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Le devenir paysan et l’Europe
Nombreux sont les citoyens qui ont dans leur lien de parenté une origine paysanne. Quand on parle des crises qui agitent les producteurs de lait et d’autres productions, ils sont touchés comme si on les touchait eux-mêmes. Ces crises sont bien réelles. Depuis deux années, les agriculteurs produisent en dessous du prix de revient. Face […]
Nombreux sont les citoyens qui ont dans leur lien de parenté une origine paysanne. Quand on parle des crises qui agitent les producteurs de lait et d’autres productions, ils sont touchés comme si on les touchait eux-mêmes.
Ces crises sont bien réelles. Depuis deux années, les agriculteurs produisent en dessous du prix de revient. Face à cette situation, la Commission européenne reste sourde et se voile la face, en s’obstinant dans sa vision de conquête des marchés extra-européens. De plus, depuis 1992, elle s’est retirée du pilotage des denrées alimentaires. C’est donc le marché mondial qui, dorénavant, fixe les prix aux producteurs. En 2003, l’UE applique cette doctrine à la production laitière et décide de la fin des quotas laitiers pour 2015.
Or, nos concurrents sur le marché mondial ont des couts de production bien inférieurs aux nôtres, car ils ont des conditions climatiques plus favorables, des frais de main‑d’œuvre moins élevés et des contraintes sociales et environnementales moindres. Cette concurrence fera toujours que nos prix seront tirés vers le bas.
Plus de 88% du lait est consommé par les citoyens européens, et seuls les 12% restants vont sur le marché mondial. Or c’est sur ces 12% qu’est fixé le prix du lait aujourd’hui. Sans une régulation centrée sur le territoire européen d’abord, nous ne verrons pas le bout du tunnel.
La Commission européenne nie la crise et propose des mesures qui ne marcheront pas (l’article 222 de l’Organisation commune des marchés du lait — OCM — permet, à titre exceptionnel et temporaire, de déroger aux règles de la concurrence). De plus, les couts de ces réductions seront à charge des États membres… qui n’ont plus d’argent !
Sous les pressions actuelles, le commissaire à l’Agriculture et au développement rural Phil Hogan a débloqué de nouveaux fonds européens pour les organisations des producteurs qui mettront en œuvre l’article 222 sur la gestion volontaire de l’offre. Le problème est que les régions laitières les plus « compétitives », celles de l’Europe du Nord, n’ont pas l’intention de réduire leurs collectes. Certains pays, comme l’Irlande, pays d’origine du commissaire européen, veulent doubler leur production et prendre des parts de marché. Ils n’ont que faire des mesures volontaires. D’autres comme l’Allemagne sont tentés d’octroyer des aides de trésorerie.
Ces « mesurettes », non seulement ne rencontrent pas les causes profondes de la crise, mais risquent de faire éclater une politique agricole commune (PAC) déjà fortement renationalisée.
En effet, face aux difficultés de trouver une position commune, ce sont souvent les États les plus riches et les plus influents qui reprennent en main le pilotage. Dès lors, ils font passer des décisions en faveur de leur pays plutôt qu’en faveur de tous. Ils accentuent ainsi les inégalités entre les États du nord et du sud de l’UE et entre ceux de l’est et de l’ouest.
Une crise structurelle
Par une volonté politique tenace, la Commission n’a pas voulu se servir des quotas. En pleine crise de 2009, Mme Fischer Boel, la commissaire européenne chargée de l’Agriculture et du Développement rural a, non pas diminué les volumes de référence de chaque producteur afin de provoquer le retour à un équilibre des marchés du lait, mais, au contraire, a augmenté les droits de produire de 10% à l’horizon 2015. De plus, elle ne les a pas adaptés afin de répondre aux problèmes rencontrés.
Le premier problème est que les quotas ont été fixés sur une base historique (1984). Or la demande, tant européenne (avec l’arrivée de nouveaux États membres et les types de consommation) que mondiale, a évolué. Le second, qui aurait pu être approché différemment, est celui de la transmission des droits de produire. Ils auraient pu être non monnayables (comme en France). Ces achats, à chaque génération, ont mis à mal les trésoreries des jeunes candidats à l’installation. Avec un autre cadre, ils auraient pu être des échanges et non des achats.
Enfin, quand certains États n’atteignaient pas leurs quotas, la Commission renchérissait : « S’ils ne peuvent pas les remplir, c’est qu’ils sont inutiles ! »
En 2013 – 2014, un ensemble d’institutions ont appelé à l’augmentation de la production, avançant : « C’est la fin des quotas ! Il y a des opportunités dans les pays d’Asie et particulièrement en Chine. Les quotas vous ont bridés, agrandissez-vous ! Produisez plus ! C’est la solution pour gagner plus ! » Bon nombre de fermes, partout dans l’UE, se sont engagées dans cette voie, amenant ainsi d’énormes volumes de produits laitiers, tant sur le marché intérieur que sur le marché mondial.
Ces excédents, à la suite de l’embargo russe et à une moindre demande de la Chine, ont provoqué une chute énorme des cours du marché du lait. L’orientation prise par la Commission de miser sur les exportations extra-européennes est vulnérable. Les crises géopolitiques ou sanitaires stopperont net les exportations.
Pourtant, la Commission veut gagner du temps et croit toujours à l’ouverture hypothétique de nouveaux marchés. Elle arrive en effet à les conquérir, mais avec des prix très bas. Cependant, la surproduction est telle, qu’elle ne peut pas endiguer les flots de lait. Elle choisit donc la fuite en avant en augmentant les stocks publics et privés, aux frais du contribuable.
De plus, l’attitude de la Commission de laisser faire les marchés et de se soustraire de son rôle d’arbitre, au sens politique du terme, conduit à la catastrophe et à une hécatombe de nombreux emplois, tant en agriculture que dans le para-agricole. De nombreuses régions herbagères et semi-montagneuses, qui représentent plus du tiers des surfaces de toute l’Europe, seront désertées par la production laitière. Déjà, nous assistons à la disparition d’un très grand nombre de fermes de toutes tailles. Le bilan des PAC successives révèle un échec cuisant : entre 2003 et 2013, ce sont 4 millions de fermes qui ont disparu. Le nombre de suicides de producteurs de lait n’a jamais été aussi élevé. Ce sentiment d’abandon par la politique du « laisser faire le marché » laissera des traces (endettement, appauvrissement, non-transmission des fermes, perte de sens, etc.), chez les agriculteurs et les citoyens. Il provoque déjà un rejet de l’Europe et l’émergence de partis nationalistes extrêmes.
Une autre approche est possible !
Il faut arriver à une réduction obligatoire pour tous les producteurs, suivie d’une régulation des volumes, flexible et adaptée à notre temps. Et puisque le mot « quota » est banni, appelons-le simplement « maitrise des volumes ». Le Conseil et toutes les instances de l’UE doivent reprendre le pilotage, en relevant un ensemble de défis qui doivent rencontrer les préoccupations des citoyens avant ceux des multinationales, comme c’est le cas actuellement.
Or, cette Union se hâte de conclure des accords de libre-échange avec l’Amérique du Sud (Mercosur), avec le Canada (Ceta) et avec les États-Unis (TTIP). Tous ces accords amèneront des importations massives de biens alimentaires, qui mettront à mal nos producteurs, mais aussi la qualité des produits importés qui sont souvent produits de façon industrielle, dans des conditions d’hygiène, de normes sociales et environnementales sans égales aux nôtres.
L’UE s’engage dans le marché sans règles. Elle prend ce virage pour faire place à une industrialisation croissante de son agriculture. Elle y perdra non seulement son âme, mais aussi son destin, car elle engage toute l’Union européenne dans une dépendance alimentaire. À cela, n’oublions pas les effets des exportations (lait en poudre notamment) sur les systèmes locaux (d’Afrique, d’Inde) et la précarisation des femmes, des familles, dont le revenu de subsistance dépend de leur propre production. Cette précarisation provoque davantage de migrations vers les villes de leurs pays, mais aussi vers l’Europe.
Ce virage pourrait être autre. En misant sur le maintien et la promotion de petites et moyennes fermes, l’UE rencontrera les agriculteurs et les citoyens. En effet, une multitude de fermes rentables, dans un marché régulé, relèverait le défi de l’emploi. Les petites structures apporteront leur contribution à la lutte contre le réchauffement climatique et à une meilleure protection sanitaire.
La valorisation des pâturages, l’utilisation moindre d’énergie et de mécanisation (le zéro pâturage implique au contraire d’apporter les fourrages à l’étable et d’exporter les lisiers), c’est possible ! Si l’utilisation des pâturages était maximalisée, les apports d’achats de concentrés en protéine végétale (soja importé) seraient moindres, voire nuls. Qui dit soja dit souvent soja OGM, transport et déforestation. Il n’est pas anodin de signaler que 70% des protéines végétales consommées dans l’UE sont importées et viennent des Amériques. En cas d’inondation, les prairies absorbent les fortes pluies et jouent un rôle d’éponge, ce que les champs labourés ne font pas. Les abandons de terres provoqueront le retour en friche. En cas de sècheresse, ces étendues seront vite des allumettes en puissance. De plus, les vaches et autres ruminants entretiennent les endroits difficiles.
Les petites et moyennes fermes sauveront plus aisément l’UE de la dépendance alimentaire et lui permettront de résister aux chocs à venir.
L’autonomie alimentaire et énergétique permettra de résister à des changements brusques qui peuvent être de plusieurs ordres (prix du pétrole très élevé, contexte géopolitique, catastrophes sanitaires ou climatiques…). Les fermes usines promues par la Commission et les marchands de l’agro-industrie seront quant à elles plus vulnérables et plus vite en difficulté avec une production de moindre qualité.
Les disparités existent partout dans tous les États membres de l’Union européenne. Le processus d’engagement dans l’agriculture industrielle est plus ou moins important selon les régions, voire selon les pays. Le Danemark et les Pays-Bas sont déjà loin à ce niveau de même que l’Allemagne du Nord et les anciens lands de l’Allemagne de l’Est. Par contre, la Bavière conserve beaucoup de petites structures. De même, la Pologne, la Roumanie et la Bulgarie possèdent majoritairement une vaste agriculture paysanne.
Les petites et moyennes fermes par leur apport plus important en main‑d’œuvre sont moins dépendantes d’une mécanisation forte, couteuse et chère en maintenance. Cette mécanisation est, en effet, difficilement amortissable avec des prix volatils et souvent très bas.
Par ailleurs, une véritable transition vers une agriculture écologique (nécessairement avec des petites structures) doit nous permettre de réduire fortement nos émissions de gaz à effet de serre (GES).
Comment ? D’une part, à la ferme, comme décrit plus haut, par la valorisation du pâturage en élevage, la mise en valeur de la polyculture, les assolements longs, les couvertures du sol après récolte, la valorisation des légumineuses, l’élimination des intrants chimiques… D’autre part, par une agriculture recentrée sur le local, avec l’élimination (quand c’est possible) des transports de marchandises.
Le fret serait responsable de 10% des émissions GES mondiales. Ainsi, des fraises sont transportées sur des milliers de kilomètres à n’importe quelle saison, les protéines animales viennent des Amériques, les abattoirs de proximité sont éliminés…
L’argument de réduire les transports de marchandises agricoles à lui seul justifie l’abandon des négociations des traités de libre-échange, qui ne prennent pas en compte les externalités négatives.
Ce choix permettra à l’Europe de réussir sa réorientation vers des valeurs humanistes, ce qui la rendrait désirable pour un grand nombre de citoyens. La culture paysanne a un ancrage profond dans l’histoire de l’Europe. Le savoir et les valeurs que portent les paysans constituent un socle précieux pour l’avenir de celle-ci.