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Le dilemme tibétain

Numéro 4 Avril 2008 par Bernard De Backer

avril 2008

[/Au temps de Gen­gis Khan et d’Altan Khan des Mon­gols, de la dynas­tie Ming des Chi­nois et de la dynas­tie Qing des Mand­chous, le Tibet et la Chine ont coopé­ré sur la base de la rela­tion reli­­gieux-pro­­tec­­teur. Il y a quelques années, les auto­ri­tés chi­noises au Sichuan et au Yun­nan se sont effor­cées de colo­ni­ser notre […]

[/Au temps de Gen­gis Khan et d’Altan Khan des Mon­gols, de la dynas­tie Ming des Chi­nois et de la dynas­tie Qing des Mand­chous, le Tibet et la Chine ont coopé­ré sur la base de la rela­tion reli­gieux-pro­tec­teur. Il y a quelques années, les auto­ri­tés chi­noises au Sichuan et au Yun­nan se sont effor­cées de colo­ni­ser notre pays […]. Par consé­quent, j’ai quit­té Lhas­sa avec mes ministres […] espé­rant par télé­graphe rendre clair à l’empereur mand­chou que la rela­tion exis­tant entre le Tibet et la Chine avait été celle de reli­gieux-pro­tec­teur, qu’elle n’avait pas été fon­dée sur la subor­di­na­tion de l’un à l’autre.

Trei­zième dalaï-lama, décla­ra­tion d’indépendance du Tibet, 14 février 1913./]

Rien n’était moins impré­vi­sible que les mani­fes­ta­tions qui ont secoué la « région auto­nome » du Tibet en mars 2008. Chaque année, en effet, nombre de Tibé­tains de l’intérieur et de la dia­spo­ra com­mé­morent le 10 mars 1959, date de l’insurrection popu­laire contre l’occupant chi­nois et de la fuite du dalaï-lama en Inde (Mao a enva­hi le Tibet en 1950). La pré­cé­dente révolte impor­tante eut lieu en mars 1989, trente ans après l’insurrection. L’enchaînement des évé­ne­ments, tels que nous les connais­sons, ne paraît cepen­dant pas accré­di­ter la thèse d’un mou­ve­ment entiè­re­ment pré­mé­di­té, une pre­mière mani­fes­ta­tion paci­fique de moines le 10 mars à Lhas­sa n’ayant été sui­vie d’incidents vio­lents que trois jours plus tard, per­pé­trés par des jeunes qui s’en sont notam­ment pris à des com­mer­çants non Tibétains. 

Volon­tai­re­ment ou non, les Tibé­tains ont anti­ci­pé le cin­quan­tième anni­ver­saire de mars 2009 et sai­si de fait l’opportunité des Jeux. Cette révolte, par de nom­breux traits, semble néan­moins dif­fé­rente des pré­cé­dentes1. Il ne s’agit plus seule­ment de heurts entre mani­fes­tants tibé­tains et poli­ciers, mais éga­le­ment entre Tibé­tains et membres d’autres com­mu­nau­tés pré­sentes à Lhas­sa, comme les « colons » Han et Hui (musul­mans chi­nois). Par ailleurs, la déter­mi­na­tion des jeunes Tibé­tains, dont on a pu voir un exemple à Bruxelles, paraît en rup­ture avec la ligne modé­rée du dalaï-lama, à la fois en termes de but (auto­no­mie au sein de la Chine) et de moyens (non-vio­lence). Enfin, l’extension des mani­fes­ta­tions vers d’anciens ter­ri­toires du Tibet his­to­rique (Kham et Amdo), exté­rieurs à la région auto­nome, comme le Qin­ghai, le Gan­su, le nord de Yun­nan ou le Sichuan occi­den­tal, montre la com­mu­nau­té de des­tin vécue par des popu­la­tions très dispersées.

Dans le contexte d’une lutte aus­si inégale d’un peuple de quelques mil­lions d’habitants, meur­tri par un demi-siècle d’occupation colo­niale et de répres­sion com­mu­niste, face au rou­leau com­pres­seur chi­nois qui paraît être en passe de l’écraser défi­ni­ti­ve­ment, faut-il se rési­gner à la dis­pa­ri­tion d’une com­mu­nau­té et d’une culture qui seraient réduites à un usage de réfé­rent mys­tique-éso­té­rique ? Par ailleurs, com­ment com­prendre ce lien étrange et com­plexe qui lie le Tibet à la Chine, sans par­ler du sta­tut très par­ti­cu­lier du dalaï-lama, titre don­né par les Mon­gols au hié­rarque de l’une des écoles du boud­dhisme tibé­tain, les Geluk­pas ? Dans ce conflit ances­tral sou­vent idéa­li­sé, par­fois dérou­tant au regard de nos cri­tères occi­den­taux, il est essen­tiel de poser quelques balises géo­po­li­tiques et reli­gieuses pour com­prendre ce qui est en jeu et ce qui menace dans ce contexte très particulier.

Protection temporelle contre guidance religieuse

Ce n’est pas la pre­mière fois que le Pays des neiges affronte l’Empire du Milieu, bien que ce com­bat soit aujourd’hui plus inégal que jamais et pathé­tique à bien des égards. Toute l’histoire de ce ter­ri­toire immense — deux mille cinq cents kilo­mètres car­rés dans son exten­sion his­to­rique, soit la moi­tié de l’Europe géo­gra­phique —, qui est deve­nu le Tibet au VIIesiècle sous le règne du roi Songt­sen Gam­po, est tra­ver­sée par les rela­tions tumul­tueuses avec son voi­sin. À l’instar des Mon­gols et autres nomades qui mena­çaient la civi­li­sa­tion séden­taire de la Chine, les Tibé­tains ont enva­hi à plu­sieurs reprises le ter­ri­toire chi­nois, jusqu’à mettre sa capi­tale Xi’an à sac en 763. Inver­se­ment, les incur­sions chi­noises dans « la Mai­son des Tré­sors de l’Ouest » (nom chi­nois du Tibet, ins­pi­ré par ses richesses) seront nom­breuses, et la volon­té de contrô­ler son ter­ri­toire très ancienne, notam­ment sous l’impulsion des empe­reurs mongols.

Mais cette domi­na­tion mon­gole et chi­noise se dou­blait d’une très forte influence reli­gieuse du Pays des neiges, qui consti­tua long­temps une réfé­rence de tout pre­mier plan pour ses voi­sins. La pre­mière uni­fi­ca­tion du Tibet est en effet aus­si la période de l’introduction du bouddhisme
dans le royaume hima­layen, où il pren­dra une colo­ra­tion sin­gu­lière et devien­dra l’une des trois branches de la Bonne Loi, le Vaj­raya­na ou « voie du dia­mant ». C’est — avec Cey­lan — au Tibet que les textes cano­niques ont été conser­vés et tra­duits, après la qua­si-dis­pa­ri­tion du boud­dhisme en Inde. Les Mon­gols et les Chi­nois recon­naî­tront l’autorité spi­ri­tuelle des maîtres boud­dhistes tibé­tains, dans un échange de pro­tec­tion tem­po­relle contre gui­dance reli­gieuse, inau­gu­rée au XIIIe siècle. Cette rela­tion par­ti­cu­lière, nom­mée « Chö-yön » en langue tibé­taine, per­sis­te­ra jusqu’au début du XXesiècle, comme en témoigne la décla­ra­tion d’indépendance du trei­zième dalaï-lama à la suite de l’invasion mili­taire de troupes chinoises.

C’est que, tant pour l’Asie d’alors que pour une par­tie de l’Occident aujourd’hui, le Tibet consti­tue une sorte de cano­pée mys­tique abou­chée aux extré­mi­tés de la terre et du ciel, un réser­voir de yogis aux savoirs et pou­voirs sup­po­sés sur­hu­mains. Cela d’autant que le Pays des neiges a réduit les vel­léi­tés guer­rières de ses empe­reurs au pro­fit de son déve­lop­pe­ment reli­gieux, ce der­nier s’incarnant dans d’innombrables monas­tères des dif­fé­rentes écoles boud­dhistes qui captent terres, récoltes et hommes (jusqu’à 15 % de la popu­la­tion mas­cu­line). Auto­ri­tés spi­ri­tuelle et tem­po­relle sont depuis lors inti­me­ment mêlées, iden­ti­té natio­nale et iden­ti­té boud­dhique indis­so­ciables2. Au point que l’incarnation du Tibet contem­po­rain, le qua­tor­zième dalaï-lama, doit sur­tout son aura inter­na­tio­nale à son sta­tut spi­ri­tuel. Comme si, muta­tis mutan­dis, la rela­tion « Chö-yön » se rejouait aujourd’hui, avec l’Occident cette fois.

Ce capi­tal sym­bo­lique incon­tes­table ne doit pas occul­ter un autre enjeu, les res­sources éco­no­miques et la loca­li­sa­tion stra­té­gique du pla­teau tibé­tain, espace situé naguère à la jonc­tion de trois empires rivaux : bri­tan­nique, russe et chi­nois. Dans les ambi­tions res­pec­tives des puis­sances, les hautes terres hima­layennes de l’ère cultu­relle tibé­taine consti­tuaient un objec­tif géo­po­li­tique aus­si sédui­sant que redou­table, où des émis­saires de tout poil, dégui­sés en cara­va­niers ou pèle­rins, se livrèrent au « Grand Jeu » pour car­to­gra­phier et infil­trer le Toit du monde, voire l’envahirent à par­tir des Indes (expé­di­tion Young­hus­band en 1903). L’affaiblissement de la Chine, de la Rus­sie et de l’Empire bri­tan­nique autour du pre­mier conflit mon­dial per­met­tra cepen­dant au Tibet de connaître une sou­ve­rai­ne­té qua­si totale entre les deux guerres, sym­bo­li­sée par la décla­ra­tion d’indépendance du trei­zième dalaï-lama en 1913 et concré­ti­sée par le trai­té tibé­to-mon­gol et la confé­rence de Sim­la, une année plus tard.

Ombres chinoises au Pays des neiges

L’invasion du Tibet par la Chine com­mu­niste en 1950, trois années après l’indépendance de l’Inde, sera la conclu­sion de ce bras de fer qui avait sau­ve­gar­dé la sou­ve­rai­ne­té du pays par l’affaiblissement et la neu­tra­li­sa­tion mutuelle des empires, sans oublier la très grande dif­fi­cul­té d’accès du pla­teau. La situa­tion poli­tique inter­na­tio­nale, trois ans avant la mort de Sta­line et en pleine ascen­sion maoïste, incite les puis­sances occi­den­tales à ne pas inter­ve­nir dans le conflit, par ailleurs peu clair au regard du droit inter­na­tio­nal. D’autant que les Bri­tan­niques ont quit­té la région en 1947 et que les Occi­den­taux sont empê­trés dans la guerre de Corée.

La suite, on ne la connaît que trop bien, même si on l’oublie régu­liè­re­ment. Une coha­bi­ta­tion sino-tibé­taine sous l’égide de l’« accord en dix-sept points », signé à Pékin en 1951 et vio­lé pro­gres­si­ve­ment par la puis­sance occu­pante qui pra­tique la « poli­tique du sala­mi3 », le sou­lè­ve­ment du Kham qui se bat­tra près de vingt ans contre l’occupant, la révolte de 1959 et la fuite du hié­rarque tibé­tain en Inde. Sui­vront la des­truc­tion d’une bonne par­tie du patri­moine reli­gieux par la furie des gardes rouges, les exé­cu­tions de masse, la colo­ni­sa­tion ram­pante puis de plus en plus rapide du ter­ri­toire, en par­ti­cu­lier des villes, la col­lec­ti­vi­sa­tion de terres sui­vie de famines, le musel­le­ment de l’opinion, l’emprisonnement, la tor­ture4 L’inauguration en juillet 2006 du train pres­su­ri­sé reliant Pékin à Lhas­sa consti­tue à cet égard la maté­ria­li­sa­tion sym­bo­lique du lien indé­fec­tible nouant « la Mai­son des Tré­sors de l’Ouest » à Pékin, per­met­tant acces­soi­re­ment de déver­ser des mil­liers de pas­sa­gers à Lhas­sa. Sept cent mille voya­geurs auraient emprun­té le train depuis sa mise en service.

Prisonniers de Shangri-La ?

Si la situa­tion réelle au Tibet, en matière de liber­tés, de bien-être et d’autonomie cultu­relle, est désas­treuse pour la majo­ri­té des Tibé­tains, les pers­pec­tives poli­tiques à court et moyen terme semblent a prio­ri peu encou­ra­geantes. Outre le dés­équi­libre des forces en pré­sence, sur place et sur la scène inter­na­tio­nale, une par­ti­cu­la­ri­té du com­bat tibé­tain pour­rait lui jouer un mau­vais tour. Comme nous l’avons vu, le capi­tal sym­bo­lique du pays est en grande par­tie lié à son iden­ti­té reli­gieuse et, aujourd’hui, à celui qui la repré­sente. L’abandonner pour endos­ser une lutte « laïque », et éven­tuel­le­ment vio­lente, risque de décré­di­bi­li­ser la cause en ne gagnant pas grand-chose au change. On com­prend dans ce contexte la menace réité­rée de démis­sion du dalaï-lama, prix Nobel de la paix, face aux émeutes. Mais la conser­ver oblige de res­pec­ter les prin­cipes de non-vio­lence, sinon de paraître par­fois can­dide dans un bras de fer aux enjeux consi­dé­rables. En outre, la dis­pa­ri­tion à terme du qua­tor­zième dalaï-lama est lourde de menaces : perte d’une réfé­rence uni­fi­ca­trice et recon­nue, dif­fi­cul­té de sa suc­ces­sion et périls liés à l’inévitable période de régence — son suc­ces­seur étant par défi­ni­tion un enfant (sauf modi­fi­ca­tion de la pro­cé­dure) —, riva­li­tés éven­tuelles au sein des écoles bouddhiques.

Les Tibé­tains et cer­tains de leurs par­ti­sans paraissent par­fois « pri­son­niers de Shan­gri-La », ce monas­tère édé­nique ima­gi­né par un roman­cier amé­ri­cain à par­tir d’un véri­table mythe tibé­tain, celui du royaume de Sham­ba­la5. Sou­te­nir le com­bat légi­time des habi­tants du Pays des neiges peut se faire sans céder à l’idéalisation mys­tique d’une « terre pure », dont la cré­di­bi­li­té ne tient pas au regard de l’historiographie contem­po­raine. Idéa­li­sa­tion qui, de sur­croît, donne des argu­ments faciles à ceux qui dénoncent en miroir inver­sé le « féo­da­lisme réac­tion­naire » du Tibet tra­di­tion­nel ou traitent le dalaï-lama de « loup enve­lop­pé dans une bure de moine ». La cause tibé­taine est aus­si celle de la diver­si­té cultu­relle, de la liber­té des hommes, de la sau­ve­garde d’une part d’humanité que la géo­gra­phie et les aléas de l’histoire ont mode­lée de manière unique, afin qu’elle pour­suive son mouvement.

  1. Nous ne par­lons ici que des révoltes (de moines et laïcs) et pas de la lutte armée qui s’est déve­lop­pée dans le Kham entre 1954 et 1974, puis à par­tir du Mus­tang, au nord du Népal, dans les années septante.
  2. La décla­ra­tion d’indépendance du Tibet com­mence par ces mots : « Moi, le Dalaï-lama, le plus omni­scient déten­teur de la foi boud­dhique, dont le titre fut confé­ré selon les ordres du sei­gneur Boud­dha de la glo­rieuse terre de l’Inde, je vous parle ain­si » (cité par Laurent Deshayes, His­toire du Tibet, Fayard 1997).
  3. Tac­tique uti­li­sée par les par­tis com­mu­nistes en Europe cen­trale et orien­tale lors de leur prise de pou­voir après 1945. Elle consis­tait, en bref, à rabo­ter « tranche après tranche » l’espace poli­tique rela­ti­ve­ment plu­ra­liste des futures démo­cra­ties popu­laires pour asseoir la domi­na­tion du seul par­ti communiste.
  4. L’invasion du Tibet aurait fait plus d’un mil­lion de morts selon la Com­mis­sion inter­na­tio­nale des juristes.…
  5. Voir à ce sujet l’ouvrage très fouillé de Donald S. Lopez, tibé­to­logue à l’université du Michi­gan, Pri­so­ners of Shan­gri-La. Tibe­tan Bud­dhism and the West, Uni­ver­si­ty of Chi­ca­go Press, 1998 (tra­duc­tion fran­çaise sous le titre Fas­ci­na­tion tibé­taine, édi­tions Autre­ment, 2003). Le roman est Hori­zons per­dus de James Hil­ton, 1933.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur