Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Le fantôme de Leyde

Numéro 4 - 2015 par Jacques Vandenschrick

juin 2015

Les fan­tômes ont leurs habi­tudes. On ne les chan­ge­ra pas. Ils cir­culent sans aver­tir, habitent ici ou là. Leur rendre visite demande par­fois une sorte de ruse. Qua­si­ment une étude d’itinéraire. Mais la ren­contre, inat­ten­due, peut avoir lieu n’importe où. Rien à voir avec les châ­teaux écos­sais ou les don­jons des Car­pathes. C’est une chose soudaine, […]

Italique

Les fan­tômes ont leurs habi­tudes. On ne les chan­ge­ra pas. Ils cir­culent sans aver­tir, habitent ici ou là. Leur rendre visite demande par­fois une sorte de ruse. Qua­si­ment une étude d’itinéraire. Mais la ren­contre, inat­ten­due, peut avoir lieu n’importe où. Rien à voir avec les châ­teaux écos­sais ou les don­jons des Car­pathes. C’est une chose sou­daine, presque fami­lière. Par­fois, c’est la ren­contre d’une sorte de pré­sence que l’on croyait connaitre et tout à coup ce qu’on découvre est tout neuf, infi­ni­ment atta­chant. Une fois la pré­sence effa­cée, on sait qu’on a béné­fi­cié d’une chance. Le fan­tôme — appe­lons ce phé­no­mène comme cela, ne raf­fi­nons pas — est, alors et pour tou­jours, un ami. Tout au moins tant que dure­ra la capa­ci­té de nous souvenir.

Amster­dam en février. Une fois tour­né le dos au Concert­ge­bouw, à sa lyre dorée qui trône sur le toit, on longe le Ste­de­lijk­mu­seum qui semble un vais­seau futu­riste, un mor­ceau de Boeing à l’envers, puis ce sont les bou­tiques, du Van Gogh col­lé sur toutes leurs faces. Un peu plus loin, la muni­ci­pa­li­té a ins­tal­lé une pati­noire à glace en plein air, imi­tant un canal cam­pa­gnard gelé, avec son petit pont mobile. Les gosses s’en donnent à cœur joie. Un pâle soleil bleuâtre. On se hâte vers l’attraction de l’année : la « Late Rem­brandt » au Rijks­mu­seum, nonante tableaux et des­sins du maitre. Pour la pre­mière fois au monde. Le ras­sem­ble­ment des œuvres majeures de la matu­ri­té de Rem­brandt van Rijn. Son chant du cygne. Assu­ré­ment à voir. Si le regard existe encore, lui qui a si peu « à voir»…

Les Hol­lan­dais sont grands. Les Hol­lan­dais sont nom­breux. Ce jour-là, les plus grands parais­saient s’être mis d’accord de cher­cher à se glis­ser ensemble dans cette mani­fes­ta­tion excep­tion­nelle. Cohue sans panique, péné­tra­tion en apnée, self-défense contre les coudes, les accro­chages aux chai­nettes à lunettes. Beau­coup sta­tionnent devant les œuvres, chi­po­tant le cla­vier dans la pénombre des salles, ven­tou­sés à l’audioguide ou au « tour-mul­ti­mé­dia-Rem­brandt-les-années-de-plé­ni­tude-à-télé­char­ger- gra­tui­te­ment » et que cer­tains contemplent sur leur tablette. Numé­ro du tableau ? Zes­tien ? Nog een self­por­tret ? Jawel. Lec­ture. Véri­fi­ca­tion d’un coup d’œil vers la toile au mur afin de véri­fier la confor­mi­té de l’objet à son com­men­taire ? O.K. c’est bien lui. Der­nière hési­ta­tion : pho­to ? Re-jawel : pho­to ! Un clic et ça repart. Et dare-dare, nou­velle rep­ta­tion mal­ai­sée vers le por­trait sui­vant ! Rem­brandt, lui, semble s’être absen­té, avoir quit­té les lieux pour quelques heures ou depuis long­temps. Il n’attend pas sa maman à la caisse. Rem­brandt. « Les années de plé­ni­tude », dit le dépliant. Voire. Et qui parle de se déplier dans ces salles bondées ?

Et pour­tant… Il arrive qu’entre trois ou quatre bous­cu­leurs, depuis le cin­quième rang, on puisse aper­ce­voir, accro­ché assez haut sur la cimaise pour émer­ger de la foule, le visage de van Rijn, ce génie né à Leyde, ce visage vieux, lourd, buri­né par le cha­grin, (Sask­ja est morte) et le mépris des voi­sins de la rue (il vit avec sa ser­vante), et la faillite qui menace (et sur­vien­dra), l’incertitude quant à la vie de son fils, son Titus ché­ri, regard de lumière brune, effa­rée, jamais une seule touche de bleu, du rouge usé, des oranges sales, des ocres, des jaunes de vieil or, une rudesse ter­reuse, une dés­illu­sion de l’âme qui dit savoir qu’il faut pour­suivre. Qu’il le fera quoiqu’il en coute, d’une touche tou­jours plus radi­cale dans le « bros­sé », plus neuve dans le cadrage, plus indif­fé­rente à la mode ou aux élé­gances conve­nues. Une sorte de sain­te­té pauvre, de foi désespérée.

Et si on le regarde vrai­ment, on s’aperçoit que c’est lui qui nous regarde et plonge au plus pro­fond de nous. On a presque envie de lui adres­ser un vague sou­rire, de haus­ser les épaules, de lui faire une une moue d’amitié, un peu gênée, muette et déso­lée, de com­pli­ci­té dans le dépit. Lui souf­fler : tu es le plus grand. Ils com­pren­dront plus tard… Et cette pré­sence fan­to­male reste avec nous, bien au-delà de la sor­tie. Un silence conser­vé au cœur du hall bon­dé et du vacarme. Un visage mal­gré l’aveuglement de la lumière quand on sort… Quelque chose qui revien­dra. On dira un revenant.

Jacques Vandenschrick


Auteur