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Le glaive émoussé de la Justice

Numéro 01/2 Janvier-Février 2013 par Manuel Lambert Olivier Stein Sarah Trillet

février 2013

État cala­mi­teux des pri­sons, manque criant de moyens des acteurs de l’aide juri­dique, retour de la jus­tice de classe, pro­cès aux relents idéo­lo­giques… la Jus­tice subit de plein fouet une inquié­tante crise poli­tique, bud­gé­taire et, plus fon­da­men­ta­le­ment, de valeurs. Face à la ges­tion peu res­pon­sable du poli­tique de cette matière, com­ment garan­tir un accès à une jus­tice équi­table et humaine pour tous ?

Surpopulation carcérale : la fuite en avant

Sarah Trillet

Avec à ce jour plus de 11.000 déte­nus pour 8.900 places, l’augmentation de la popu­la­tion car­cé­rale dans notre pays pour­suit sa course infer­nale. La sur­po­pu­la­tion sévit davan­tage dans les mai­sons d’arrêt, où elle s’approche régu­liè­re­ment d’un taux de + 50%. En 2012, le taux record de + 235% a été atteint dans deux ailes de la mai­son d’arrêt de Forest où 450 déte­nus se sont retrou­vés à trois, vingt-troi­sheures sur vingt-quatre dans des cel­lules pré­vues pour une ou deux per­sonnes, et ce dans des condi­tions de vie et d’hygiène épou­van­tables. Un cri d’alarme a été lan­cé par plu­sieurs acteurs publics et gou­ver­ne­men­taux, par­mi les­quels la Ligue des droits de l’Homme, pour enjoindre la ministre d’apporter une solu­tion urgente à une situa­tion assi­mi­lable à des trai­te­ments inhu­mains. Ce constat a par ailleurs sus­ci­té la visite — et la publi­ca­tion, en décembre, d’un rap­port acca­blant — du Comi­té euro­péen pour la pré­ven­tion de la tor­ture dans les mai­sons d’arrêt de Til­burg et Forest, ain­si que le dépôt d’un arrê­té limi­tant l’occupation des cel­lules à leur capa­ci­té par la bourg­mestre de Forest en juillet1. Fina­le­ment, une par­tie des déte­nus excé­den­taires a été trans­fé­rée dans une aile nou­vel­le­ment réaf­fec­tée de la pri­son de Saint-Gilles. Un sou­la­ge­ment sans doute pour les déte­nus, mais qui sera, selon le prin­cipe des vases com­mu­ni­cants, de très court terme.

Surpopulation et grèves : un couple endémique

Cette année a été émaillée par de nom­breuses grèves des agents péni­ten­tiaires, phé­no­mène deve­nu aus­si endé­mique que la sur­po­pu­la­tion (il y est d’ailleurs inti­me­ment lié) et expres­sion ultime d’un malaise géné­ra­li­sé au sein de la pro­fes­sion. Ces grèves mul­tiples aggravent les dif­fi­cul­tés liées à la sur­po­pu­la­tion, en pri­vant les déte­nus de leurs droits sociaux les plus élé­men­taires. En effet, en cas de grève, les déte­nus ont, faute d’un ser­vice mini­mum garan­ti, un accès extrê­me­ment limi­té aux préaux, aux douches et aux visites de la famille, et ils ne peuvent plus ren­con­trer le per­son­nel psy­cho­so­cial, tant externe qu’interne. De même, les visites des avo­cats et les trans­ferts pour les com­pa­ru­tions au palais sont éga­le­ment per­tur­bés, ce qui limite éga­le­ment les droits de la défense. Cette situa­tion entrave gra­ve­ment le pro­ces­sus de réin­ser­tion des déte­nus, qui est pour­tant l’objectif ori­gi­nel visé par la peine de pri­son — outre celui de punir — et le meilleur rem­part contre la réci­dive. Les effets de la sur­po­pu­la­tion (pro­mis­cui­té, frus­tra­tions, dégra­da­tion des rela­tions, manque d’échanges, etc.), ampli­fiés par la situa­tion de grève, favo­risent l’apparition de com­por­te­ments vio­lents. L’intégrité phy­sique des agents péni­ten­tiaires risque dès lors d’être mena­cée avec ce que cela implique en termes de déra­pages poten­tiels et risques d’attitudes inap­pro­priées à l’encontre des détenus.

Tous les para­mètres actuels laissent pré­sa­ger que la sur­po­pu­la­tion va conti­nuer à croitre. En effet, les mises en déten­tion pré­ven­tive, qui repré­sentent 35% de la popu­la­tion car­cé­rale, n’ont pas dimi­nué. Le recours aux peines de tra­vail et à la sur­veillance élec­tro­nique n’a rien chan­gé. Au moins 10 % des déte­nus n’ont rien à faire en pri­son : ils devraient se trou­ver en éta­blis­se­ment de soins pour toxi­co­manes, malades men­taux, etc. Ces divers fac­teurs qui ren­forcent la sur­po­pu­la­tion, le monde poli­tique les connait depuis long­temps. Pour­tant, les mesures prises par les dif­fé­rents gou­ver­ne­ments depuis vingt-cinq ans ont toutes échoué à amé­lio­rer la situa­tion, en s’axant exclu­si­ve­ment sur le sécu­ri­taire et la construc­tion de nou­velles pri­sons. Un constat confir­mé par un récent audit de la cour des Comptes qui indique que le « mas­ter-plan 2008 – 2016 » ne suf­fi­ra pas à conte­nir l’ensemble de la popu­la­tion carcérale.

Libérations très conditionnées

La rare­té des libé­ra­tions condi­tion­nelles, dont l’octroi s’est com­plexi­fié sous l’effet des réformes suc­ces­sives de la loi depuis 1998, est aus­si à comp­ter par­mi les causes de sur­po­pu­la­tion. Il est regret­table de consta­ter l’entrave répé­tée du gou­ver­ne­ment à l’une des seules mesures construc­tives et effi­caces en termes de pré­ven­tion de la réci­dive et de sou­tien à la réin­ser­tion2. Et la situa­tion n’est pas près de s’améliorer car un avant-pro­jet de loi récem­ment adop­té par le conseil des ministres, votée sans la réflexion de fond indis­pen­sable dans le contexte émo­tion­nel qu’a sus­ci­té la libé­ra­tion de Michèle Mar­tin, aura pour consé­quence de dur­cir davan­tage le régime de libé­ra­tion condi­tion­nelle3. L’examen de la libé­ra­tion condi­tion­nelle ne sera désor­mais plus auto­ma­tique, mais enta­mé à la demande expli­cite du déte­nu, ce qui péna­li­se­ra à nou­veau les plus dému­nis. Le concept de réci­dive sera par ailleurs élar­gi, repous­sant encore pour cer­tains le moment de la libé­ra­tion condi­tion­nelle. Enfin, le par­quet et le direc­teur de pri­son pour­ront à nou­veau s’opposer à l’examen d’une libé­ra­tion condi­tion­nelle4. Frei­nés et déses­pé­rés, plus de déte­nus déci­de­ront de pur­ger leur peine jusqu’au bout, sans aucun pro­jet de réin­ser­tion, ren­for­çant encore la sur­po­pu­la­tion et les grèves.

Réus­sir la réin­ser­tion d’anciens déte­nus dont les droits fon­da­men­taux auraient été bafoués tout au long de leur peine est illu­soire. Sans réin­ser­tion, il y aura plus de réci­dives et donc plus d’insécurité. La situa­tion dans les pri­sons risque de ne pas être sans consé­quences sur l’ensemble de la société. 

Crise de la justice et justice de crise

Manuel Lam­bert

C’est la crise : les mesures d’austérité tombent comme des feuilles mortes un dimanche d’automne, les usines ferment à la chaine, les tra­vailleurs se demandent com­bien de temps ils pour­ront gar­der leur emploi. Et les grèves se mul­ti­plient. Des grèves qui ne concernent bien sûr que les ouvriers de l’automobile ou les chauf­feurs de trans­port en com­mun wal­lons. A‑t-on jamais vu des pro­fes­sions libé­rales se mettre en grève ?

Il ne faut jamais dire jamais. Fait raris­sime, 2012 aura en effet vu les avo­cats par­tir en grève. Bigre. Qu’est-ce qui peut bien pous­ser cette noble cor­po­ra­tion à user de ce moyen de pres­sion peu com­mun dans leur chef ?

Et bien, la crise touche tout le monde ! Même les avo­cats. Et plus par­ti­cu­liè­re­ment les avo­cats qui exercent un ser­vice public essen­tiel en per­met­tant la réa­li­sa­tion d’un droit capi­tal du citoyen, celui de l’accès à la jus­tice : les avo­cats pro deo.

Pour com­prendre l’importance du mou­ve­ment de grève, il convient de rap­pe­ler l’élément sui­vant : l’aide juri­dique est un ser­vice à la popu­la­tion pri­mor­dial qui per­met d’assurer le res­pect de la digni­té humaine en don­nant à chaque jus­ti­ciable la pos­si­bi­li­té de faire valoir ses droits dans le cadre d’une pro­cé­dure judi­ciaire, quelle qu’elle soit (civile, pénale, fami­liale…). À défaut de per­mettre cet accès gra­tuit ou par­tiel­le­ment gra­tuit au sys­tème judi­ciaire, de nom­breuses per­sonnes se ver­raient limi­tées, voire empê­chées de se défendre en jus­tice et seraient dépos­sé­dées, dès lors, de l’exercice de leurs droits.

Le cercle vicieux

L’accès à la jus­tice est un droit fon­da­men­tal garan­ti et pro­té­gé par les conven­tions inter­na­tio­nales de pro­tec­tion des droits fon­da­men­taux, ain­si que par la Consti­tu­tion belge. Pour per­mettre l’exercice de ce droit, la loi orga­nise un sys­tème d’aide juri­dique de pre­mière et de deuxième lignes, sys­tème qui, notam­ment, sur la base du cal­cul des reve­nus du jus­ti­ciable, per­met aux plus dému­nis de béné­fi­cier des ser­vices d’un avo­cat de manière tota­le­ment ou par­tiel­le­ment gra­tuite. L’avocat est alors rétri­bué par l’État via l’application d’un for­fait attri­bué à chaque prestation.

C’est là que le bât blesse… En effet, il revient à l’État de finan­cer ce sys­tème de pro­tec­tion des plus dému­nis. Or la crise éco­no­mique et ses res­tric­tions bud­gé­taires col­la­té­rales abou­tissent à la pré­ca­ri­sa­tion d’une part de plus en plus impor­tante de la socié­té belge. Dès lors, le nombre de per­sonnes devant avoir recours à l’aide juri­dique a aug­men­té, mais sans que les moyens finan­ciers ne suivent dans des pro­por­tions équi­va­lentes. En effet, l’aide juri­dique est finan­cée par le biais d’une enve­loppe bud­gé­taire fer­mée : la même somme est allouée tous les ans à l’aide juri­dique, quel que soit le nombre de pres­ta­tions effec­tuées par les avo­cats. C’est donc un cercle vicieux : plus de per­sonnes émargent de l’aide juri­dique, moins les avo­cats concer­nés sont rétribués.

Un recul pour une avancée

Cette situa­tion n’est pas neuve et était ver­te­ment cri­ti­quée par les bar­reaux depuis un cer­tain temps déjà. L’adoption de la loi dite Sal­duz, qui impose, dès le pre­mier inter­ro­ga­toire, la pré­sence d’un avo­cat aux côtés de toute per­sonne pou­vant être pri­vée de liber­té a encore un peu plus dés­équi­li­bré la balance des paie­ments de la Jus­tice jusqu’à la blo­quer dans une posi­tion dan­ge­reu­se­ment ban­cale. En effet, l’adoption de cette loi Sal­duz, réelle avan­cée pour les droits fon­da­men­taux des per­sonnes concer­nées, et dès lors appe­lée de ses vœux par l’avocature et les asso­cia­tions de défense des droits et liber­tés, n’a pas été accom­pa­gnée des moyens néces­saires à sa mise en œuvre. Alors que sa bonne exé­cu­tion implique une aug­men­ta­tion dras­tique des pres­ta­tions dans le cadre de l’aide juri­dique, le gou­ver­ne­ment n’a pas jugé bon de faire cor­res­pondre le finan­ce­ment de cette aide à l’alourdissement impor­tant de la quan­ti­té de tra­vail. D’une situa­tion qui était cri­tique, on est pas­sé à une situa­tion intenable.

Une réponse appro­priée et à la hau­teur du manque de res­pect mar­qué par le gou­ver­ne­ment s’imposait donc, plus cin­glante que les clas­siques cour­riers d’interpellation à la ministre de la Jus­tice, qui devaient jusque-là vrai­sem­bla­ble­ment ser­vir de papier de brouillon pour l’imprimante du cabi­net. Dans ces condi­tions, un arrêt de tra­vail pro­lon­gé semble loin d’être abu­sif. Il a eu lieu le 9 mai der­nier, date à laquelle les bureaux d’aide juri­dique en Wal­lo­nie et à Bruxelles ont fer­mé leur porte pour une durée indé­ter­mi­née. Il fau­dra attendre le 25 mai et des pro­messes d’une aug­men­ta­tion de bud­get pour que les avo­cats fran­co­phones et ger­ma­no­phones (les avo­cats néer­lan­do­phones n’ayant pas sui­vi le mou­ve­ment) décident de reprendre leur mis­sion d’aide juri­dique et de rou­vrir les per­ma­nences Salduz.

Qui sème la misère…

De ce fait, les avo­cats, mais aus­si les magis­trats, le per­son­nel des mai­sons de jus­tice, le per­son­nel péni­ten­tiaire, les experts judi­ciaires, les pro­fes­sion­nels des ser­vices sociaux, psy­cho­lo­giques et médi­caux actifs dans le sec­teur de la jus­tice, bref tous les acteurs du ter­rain judi­ciaire, ont expri­mé de pro­fonds motifs d’inquiétude durant cette année. Et le constat est le même pour tous ces inter­ve­nants : à force de poli­tiques de ges­tion de crise qui n’ont même plus l’ambition d’apporter des solu­tions aux pro­blèmes de fond, les res­pon­sables poli­tiques dété­riorent les ser­vices de la jus­tice, au détri­ment des acteurs judi­ciaires, mais sur­tout des citoyens. L’absolue néces­si­té d’investir dans la jus­tice est sérieu­se­ment sous-esti­mée. Pour preuve, l’infime part de bud­get allouée par l’État belge à la jus­tice (0,25% du PIB) et à l’aide juri­dique (seule­ment 0,019%). Alors qu’aux Pays-Bas envi­ron 50% de la popu­la­tion béné­fi­cie de l’aide juri­dique gra­tuite, seule­ment 20% des citoyens seraient concer­nés en Belgique.

Et la situa­tion ne semble pas près de s’améliorer : la ministre de la Jus­tice a annon­cé en novembre der­nier son inten­tion, pour des rai­sons bud­gé­taires, de res­treindre l’accès à l’aide juri­dique en excluant une nou­velle caté­go­rie de deman­deurs : ceux dont l’enjeu finan­cier serait « peu impor­tant ». Ce fai­sant, non seule­ment la ministre réduit les moyens d’accès à un droit pour­tant fon­da­men­tal, l’accès à la jus­tice, mais elle envoie en outre un sérieux camou­flet aux bar­reaux : leur grève n’aura ser­vi à rien.

Il revient pour­tant à l’État de déployer les moyens néces­saires pour assu­rer l’égalité face à la jus­tice, même — voire sur­tout — en période de crise. Et pour cela, c’est entre autres sur l’aide juri­dique qu’il faut miser. L’accès et la qua­li­té de l’aide juri­dique dépendent étroi­te­ment de la réplique poli­tique qui sera don­née aux plaintes des avo­cats, d’une rému­né­ra­tion plus juste des pres­ta­tions de l’aide juridique.

En effet, sans refi­nan­ce­ment de l’aide juri­dique, l’accès à la jus­tice risque, à terme, de se muer en pri­vi­lège. Or, depuis 1789, les pri­vi­lèges sont fort peu com­pa­tibles avec les prin­cipes démocratiques.

Procès « No border » : tous coupables !

Oli­vier Stein

En 2010, alors que les par­ti­ci­pants à une mani­fes­ta­tion devant le centre fer­mé pour étran­gers 127bis étaient stric­te­ment enca­drés pour être rame­nés à la gare, un poli­cier est tom­bé de che­val. Un an et demi plus tard, deux mani­fes­tants sont condam­nés pour rébel­lion. Ils auraient sau­tillé pour faire peur aux che­vaux et l’un des deux les aurait même frap­pés avec son arme… une baguette de tam­bou­rin fine en plastique.

Selon le Code pénal, cette notion de rébel­lion doit être com­prise comme une « attaque » ou « résis­tance » avec « vio­lences ou menaces » contre un agent de la force publique. Les déci­sions de jus­tice suc­ces­sives ont éten­du la notion au point de consi­dé­rer toute force oppo­sée au poli­cier comme une vio­lence. Ain­si, un glis­se­ment s’est opé­ré par lequel une per­sonne qui se rete­nait à un grillage pou­vait être consi­dé­rée comme s’étant rebel­lée à l’aide de vio­lences. L’action de citoyens confron­tés à la police était stric­te­ment limi­tée à la résis­tance pas­sive. Par la suite, la juris­pru­dence et la doc­trine ont par­fois été jusqu’à consi­dé­rer comme rebelle « l’individu sai­si par la police qui se débat ou se rai­dit lorsqu’on l’emmène ». Ain­si, un rai­dis­se­ment deve­nait pour cer­taines juri­dic­tions une vio­lence jus­ti­fiant une accu­sa­tion de rébel­lion. Les poli­ciers eux-mêmes ne se sont pas trom­pés sur l’intérêt que pré­sente pour eux cette notion très mal­léable : dès que leur res­pon­sa­bi­li­té dans une faute ou des vio­lences leur est impu­tée, force est de consta­ter qu’ils prennent qua­si sys­té­ma­ti­que­ment les devants en accu­sant la vic­time de rébellion.

Disproportion sécuritaire

Le pro­cès des mili­tants « No bor­der » va plus loin que les déci­sions les plus atten­ta­toires aux droits fon­da­men­taux en la matière pour trois motifs : pre­miè­re­ment, tous les mili­tants de ce mou­ve­ment poli­tiques sont per­çus comme des sus­pects ; deuxiè­me­ment, les faits sont déter­mi­nés uni­que­ment sur la base des décla­ra­tions de poli­ciers, et enfin, le juge invente une res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive de l’ensemble des mani­fes­tants, tous cou­pables d’une éven­tuelle infrac­tion com­mise à l’occasion de la manifestation.

Les mani­fes­tants sont trai­tés comme des sus­pects. Ain­si, ceux qui vou­laient quelques jours plus tôt se rendre à la mani­fes­ta­tion des syn­di­cats ont été « arrê­tés pré­ven­ti­ve­ment » et donc pri­vés de façon anti­dé­mo­cra­tique de leur droit de mani­fes­ter. Des mili­tantes se sont éga­le­ment plaintes de mal­trai­tances en cel­lule. Lors d’une audience, le juge fera taire les avo­cats qui vou­laient sou­li­gner ce contexte très répres­sif tan­dis que le pro­cu­reur pour­ra mul­ti­plier les digres­sions et réflexions politiques.

Durant le pro­cès, la sus­pi­cion et un dis­po­si­tif de contrôle dis­pro­por­tion­né ont pu être consta­tés : les mili­tants venus sou­te­nir les mani­fes­tants incul­pés ont été contrô­lés, fichés, voire inter­dits d’accès à la salle d’audience par des poli­ciers, pré­sents en nombre. Le sub­sti­tut du pro­cu­reur expli­que­ra d’ailleurs dans un cour­rier s’être entre­te­nu sans la défense avec le juge pour pla­ni­fier ces mesures. Le juge dont l’impartialité est contes­tée devra aban­don­ner le dos­sier et le confier à un col­lègue. Si on pré­tend que les pro­cès sont publics, il est hypo­crite à l’époque actuelle de limi­ter cette publi­ci­té en fonc­tion de la taille (réduite) de la salle.

Un pour tous

Un poli­cier inter­ro­gé le jour des faits estime que l’accusé « n’était pas par­ti­cu­liè­re­ment agres­sif ». La vidéo tour­née par les poli­ciers ne montre, contrai­re­ment à ce qu’affirment les poli­ciers, aucune rébel­lion ou contact avec les che­vaux. Qu’à cela ne tienne, bien qu’elles soient tar­dives et par­fois contra­dic­toires, les décla­ra­tions des poli­ciers sont sacra­li­sées par le juge. Se fon­dant uni­que­ment sur cette parole — aucun effort n’est fait pour obte­nir les témoi­gnages de mani­fes­tants et ceux pré­sen­tés par les pré­ve­nus ne sont pas pris en compte — le juge condam­ne­ra les accu­sés lourdement.

Pro­ba­ble­ment conscient du carac­tère ban­cal de son rai­son­ne­ment, le tri­bu­nal a cru néces­saire d’ajouter une consi­dé­ra­tion atten­ta­toire à un prin­cipe fon­da­men­tal de droit selon lequel il n’y a pas de res­pon­sa­bi­li­té pénale pour le fait d’autrui : les incul­pés sont de toute façon cou­pables puisque leur « pré­sence consciente » dans le groupe ferait d’eux des coau­teurs, jugés aus­si dure­ment que s’ils avaient eux-mêmes été les auteurs des faits. Non content de lais­ser les forces répres­sives d’État éta­blir quelle est la véri­té judi­ciaire, ce juge­ment va jusqu’à consi­dé­rer que tout mani­fes­tant est res­pon­sable de l’attitude des autres mani­fes­tants et peut être, comme tel, jugé coau­teur des infrac­tions dont on pour­rait les accu­ser. Comme le disait le loup à l’agneau : « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère»…

On se rap­pel­le­ra pour­tant que lorsqu’un petit groupe de poli­ciers s’était mon­tré violent avec deux avo­cats, il y a quelques années, l’affaire avait été clas­sée sans suite. L’argument rete­nu : l’impossibilité d’individualiser suf­fi­sam­ment les auteurs des faits. C’est encore à La Fon­taine, cette fois aux juge­ments de cour qui vous ren­dront blanc ou noir, que l’on pense…

Et quand on lit que le tri­bu­nal ser­monne les incul­pés qui « auraient fait fi de tout res­pect des règles d’un État démo­cra­tique », c’est sur la fable de La besace qu’on a envie de conclure.

« Nous nous par­don­nons tout, et rien aux autres hommes : on se voit d’un autre œil qu’on ne voit son prochain. »

  1. Cet arrê­té a été frap­pé d’un recours en sus­pen­sion (reje­té) et en annu­la­tion (tou­jours pen­dant) devant le Conseil d’État.
  2. Ken­sey A. (2005), « La libé­ra­tion condi­tion­nelle et la pré­ven­tion de la réci­dive », dans Poli­tique pénale en Europe : bonnes pra­tiques et exemples pro­met­teurs, éd. du Conseil de l’Europe.
  3. Beer­naert M.A. et de Béco R., « Un désas­treux avant-pro­jet de loi en matière de réci­dive et de libé­ra­tion condi­tion­nelle », JT, 2012, p.661.
  4. L’avant-projet de loi a été exa­mi­né par le Conseil d’État, qui a ren­du un avis très cri­tique à son pro­pos (avis 52.102/AG du 16 novembre 2012).

Manuel Lambert


Auteur

conseiller juridique, membre de la commission Prison (LDH)

Olivier Stein


Auteur

Sarah Trillet


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