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Le devenir paysan et l’Europe

Numéro 6 - 2016 par Henri Lecloux

octobre 2016

Nom­breux sont les citoyens qui ont dans leur lien de paren­té une ori­gine pay­sanne. Quand on parle des crises qui agitent les pro­duc­teurs de lait et d’autres pro­duc­tions, ils sont tou­chés comme si on les tou­chait eux-mêmes. Ces crises sont bien réelles. Depuis deux années, les agri­cul­teurs pro­duisent en des­sous du prix de revient. Face […]

Le Mois

Nom­breux sont les citoyens qui ont dans leur lien de paren­té une ori­gine pay­sanne. Quand on parle des crises qui agitent les pro­duc­teurs de lait et d’autres pro­duc­tions, ils sont tou­chés comme si on les tou­chait eux-mêmes.

Ces crises sont bien réelles. Depuis deux années, les agri­cul­teurs pro­duisent en des­sous du prix de revient. Face à cette situa­tion, la Com­mis­sion euro­péenne reste sourde et se voile la face, en s’obstinant dans sa vision de conquête des mar­chés extra-euro­péens. De plus, depuis 1992, elle s’est reti­rée du pilo­tage des den­rées ali­men­taires. C’est donc le mar­ché mon­dial qui, doré­na­vant, fixe les prix aux pro­duc­teurs. En 2003, l’UE applique cette doc­trine à la pro­duc­tion lai­tière et décide de la fin des quo­tas lai­tiers pour 2015.

Or, nos concur­rents sur le mar­ché mon­dial ont des couts de pro­duc­tion bien infé­rieurs aux nôtres, car ils ont des condi­tions cli­ma­tiques plus favo­rables, des frais de main‑d’œuvre moins éle­vés et des contraintes sociales et envi­ron­ne­men­tales moindres. Cette concur­rence fera tou­jours que nos prix seront tirés vers le bas.

Plus de 88% du lait est consom­mé par les citoyens euro­péens, et seuls les 12% res­tants vont sur le mar­ché mon­dial. Or c’est sur ces 12% qu’est fixé le prix du lait aujourd’hui. Sans une régu­la­tion cen­trée sur le ter­ri­toire euro­péen d’abord, nous ne ver­rons pas le bout du tunnel.

La Com­mis­sion euro­péenne nie la crise et pro­pose des mesures qui ne mar­che­ront pas (l’article 222 de l’Organisation com­mune des mar­chés du lait — OCM — per­met, à titre excep­tion­nel et tem­po­raire, de déro­ger aux règles de la concur­rence). De plus, les couts de ces réduc­tions seront à charge des États membres… qui n’ont plus d’argent !

Sous les pres­sions actuelles, le com­mis­saire à l’Agriculture et au déve­lop­pe­ment rural Phil Hogan a déblo­qué de nou­veaux fonds euro­péens pour les orga­ni­sa­tions des pro­duc­teurs qui met­tront en œuvre l’article 222 sur la ges­tion volon­taire de l’offre. Le pro­blème est que les régions lai­tières les plus « com­pé­ti­tives », celles de l’Europe du Nord, n’ont pas l’intention de réduire leurs col­lectes. Cer­tains pays, comme l’Irlande, pays d’origine du com­mis­saire euro­péen, veulent dou­bler leur pro­duc­tion et prendre des parts de mar­ché. Ils n’ont que faire des mesures volon­taires. D’autres comme l’Allemagne sont ten­tés d’octroyer des aides de trésorerie.

Ces « mesu­rettes », non seule­ment ne ren­contrent pas les causes pro­fondes de la crise, mais risquent de faire écla­ter une poli­tique agri­cole com­mune (PAC) déjà for­te­ment renationalisée.

En effet, face aux dif­fi­cul­tés de trou­ver une posi­tion com­mune, ce sont sou­vent les États les plus riches et les plus influents qui reprennent en main le pilo­tage. Dès lors, ils font pas­ser des déci­sions en faveur de leur pays plu­tôt qu’en faveur de tous. Ils accen­tuent ain­si les inéga­li­tés entre les États du nord et du sud de l’UE et entre ceux de l’est et de l’ouest.

Une crise structurelle

Par une volon­té poli­tique tenace, la Com­mis­sion n’a pas vou­lu se ser­vir des quo­tas. En pleine crise de 2009, Mme Fischer Boel, la com­mis­saire euro­péenne char­gée de l’Agriculture et du Déve­lop­pe­ment rural a, non pas dimi­nué les volumes de réfé­rence de chaque pro­duc­teur afin de pro­vo­quer le retour à un équi­libre des mar­chés du lait, mais, au contraire, a aug­men­té les droits de pro­duire de 10% à l’horizon 2015. De plus, elle ne les a pas adap­tés afin de répondre aux pro­blèmes rencontrés.

Le pre­mier pro­blème est que les quo­tas ont été fixés sur une base his­to­rique (1984). Or la demande, tant euro­péenne (avec l’arrivée de nou­veaux États membres et les types de consom­ma­tion) que mon­diale, a évo­lué. Le second, qui aurait pu être appro­ché dif­fé­rem­ment, est celui de la trans­mis­sion des droits de pro­duire. Ils auraient pu être non mon­nayables (comme en France). Ces achats, à chaque géné­ra­tion, ont mis à mal les tré­so­re­ries des jeunes can­di­dats à l’installation. Avec un autre cadre, ils auraient pu être des échanges et non des achats.

Enfin, quand cer­tains États n’atteignaient pas leurs quo­tas, la Com­mis­sion ren­ché­ris­sait : « S’ils ne peuvent pas les rem­plir, c’est qu’ils sont inutiles ! »

En 2013 – 2014, un ensemble d’institutions ont appe­lé à l’augmentation de la pro­duc­tion, avan­çant : « C’est la fin des quo­tas ! Il y a des oppor­tu­ni­tés dans les pays d’Asie et par­ti­cu­liè­re­ment en Chine. Les quo­tas vous ont bri­dés, agran­dis­sez-vous ! Pro­dui­sez plus ! C’est la solu­tion pour gagner plus ! » Bon nombre de fermes, par­tout dans l’UE, se sont enga­gées dans cette voie, ame­nant ain­si d’énormes volumes de pro­duits lai­tiers, tant sur le mar­ché inté­rieur que sur le mar­ché mondial.

Ces excé­dents, à la suite de l’embargo russe et à une moindre demande de la Chine, ont pro­vo­qué une chute énorme des cours du mar­ché du lait. L’orientation prise par la Com­mis­sion de miser sur les expor­ta­tions extra-euro­péennes est vul­né­rable. Les crises géo­po­li­tiques ou sani­taires stop­pe­ront net les exportations.

Pour­tant, la Com­mis­sion veut gagner du temps et croit tou­jours à l’ouverture hypo­thé­tique de nou­veaux mar­chés. Elle arrive en effet à les conqué­rir, mais avec des prix très bas. Cepen­dant, la sur­pro­duc­tion est telle, qu’elle ne peut pas endi­guer les flots de lait. Elle choi­sit donc la fuite en avant en aug­men­tant les stocks publics et pri­vés, aux frais du contribuable.

De plus, l’attitude de la Com­mis­sion de lais­ser faire les mar­chés et de se sous­traire de son rôle d’arbitre, au sens poli­tique du terme, conduit à la catas­trophe et à une héca­tombe de nom­breux emplois, tant en agri­cul­ture que dans le para-agri­cole. De nom­breuses régions her­ba­gères et semi-mon­ta­gneuses, qui repré­sentent plus du tiers des sur­faces de toute l’Europe, seront déser­tées par la pro­duc­tion lai­tière. Déjà, nous assis­tons à la dis­pa­ri­tion d’un très grand nombre de fermes de toutes tailles. Le bilan des PAC suc­ces­sives révèle un échec cui­sant : entre 2003 et 2013, ce sont 4 mil­lions de fermes qui ont dis­pa­ru. Le nombre de sui­cides de pro­duc­teurs de lait n’a jamais été aus­si éle­vé. Ce sen­ti­ment d’abandon par la poli­tique du « lais­ser faire le mar­ché » lais­se­ra des traces (endet­te­ment, appau­vris­se­ment, non-trans­mis­sion des fermes, perte de sens, etc.), chez les agri­cul­teurs et les citoyens. Il pro­voque déjà un rejet de l’Europe et l’émergence de par­tis natio­na­listes extrêmes.

Une autre approche est possible !

Il faut arri­ver à une réduc­tion obli­ga­toire pour tous les pro­duc­teurs, sui­vie d’une régu­la­tion des volumes, flexible et adap­tée à notre temps. Et puisque le mot « quo­ta » est ban­ni, appe­lons-le sim­ple­ment « mai­trise des volumes ». Le Conseil et toutes les ins­tances de l’UE doivent reprendre le pilo­tage, en rele­vant un ensemble de défis qui doivent ren­con­trer les pré­oc­cu­pa­tions des citoyens avant ceux des mul­ti­na­tio­nales, comme c’est le cas actuellement.

Or, cette Union se hâte de conclure des accords de libre-échange avec l’Amérique du Sud (Mer­co­sur), avec le Cana­da (Ceta) et avec les États-Unis (TTIP). Tous ces accords amè­ne­ront des impor­ta­tions mas­sives de biens ali­men­taires, qui met­tront à mal nos pro­duc­teurs, mais aus­si la qua­li­té des pro­duits impor­tés qui sont sou­vent pro­duits de façon indus­trielle, dans des condi­tions d’hygiène, de normes sociales et envi­ron­ne­men­tales sans égales aux nôtres.

L’UE s’engage dans le mar­ché sans règles. Elle prend ce virage pour faire place à une indus­tria­li­sa­tion crois­sante de son agri­cul­ture. Elle y per­dra non seule­ment son âme, mais aus­si son des­tin, car elle engage toute l’Union euro­péenne dans une dépen­dance ali­men­taire. À cela, n’oublions pas les effets des expor­ta­tions (lait en poudre notam­ment) sur les sys­tèmes locaux (d’Afrique, d’Inde) et la pré­ca­ri­sa­tion des femmes, des familles, dont le reve­nu de sub­sis­tance dépend de leur propre pro­duc­tion. Cette pré­ca­ri­sa­tion pro­voque davan­tage de migra­tions vers les villes de leurs pays, mais aus­si vers l’Europe.

Ce virage pour­rait être autre. En misant sur le main­tien et la pro­mo­tion de petites et moyennes fermes, l’UE ren­con­tre­ra les agri­cul­teurs et les citoyens. En effet, une mul­ti­tude de fermes ren­tables, dans un mar­ché régu­lé, relè­ve­rait le défi de l’emploi. Les petites struc­tures appor­te­ront leur contri­bu­tion à la lutte contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique et à une meilleure pro­tec­tion sanitaire.

La valo­ri­sa­tion des pâtu­rages, l’utilisation moindre d’énergie et de méca­ni­sa­tion (le zéro pâtu­rage implique au contraire d’apporter les four­rages à l’étable et d’exporter les lisiers), c’est pos­sible ! Si l’utilisation des pâtu­rages était maxi­ma­li­sée, les apports d’achats de concen­trés en pro­téine végé­tale (soja impor­té) seraient moindres, voire nuls. Qui dit soja dit sou­vent soja OGM, trans­port et défo­res­ta­tion. Il n’est pas ano­din de signa­ler que 70% des pro­téines végé­tales consom­mées dans l’UE sont impor­tées et viennent des Amé­riques. En cas d’inondation, les prai­ries absorbent les fortes pluies et jouent un rôle d’éponge, ce que les champs labou­rés ne font pas. Les aban­dons de terres pro­vo­que­ront le retour en friche. En cas de sèche­resse, ces éten­dues seront vite des allu­mettes en puis­sance. De plus, les vaches et autres rumi­nants entre­tiennent les endroits difficiles.

Les petites et moyennes fermes sau­ve­ront plus aisé­ment l’UE de la dépen­dance ali­men­taire et lui per­met­tront de résis­ter aux chocs à venir.

L’autonomie ali­men­taire et éner­gé­tique per­met­tra de résis­ter à des chan­ge­ments brusques qui peuvent être de plu­sieurs ordres (prix du pétrole très éle­vé, contexte géo­po­li­tique, catas­trophes sani­taires ou cli­ma­tiques…). Les fermes usines pro­mues par la Com­mis­sion et les mar­chands de l’agro-industrie seront quant à elles plus vul­né­rables et plus vite en dif­fi­cul­té avec une pro­duc­tion de moindre qualité.

Les dis­pa­ri­tés existent par­tout dans tous les États membres de l’Union euro­péenne. Le pro­ces­sus d’engagement dans l’agriculture indus­trielle est plus ou moins impor­tant selon les régions, voire selon les pays. Le Dane­mark et les Pays-Bas sont déjà loin à ce niveau de même que l’Allemagne du Nord et les anciens lands de l’Allemagne de l’Est. Par contre, la Bavière conserve beau­coup de petites struc­tures. De même, la Pologne, la Rou­ma­nie et la Bul­ga­rie pos­sèdent majo­ri­tai­re­ment une vaste agri­cul­ture paysanne.

Les petites et moyennes fermes par leur apport plus impor­tant en main‑d’œuvre sont moins dépen­dantes d’une méca­ni­sa­tion forte, cou­teuse et chère en main­te­nance. Cette méca­ni­sa­tion est, en effet, dif­fi­ci­le­ment amor­tis­sable avec des prix vola­tils et sou­vent très bas.

Par ailleurs, une véri­table tran­si­tion vers une agri­cul­ture éco­lo­gique (néces­sai­re­ment avec des petites struc­tures) doit nous per­mettre de réduire for­te­ment nos émis­sions de gaz à effet de serre (GES).

Com­ment ? D’une part, à la ferme, comme décrit plus haut, par la valo­ri­sa­tion du pâtu­rage en éle­vage, la mise en valeur de la poly­cul­ture, les asso­le­ments longs, les cou­ver­tures du sol après récolte, la valo­ri­sa­tion des légu­mi­neuses, l’élimination des intrants chi­miques… D’autre part, par une agri­cul­ture recen­trée sur le local, avec l’élimination (quand c’est pos­sible) des trans­ports de marchandises.

Le fret serait res­pon­sable de 10% des émis­sions GES mon­diales. Ain­si, des fraises sont trans­por­tées sur des mil­liers de kilo­mètres à n’importe quelle sai­son, les pro­téines ani­males viennent des Amé­riques, les abat­toirs de proxi­mi­té sont éliminés…

L’argument de réduire les trans­ports de mar­chan­dises agri­coles à lui seul jus­ti­fie l’abandon des négo­cia­tions des trai­tés de libre-échange, qui ne prennent pas en compte les exter­na­li­tés négatives.

Ce choix per­met­tra à l’Europe de réus­sir sa réorien­ta­tion vers des valeurs huma­nistes, ce qui la ren­drait dési­rable pour un grand nombre de citoyens. La culture pay­sanne a un ancrage pro­fond dans l’histoire de l’Europe. Le savoir et les valeurs que portent les pay­sans consti­tuent un socle pré­cieux pour l’avenir de celle-ci.

Henri Lecloux


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