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Le piège sécuritaire

Numéro 11 Novembre 2009 par Luc Van Campenhoudt

novembre 2009

À plu­sieurs reprises ces der­nières semaines, des voix se sont éle­vées pour récla­mer des actions sécu­ri­taires et répres­sives : la construc­tion de nou­velles pri­sons, un contrôle poli­cier accru dans les quar­tiers dits sen­sibles, une plus grande sévé­ri­té à l’é­gard des délits qui mettent en dan­ger l’ordre public et les prin­cipes démo­cra­tiques, la pour­suite plus sys­té­ma­tique de certaines […]

À plu­sieurs reprises ces der­nières semaines, des voix se sont éle­vées pour récla­mer des actions sécu­ri­taires et répres­sives : la construc­tion de nou­velles pri­sons, un contrôle poli­cier accru dans les quar­tiers dits sen­sibles, une plus grande sévé­ri­té à l’é­gard des délits qui mettent en dan­ger l’ordre public et les prin­cipes démo­cra­tiques, la pour­suite plus sys­té­ma­tique de cer­taines infrac­tions pénales, notam­ment. Pour ceux qui ne réflé­chissent pas trop loin et recherchent des suc­cès d’es­time faciles, la solu­tion sécu­ri­taire est tou­jours la plus évi­dente et la plus ten­tante. Mais elle repré­sente un piège car elle pose trois pro­blèmes majeurs.

Pre­miè­re­ment, elle confond le pro­blème et la solu­tion. Nos popu­la­tions, en par­ti­cu­lier les plus vul­né­rables (per­sonnes âgées, han­di­ca­pées ou malades, femmes seules avec enfants en bas âge, jeunes désco­la­ri­sés, tra­vailleurs déclas­sés…), sont confron­tées à une grande diver­si­té de dif­fi­cul­tés : condi­tions de vie pré­caires et incon­for­tables, manque de sup­ports de proches, sen­ti­ment de ne plus pou­voir s’en sor­tir, enfer­me­ment dans des liens sociaux et fami­liaux qui empêchent de s’é­pa­nouir, agres­sions ver­bales ou phy­siques de la part d’autres per­sonnes, rela­tions quo­ti­diennes ten­dues, bruits et nui­sances mul­tiples… Toutes ces dif­fi­cul­tés sont éprou­vées à des degrés extrê­me­ment dif­fé­rents par les uns et les autres selon leurs condi­tions sociales et, en par­ti­cu­lier, leur lieu de vie. Dans le pas­sé, lors­qu’elles étaient pires, de telles dif­fi­cul­tés étaient inter­pré­tées comme le fait de la misère ou de l’i­né­ga­li­té sociale, par exemple. Et cer­tains ont alors pen­sé avec rai­son que c’é­tait par la conju­gai­son du pro­grès éco­no­mique et de la pro­tec­tion sociale que l’on par­vien­drait à y répondre. Aujourd’­hui, la ten­dance est d’in­ter­pré­ter et de trai­ter les pro­blèmes de vie com­mune sous le double angle — et aus­si l’a­mal­game — de la dif­fi­cile coexis­tence entre cultures et, sur­tout, de l’insécurité.
L’in­sé­cu­ri­té est deve­nue la repré­sen­ta­tion offi­cielle et domi­nante (par le poli­tique, les médias, une par­tie des sciences sociales elles-mêmes) d’un ensemble de pro­blèmes com­plexes, une sorte de prisme défor­mant à tra­vers lequel une large part des dif­fi­cul­tés de la vie com­mune est désor­mais défi­nie et trai­tée. À par­tir de ce prisme, une ligne de déci­sions poli­tiques peut être conçue, des dis­po­si­tifs concrets peuvent être mis en œuvre par des agents ins­ti­tu­tion­nels (pro­fes­sion­nels du pénal et de la pré­ven­tion) et un cer­tain sou­tien popu­laire peut être espé­ré. Sur le plan sym­bo­lique, des cou­pables et des vic­times, des méchants et des gen­tils, peuvent être dis­tin­gués, des caté­go­ries séman­tiques alar­mantes peuvent s’im­po­ser telles que « ghet­to » (comme à Var­so­vie en 1943?) ou « émeute » (comme à Los Angeles en 1992?). En ce sens, on peut dire que l’in­sé­cu­ri­té est moins un pro­blème qu’une solu­tion1. Et cette solu­tion pose de sérieux problèmes.

Deuxiè­me­ment en effet, la solu­tion sécu­ri­taire souffre d’une tare onto­lo­gique, c’est-à-dire ins­crite dans sa nature même, indé­pen­dam­ment des cir­cons­tances et de la diver­si­té de ses moda­li­tés sin­gu­lières : elle n’a pas de fina­li­té, pas de prin­cipe d’o­rien­ta­tion. Elle n’o­béit qu’à une logique prag­ma­tique et à court terme de ges­tion des risques et amène alors, par manque de vision plus large, à se bra­quer sur des ques­tions comme celles du voile et à accen­tuer encore les ten­sions. Mais il n’y a stric­te­ment rien d’emballant et de mobi­li­sa­teur dans un « pro­jet » qui se défi­nit d’a­bord comme la lutte contre quelque chose. Il serait temps de deman­der aux cham­pions de la solu­tion sécu­ri­taire ce qu’ils veulent vrai­ment, « posi­ti­ve­ment » : un espace qua­drillé par des dis­po­si­tifs de sur­veillance et où tout ce qui bouge est sous sur­veillance élec­tro­nique voire chi­mique2 ? Une socié­té mono-eth­nique où les nou­veaux arri­vants sont conver­tis à une cer­taine façon, domi­nante, d’être « civi­li­sé », où les « alloch­tones » (comme on dit) sont « inté­grés » (comme on dit)? Ou peut-être une socié­té divi­sée en deux par­ties dont l’une, les popu­la­tions mino­ri­taires, est confi­née dans les tâches ancil­laires, comme les domes­tiques de jadis ? Ou comme les qua­si-esclaves de tra­fi­quants d’êtres humains qui font aujourd’­hui le sale bou­lot, sans pro­tec­tion, dans les cou­lisses obs­cures de la socié­té ? Ou veulent-ils une socié­té faite de ter­ri­toires jux­ta­po­sés, avec des bar­rières et des camé­ras de sur­veillance tout autour, et de vrais ghet­tos cette fois, ceux dont les groupes dis­cri­mi­nés ne peuvent plus sor­tir ? Tout cela est injuste et irréa­liste. Aban­don­nez ces rêves, car ils sont révo­lus et sans avenir.

Troi­siè­me­ment, dans les condi­tions actuelles, c’est-à-dire lors­qu’elles ne s’ins­crivent pas dans une fina­li­té posi­tive, mais au contraire dans une atmo­sphère géné­rale domi­née par un sen­ti­ment d’in­jus­tice et de dis­cri­mi­na­tion (dans l’ac­cès à un ensei­gne­ment de qua­li­té, à l’embauche…), les poli­tiques sécu­ri­taires ne font qu’ac­cen­tuer les ten­sions et portent en elles des germes de vio­lence radi­cale qui empêche toute conflic­tua­li­té sociale et poli­tique construc­tive, notam­ment en matière de coexis­tence entre cultures. Comme ces pri­sons où de petits délin­quants s’i­ni­tient à la grande cri­mi­na­li­té, ces concen­tra­tions urbaines de toutes les misères où s’ac­cu­mulent les frus­tra­tions, ces contrôles répé­ti­tifs et mal­adroits qui sus­citent la rage.

Mais la seule cri­tique de la solu­tion sécu­ri­taire ne suf­fit pas, et il est trop facile et vain d’être sim­ple­ment « contre Sar­ko­zy ». La cri­tique doit conduire à une double exi­gence : pri­mo, ana­ly­ser le plus luci­de­ment pos­sible la réa­li­té des pro­blèmes, sans réduire leur com­plexi­té à une idée fixe (l’in­sé­cu­ri­té ou l’is­la­misme radi­cal ou l’ex­ploi­ta­tion capi­ta­liste par exemple); secun­do, défi­nir avec toutes les com­po­santes de la socié­té des fina­li­tés et des pro­jets qui vaillent la peine de se mobi­li­ser. Même s’il reste un énorme che­min à par­cou­rir, la construc­tion d’un espace euro­péen paci­fié, pros­père, démo­cra­tique et mul­ti­cul­tu­rel, la recherche d’un modèle de déve­lop­pe­ment durable, l’ins­tau­ra­tion d’un ordre mon­dial mul­ti­la­té­ral plus équi­table… sont des fina­li­tés posi­tives pour les­quelles on peut avoir envie de s’en­ga­ger et de lut­ter, de « faire socié­té ». Qu’a­vons-nous à pro­po­ser pour nos villes, qui soit mobi­li­sa­teur et qui ren­contre effec­ti­ve­ment les dif­fi­cul­tés des gens, qui donne sens aux règles de vie com­mune, y com­pris à des mesures de sécu­ri­té per­çues non comme des fins en soi, mais seule­ment comme des condi­tions et des moyens néces­saires à des fins plus légi­times qui donnent à ces mesures leur rai­son d’être et leur juste « mesure » ?

Objet des cri­tiques de quelques porte-parole d’une droite (ou d’une pseu­do-gauche) sécu­ri­taire qui ne pro­pose que des pam­phlets sim­plistes et des rodo­mon­tades3, la gauche est actuel­le­ment mal prise sur la ques­tion de l’in­sé­cu­ri­té. Elle doit ana­ly­ser et recon­naître les pro­blèmes avec une impi­toyable luci­di­té, construire des solu­tions posi­tives, éla­bo­rer des pro­grammes cré­dibles en matière d’emploi, d’é­du­ca­tion et de for­ma­tion notam­ment, en ne se lais­sant pas enfer­mer dans la logique sécuritaire.

Sor­tir du piège sécu­ri­taire, donc. Mais par le haut.-

  1. Van Cam­pen­houdt L., 1999, « Chro­nique de cri­mi­no­lo­gie. L’in­sé­cu­ri­té est moins un pro­blème qu’une solu­tion », Revue de droit pénal et de cri­mi­no­lo­gie, juin, p.727 – 738.
  2. Comme l’en­vi­sage la tech­no­lo­gi­cal inca­pa­ci­ta­tion. Voir Leh­ti­nen M.W., « Tech­no­lo­gi­cal inca­pa­ci­ta­tion : a neglec­ted alter­na­tive », Quar­ter­ly Jour­nal of Cor­rec­tion, 1978, n°2.
  3. Comme récem­ment la Lettre aux pro­gres­sistes qui flirtent avec l’is­lam réac, d’A­lain Des­texhe et Claude Demelenne.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.