais il sera non suspensif. Comprenez, l’étranger peut être expulsé avant qu’un juge ait pu se pencher sur la situation et, éventuellement, refuser l’expulsion.
Toutes les garanties procédurales qui existaient sont supprimées. Selon Théo Francken, « il s’agit de donner à l’administration les moyens d’agir plus rapidement et plus efficacement lorsque l’ordre public ou la sécurité nationale sont menacés2 ».
Dans le passé, les arrêtés royaux d’expulsion et les arrêtés ministériels de renvoi qui visaient à éloigner des étrangers ayant porté atteinte à l’ordre public ou à la sécurité nationale, supposaient l’intervention de la commission consultative des étrangers, organe indépendant composé d’un magistrat, d’un avocat et d’un représentant du secteur associatif. L’étranger s’y présentait avec son avocat et pouvait présenter ses moyens de défense. La commission rendait un avis non contraignant, mais qui devait être pris en considération.
Toujours selon Théo Francken, la suppression de cette exigence procédurale se justifierait par son cout et le frein qu’elle constitue dans le pouvoir d’action de l’administration, empêchée d’agir « promptement » quand les circonstances l’exigent, sans donner de chiffres, ni le moindre exemple d’une situation où l’administration aurait été empêchée d’agir promptement3. Ce que Théo Francken entend par « promptement » signifie en réalité « sans aucune intervention extérieure et surtout sans contrôle par un juge ».
Les étrangers ne sont pas des sous-citoyens
Les étrangers sont des citoyens. Un citoyen se définit comme une personne jouissant, dans l’État dont il relève, des droits civils et politiques et, notamment, du droit de vote. Le combat pour que les étrangers puissent voter et bénéficier de droits quasiment équivalents à ceux des Belges a été mené et gagné.
Le combat antiraciste est une lutte pour l’égalité des droits, qui doit continuer jusqu’à l’égalité complète. Toutes les tentatives de retour en arrière, donc vers moins d’égalité, doivent être combattues.
Le caractère démocratique d’une société se juge notamment à son refus des discriminations. S’il faut punir un délit, la sanction doit être la même pour un Belge ou pour un étranger. Il en va de même des opportunités de réinsertion. Une mesure impliquant une différence de sanctions entre un étranger et un Belge est inacceptable, elle constitue une discrimination fondée sur la nationalité.
La double peine est donc en contradiction avec les principes les plus élémentaires de notre droit, puisque certains se voient infliger, pour les mêmes faits, une nouvelle sanction qui les affectera, eux et leur famille, de façon plus profonde et plus durable que l’emprisonnement4.
Le combat contre la double peine a été et redevient un combat antiraciste de premier plan. Il s’agit de refuser un traitement discriminatoire, d’une part, mais, plus fondamentalement, il s’agit d’affirmer que « la criminalité des personnes issues de l’immigration ne constitue en rien un problème d’immigration, mais bien un problème domestique lié à l’accueil et à l’insertion des immigrés les plus défavorisés, autrement dit, une question liée à la société belge et non à la prétendue “culture immigrée”5 ».
Après des années de lutte, les défenseurs des droits humains avaient gagné la suppression de la double peine pour les immigrés de deuxième génération. Le gouvernement vient de nous renvoyer vingt ans en arrière. Le combat doit être repris et gagné à nouveau.
- CRABV 54 PLEN 156, chambre‑4e session de la 54e législature, séance plénière du 9 février 2017, p. 39.
- Doc. 54 2215/001, exposé des motifs, p. 4.
- Doc. 54 2215/001, p. 28.
- Jaspis P., avocate, « Faut-il mettre fin à la double peine ? », La Libre Belgique, 4 décembre 2002, p. 15.
- Liebermann P., « Double peine pour double faute, en finir avec le bannissement des immigrés », Revue de droit des étrangers, n° 109, 2000, blz. 356.