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Le fantôme de Leyde
Les fantômes ont leurs habitudes. On ne les changera pas. Ils circulent sans avertir, habitent ici ou là. Leur rendre visite demande parfois une sorte de ruse. Quasiment une étude d’itinéraire. Mais la rencontre, inattendue, peut avoir lieu n’importe où. Rien à voir avec les châteaux écossais ou les donjons des Carpathes. C’est une chose soudaine, […]
Les fantômes ont leurs habitudes. On ne les changera pas. Ils circulent sans avertir, habitent ici ou là. Leur rendre visite demande parfois une sorte de ruse. Quasiment une étude d’itinéraire. Mais la rencontre, inattendue, peut avoir lieu n’importe où. Rien à voir avec les châteaux écossais ou les donjons des Carpathes. C’est une chose soudaine, presque familière. Parfois, c’est la rencontre d’une sorte de présence que l’on croyait connaitre et tout à coup ce qu’on découvre est tout neuf, infiniment attachant. Une fois la présence effacée, on sait qu’on a bénéficié d’une chance. Le fantôme — appelons ce phénomène comme cela, ne raffinons pas — est, alors et pour toujours, un ami. Tout au moins tant que durera la capacité de nous souvenir.
Amsterdam en février. Une fois tourné le dos au Concertgebouw, à sa lyre dorée qui trône sur le toit, on longe le Stedelijkmuseum qui semble un vaisseau futuriste, un morceau de Boeing à l’envers, puis ce sont les boutiques, du Van Gogh collé sur toutes leurs faces. Un peu plus loin, la municipalité a installé une patinoire à glace en plein air, imitant un canal campagnard gelé, avec son petit pont mobile. Les gosses s’en donnent à cœur joie. Un pâle soleil bleuâtre. On se hâte vers l’attraction de l’année : la « Late Rembrandt » au Rijksmuseum, nonante tableaux et dessins du maitre. Pour la première fois au monde. Le rassemblement des œuvres majeures de la maturité de Rembrandt van Rijn. Son chant du cygne. Assurément à voir. Si le regard existe encore, lui qui a si peu « à voir»…
Les Hollandais sont grands. Les Hollandais sont nombreux. Ce jour-là, les plus grands paraissaient s’être mis d’accord de chercher à se glisser ensemble dans cette manifestation exceptionnelle. Cohue sans panique, pénétration en apnée, self-défense contre les coudes, les accrochages aux chainettes à lunettes. Beaucoup stationnent devant les œuvres, chipotant le clavier dans la pénombre des salles, ventousés à l’audioguide ou au « tour-multimédia-Rembrandt-les-années-de-plénitude-à-télécharger- gratuitement » et que certains contemplent sur leur tablette. Numéro du tableau ? Zestien ? Nog een selfportret ? Jawel. Lecture. Vérification d’un coup d’œil vers la toile au mur afin de vérifier la conformité de l’objet à son commentaire ? O.K. c’est bien lui. Dernière hésitation : photo ? Re-jawel : photo ! Un clic et ça repart. Et dare-dare, nouvelle reptation malaisée vers le portrait suivant ! Rembrandt, lui, semble s’être absenté, avoir quitté les lieux pour quelques heures ou depuis longtemps. Il n’attend pas sa maman à la caisse. Rembrandt. « Les années de plénitude », dit le dépliant. Voire. Et qui parle de se déplier dans ces salles bondées ?
Et pourtant… Il arrive qu’entre trois ou quatre bousculeurs, depuis le cinquième rang, on puisse apercevoir, accroché assez haut sur la cimaise pour émerger de la foule, le visage de van Rijn, ce génie né à Leyde, ce visage vieux, lourd, buriné par le chagrin, (Saskja est morte) et le mépris des voisins de la rue (il vit avec sa servante), et la faillite qui menace (et surviendra), l’incertitude quant à la vie de son fils, son Titus chéri, regard de lumière brune, effarée, jamais une seule touche de bleu, du rouge usé, des oranges sales, des ocres, des jaunes de vieil or, une rudesse terreuse, une désillusion de l’âme qui dit savoir qu’il faut poursuivre. Qu’il le fera quoiqu’il en coute, d’une touche toujours plus radicale dans le « brossé », plus neuve dans le cadrage, plus indifférente à la mode ou aux élégances convenues. Une sorte de sainteté pauvre, de foi désespérée.
Et si on le regarde vraiment, on s’aperçoit que c’est lui qui nous regarde et plonge au plus profond de nous. On a presque envie de lui adresser un vague sourire, de hausser les épaules, de lui faire une une moue d’amitié, un peu gênée, muette et désolée, de complicité dans le dépit. Lui souffler : tu es le plus grand. Ils comprendront plus tard… Et cette présence fantomale reste avec nous, bien au-delà de la sortie. Un silence conservé au cœur du hall bondé et du vacarme. Un visage malgré l’aveuglement de la lumière quand on sort… Quelque chose qui reviendra. On dira un revenant.