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Le confinement d’Yvan

Numéro 3 – 2020 - confinement Covid-19 voisin par Laurence Rosier

avril 2020

Yvan c’est mon voi­sin. Pas immé­diat, il habite une toute petite mai­son sans jar­din un peu plus haut, dans le tour­nant. Il doit avoir les phares des voi­tures dans son salon la nuit. Comme dans un film de Jean-Pierre Mocky. Yvan est marié, sa femme est en mau­vaise san­té, gra­ba­taire, elle ne sort jamais, lui, […]

Dossier

Yvan c’est mon voi­sin. Pas immé­diat, il habite une toute petite mai­son sans jar­din un peu plus haut, dans le tour­nant. Il doit avoir les phares des voi­tures dans son salon la nuit. Comme dans un film de Jean-Pierre Mocky.

Yvan est marié, sa femme est en mau­vaise san­té, gra­ba­taire, elle ne sort jamais, lui, il pro­mène le chien. Il vient par­fois son­ner, peu lui ouvrent ou lui parlent dans le quar­tier. Quand on peut, on le conduit faire ses courses au grand maga­sin le plus proche. Yvan achète tou­jours presque la même chose, de l’eau pétillante pour sa femme (son plai­sir à elle), du sucre en mor­ceaux, du mau­vais pain blanc et du tabac (son plai­sir à lui).

Yvan met plein de lumières sur sa façade à Noël, des auto­col­lants de poti­rons lors de Hal­lo­ween, des œufs à Pâques, sa façade c’est son social à Yvan parce qu’il n’invite jamais per­sonne, mais il aime bien déco­rer pour les gens qui se promènent.

Yvan a son­né et il a vu mon masque der­rière la porte. Mon masque, il est en tis­su, ache­té il y a quelques années au Viet­nam, avec d’autres impri­més Bur­ber­ry, Mickey fleu­ri j’en avais rap­por­té plein, ceux qui sont por­tés contre la pol­lu­tion là-bas, il a été regar­dé avec éton­ne­ment quand je l’ai por­té à l’aéroport il y a une semaine. Yvan il ne dit rien, c’est un masque point.

Il m’a dit qu’il en avait com­man­dé deux aus­si, qu’il ne sor­tait pour ain­si dire pas et qu’il ne voyait per­sonne, mais il a com­man­dé les masques. Pour res­ter avec nous, nous le corps social, pour pas encore être plus dans l’exclusion. Il attend ses masques, ache­té via…, via…, mais pas sur inter­net. Yvan n’a pas de connexion. Ça fait long­temps qu’il est confi­né en fait Yvan, il me dit ça fait drôle de voir plus de gens dans le quar­tier, enfin plus de voi­tures parce que les gens, ils ne sortent pas.

Yvan a écou­té le pré­sident Macron à la télé, il me dit « oui, c’est la guerre ça va être le cou­vre­feu bien­tôt », la méta­phore l’a frap­pé et puis il dit « moi je suis trop vieux pour faire la guerre », mais il attend ses masques, ain­si qu’un uniforme

Yvan me dit déjà que la vie elle n’était pas belle…, puis il demande des nou­velles de mes enfants.

Yvan me dit : courage.

Le mot de 2019 a été, par­mi d’autres, « consentement ».

Le mot de 2020, celui que le pré­sident Macron n’a pas pro­non­cé lors de son allo­cu­tion le lun­di 16 mars, c’est « confinement ».

Le mot confi­ne­ment est en fait double : celui que nous vivons en ce moment vient du verbe « confi­ner » au sens d’isoler un pri­son­nier, de déli­mi­ter un espace clos (on dit que Jean-Jacques Rous­seau aimait les endroits étroits et donc le confi­ne­ment), voire d’interdire à un malade de sor­tir de sa chambre. Mais il existe un autre verbe confi­ner, qui signi­fie se tou­cher, être conti­gu et qui a don­né des déri­vés aujourd’hui oubliés confi­nage, confi­ni­té, syno­nyme de voi­si­nage. C’est ce sens qui donne une expres­sion comme : il confine à la folie.

On redé­couvre le lien social du voi­si­nage : les voisin·e·s qu’on ne voyait jamais, parce qu’on part très tôt ou qu’on rentre très tard, parce qu’on se croise juste quand on rentre des courses ou qu’on gare la voi­ture deviennent « les proches ».

« Le voi­si­nage consti­tue notre condi­tion : nous sommes tous aujourd’hui voi­sins », observe la phi­lo­sophe et psy­cha­na­lyste Hélène L’Heuillet dans son essai Du voi­si­nage, réflexions sur la coexis­tence humaine paru en 2016. À l’heure du confi­ne­ment qui nous isole, repen­ser le confi­ne­ment qui revien­dra, celui de l’espace et de l’humanité partagée ?

Un virus voya­geur à une époque de mobi­li­té tant cor­po­relle, iden­ti­taire que numé­rique nous contraint à reve­nir « chez soi » : voi­si­nage, local ver­sus mon­dia­li­sa­tion ? « Qu’est-ce qui relie les gens les uns aux autres dans la même rue ? » Par bou­tade on pour­rait répondre Tin­der, le site de ren­contre qui géo­lo­ca­lise les per­sonnes inté­res­santes à proxi­mi­té, en dépit des fonc­tion­ne­ments clas­siques du voisinage.

Dans la typo­lo­gie pro­po­sée par Hélène L’Heuillet, Yvan est à la fois le voi­sin d’à côté, que l’on croise dans le quar­tier, et le voi­sin d’en bas, celui qui n’est pas invi­té à la fête des voi­sins ou qui n’y va tout sim­ple­ment pas. Est-ce parce qu’il ne peut y venir accom­pa­gné, sa femme n’étant pré­sente dans l’espace social que par sa voix, lorsque la porte ouverte laisse entendre leurs conver­sa­tions à voix plus que haute ? Exclu·e·s tous les deux du monde du tra­vail, il·elle.s le sont aus­si du monde de la convi­via­li­té rurale. S’il·elle.s ont un toit pour le confi­ne­ment — on sait que les grands oublié·e·s du confi­ne­ment sont les sans-abris —, Yvan, tout comme sa femme, ne regrette pas de ne pas aller au res­tau­rant, au café (de toute façon dans le vil­lage il n’y en a pas), de se deman­der s’il·elle va faire du vélo (il n’en a pas et elle ne peut pas), il évoque un peu la peur d’une amende si on se déplace sans jus­ti­fi­ca­tion (comme en France), mais il a son chien, alors il pour­ra quand même sor­tir, ça le rassure.

Le lien avec le voi­si­nage est l’objet de négo­cia­tions et de règle­ments. En ces temps par­ti­cu­liers, qu’en est-il de la pro­mis­cui­té, des bruits jusque-là non par­ta­gés quo­ti­dien­ne­ment ? Des maga­sins déva­li­sés où l’on ne pense pas à celui ou celle qui est à côté ? Des ini­tia­tives sont lan­cées, plus ou moins heu­reuses : ain­si des inter­nautes ont ima­gi­né de « Pla­cer un chif­fon rouge à la fenêtre pour signi­fier qu’on a besoin d’aide », ce qui a été tout de suite décon­seillé par les auto­ri­tés com­mu­nales ; il y a aus­si la cam­pagne : « je suis un voi­sin soli­daire » (smile.com) où l’on tend la main de façon méta­pho­rique à son voi­si­nage. Et à l’inverse, sur le mode humo­ris­tique, on a vu fleu­rir des vidéos mon­tages mon­trant des rela­tions hou­leuses entre voisin·e·s : Cesc Fabre­gas, le milieu de ter­rain de l’AS Mona­co, a rejoué la scène culte de Eddy Mur­phy dans Un Prince à New York (1988). Sur son bal­con moné­gasque, le foot­bal­leur salue ses voi­sins de bon matin et reçoit un « fuck you » en retour.

Mal­gré le confi­ne­ment sens 1 (iso­ler), après avoir com­mu­ni­qué la jour­née sur les réseaux sociaux, les gens recréent, sur leurs bal­cons ou à leurs fenêtres, le confi­ne­ment sens 2 (se rap­pro­cher) par des chants com­muns, des applau­dis­se­ments pour le per­son­nel soi­gnant. Est-ce recréer ce que la phi­lo­sophe des voisin·e·s appelle la rela­tion de corps à corps : « le voi­si­nage sup­pose la pos­si­bi­li­té de se frô­ler, voire de se heur­ter » ? À défaut de se tou­cher, on mêle nos cla­que­ments de mains.

Dans les recom­man­da­tions pour endi­guer la pan­dé­mie, on a par­lé des rela­tions avec la famille, les ami·e·s, le milieu pro­fes­sion­nel, les ser­vices et c’est pour­tant avec cet immé­diat entou­rage, non choi­si au départ, que se recrée­rait le lien social. Fugace et fra­gile sans doute, cri­ti­qué par certain·e·s : où était la soli­da­ri­té lorsque le per­son­nel soi­gnant était dans la rue ? Où était la conscience d’une poli­tique de san­té défaillante ?

Yvan, c’est un soi­gnant per­ma­nent, il s’occupe de sa femme tous les jours ; par­fois il vient nous racon­ter qu’elle a dû être embar­quée d’urgence pour des pro­blèmes res­pi­ra­toires. Et puis elle revient. Il res­pire. Yvan, il n’aime pas les hôpi­taux, mais il fait confiance au corps médi­cal : « ils sont gentils ».

Depuis hier, les gens applau­dissent. Pas beau­coup, mais j’ai vu Yvan qui avait quit­té son coin de rue pour des­cendre dans la plus grande et applau­dir, crier « mer­ci, à demain, belle soirée ».

Laurence Rosier


Auteur

Née en 1967, Laurence Rosier est licenciée et docteure en philosophie et lettres. Elle est professeure de linguistique, d’analyse du discours et de didactique du français à l’ULB. Auteure de nombreux ouvrages, elle a publié plus de soixante articles dans des revues internationales, a organisé et participé à plus de cinquante colloques internationaux, codirigé de nombreux ouvrages sur des thèmes aussi divers que la ponctuation, le discours comique ou la citation ou encore la langue française sur laquelle elle a coécrit M.A. Paveau, "La langue française passions et polémiques" en 2008. Elle a collaboré au Dictionnaire Colette (Pléiade). Spécialiste de la citation, sa thèse publiée sous le titre "Le discours rapporté : histoire, théories, pratiques" a reçu le prix de l’essai Léopold Rosy de l’Académie belge des langues et lettres. Son "petit traité de l’insulte" (rééd en 2009) a connu un vif succès donnant lieu à un reportage : Espèce de…l’insulte est pas inculte. Elle dirige une revue internationale de linguistique qu’elle a créée avec sa collègue Laura Calabrese : Le discours et la langue. Avec son compagnon Christophe Holemans, elle a organisé deux expositions consacrées aux décrottoirs de Bruxelles : "Décrottoirs !" en 2012. En 2015, elle est commissaire de l’exposition "Salope et autres noms d’oiselles". En novembre 2017 parait son dernier ouvrage intitulé L’insulte … aux femmes (180°), couronné par le prix de l’enseignement et de la formation continue du parlement de la communauté WBI (2019). Elle a été la co-commissaire de l’expo Porno avec Valérie Piette (2018). Laurence Rosier est régulièrement consultée par les médias pour son expertise langagière et féministe. Elle est chroniqueuse du média Les Grenades RTBF et à La Revue nouvelle (Blogue de l’irrégulière). Elle a été élue au comité de gestion de la SCAM en juin 2019.
 Avec le groupe de recherche Ladisco et Striges (études de genres), elle développe des projets autour d’une linguistique « utile » et dans la cité.