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Le non-marchand entre mimétisme et alternatives

Numéro 4 – 2019 par Cécile de Préval Thomas Lemaigre

mai 2019

Com­ment se prennent les déci­sions dans les orga­ni­sa­tions qui ne sont pas des entre­prises étant la pro­prié­té de leurs action­naires ni des ins­ti­tu­tions dépen­dantes de l’État ? Com­ment se répar­tissent et s’exercent les pou­voirs une fois qu’une orga­ni­sa­tion n’est pas subor­don­née à la quête de béné­fices éco­no­miques ? Les entre­prises sociales et orga­ni­sa­tions du non-mar­­chand peuvent-elles affir­mer un […]

Dossier

Com­ment se prennent les déci­sions dans les orga­ni­sa­tions qui ne sont pas des entre­prises étant la pro­prié­té de leurs action­naires ni des ins­ti­tu­tions dépen­dantes de l’État ? Com­ment se répar­tissent et s’exercent les pou­voirs une fois qu’une orga­ni­sa­tion n’est pas subor­don­née à la quête de béné­fices éco­no­miques ? Les entre­prises sociales et orga­ni­sa­tions du non-mar­chand peuvent-elles affir­mer un mode de ges­tion spé­ci­fique qui leur per­mette d’assumer les ten­sions entre fina­li­tés sociales et fina­li­tés économiques ?

À l’origine des ques­tions qui animent ce dos­sier, l’Unip­so1 et le MIAS Lou­vain-la-Neu­ve/­Na­mur2 ont lan­cé ensemble un cycle de confé­rences de longue haleine. Ils avaient com­men­cé par s’intéresser aux évo­lu­tions contem­po­raines des rap­ports entre État et asso­cia­tions, et plus lar­ge­ment « sec­teur à pro­fit social », comme dit l’Unipso3. Voyant à quel point leurs inter­ac­tions s’étaient ouvertes à une troi­sième ins­tance, le cycle était renou­ve­lé et consa­cré à ce tiers : l’entreprise. C’est ain­si que cinq nou­velles confé­rences se sont suc­cé­dé, de l’automne 2016 à l’automne 2019, pour inter­ro­ger les rap­ports entre entre­prises mar­chandes et non marchandes.

Une manière de rendre compte de ce second cycle va être de nous inté­res­ser ici à la ques­tion des fron­tières entre éco­no­mique et social, qui, de ren­contre en ren­contre, est mon­tée comme l’un de ses fils rouges cen­traux. Où s’arrête le non-mar­chand et où com­mence l’économie à but de lucre ?

Cette dis­cus­sion sur les fron­tières ne relève pas de l’art pour l’art, elle est poli­tique : elle nous emmène tout de suite à l’enjeu du pou­voir, à la manière dont il est ins­ti­tué en dehors du péri­mètre d’évidence du sché­ma capi­ta­liste, où il est déte­nu et exer­cé par les pro­prié­taires action­naires, pri­vé et uni­la­té­ra­le­ment par­ta­geable. Le pou­voir est même l’un des cri­tères déci­sifs si l’on veut situer telle ou telle orga­ni­sa­tion par rap­port à cette fron­tière : qui endosse la pro­prié­té poli­tique (qui décide) et éco­no­mique (à qui est dis­tri­buée la valeur pro­duite)4 ? Nous ver­rons que c’est là que la ques­tion de la fina­li­té sociale peut venir rebattre les cartes et ouvrir d’autres pers­pec­tives dans la ges­tion d’une entreprise.

C’est sur ce ter­rain de ques­tion­ne­ments que nous entraine la pre­mière contri­bu­trice au pré­sent dos­sier, Fran­ces­ca Petrel­la, l’une des rares cher­cheuses fran­co­phones qui se penche sur la ges­tion des asso­cia­tions et entre­prises sociales et, qui plus est, sans dépendre d’une école de com­merce. Et les pro­blèmes com­mencent par les mots puisque ces enjeux sont le plus cou­ram­ment abor­dés avec la notion de « gou­ver­nance », voire de « bonne gou­ver­nance », dont il est pré­cieux de retra­cer d’emblée la généa­lo­gie dans les muta­tions struc­tu­relles et cultu­relles d’une éco­no­mie où le pou­voir a glis­sé des mains des patrons entre­pre­neurs à celles des action­naires investisseurs.

L’économie asso­cia­tive et l’économie sociale ne viennent pas de cette his­toire… Elles ont de longue date inven­té et pro­mu tout autre arran­ge­ment ins­ti­tu­tion­nel, allant de la coopé­ra­tive de tra­vailleurs sala­riés au club de foot de vil­lage où tout est béné­vole et rien n’est comp­té. À dif­fé­rents degrés et en sui­vant dif­fé­rents che­mins, ces formes ont en com­mun un pou­voir par­ta­gé, démo­cra­tique, selon le prin­cipe « un homme une voix ». Ce prin­cipe se réa­lise sur un plan for­mel, par exemple jusqu’à cal­quer des formes de l’action publique, comme la repré­sen­ta­tion par des man­da­taires élus au suf­frage uni­ver­sel des membres, mais aus­si en expé­ri­men­tant une myriade d’autres procédures.

Heu­reu­se­ment les formes (les sta­tuts, les ins­tances, etc.) ne sont pas tout et la démo­cra­tie asso­cia­tive est sur­tout quelque chose qui se vit et s’invente dans les pra­tiques effec­tives des orga­ni­sa­tions, des rap­ports sociaux et éco­no­miques qui y ont cours, des che­mins de dépen­dance impri­més par leur his­toire, etc. Les manières de faire s’hybrident, le plus sou­vent très prag­ma­ti­que­ment, comme le montre le témoi­gnage d’un patron de ter­rain, Jean-Marc Dieu, ce qui n’empêche pas de vou­loir tra­duire dans ces fonc­tion­ne­ments une vision du monde et du chan­ge­ment qu’on entend lui imprimer.

Néan­moins, un « tour­nant ges­tion­naire », que l’on peut vrai­sem­bla­ble­ment situer au début de la décen­nie 2000, a trans­plan­té dans l’associatif, après l’action publique, des outils et une culture de ges­tion issus des entre­prises pri­vées — dont ce dos­sier va sou­li­gner les dimen­sions cultu­relle et poli­tique — qui vont impré­gner les orga­ni­sa­tions à but social au point que cer­taines fonc­tionnent ou vont jusqu’à se consi­dé­rer comme du busi­ness tra­di­tion­nel sans pour­tant avoir pro­cé­dé à une pri­va­ti­sa­tion de jure ni du pou­voir ni de la pro­prié­té éco­no­mique du capi­tal à sup­po­ser que cet apport de capi­tal ait eu lieu.

Cette ten­dance mimé­tique, certes encore mesu­rée, serait en train de s’accélérer. À la recherche d’innovation et de nou­veaux champs où géné­rer de la plus-value, l’économie capi­ta­liste tra­di­tion­nelle pro­duit des enti­tés qui s’inspirent de cette his­toire alter­na­tive, voire la recyclent même, sous les appel­la­tions d’entreprise sociale (« social busi­ness ») et de res­pon­sa­bi­li­té sociale des entreprises.

Deux uni­vers de réfé­rence sépa­rés sinon oppo­sés s’attirent et semblent s’hybrider, posant cette ques­tion de la fron­tière, objet de luttes d’influence et de ter­ri­toire. S’ouvre là un champ de ques­tions et de contro­verses qui nour­rissent et se nour­rissent de ces mou­ve­ments et brouillages. Le tout sur fond de ten­dances lourdes5 : bureau­cra­ti­sa­tion mana­gé­riale, spé­cia­li­sa­tion des ges­tion­naires, pri­va­ti­sa­tion de leviers de finan­ce­ment, mon­tée des dis­cours nor­ma­tifs sur la bonne gou­ver­nance du non-mar­chand (et des pra­tiques de contrôle et de sanc­tion liées), sans oublier son trai­te­ment juri­dique sur le même pied que les autres entre­prises (inté­gra­tion des lois sur les asbl et sur les coopé­ra­tives au Code des socié­tés votées au Par­le­ment fédé­ral cet hiver, enca­dre­ment euro­péen des mar­chés publics, redé­fi­ni­tions res­tric­tives des ser­vices d’intérêt géné­ral, etc.).

En un mot, le pay­sage de la ges­tion des orga­ni­sa­tions à fina­li­té sociale et sans but lucra­tif est mou­vant et extrê­me­ment diver­si­fié, tout sauf un long fleuve tran­quille. Qui plus est, il est rela­ti­ve­ment peu étu­dié com­pa­ré au mana­ge­ment des entre­prises clas­siques et des orga­ni­sa­tions publiques. Et cela vaut tant pour l’attention por­tée à ses pra­tiques que pour celle por­tée aux dis­cours à leur sujet.

Ces dis­cours, jus­te­ment, sont des mar­queurs de l’acuité de ces conflits de ter­ri­toire, a for­tio­ri s’ils s’empilent sur le conten­tieux his­to­rique struc­tu­rant entre capi­tal et tra­vail. C’est ce que montrent les contri­bu­tions de San­dra Gobert et Coren­tin Gobiet de Guber­na, l’Institut belge des admi­nis­tra­teurs, et de Nico­las Lat­teur, du Centre d’éducation popu­laire André Genot (Cepag).

Et pour­tant leur désac­cord mani­feste ouvre sur d’autres enjeux, que déplient déjà les inter­ro­ga­tions qui ont cours dans l’associatif et l’économie sociale. Julien Charles, du Cesep, montre com­ment, outre leur contri­bu­tion à la libé­ra­tion du tra­vail, des pra­tiques de pou­voir éman­ci­pées du modèle mana­gé­rial peuvent indexer les orga­ni­sa­tions sur les nou­veaux modèles de crois­sance et de citoyen­ne­té indis­pen­sables à nos éco­no­mies épui­sées et à nos démo­cra­ties en plein doute. Quen­tin Mor­tier, de SAW‑B, des­sine un pont entre pra­tiques alter­na­tives de ges­tion et ins­ti­tu­tion de com­muns, avec comme hori­zon des inno­va­tions radi­cales dans la manière de conce­voir et de dis­tri­buer la valeur produite.

Por­tés par un impres­sion­nant renou­veau de l’entreprenariat coopé­ra­tif, par une conscience des acteurs asso­cia­tifs de leur poids éco­no­mique voire par une volon­té d’infléchir les visions et pra­tiques domi­nantes de l’économie, les pion­niers qui chez nous explorent ces che­mins d’expérimentation en viennent par­fois à flir­ter avec les fron­tières. Cer­taines visions et cer­taines pra­tiques sont mar­quées d’ambigüités.

Or la route est encore longue et cer­tai­ne­ment pas toute droite, montre Eve Chia­pel­lo, qui contri­bua à for­ger il y a juste vingt ans le concept de « nou­vel esprit du capi­ta­lisme », dans un entre­tien où elle dis­cute les moda­li­tés et des consé­quences des nou­veaux méca­nismes de finan­ce­ment du non-mar­chand. C’est ce que, l’argent res­tant le nerf de la guerre que ce soit sous forme d’apport de capi­tal ou de cré­dit, ceux qui l’apportent se trouvent en posi­tion de force, à for­tio­ri les acteurs finan­ciers dits « à impact social », qui vont plus que pro­ba­ble­ment se bana­li­ser chez nous dans la décen­nie pro­chaine. Bref, le bras de fer n’est pas fini entre les défri­cheurs d’alternatives éco­no­miques et les pro­mo­teurs de la colo­ni­sa­tion mimé­tique et par­fois bru­tale par les outils de ges­tion du pri­vé et par les cultures d’organisation qui y sont liées.

Heu­reu­se­ment, Joanne Clo­tuche de SAW‑B rebon­dit en mon­trant que sont déjà en train de s’inventer des ver­sions alter­na­tives de ces outils qui seront adap­tées à un exer­cice du pou­voir affran­chi de quête de pro­fits éco­no­miques, mais au ser­vice de fina­li­tés sociales, y com­pris non réduc­tibles à du stric­te­ment quantifiable.

Comme le rap­pe­lait Marthe Nys­sens (Cirtes, UCL) dans une inter­ven­tion que nous n’avons pas eu la pos­si­bi­li­té de reprendre ici, le fait asso­cia­tif ne peut être réduit à sa dimen­sion éco­no­mique, quand bien même il est un acteur éco­no­mique et s’affirme comme tel. L’histoire de la liber­té asso­cia­tive a mis du temps à s’émanciper de toutes les tutelles. La mul­ti­pli­ci­té des par­ties pre­nantes de ces struc­tures, l’importance de leurs impli­ca­tions dans les acti­vi­tés et les fina­li­tés sociales qui sont visées peuvent et doivent res­ter une source de créa­ti­vi­té dans la recherche d’une ges­tion qui leur soit propre. Le moins que l’on puisse dire est que cette his­toire n’est pas linéaire et donc qu’elle n’est for­cé­ment pas finie.

  1. La confé­dé­ra­tion patro­nale belge fran­co­phone de l’associatif et de l’économie sociale.
  2. Mas­ter en ingé­nie­rie et action sociale coor­ga­ni­sé par les caté­go­ries sociales de la Haute école Lou­vain-en-Hai­naut (Ins­ti­tut Car­di­jn) et de la Haute école Namur Luxembourg.
  3. Ce cycle a fait l’objet d’un numé­ro de la revue Les poli­tiques sociales, n° 1 – 2, 2015, « État, asso­cia­tions, entre­prises sociales : vers de nou­velles logiques de finan­ce­ment ? ».
  4. Comme poin­té dans un article de La Revue nou­velle déjà en lien avec le cycle de confé­rences : Tho­mas Lemaigre, « Le non-mar­chand dans la socié­té de mar­ché », n° 3, 2017.
  5. Voir l’exemple édi­fiant de la coopé­ra­tion au déve­lop­pe­ment, aus­cul­té dans le dos­sier de notre numé­ro « Coopé­ra­tion au déve­lop­pe­ment : aus­cul­ter une réforme », n°3, 2019.

Cécile de Préval


Auteur

chargée de projet, conseillère formation à l’Unipso

Thomas Lemaigre


Auteur

Thomas Lemaigre est économiste et journaliste. Il opère depuis 2013 comme chercheur indépendant, spécialisé sur les politiques sociales et éducatives, ainsi que sur les problématiques socio-économiques régionales. Il exerce également des activités de traduction NL>FR et EN>FR. Il est co-fondateur de l'Agence Alter, éditrice, entre autres, du mensuel {Alter Echos}, qu'il a dirigée jusqu'en 2012. Il enseigne ou a enseigné dans plusieurs Hautes écoles sociales (HE2B, Helha, Henallux).