Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Le non-marchand entre mimétisme et alternatives
Comment se prennent les décisions dans les organisations qui ne sont pas des entreprises étant la propriété de leurs actionnaires ni des institutions dépendantes de l’État ? Comment se répartissent et s’exercent les pouvoirs une fois qu’une organisation n’est pas subordonnée à la quête de bénéfices économiques ? Les entreprises sociales et organisations du non-marchand peuvent-elles affirmer un […]
Comment se prennent les décisions dans les organisations qui ne sont pas des entreprises étant la propriété de leurs actionnaires ni des institutions dépendantes de l’État ? Comment se répartissent et s’exercent les pouvoirs une fois qu’une organisation n’est pas subordonnée à la quête de bénéfices économiques ? Les entreprises sociales et organisations du non-marchand peuvent-elles affirmer un mode de gestion spécifique qui leur permette d’assumer les tensions entre finalités sociales et finalités économiques ?
À l’origine des questions qui animent ce dossier, l’Unipso1 et le MIAS Louvain-la-Neuve/Namur2 ont lancé ensemble un cycle de conférences de longue haleine. Ils avaient commencé par s’intéresser aux évolutions contemporaines des rapports entre État et associations, et plus largement « secteur à profit social », comme dit l’Unipso3. Voyant à quel point leurs interactions s’étaient ouvertes à une troisième instance, le cycle était renouvelé et consacré à ce tiers : l’entreprise. C’est ainsi que cinq nouvelles conférences se sont succédé, de l’automne 2016 à l’automne 2019, pour interroger les rapports entre entreprises marchandes et non marchandes.
Une manière de rendre compte de ce second cycle va être de nous intéresser ici à la question des frontières entre économique et social, qui, de rencontre en rencontre, est montée comme l’un de ses fils rouges centraux. Où s’arrête le non-marchand et où commence l’économie à but de lucre ?
Cette discussion sur les frontières ne relève pas de l’art pour l’art, elle est politique : elle nous emmène tout de suite à l’enjeu du pouvoir, à la manière dont il est institué en dehors du périmètre d’évidence du schéma capitaliste, où il est détenu et exercé par les propriétaires actionnaires, privé et unilatéralement partageable. Le pouvoir est même l’un des critères décisifs si l’on veut situer telle ou telle organisation par rapport à cette frontière : qui endosse la propriété politique (qui décide) et économique (à qui est distribuée la valeur produite)4 ? Nous verrons que c’est là que la question de la finalité sociale peut venir rebattre les cartes et ouvrir d’autres perspectives dans la gestion d’une entreprise.
C’est sur ce terrain de questionnements que nous entraine la première contributrice au présent dossier, Francesca Petrella, l’une des rares chercheuses francophones qui se penche sur la gestion des associations et entreprises sociales et, qui plus est, sans dépendre d’une école de commerce. Et les problèmes commencent par les mots puisque ces enjeux sont le plus couramment abordés avec la notion de « gouvernance », voire de « bonne gouvernance », dont il est précieux de retracer d’emblée la généalogie dans les mutations structurelles et culturelles d’une économie où le pouvoir a glissé des mains des patrons entrepreneurs à celles des actionnaires investisseurs.
L’économie associative et l’économie sociale ne viennent pas de cette histoire… Elles ont de longue date inventé et promu tout autre arrangement institutionnel, allant de la coopérative de travailleurs salariés au club de foot de village où tout est bénévole et rien n’est compté. À différents degrés et en suivant différents chemins, ces formes ont en commun un pouvoir partagé, démocratique, selon le principe « un homme une voix ». Ce principe se réalise sur un plan formel, par exemple jusqu’à calquer des formes de l’action publique, comme la représentation par des mandataires élus au suffrage universel des membres, mais aussi en expérimentant une myriade d’autres procédures.
Heureusement les formes (les statuts, les instances, etc.) ne sont pas tout et la démocratie associative est surtout quelque chose qui se vit et s’invente dans les pratiques effectives des organisations, des rapports sociaux et économiques qui y ont cours, des chemins de dépendance imprimés par leur histoire, etc. Les manières de faire s’hybrident, le plus souvent très pragmatiquement, comme le montre le témoignage d’un patron de terrain, Jean-Marc Dieu, ce qui n’empêche pas de vouloir traduire dans ces fonctionnements une vision du monde et du changement qu’on entend lui imprimer.
Néanmoins, un « tournant gestionnaire », que l’on peut vraisemblablement situer au début de la décennie 2000, a transplanté dans l’associatif, après l’action publique, des outils et une culture de gestion issus des entreprises privées — dont ce dossier va souligner les dimensions culturelle et politique — qui vont imprégner les organisations à but social au point que certaines fonctionnent ou vont jusqu’à se considérer comme du business traditionnel sans pourtant avoir procédé à une privatisation de jure ni du pouvoir ni de la propriété économique du capital à supposer que cet apport de capital ait eu lieu.
Cette tendance mimétique, certes encore mesurée, serait en train de s’accélérer. À la recherche d’innovation et de nouveaux champs où générer de la plus-value, l’économie capitaliste traditionnelle produit des entités qui s’inspirent de cette histoire alternative, voire la recyclent même, sous les appellations d’entreprise sociale (« social business ») et de responsabilité sociale des entreprises.
Deux univers de référence séparés sinon opposés s’attirent et semblent s’hybrider, posant cette question de la frontière, objet de luttes d’influence et de territoire. S’ouvre là un champ de questions et de controverses qui nourrissent et se nourrissent de ces mouvements et brouillages. Le tout sur fond de tendances lourdes5 : bureaucratisation managériale, spécialisation des gestionnaires, privatisation de leviers de financement, montée des discours normatifs sur la bonne gouvernance du non-marchand (et des pratiques de contrôle et de sanction liées), sans oublier son traitement juridique sur le même pied que les autres entreprises (intégration des lois sur les asbl et sur les coopératives au Code des sociétés votées au Parlement fédéral cet hiver, encadrement européen des marchés publics, redéfinitions restrictives des services d’intérêt général, etc.).
En un mot, le paysage de la gestion des organisations à finalité sociale et sans but lucratif est mouvant et extrêmement diversifié, tout sauf un long fleuve tranquille. Qui plus est, il est relativement peu étudié comparé au management des entreprises classiques et des organisations publiques. Et cela vaut tant pour l’attention portée à ses pratiques que pour celle portée aux discours à leur sujet.
Ces discours, justement, sont des marqueurs de l’acuité de ces conflits de territoire, a fortiori s’ils s’empilent sur le contentieux historique structurant entre capital et travail. C’est ce que montrent les contributions de Sandra Gobert et Corentin Gobiet de Guberna, l’Institut belge des administrateurs, et de Nicolas Latteur, du Centre d’éducation populaire André Genot (Cepag).
Et pourtant leur désaccord manifeste ouvre sur d’autres enjeux, que déplient déjà les interrogations qui ont cours dans l’associatif et l’économie sociale. Julien Charles, du Cesep, montre comment, outre leur contribution à la libération du travail, des pratiques de pouvoir émancipées du modèle managérial peuvent indexer les organisations sur les nouveaux modèles de croissance et de citoyenneté indispensables à nos économies épuisées et à nos démocraties en plein doute. Quentin Mortier, de SAW‑B, dessine un pont entre pratiques alternatives de gestion et institution de communs, avec comme horizon des innovations radicales dans la manière de concevoir et de distribuer la valeur produite.
Portés par un impressionnant renouveau de l’entreprenariat coopératif, par une conscience des acteurs associatifs de leur poids économique voire par une volonté d’infléchir les visions et pratiques dominantes de l’économie, les pionniers qui chez nous explorent ces chemins d’expérimentation en viennent parfois à flirter avec les frontières. Certaines visions et certaines pratiques sont marquées d’ambigüités.
Or la route est encore longue et certainement pas toute droite, montre Eve Chiapello, qui contribua à forger il y a juste vingt ans le concept de « nouvel esprit du capitalisme », dans un entretien où elle discute les modalités et des conséquences des nouveaux mécanismes de financement du non-marchand. C’est ce que, l’argent restant le nerf de la guerre que ce soit sous forme d’apport de capital ou de crédit, ceux qui l’apportent se trouvent en position de force, à fortiori les acteurs financiers dits « à impact social », qui vont plus que probablement se banaliser chez nous dans la décennie prochaine. Bref, le bras de fer n’est pas fini entre les défricheurs d’alternatives économiques et les promoteurs de la colonisation mimétique et parfois brutale par les outils de gestion du privé et par les cultures d’organisation qui y sont liées.
Heureusement, Joanne Clotuche de SAW‑B rebondit en montrant que sont déjà en train de s’inventer des versions alternatives de ces outils qui seront adaptées à un exercice du pouvoir affranchi de quête de profits économiques, mais au service de finalités sociales, y compris non réductibles à du strictement quantifiable.
Comme le rappelait Marthe Nyssens (Cirtes, UCL) dans une intervention que nous n’avons pas eu la possibilité de reprendre ici, le fait associatif ne peut être réduit à sa dimension économique, quand bien même il est un acteur économique et s’affirme comme tel. L’histoire de la liberté associative a mis du temps à s’émanciper de toutes les tutelles. La multiplicité des parties prenantes de ces structures, l’importance de leurs implications dans les activités et les finalités sociales qui sont visées peuvent et doivent rester une source de créativité dans la recherche d’une gestion qui leur soit propre. Le moins que l’on puisse dire est que cette histoire n’est pas linéaire et donc qu’elle n’est forcément pas finie.
- La confédération patronale belge francophone de l’associatif et de l’économie sociale.
- Master en ingénierie et action sociale coorganisé par les catégories sociales de la Haute école Louvain-en-Hainaut (Institut Cardijn) et de la Haute école Namur Luxembourg.
- Ce cycle a fait l’objet d’un numéro de la revue Les politiques sociales, n° 1 – 2, 2015, « État, associations, entreprises sociales : vers de nouvelles logiques de financement ? ».
- Comme pointé dans un article de La Revue nouvelle déjà en lien avec le cycle de conférences : Thomas Lemaigre, « Le non-marchand dans la société de marché », n° 3, 2017.
- Voir l’exemple édifiant de la coopération au développement, ausculté dans le dossier de notre numéro « Coopération au développement : ausculter une réforme », n°3, 2019.