Cela fait plus de dix ans que je travaille — en grande partie — sur les questions européennes. D’abord, pour une grande confédération syndicale, ce qui m’a donné l’occasion de participer à de nombreux groupes de travail de la Confédération européenne des syndicats et d’être l’un des six représentants des travailleurs belges au Comité économique et social européen. Peu avant la crise, j’ai été détaché au cabinet d’une vice-Première ministre afin de contribuer notamment à identifier et à négocier les priorités (...)
Cela fait plus de dix ans que je travaille — en grande partie — sur les questions européennes. D’abord, pour une grande confédération syndicale, ce qui m’a donné l’occasion de participer à de nombreux groupes de travail de la Confédération européenne des syndicats et d’être l’un des six représentants des travailleurs belges au Comité économique et social européen. Peu avant la crise, j’ai été détaché au cabinet d’une vice-Première ministre afin de contribuer notamment à identifier et à négocier les priorités de la présidence belge qui approchait à grands pas. En décembre 2009, je suis devenu conseiller d’un eurodéputé actif dans les commissions en charge de l’économie et de l’industrie.
Ce parcours m’a ainsi permis d’être actif dans les différents segments du processus de décision européen : deux institutions européennes, un organe consultatif et une organisation sociale active (une « partie prenante ») au niveau UE et belge.
De ces différents postes d’observation, je retiens la grande faiblesse des organisations sociales au sens large à se faire entendre, l’inadaptation des méthodes qu’elles privilégient pour ce faire (principalement l’envoi de courriers ou, à l’autre extrémité, la grande manifestation) et une certaine incompréhension du langage européen et du calendrier qui les placent hors jeu, là où les organisations patronales, qui certes disposent de davantage de moyens financiers et humains, sont beaucoup plus influentes. Cela en dit long sur l’incapacité de la gauche dans son ensemble à s’adapter à la réalité européenne alors que le traité de Rome remonte déjà à plus de cinquante ans…
Les lignes qui suivent ont pour objectif de combler ces lacunes et d’aider ces organisations à faire le tri entre l’important et l’anecdotique, l’efficace et le superflu.
Avant d’identifier les étapes déterminantes du processus de décision, il n’est pas inutile de donner un aperçu des grandes catégories de textes en fonction de la nature et de l’intensité des réactions très différentes de la part des « parties prenantes ». Cette « taxonomie » est tout à fait subjective et ne répond à aucun critère scientifique, elle résulte de ma propre expérience :
1. les textes très spécialisés dont le commun des mortels n’entendra jamais parler, mais dont les implications peuvent être plus ou moins importantes pour le quotidien de tout un chacun. Il en est ainsi des textes encadrant le spectre radioélectrique ou le programme-cadre pour la recherche et l’innovation, par exemple ceux fixant des limites à l’utilisation de pesticides, etc. En dépit des matières hyperpointues couvertes et du public de niche visé, ils suscitent des torrents de courriers des praticiens et d’associations dont la capacité de conviction est à toute épreuve. Leur objectif ne confine pas nécessairement à la défense d’une rente de position.
2. les textes touchant à un sujet d’actualité qui fait débat dans l’opinion publique, parfois sans discontinuer pendant plusieurs mois. Ils se répartissent en deux, voire trois, grandes catégories :
3. Les textes qui tombent dans une certaine indifférence parce qu’ils traitent de sujets d’importance toute relative et qui ne font pas écho dans des fédérations bien organisées, mais qui rencontrent des acteurs plutôt atomisés comme ceux promouvant l’administration en ligne (eGovernment) ou traitant de l’éclairage et la signalisation lumineuse des tracteurs et machines agricoles forestières [2].
Parcours législatif des textes issus de la Commission européenne et moments stratégiques pour le lobbying (en gris foncé)
Toute organisation sérieuse quant à sa volonté d’influencer un domaine particulier doit assurer une veille de l’actualité européenne. À première vue fastidieuse, cette opération est simplifiée par lapublication, en octobre ou novembre de chaque année par la Commission européenne, de son programme de travail et/ou législatif. Elle y liste les sujets qu’elle traitera au cours des prochains mois en donnant une approximation de la date de publication des textes en question et en précisant la nature de ces textes (de simples communications interprétatives, des propositions législatives, des consultations publiques, etc.) ainsi que les orientations envisagées. Tout lecteur intéressé peut donc anticiper et s’organiser pour travailler sur les sujets qui l’intéressent.
Étant donné que la Commission publie chaque année environ 1.300 textes, il est impossible pour quiconque de suivre cette production stakhanoviste. Cela n’aurait d’ailleurs pas de sens au regard du très large éventail des sujets qui s’étend du plan d’action en faveur du multilinguisme aux valeurs forfaitaires à l’importation pour la détermination du prix d’entrée de certains fruits et légumes en passant par l’encadrement des politiques économiques, les normes environnementales pour véhicules légers, etc.
De plus, les textes qui sortent de la Commission ne présentent pas la même valeur, la même importance : il convient donc de privilégier les propositions législatives (directives et règlements) dans la mesure où ces textes seront envoyés au Parlement européen et au Conseil pour y être amendés (voire rejetés comme cela fut le cas pour la libéralisation des services portuaires ou les dérogations à la comptabilité pour les micro-entreprises). Ensuite, les consultations publiques permettent aux parties prenantes et citoyens intéressés d’aider la Commission à préciser ses idées sur un thème bien précis à partir d’une série de questions ouvertes qu’elle contextualise.
Puisque le traité attribue à la Commission un monopole dans le droit d’initiative, cela signifie que les différentes publications du Parlement européen et du Conseil revêtent une moindre importance ; elles reflètent l’état des débats à un moment précis, compte tenu du rapport de force et de la situation européenne, voire internationale.
Lorsqu’un texte législatif présente de l’intérêt, il n’existe qu’une manière efficace pour entamer un lobbying auprès des eurodéputés. Cette méthode consiste à :
Pour les « experts » désireux d’agir davantage en amont, il est conseillé de repérer les conseillers thématiques des différents groupes parlementaires (que vous souhaitez influencer) ainsi que les coordinateurs de chacun de ces groupes pour chacune des commissions parlementaires (ces coordinateurs sont des eurodéputés qui font partie du bureau des commissions et rempliront ce rôle pendant au moins une demi-législature). À la suite d’un accord entre les coordinateurs sur un dossier, celui-ci est attribué à un eurodéputé qui jouera un rôle de premier plan : nommé « rapporteur », c’est lui qui sera en charge d’élaborer ce que sera la position du Parlement européen, mais au préalable, se tiendront des réunions avec des « shadow rapporteurs », c’est-à-dire les chefs de file de chaque groupe sur le sujet. Ce petit groupe de 7 à 8 personnes (qui varient selon le dossier abordé) joue donc un rôle clé [3] pour aboutir à un projet de texte qui sera soumis à la commission parlementaire thématique. Un simple courrier électronique envoyé aux services presse des différents groupes parlementaires permet d’identifier rapidement ces acteurs clés.
Il arrive régulièrement qu’une matière nécessite l’avis de plus d’une de ces commissions parce qu’elle renvoie à différents aspects (par exemple, une directive sur l’efficacité énergétique passera dans les mains des eurodéputés de ENVI [4] et ITRE, la directive sur la libéralisation des services était abordée par IMCO et, parce qu’elle faisait intervenir la législation sur le détachement des travailleurs, EMPL). Néanmoins, la commission « compétente sur le fond », c’est-à-dire celle qui est la première destinataire du texte, peut balayer les avis des autres commissions saisies, ou alors estimer que ces amendements sont pertinents et les reprendre à son compte.
Lors du vote en commission parlementaire, ce sont quelque cinquante eurodéputés qui voteront, essentiellement en suivant une liste de votes, c’est-à-dire les consignes de vote pour chacun des amendements numérotés assortis parfois d’un commentaire très succinct. Cette liste est élaborée de commun accord avec le conseiller du groupe, l’eurodéputé qui est shadow rapporteur et son assistant qui l’a accompagné sur ce dossier.
Lors des votes, aucun eurodéputé n’a jamais sous les yeux le texte même des amendements : en effet, on vote sur des numéros d’amendements. Les amendements in extenso auront été examinés par les eurodéputés, mais en raison de leur charge de travail, il est plus probable qu’ils alignent leur vote sur les consignes de la liste de votes et fassent ainsi confiance à leur shadow rapporteur. Cependant, si le texte a suscité une certaine polémique ou que les débats ont été vifs, il est fort à parier qu’un plus grand nombre d’eurodéputés aura lu avec attention les amendements, quitte à délaisser ceux de nature éditoriale (reformulation d’une phrase sans en altérer le sens) ou ceux qui ne modifient pas l’esprit du texte en question.
Lorsque les ministres arrivent en séance, une grande partie de l’ordre du jour a déjà été réglée. Il ne leur restera à trancher que les points litigieux et à participer aux discussions d’orientation ou à apprécier la manière dont la présidence (tournante) s’acquitte de son mandat de négociation avec le Parlement et la Commission.
En Belgique, il revient généralement au conseiller « Europe » du ministre dont le Conseil est saisi de donner les grandes orientations de la ligne que la Belgique défendra auprès des partenaires européens. Mais, les ministres ne font pas cavalier seul et pour garantir la cohérence du gouvernement (en particulier lorsqu’un dossier arrive sur la table de plusieurs formations du Conseil [5]), c’est un ministre d’une entité fédérée (parce que l’on traite d’une matière qui a été largement régionalisée ou communautarisée) qui porte la voix de la Belgique dans son ensemble ou encore que le dossier implique les compétences des niveaux fédéral et régional (et/ou communautaire), un intercabinet sera organisé sous la houlette de la Direction générale Europe (DGE) des Affaires étrangères afin de recueillir les contributions de chacun des ministres dont les compétences sont concernées ainsi que des vice-Premiers ministres. Le degré de liberté du représentant du ministre qui siègera au Conseil dépend de la nature des débats au Conseil : soit il s’agit d’amender un texte et l’intercabinet aboutit à des libellés relativement précis dont le ministre ne pourra dévier ; soit il s’agit d’un échange d’idées (parce que l’on en est au tout début du processus législatif) et il est moins contraint par les commentaires des représentants des autres ministres dans la mesure où aucun ministre ne communique ses speaking notes aux autres.
La représentation permanente est aussi peu connue du grand public qu’elle n’est essentielle aux travaux ministériels : ce terme désigne les fonctionnaires qui font la liaison entre le niveau UE et le niveau belge. Ils font en quelque sorte office d’ambassadeurs sectoriels, leur « chef » étant en effet ambassadeur belge auprès de l’UE. Les représentants permanents belges défendront le mandat qui a été convenu au sein de la DGE. Le travail de « wording » (traduction des négociations dans le jargon européen avec toutes les nuances que cela implique) leur prend beaucoup de temps et nécessite de leur part une excellente connaissance des textes adoptés antérieurement (dans la mesure où ceux-ci peuvent servir d’appui pour y raccrocher un élément négligé dans le texte actuellement en négociation [6]) et la capacité de pouvoir lire et de se faire comprendre entre les lignes. Ils travaillent en relation étroite avec le cabinet du ministre compétent de manière à s’assurer que l’esprit du texte négocié correspond bien à la ligne belge et, le cas échéant, pour prendre les consignes à suivre lorsque des options émergent ou que des alliances informelles doivent être tissées. Ainsi, à moins que ne subsistent des points politiquement importants qui n’ont pas pu être réglés précédemment, les ministres participant au Conseil n’ont plus qu’à endosser le travail que ces hommes et femmes de l’ombre ont fourni pendant des semaines, voire des mois.
Ainsi, les acteurs pivots sont les conseillers « Europe » du ministre compétent en premier lieu et des vice-Premiers ministres, de même que celui du Premier ministre, voire également celui du ministre-président (lorsque les Régions ont voix au chapitre). Le conseiller du ministre qui est l’expert sur le fond de la question abordée doit également être rencontré. Concrètement, si la Commission propose une actualisation de la directive sur les restructurations, c’est sur le fond le conseiller du ministre de l’Emploi qui gère au jour le jour les difficultés des entreprises et les licenciements collectifs qui sera le mieux à même d’exprimer les commentaires les plus fondés, commentaires que le conseiller « Europe » traduira dans une perspective européenne.
Les organisations qui veulent exercer de l’influence sur le processus de décision européen doivent cibler quelques moments clés. Les manifestations en marge d’un Conseil européen qui réunit les chefs d’État et de gouvernement n’ont généralement qu’un intérêt médiatique (qui, de plus, peut s’avérer contreproductif lorsque le nombre de participants est inférieur à ce qu’escomptaient les organisateurs), d’autant qu’elles n’ont lieu qu’en décalage avec le moment où les décisions cruciales ont été arrêtées, le Conseil européen étant une chambre d’entérinement, voire, en cas de clivage persistant, d’arbitrage, et d’impulsions nouvelles (ou, plus exactement, renouvelées). Les manifestations publiques ne devraient être conçues que comme la cerise sur le gâteau, que comme un évènement qui accompagne un travail de fond réalisé loin des caméras.
Ainsi, au niveau du Parlement européen, il est surtout efficace de concentrer le tir sur les rapporteurs et shadow rapporteurs (et leurs conseillers) en leur transmettant des amendements écrits concrets et lorsque la liste des amendements retenus est arrêtée, d’indiquer aux eurodéputés de la commission parlementaire lesquels doivent être impérativement rejetés/adoptés et pourquoi.
Au niveau du Conseil, il est primordial de rencontrer les conseillers en charge des questions européennes du ministre compétent, son collègue qui traite du fond du sujet ainsi que les autres conseillers « Europe » des vice-Premiers ministres.
Finalement, lorsqu’il s’agit d’une directive, il faut explorer les marges de manœuvre laissées aux États membres et les utiliser à bon escient dans l’objectif souhaité. À cette étape, ce sont le cabinet du ministre en charge de la transposition de même que les parlementaires nationaux qu’il convient de contacter.
Sur le plan démocratique, le processus d’identification et d’accès aux documents clés et aux acteurs qui font la différence (rapporteurs et shadow rapporteurs, conseillers et cabinettards) relève du parcours du combattant. Une partie de cette complication est inhérente :
Cette complication est à la fois l’une des origines de l’éloignement sans cesse croissant entre la construction européenne et les citoyens lambdas (le dernier sondage Eurobaromètre révèle que seulement 30 % des Européens font encore confiance en l’UE). Elle est instrumentalisée par les gouvernements nationaux pour se retrancher derrière les décisions prises par Bruxelles. Elle permet enfin de préserver les rentes de situation des lobbyings bien installés, en premier lieu ceux liés aux organisations patronales, et aux réseaux d’influence tels que la Commission Trilatérale, le Cercle de Bilderberg…
Finalement, en dépit de ce tableau plutôt terne, il ne faut pas sous-estimer le fait que les institutions européennes opèrent à certains égards de façon plus transparente que les institutions nationales ! Les amendements qui seront votés par les eurodéputés sont disponibles sur le site du Parlement européen une dizaine de jours avant le vote même alors qu’au niveau du Parlement fédéral, il n’est pas rare que les amendements soient transmis aux députés en cours de séance ! Les Estoniens et les internautes de la place du Luxembourg ont un accès égal aux délibérations politiques puisqu’elles sont diffusées en temps réel sur la chaine europarlTV alors que le Namurois ou l’habitant de Saint-Josse ne pourra connaitre la teneur des propos échangés en commission du budget de la Chambre que s’il se rend sur place. S’il est vrai que les travaux du Conseil restent difficiles à appréhender, cela ne l’est pas moins au niveau du gouvernement fédéral ou même régional. À l’exception des communiqués de presse, que sait-on des arbitrages qui y ont lieu ou de la nature des relations avec les différentes parties prenantes (par exemple, qu’est-ce qui motive le choix discrétionnaire de telle entreprise de consultance sans passer par des appels d’offre en raison de l’urgence de la situation ?) ?
6 mai 2013
[1] À ce sujet, voir Olivier Derruine, « Myopie autour du Traité budgétaire européen », La Revue nouvelle, mai 2013.
[2] Oui, oui, d’ingénieux fonctionnaires ont bel et bien justifié leur salaire en imaginant une telle législation.
[3] Les agendas des uns et des autres s’accommodant très difficilement, les eurodéputés profitent d’être réunis (retranchés ?) à Strasbourg pour organiser leurs négociations en comités restreints, en marge de la session plénière. C’est l’envers du décor des photos dont l’objectif est de dénoncer la paresse et l’inactivité présupposées des eurodéputés en montrant un auditoire clairsemé. La faible présence des eurodéputés, en dehors des heures de vote, ne pose pas un problème démocratique, n’est pas le signe d’un dysfonctionnement dans la mesure où les discussions de fond ont eu lieu en commissions parlementaires qui, elles, siègent à Bruxelles (et évidemment dans les réunions des shadow rapporteurs).
[4] Ces acronymes désignent les commissions parlementaires qui suivent les questions environnementales (ENVI), relatives à l’industrie, la recherche et l’énergie (ITRE), au marché intérieur et à la protection des consommateurs (IMCO) et aux conditions de travail, à l’emploi (EMPL).
[5] Il existe neuf formations sectorielles du Conseil : la page www.consilium.europa.eu/council/council-configurations?lang=fr permet d’accéder à leurs agendas et communiqués de presse notamment.
[6] Par exemple, si le texte en discussion traite de la politique commerciale européenne, il aura une orientation purement économique. Dès lors, l’une des seules possibilités pour un pays d’y intégrer des éléments sociaux sera de référer à des conclusions sur la « dimension sociale de la mondialisation », seul texte de ce genre adopté au niveau ministériel il y a huit ans ! Ainsi, il importe d’assurer une longévité et une continuité aux représentants permanents puisque, d’une part, les conseillers ministériels ont une durée de vie de maximum cinq ans en général dans un cabinet (le temps d’une législature) et qu’il est hautement vraisemblable qu’ils n’aient pas eu connaissance de ce texte demeuré confidentiel, d’autre part, le volume et le nombre des textes sont tels qu’il est très difficile de perdre de vue l’un d’entre eux.