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Le retour de la double peine

Numéro 6 - 2017 - immigration justice NVA par Selma Benkhelifa

octobre 2017

« Je suis celui qu’on a puni deux fois Ici et puis là-bas Je suis celui qu’on a puni deux fois Ici et puis là-bas » Cette chan­son du groupe de rap fran­çais Zeb­da dénon­çait la double peine : cette seconde peine infli­gée aux immi­grés et aux enfants d’immigrés, un ren­voi vers le pays d’origine après une peine de pri­son. La double […]

Le Mois

« Je suis celui qu’on a puni deux fois
Ici et puis là-bas
Je suis celui qu’on a puni deux fois
Ici et puis là-bas »

Cette chan­son du groupe de rap fran­çais Zeb­da dénon­çait la double peine : cette seconde peine infli­gée aux immi­grés et aux enfants d’immigrés, un ren­voi vers le pays d’origine après une peine de prison.

La double peine ou le ban­nis­se­ment a fait cou­ler beau­coup d’encre, tant en France qu’en Belgique.

De nom­breuses voix se sont éle­vées dans la socié­té civile, tant dans le monde asso­cia­tif que poli­tique et aca­dé­mique, pour condam­ner cette mesure injuste et dis­cri­mi­na­toire qui a détruit des vies et des familles entières.

En Bel­gique, la pos­si­bi­li­té d’expulser un immi­gré délin­quant après qu’il a pur­gé sa peine de pri­son existe depuis 1980 et fait par­tie des mesures admi­nis­tra­tives pré­vues par la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au ter­ri­toire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étran­gers. On a par­lé pen­dant long­temps de la loi « Gol », du nom de Jean Gol, alors ministre de la Jus­tice et à l’origine du texte.

Il ne s’agissait pas à pro­pre­ment par­ler d’une peine puisque l’expulsion n’est pas une mesure judi­ciaire, déci­dée par un juge après un pro­cès au cours duquel les droits de la défense ont pu s’exercer, mais bien d’une mesure poli­tique prise par l’administration sous le contrôle du pou­voir exé­cu­tif, dans un pre­mier temps le ministre de la Jus­tice, ensuite celui de l’Intérieur.

La double peine a été appli­quée de manière arbi­traire, par­fois pour des crimes graves, par­fois pour des délits mineurs. Elle n’était pas sys­té­ma­tique et tom­bait comme un cou­pe­ret sans qu’on puisse vrai­ment expli­quer pourquoi.

Des cir­cu­laires minis­té­rielles ont ten­té de frei­ner l’arbitraire et de mettre un cadre à pou­voir dis­cré­tion­naire de l’administration. Le ministre de la Jus­tice, le 8 octobre 1990, puis celui de l’Intérieur, en 1996, se sont enga­gés à ne prendre des mesures effec­tives d’expulsion pour les étran­gers de la seconde géné­ra­tion que dans des cas excep­tion­nels : attaques de four­gons, pédo­phi­lie, tra­fic impor­tant de stupéfiants.

La cam­pagne belge contre la double peine

En 1998, Hou­ria Kem­bouche crée le « Col­lec­tif pour l’abolition du ban­nis­se­ment ». Elle est la sœur d’un jeune condam­né à la double peine, ban­ni au Maroc où il n’a jamais vécu.

Elle ne ces­se­ra de se battre et de témoi­gner du vécu de son frère, de sa famille et des autres ban­nis qu’elle ren­contre. « Soit, ces per­sonnes acceptent de par­tir, pour le Maroc le plus sou­vent, avec la qua­si-cer­ti­tude d’y “galé­rer”, expli­quait-elle, soit, et c’est la majo­ri­té, elles ne peuvent se résoudre à ce départ et tombent dans la clan­des­ti­ni­té “dans leur propre pays”. Avec pour consé­quences que ces pros­crits n’ont la pos­si­bi­li­té ni de se marier, ni de se soi­gner, ni de tra­vailler… et très vite pour cer­tains, c’est la spi­rale, sans reve­nus, dépres­sifs, ils com­mettent de nou­veaux délits, se droguent. Nous avons connu trois décès en trois ans au Col­lec­tif. Il appa­rait pour­tant que le ban­nis­se­ment trouble plus l’ordre public qu’il ne le pro­tège et plonge sou­vent les familles concer­nées dans le drame. »

Le 4 avril 2002, la cam­pagne « Ban­nis­sons la double peine » est lan­cée par quatre asso­cia­tions : le Mrax (Mou­ve­ment contre le racisme, l’antisémitisme et la xéno­pho­bie), la Ligue des droits de l’Homme, le Gsa­ra (Groupe socia­liste d’action et de réflexion sur l’audiovisuel) et le Col­lec­tif pour l’abolition du bannissement.

Le film de Ber­trand Taver­nier His­toires de vies bri­sées sur des cas de double peine en France est dif­fu­sé par­tout en Belgique.

Cette large cam­pagne abou­ti­ra à la déci­sion dans l’accord du gou­ver­ne­ment de juillet 2002 de limi­ter les caté­go­ries d’étrangers pou­vant subir la double peine : les étran­gers nés en Bel­gique ou arri­vés en Bel­gique avant l’âge de douze ans ne peuvent plus être expul­sés. Les époux de Belges et les parents d’enfants belges ne peuvent plus être expul­sés que dans des cas extrê­me­ment rares.

Cet accord de gou­ver­ne­ment pris d’abord la forme d’une cir­cu­laire de 2002 puis fut enté­ri­né le 26 mai 2005 via une modi­fi­ca­tion de l’article 21 de la loi de 1980.

J’aurais vou­lu pou­voir ter­mi­ner cet article ici. Mais, quinze ans plus tard, nous sommes de retour à la case départ.

La suppression de l’article 21

Le 9 février 2017, le Par­le­ment a voté une loi qui sup­prime l’interdiction d’expulser les étran­gers nés en Bel­gique ou arri­vés avant l’âge de douze ans. Pire, elle abroge les arrê­tés minis­té­riels de ren­voi et les arrê­tés royaux d’expulsion. En pri­son, l’étranger, même né en Bel­gique, pour­ra rece­voir un simple ordre de quit­ter le ter­ri­toire. Cette déci­sion peut être prise par l’administration, sans que l’étranger n’ait été enten­du par un juge impar­tial, sans qu’il n’ait pu pré­sen­ter d’arguments de défense. C’est ce que Théo Fran­cken appelle la « reva­lo­ri­sa­tion de l’Ordre de quit­ter le territoire ».

Des cas sont déjà à déplo­rer. Des jeunes ou moins jeunes, nés en Bel­gique, dont toute la famille est en Bel­gique, se voient prier de par­tir. Des pères d’enfants belges reçoivent l’ordre de quit­ter le ter­ri­toire, sans aucune consi­dé­ra­tion pour ce que pour­ront vivre leurs enfants.

Jawad est né à Bruxelles en 1981, il a gran­di à Ander­lecht et est allé à l’école à l’athénée Jules Bor­det. Il a com­mis de nom­breux faits de vols, vols avec effrac­tion, avec esca­lade, avec fausses clés… Il a été condam­né pour avoir rou­lé sans per­mis et sans assu­rance. Il est réci­di­viste. Mais il n’est condam­né qu’à des peines de quelques mois, chaque fois. Sa condam­na­tion la plus grave est de dix-huit mois de pri­son et il les a pur­gés. En aout 2012, il a eu un petit gar­çon dont il a la garde alternée.

Il a reçu un ordre de quit­ter le ter­ri­toire et doit par­tir au Maroc, où il n’a aucune famille et où il n’a jamais vécu.

Fati­ha témoigne : « J’ai mon petit frère qui a des démê­lés avec la jus­tice qui se retrouve mal­heu­reu­se­ment sans papiers à cause d’une perte de carte d’identité à la pri­son de Lan­tin et qui est sur le point d’être expul­sé de la Bel­gique alors qu’il est né ici et va sur ses cin­quante ans !

Notre pauvre mère n’en dort plus ses nuits, il n’est ni repris dans le grand ban­di­tisme ni fiché comme ter­ro­riste. Pou­vez-vous nous gui­der dans ce laby­rinthe de la jus­tice et comprendre ?

Nous crai­gnons le pire pour sa san­té et celui de ma maman qui est sure et cer­taine que mon petit frère est prêt à se sui­ci­der. Le Maroc, il n’y connait rien, il n’y est jamais allé sauf dans sa petite enfance et sur­tout ne parle pas la langue. Je trouve que les amal­games sont une excuse pour mettre les étran­gers quels qu’ils soient hors du pays, je n’ai jamais autant connu d’injustice qu’à ce jour. »

Que conseiller à Jawad ou à Fatiha ?

Com­ment peut-on jus­ti­fier qu’un étran­ger né ici et édu­qué ici, soit expul­sé vers le pays de ses parents ? S’il est délin­quant, il doit pur­ger sa peine et payer ain­si défi­ni­ti­ve­ment sa dette. Pour­quoi le ren­voyer vers le Maroc ? Si cette socié­té dans laquelle il a gran­di n’est pas capable de le réin­sé­rer, com­ment ima­gi­ner que le Maroc y parviendra ?

Et il y a pire encore

Aupa­ra­vant, le ban­nis­se­ment était une double peine. Un étran­ger était condam­né péna­le­ment par un juge. La seconde peine qu’il subis­sait était une peine admi­nis­tra­tive de ren­voi ou d’expulsion.

Même les cir­cu­laires datant d’avant la cam­pagne « Ban­nis­sons la double peine » exi­geaient une cer­taine gra­vi­té des peines. On par­lait alors de crimes graves, tels que pédo­phi­lie, attaques à main armée, tra­fic impor­tant de stu­pé­fiants. Aujourd’hui, des délits tout à fait mineurs peuvent conduire l’Office des étran­gers à expul­ser un étran­ger vivant en Bel­gique depuis des années ou depuis toujours.

Le gou­ver­ne­ment avait annon­cé que le pro­jet de loi visait à lut­ter contre le ter­ro­risme. Pour­tant la loi ne contient aucune réfé­rence aux articles du Code pénal qui concernent cette matière. Au contraire Théo Fran­cken répond au Par­le­ment qu’un résident de longue durée peut être expul­sé pour des excès de vitesse ou une plé­thore d’amendes impayées1.

Pire encore. Doré­na­vant une condam­na­tion pénale ne sera plus un préa­lable obli­gé pour jus­ti­fier une expul­sion, de simples sus­pi­cions de crimes ou délits pour­ront suf­fire, sus­pi­cions lais­sées à la seule appré­cia­tion d’un fonc­tion­naire de l’Office des étran­gers, qui n’a aucune indé­pen­dance par rap­port au secré­taire d’État.

Suppression des garanties procédurales

Les ordres de quit­ter le ter­ri­toire pris par l’Office des étran­gers pour­ront faire l’objet d’un recours, mais il sera non sus­pen­sif. Com­pre­nez, l’étranger peut être expul­sé avant qu’un juge ait pu se pen­cher sur la situa­tion et, éven­tuel­le­ment, refu­ser l’expulsion.

Toutes les garan­ties pro­cé­du­rales qui exis­taient sont sup­pri­mées. Selon Théo Fran­cken, « il s’agit de don­ner à l’administration les moyens d’agir plus rapi­de­ment et plus effi­ca­ce­ment lorsque l’ordre public ou la sécu­ri­té natio­nale sont mena­cés2 ».

Dans le pas­sé, les arrê­tés royaux d’expulsion et les arrê­tés minis­té­riels de ren­voi qui visaient à éloi­gner des étran­gers ayant por­té atteinte à l’ordre public ou à la sécu­ri­té natio­nale, sup­po­saient l’intervention de la com­mis­sion consul­ta­tive des étran­gers, organe indé­pen­dant com­po­sé d’un magis­trat, d’un avo­cat et d’un repré­sen­tant du sec­teur asso­cia­tif. L’étranger s’y pré­sen­tait avec son avo­cat et pou­vait pré­sen­ter ses moyens de défense. La com­mis­sion ren­dait un avis non contrai­gnant, mais qui devait être pris en considération.

Tou­jours selon Théo Fran­cken, la sup­pres­sion de cette exi­gence pro­cé­du­rale se jus­ti­fie­rait par son cout et le frein qu’elle consti­tue dans le pou­voir d’action de l’administration, empê­chée d’agir « promp­te­ment » quand les cir­cons­tances l’exigent, sans don­ner de chiffres, ni le moindre exemple d’une situa­tion où l’administration aurait été empê­chée d’agir promp­te­ment3. Ce que Théo Fran­cken entend par « promp­te­ment » signi­fie en réa­li­té « sans aucune inter­ven­tion exté­rieure et sur­tout sans contrôle par un juge ».

Les étrangers ne sont pas des sous-citoyens

Les étran­gers sont des citoyens. Un citoyen se défi­nit comme une per­sonne jouis­sant, dans l’État dont il relève, des droits civils et poli­tiques et, notam­ment, du droit de vote. Le com­bat pour que les étran­gers puissent voter et béné­fi­cier de droits qua­si­ment équi­va­lents à ceux des Belges a été mené et gagné.

Le com­bat anti­ra­ciste est une lutte pour l’égalité des droits, qui doit conti­nuer jusqu’à l’égalité com­plète. Toutes les ten­ta­tives de retour en arrière, donc vers moins d’égalité, doivent être combattues.

Le carac­tère démo­cra­tique d’une socié­té se juge notam­ment à son refus des dis­cri­mi­na­tions. S’il faut punir un délit, la sanc­tion doit être la même pour un Belge ou pour un étran­ger. Il en va de même des oppor­tu­ni­tés de réin­ser­tion. Une mesure impli­quant une dif­fé­rence de sanc­tions entre un étran­ger et un Belge est inac­cep­table, elle consti­tue une dis­cri­mi­na­tion fon­dée sur la nationalité.

La double peine est donc en contra­dic­tion avec les prin­cipes les plus élé­men­taires de notre droit, puisque cer­tains se voient infli­ger, pour les mêmes faits, une nou­velle sanc­tion qui les affec­te­ra, eux et leur famille, de façon plus pro­fonde et plus durable que l’emprisonnement4.

Le com­bat contre la double peine a été et rede­vient un com­bat anti­ra­ciste de pre­mier plan. Il s’agit de refu­ser un trai­te­ment dis­cri­mi­na­toire, d’une part, mais, plus fon­da­men­ta­le­ment, il s’agit d’affirmer que « la cri­mi­na­li­té des per­sonnes issues de l’immigration ne consti­tue en rien un pro­blème d’immigration, mais bien un pro­blème domes­tique lié à l’accueil et à l’insertion des immi­grés les plus défa­vo­ri­sés, autre­ment dit, une ques­tion liée à la socié­té belge et non à la pré­ten­due “culture immi­grée”5 ».

Après des années de lutte, les défen­seurs des droits humains avaient gagné la sup­pres­sion de la double peine pour les immi­grés de deuxième géné­ra­tion. Le gou­ver­ne­ment vient de nous ren­voyer vingt ans en arrière. Le com­bat doit être repris et gagné à nouveau.

  1. CRABV 54 PLEN 156, chambre‑4e ses­sion de la 54e légis­la­ture, séance plé­nière du 9 février 2017, p. 39.
  2. Doc. 54 2215/001, expo­sé des motifs, p. 4.
  3. Doc. 54 2215/001, p. 28.
  4. Jas­pis P., avo­cate, « Faut-il mettre fin à la double peine ? », La Libre Bel­gique, 4 décembre 2002, p. 15.
  5. Lie­ber­mann P., « Double peine pour double faute, en finir avec le ban­nis­se­ment des immi­grés », Revue de droit des étran­gers, n° 109, 2000, blz. 356.

Selma Benkhelifa


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