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Le cauchemar d’un monde sans monstres
Faut-il nous débarasser des monstres ? D’abord, il est sans doute nécessaire de comprendre ce qui fait le caractère monstrueux du monstre. Cela nécessite de rompre avec l’utilitarisme, incapable d’appréhender les monstres. Mais échapper à cette grille de lecture peut avoir des conséquences… monstrueuses.
Le monstre se cache, il a peur, bientôt il sera enragé. La foule déchainée est monstrueuse elle aussi, les paysans armés de fourches, de bâtons, de pierres, le poursuivent. Certains ont commencé à incendier les buissons avec leurs torches. Les héros de l’histoire sont dépités. Le scientifique a tenté en vain de ramener la foule à la raison. La jeune fille dans ses bras a tenté elle aussi d’arrêter la violence, de réveiller des « sentiments humains », ça n’a pas fonctionné non plus. De toute manière c’est trop tard, le monstre sort à découvert pour les affronter, le combat sera monstrueux. Frankenstein, King Kong… les histoires de monstres racontées par le cinéma du XXe siècle sont rassurantes, elles finissent bien, en général. Les monstres disparaissent, et lorsqu’il n’en reste plus que la mémoire, la légende ou l’imaginaire, après la violence, il y a un retour à la normale, c’est la raison et l’humanité qui s’installent… dans les vieux films du moins.
C’est peut-être pour éviter cette violence que dans certains contes pour enfants actuels les loups deviennent végétariens. On peut imaginer que c’est cette histoire que les héros humanistes des films de monstres racontent à leurs enfants. Cela semble une bonne idée : éduquer à un monde sans monstres, sans monstrueux ni monstruosité. Les monstres relèvent des préjugés, de l’imaginaire, de la superstition et entrainent vers la violence. Dans une société égalitaire, « éclairée », ouverte et tolérante, il ne devrait plus y avoir de monstres.
À ce propos on cite souvent une phrase du philosophe et révolutionnaire italien Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaitre et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». On l’interprète en général, là aussi, dans le sens d’une disparition prochaine et souhaitable des monstres, particulièrement des monstres politiques. Et, du moins dans cette traduction française un peu monstrueuse, c’est bien ce qu’il semble affirmer.
Les monstres doivent disparaitre, dissous dans le savoir et la communication ; aller éventuellement se réfugier dans l’imaginaire, là où les savants de l’Église les ont poussés à partir de la fin du Moyen Âge. Vivoter dans un imaginaire dévalué, comme dans une sorte de réserve indienne, pour mieux prouver qu’ils n’existent pas vraiment.
Auparavant, dans les campagnes d’Europe et d’ailleurs, les monstres étaient une réalité, ils pouvaient être aussi bien adorés que honnis (souvent les deux à la fois). Les monstres agrègent autour d’eux, du moins dans notre imaginaire, des foules versatiles : tantôt des hordes haineuses, prêtes à lyncher des boucs émissaires ; tantôt une populace fascinée, prête à les suivre. Des paysans, avec des fourches, qui se demandent où ils vont les planter… Les monstres incarnaient la différence. Qu’est ce qu’un monde sans monstres alors ? Un monde respectueux des différences ? Faudrait voir… Mais, tout d’abord, qu’est-ce qu’un monstre ?
Vivant !
La créature du docteur Frankenstein devient un monstre à partir du moment où le scientifique crie : « il est vivant ! »1. Les machines ne sont pas des monstres, à moins de prendre vie comme l’ordinateur de 2001 l’odyssée de l’espace ou la voiture dans Carrie. Le mathématicien Jean Dieudonné qualifie de « monstres mathématiques », une « courbe plane », ou « une “surface” telle qu’elle est le “mur mitoyen” de trois “chambres” à la fois…»2. Mais si ce sont des monstres c’est parce que ces phénomènes mathématiques sont « tout à fait inattendus et contraires à ce que pouvait suggérer notre imagination »3, c’est le rapport à la capacité de se projeter dans l’espace, donc au vivant, qui est encore central. Les tempêtes, les montagnes ou les fleuves deviennent monstrueux seulement si on les conçoit animés : ayant un nom, une âme, des intentions, des perceptions, des sentiments, des comportements propres. Le détroit de Messine, par exemple, lorsque ses écueils et ses courants semblent nourris d’intentions hostiles envers les navigateurs, lorsqu’ils sont tellement décrits par des histoires de poètes et marins, qu’il se transforme en deux monstres redoutables : Charybde et Scylla.
Les monstres présents massivement dans le cinéma et la littérature des dernières décennies : vampires (non-morts), zombies (morts-vivants), fantômes, cannibales, créatures artificielles, hybrides fabriqués dans des laboratoires, robots ayant pris vie, « humains augmentés », participent de la vie, souvent d’une manière paradoxale. Ils sont à la limite de la vie par leur existence même, leur conception ou leur manière de rester en vie, c’est peut-être là leur actualité. Car si tous les monstres sont vivants, ce n’est pas cette position paradoxale par rapport à la vie qui caractérise les monstres grecs par exemple (Harpies, Centaures, Sirènes, Gorgones).
« L’existence des monstres met en question la vie quant au pouvoir qu’elle a de nous enseigner l’ordre… Il suffit d’une déception de cette confiance, d’un écart morphologique, d’une apparence d’ambigüité spécifique, pour qu’une crainte radicale s’empare de nous. Pour la crainte dirait-on. Mais pourquoi radicale ? Parce que nous sommes des vivants, effets réels des lois de la vie, causes éventuelles de vie à notre tour. Un échec de la vie nous concerne deux fois, car un échec aurait pu nous atteindre et un échec pourrait venir par nous. C’est seulement parce que, hommes, nous sommes des vivants qu’un raté morphologique est à nos yeux vivants, un monstre.4 »
Le monstre implique un rapport entre des êtres vivants, plus généralement un rapport du vivant à la vie. Étant entendu que nous pouvons penser comme vivantes des réalités qui ne correspondent pas à la définition biologique du vivant. Le monstre est donc inquiétant parce qu’il peut se retourner contre nous, nous attaquer, mais plus fondamentalement parce qu’en tant que vivants nous pouvons devenir ou engendrer des monstres.
« C’est la monstruosité et non la mort qui est la contrevaleur vitale. La mort c’est la menace permanente et inconditionnelle de décomposition de l’organisme, c’est la limitation par l’extérieur, la négation du vivant par le non-vivant. Mais la monstruosité c’est la menace accidentelle et conditionnelle d’inachèvement ou de distorsion dans la formation de la forme, c’est la limitation de l’intérieur, la négation du vivant par le non-viable.5 »
Le monstre touche tout le monde dans son corps. Non pas une différence regardée extérieurement depuis la conscience, non pas un jugement distancié, mais la différence vécue comme virtualité dans chacun d’entre nous.
« Pour produire un monstre, c’est une pauvre recette d’entasser des déterminations hétéroclites ou de surdéterminer l’animal. Il vaut mieux faire monter le fond, et dissoudre la forme.6 » Mélanger des éléments dépareillés est la manière de construire des artéfacts. Le monstre se forme de l’intérieur, ce sont les différenciations qui nous structurent qui s’effacent ou qui n’arrivent pas à se former, c’est pour cela qu’il nous atteint tous.
Œdipe est un monstre parce qu’il ne fait pas la différence entre les générations, il est le fils et le mari. Dracula parce qu’il est vivant et mort. Frankenstein parce que dans son visage on ne peut différencier des traits. Beaucoup moins tragique, David Bowie, parce que ses personnages androgynes exercent à la fois une séduction masculine et féminine. Dans ces différents cas ce n’est pas un assemblage d’éléments, c’est la forme qui s’efface de l’intérieur. «[…] l’horrible contraste qu’offraient ses yeux aqueux, presque de la même couleur que ses orbites sombres, dans lesquelles ils étaient incrustés »7. Les yeux de la créature sont liquides, son regard est flou, on ne distingue pas les yeux des orbites, il y a un problème de contraste. On ne peut pas « faire le point » sur un monstre, on n’arrive pas à saisir une forme.
«- Je ne sais pas par où commencer, dit le vieillard, hésitant. L’histoire du Golem n’est pas facile à saisir.
Comme Pernath l’a dit tout à l’heure, il sait exactement l’aspect qu’avait l’inconnu et pourtant il ne peut pas le décrire.8 »
« Il s’agit d’une question de vie ou de mort, et peut-être d’autre chose encore…9 », dit Van Helsing à propos du vampire.
Le paradoxe est que le monstre est informe (sans forme), mais il est une unité, toutes ces indifférenciations s’incarnant dans un être qui devient la différence. Il est à la fois fascinant et horrible. « Les crimes d’Œdipe signifient la fin de toute différence, mais ils deviennent, du fait même qu’ils sont attribués à un individu particulier, une nouvelle différence, la monstruosité d’Œdipe.10 »
On comprend assez facilement l’importance politique que peut avoir la question. Le monstre ne communique pas, il résonne chez tout le monde de l’intérieur. Les monstres permettent de penser, d’expérimenter la dissolution des différenciations qui nous constituent dans un certain rapport de pouvoir, la violence qui sous-tend tout pouvoir, les éléments monstrueux qui le constituent. Mais les monstres ne sont pas nécessairement des héros en lutte contre la norme. Ce serait tentant d’affirmer que tout le monde est un monstre, que tout est possible, que le seul problème est l’intolérance, mais c’est un raccourci. C’est peut-être une perte de savoir par rapport aux monstres qui permet ce raccourci. Si on regarde l’histoire du rapport politique aux monstres et au monstrueux, la manière dont on en vient à concevoir un monde sans monstres, c’est autre chose qui se dessine…
Disparition des monstres
En 1605, Don Quijote de la Mancha attaque une troupe de géants. Ses concitoyens pensent désormais que c’est l’imagination dérangée d’Alonso Quijano qui lui fait voir des monstres dans ces fleurons de la technologie que sont alors les moulins à vent.
Des actes
« Il n’est pas douteux que l’Antiquité classique et le Moyen Âge n’aient considéré la monstruosité comme effet du monstrueux […] Le Moyen Âge conserve l’identification du monstrueux au délictueux, mais l’enrichit d’une référence au diabolique.11 »
Dans l’antiquité, les monstres engendrent par des actes monstrueux. Par exemple un parricide ou un matricide dans la Grèce ancienne appelait les Érinyes (les Furies chez les Romains), des déesses monstrueuses, au point de révulser même les dieux, qui poursuivaient implacablement les coupables de leurs cris perçants, y compris dans l’Hadès après leur mort. Elles étaient nées du sang versé par Ouranos lors de sa castration par son fils Chronos.
Les monstres sont la conséquence irréversible et non maitrisable d’un acte illicite concernant la vie, mais illicite n’implique pas forcément qu’il soit injustifiable. Ils ont quelque chose de maudit et de sacré, parce qu’ils sont engendrés par des actes qui touchent aux fondements de la vie. D’où leur ambigüité et leur puissance. Par exemple, les sirènes attiraient les marins avec leurs chants pour les dévorer, mais écouter le chant des sirènes rendait plus sage. Le sang des Gorgones peut être un poison ou un remède. Œdipe devient un monstre, mais après son expulsion de Thèbes, il est accueilli à Athènes comme un saint. « L’union mystérieuse du plus maléfique et du plus bénéfique est un fait qu’il n’est pas question de nier ni de négliger, car il intéresse la communauté au plus haut point, mais ce fait échappe totalement au jugement et à la compréhension humains. L’Œdipe bénéfique d’après l’expulsion prend le pas sur l’Œdipe maléfique d’avant, mais il ne l’annule pas. Comment l’annulerait-il puisque c’est l’expulsion d’un coupable qui a entrainé le départ de la violence ? Le résultat confirme l’attribution unanime à Œdipe du parricide et de l’inceste. Si Œdipe est sauveur, c’est en sa qualité de fils parricide et incestueux.12 »
Politiquement cela permet au pouvoir d’appeler un peuple à la soumission et à la mansuétude, sous peine d’engendrer des monstres terribles. Mais, tant que ce sont les actes qu’on juge, il est possible aussi que cela se renverse et que le pouvoir soit accusé d’engendrer des monstres, c’est-à-dire d’être lui-même monstrueux. C’est par exemple ce qui arrive au roi Créon qui interdit à Antigone d’enterrer son frère car il s’était insurgé. Puis il condamne à mort Antigone pour avoir enfreint son interdit. Mais, en fin de compte, c’est son pouvoir qui semble monstrueux. L’acte de Créon outrepasse des fondements plus profonds. Il se retrouve confronté au monstre qu’il a créé.
Le pouvoir a ses prêtres et ses juges, mais il y a aussi un savoir populaire sur les monstres que l’on retrouve par exemple chez les Ménades. Ces participantes aux rituels dédiés à Dionysos adoptaient toutes sortes de comportements monstrueux, devenaient des monstres. Dans la pièce d’Euripide, le roi Penthée constate : « J’étais par hasard absent de ce pays : j’apprends qu’il y a d’étranges malheurs en cette cité, que nos femmes ont quitté leurs maisons sous le prétexte de bacchanales, qu’elles courent par les montagnes ombreuses, honorant par des chœurs la nouvelle divinité, un certain Dionysos.13 » Il parvient à faire capturer Dionysos, « ce monstre sauvage » ainsi que les Ménades. Mais elles se libèrent, tuent le roi et détruisent le palais. Le pouvoir s’est attaqué à un monstre plus fort que lui.
Dans ces rituels il s’agissait de fabriquer un réel savoir sur le monstrueux et sur les monstres qui en sont les conséquences. « Faire monter le fond et dissoudre la forme », non pas par gout infantilisant pour la transgression, mais au contraire pour penser les fondements et pour mettre en évidence les dangers réels de s’y confronter. « L’intervention médicale consiste à inoculer “un peu” de la maladie, exactement comme dans les rites qui injectent “un peu” de violence dans le corps social pour le rendre capable de résister à la violence.14 » Cela concerne les actes monstrueux, ceux qui se rapprochent trop près de fondements, qui comportent des dangers fondamentaux. Mais aussi les conséquences une fois que ces actes se sont produits.
Qu’est-ce qu’on fait des conséquences d’actes monstrueux ? Ignorer le monstre qui est la conséquence visible ne fait que rajouter à la monstruosité. Ici il n’est pas non plus question de pardon ou de réconciliation. Il faut vivre avec les conséquences des actes commis, même sans avoir été le responsable direct de ces actes. Les conséquences ne s’effacent pas, il n’y a pas de limite à la responsabilité. On peut comprendre de cette manière le monstrueux comme un concept initialement juridique. Le rapport au monstre implique d’accepter qu’après un acte monstrueux les choses ne soient plus tout à fait comme avant, implique aussi emprunter un devenir singulier pour la suite. L’acte monstrueux n’est pas résorbable parce qu’il est au-delà de ce qui peut être jugé.
Il peut arriver qu’un monstre donne lieu à un autre mode de vie qui s’avère durable, qu’il finisse par avoir une lignée. D’ailleurs dans la plupart des lignées l’origine « mythique » comporte des monstres. Mais la question est surtout de comment vivre avec le monstre, et la réponse tourne autour de la manière de le lier à l’acte monstrueux. À la manière dont cet acte continue à résonner dans le présent, à la manière de penser ce qu’il implique, à travers des rituels qui le réactualisent notamment.
L’imagination
«… Le monstrueux, concept initialement juridique, (a) été progressivement constitué en catégorie de l’imagination. Il s’agit en somme d’un déplacement de responsabilité. Les théologiens, juges ou philosophes qui n’ont pas pu admettre la possibilité d’un commerce direct des femmes avec les incubes ou les succubes n’ont pas hésité à admettre que la vision d’une apparition démoniaque puisse avoir pour effet d’altérer le développement d’un embryon humain […] En somme, bien avant que Pascal dénonçât dans l’imagination une maitresse d’erreurs et de fausseté, elle aurait été créditée du pouvoir physique de falsifier les opérations ordinaires de la nature.15 »
À partir de la fin du Moyen Âge, progressivement, les monstres ne sont plus considérés comme le produit d’actes monstrueux, mais comme des effets de l’imagination. Cela correspond à un autre mode de pouvoir qui peu à peu se met en place. L’accroissement des villes notamment rend à la fois possible et utile une emprise plus forte sur les corps, ce qui justifie une attention nouvelle portée à cette imagination capable de produire des monstruosités. Et notamment une tentative de prise en main de toutes sortes de moments clés dans la formation de cette imagination (les fêtes, le rapport au sacré, les histoires).
« Mais parlons des leus vvarous (loups-garous), qui n’est rien de si dangereux que leur montre. Car mon mary, que j’ay éposé et que tel ay souppechone, passé xxxvi ans m’en fait perdre maint beau somme.16 »
Il est difficile de savoir à quoi fait référence ce témoignage extrait de l’Évangile des quenouilles, publié en 1479. Ce qui est clair est qu’il évoque le monstre que cette femme perçoit et non ce qu’elle imagine. Ce monstre évoque encore pour elle des actes, elle ne parle pas de rêve, mais d’insomnie. Petit à petit, le mouvement prendra des siècles, il s’agira d’affirmer que ce qu’elle croit percevoir sont en réalité des effets de son imagination (comme chez Don Quijote) et que cette imagination relève d’un savoir erroné, qui doit être remplacé par autre manière de comprendre les choses.
Il faudrait croire que cela a bien fonctionné, parce qu’il est difficile aujourd’hui de prendre les idées de cette femme au sérieux… On a beau regarder, on ne voit que des moulins à vent ou le mari de la voisine qui a trop bu. Et des superstitions forgées par des femmes, paysannes, pauvres. Tout naturellement on évalue qu’il s’agit d’un manque d’instruction qui conduit à préconiser la nécessité de remplacer ce qu’elle perçoit par une autre manière de connaitre, changer son rapport au monde.
Pour « son propre bien », il faudrait la regarder dans les yeux et lui dire que son mari n’est pas un loup-garou, que c’est là son imagination, qu’il faut penser autrement… que les monstres ne sont pas vrais. Que ce qu’elle pense voir n’est pas la réalité. Que ce n’est pas là la bonne manière d’entrer en relation avec son mari.
Mais aussi, pour le « bien de tous », il faudrait convenir « qu’on ne peut pas concevoir les choses de cette manière » qu’il faut chasser ce rapport au monde, parce que ces superstitions populaires comportent toutes sortes de dangers, obscurantistes, populistes et autres, qui amènent la violence.
Cette violence inquiète à l’époque, surtout dans les villes déjà relativement peuplées du XVe siècle. « L’Église fait confiance à ses milices religieuses, le roi à ses officiers et à ses représentants, pour embrigader les masses et leur imposer le respect de l’ordre et de la discipline. Confortées par ces appuis solides, les autorités urbaines admettent peu à peu que les fêtes sont inutiles ou dangereuses et qu’elles doivent d’abord être chrétiennes. La tolérance qui existait à propos des réjouissances populaires, considérées comme un moyen de gouvernement de la ville, se brise au XVIe siècle. Les fêtes spontanées deviennent plus rares. Les banquets familiaux sont de plus en plus règlementés, ainsi que les fêtes de rue ou de quartier et les ducasses. La religion envahit de plus en plus les réunions confraternelles. Les fêtes burlesques sont frappées d’interdit absolu. Enfin, les grandes fêtes urbaines, autrefois reliées aux cycles saisonniers principaux, perdent la plupart de leurs caractères et se transforment en spectacles pour la populace, au lieu d’associer chacun à l’action.17 »
Dans les villes la violence est plus dangereuse pour le pouvoir qu’à la campagne, la concentration à la fois de gens et de richesses est plus importante qu’ailleurs. Mais aussi elle est plus facile à surveiller et même à contrôler : mettre en place des méthodes de quadrillage, constituer peu à peu des forces de police. Par ailleurs, les villes sont fermées par des murailles qui permettent de filtrer la population et, par exemple d’expulser les étrangers pendant les périodes sensibles. D’un point de vue politique et économique, les villes ont de plus en plus besoin de discipliner leur population, mais aussi, au fur et à mesure qu’elles s’accroissent, d’étendre leur domination sur de larges périphéries pour assurer leur subsistance. Or, dominer les campagnes implique, entre autres éléments, de se défaire des « superstitions » trop locales, trop difficiles à maitriser, trop contraignantes, trop conflictuelles.
« Prélude aux grandes mutations ultérieures, une dépréciation vive, qui ne devient que tardivement systématique, des superstitions populaires conduites par un effort d’embrigadement des corps de population et, surtout, de ceux de la jeunesse, à une nouvelle définition du sacré, à l’amorce, en d’autres termes, d’une vaste conquête culturelle.18 » Transformer le savoir populaire en superstition, c’est-à-dire en pur délire de l’imaginaire, redéfinir le sacré, à savoir ce qui touche aux fondements, sont des manières de les rendre inaccessibles aux classes populaires. Les monstres qui se baladent dans le quotidien, qui revenaient dans différents rituels, sont une des manières de penser ces fondements.
Les villes vont répandre un autre imaginaire, non seulement différent par son contenu, mais aussi par sa forme. Ce nouvel imaginaire passera par l’écrit, c’est une manière notamment de centraliser : les imprimeries sont dans les villes et ce qu’elles produisent est très contrôlé. Par ailleurs, on apprend d’abord à lire et beaucoup moins à écrire. La répression de la sorcellerie, par exemple, commence par la rédaction de manuels détaillés qui expliquent et codifient ce qu’est la sorcellerie. C’est avec ce savoir et cette légitimité que des experts de l’Inquisition iront chasser les sorcières. Au même moment commence aussi ce qu’Edward Saïd nomme l’orientalisme, c’est-à-dire la construction d’un Orient largement imaginaire, par un savoir essentiellement littéraire produit en Occident. L’Orient deviendra ainsi une sorte de monstre gigantesque à la fois attirant et repoussant, mais dont le rapport sera toujours médiatisé par cet imaginaire érudit. « L’orientaliste suppose que ce à quoi ses textes ne l’ont pas préparé est le résultat, soit d’une agitation venue de l’extérieur de l’Orient, soit de l’inanité mal digérée de celui-ci.19 »
Plus largement ce nouveau savoir livresque expliquera notamment la civilité : comment il faut domestiquer le corps, comment bien manger, bien s’habiller, bien entrer en relation les uns avec autres… Il aimera à propager d’autres histoires bien plus policées ce qui expliquera, par exemple, la diffusion croissante et l’engouement pour la Bibliothèque bleue à partir du XVIIe siècle. En ce sens Don Quijote n’est pas l’homme du passé, il accède au savoir par les livres, ce qui pose problème c’est sa manière de lire, de prendre à corps ce qu’il lit, sa manière de lire ne sert pas à dompter son corps, à lui donner forme.
L’imagination des femmes, les superstitions des classes populaires, la libido trop présente des peuples « primitifs », l’exubérance de la jeunesse, tout ceci est trop informe et cela produit des monstres et donc de la violence. C’est au nom du bien que le nouveau mode de pouvoir va tenter de les discipliner. Un pouvoir exercé sur le corps, pensé comme une terre à coloniser, à l’image de l’Amérique. Dans les deux cas, il cherchera à coloniser l’imagination.
Mais c’est aussi laisser une certaine puissance à ces imaginations minoritaires, car seules ces imaginations « dérangées », trop corporelles, ont la puissance de produire quelque chose de différent.
L’erreur
« Nous pourrions bien accueillir ce qui nous viendrait de l’Orient si quelque chose de neuf pouvait en venir — dont je doute. Ce doute est précisément notre garantie et notre arme européenne. D’ailleurs, la question, en ces matières, n’est que de digérer. Mais ce fut là précisément la grande affaire et la spécialité même de l’esprit européen à travers les âges. Notre rôle est de maintenir cette puissance de choix, de compréhension universelle et de transformation en substance nôtre, qui nous a fait ce que nous sommes. Les Grecs et les Romains nous ont montré comment l’on opère avec les monstres de l’Asie, comment on les traite par l’analyse, quels sucs l’on en retire…»20
Valéry énonce ainsi le rapport aux monstres de l’Occident au XXe siècle, il s’agit de digérer, de démonter et de récupérer les pièces utiles des monstres fabriqués en Orient. Les monstres ne correspondent plus à une imagination, mais à un assemblage incohérent. Il faudra ajuster les pièces intéressantes dans le bon assemblage, celui qui propose une « compréhension universelle », et jeter le reste. Il n’y est plus question d’un rapport avec quelque chose de fondamental lié à notre condition d’êtres vivants, même imaginaire. Désormais il s’agit simplement d’artéfacts mal aboutis, qui n’ont pas de valeur en tant qu’unité, mais seulement par leurs composants. Ces monstres « nous » touchent d’autant moins qu’ils viennent d’ailleurs. Il y a un projet politique clair : la compréhension universelle est le propre de l’Europe et cette compréhension doit servir à dominer.
« Quand la monstruosité est devenue un concept biologique, quand les monstruosités sont réparties en classes selon des rapports constants, quand on se flatte de les pouvoir provoquer expérimentalement, alors le monstre est naturalisé, l’irrégulier est rendu à la règle, le prodige à la prévision […] Dès lors que la monstruosité parait avoir livré le secret de ses causes et de ses lois ; l’anomalie serait appelée à procurer l’explication de la formation du normal. Non parce que le normal ne serait qu’une forme atténuée du pathologique, mais parce que le pathologique est du normal empêché.21 »
Les monstres disparaissent, dissous dans le normal et le prévisible, ils ne sont plus la différence, mais la déviance : ce qui n’arrive pas à être normal. Ils ne sont pas informes, ils appartiennent à une case bien précise, il y a un savoir parfaitement codé qui leur donne la forme. La perception peut être floue, le savoir scientifique est censé garantir que cette forme existe bien en dessous et qu’elle est nette. Le commun des mortels ne voit pas de forme, mais l’expert sait à quelle forme appartient chaque anomalie.
Ainsi les « monstres » ne regardent plus tout le monde, ils ne touchent plus personne de l’intérieur, mais simplement les spécialistes de telle ou telle norme, de tel ou tel obstacle psychique ou physiologique, au développement normal.
« En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte.22 » La métamorphose de Samsa est réelle (il est réveillé) et irréversible, mais elle ne touche personne de l’intérieur, elle pose seulement des problèmes pratiques à sa famille. Aucun personnage ne se demande dans l’histoire s’il y a un risque de prolifération ou ne cherche un acte monstrueux auquel le lier. Aucun rapport ne semble possible non plus à partir du moment où Samsa ne parle pas, si ce n’est de maintenir son corps en vie. L’ironie de la nouvelle est que Samsa lui-même reste prisonnier de sa conscience, tente sans cesse de réintégrer le devenir normal du monde. Il ne cherche que rarement à savoir ce que peut son corps (par moments il marche sur le mur par exemple). Un vrai monstre devient désormais un être en pure perte, il n’incarne pas l’effacement de la forme d’une société, n’évoque pas des limites, mais son incapacité individuelle à devenir normal.
Maintenant Scooby-Doo enlève le masque et voyons qui se cache derrière le monstre… C’est ainsi que les monstres disparaissent dans la modernité. Sous le masque il y avait du normal. Mais il y a une autre manière plus récente d’envisager les monstres.
Un jeune homme devient loup-garou, au fil des épisodes de la série Teen Wolf23, d’autres se transforment en renard, en sorcières ou en toutes sortes de monstres encore plus étranges. Tel profil augmente l’acuité auditive, la vitesse et la capacité de cicatrisation. Tel autre profil fait la même chose, mais avec des degrés de compétence différents, tous les assemblages de compétences sont possibles ; le réservoir de compétences inclut aussi prédire l’avenir, devenir immortel… C’est fort utile pour le sport, ça rend plus séduisant, ça aide à réussir dans les affaires. Il y a probablement une généalogie à étudier : ces loups-garous qui veulent réussir à l’école, bâtir un foyer douillet, triompher dans les affaires, sont peut-être des cousins des loups devenus végétariens.
Ici tous sont des monstres, néanmoins les transformations, surtout celles qui concernent le corps, sont toujours partielles et réversibles. Rien n’arrive à « faire monter le fonds et effacer la forme », rien ne produit de « distorsion dans la formation de la forme ». Quelles que soient les capacités qu’ils acquièrent cela ne les mène à aucun devenir singulier. Leur monde pourtant ultraviolent n’est jamais inquiété dans ses fondements et sa banalité semble indestructible.
En réalité, seuls se métamorphosent en monstres quelques rares personnages qui n’arrivent pas à maitriser leurs compétences. Ils deviennent inutiles, incompréhensibles, aucun rapport n’est possible avec eux, comme pour le héros de La Métamorphose. C’est aussi ce qui arrive dans un autre film récent : Split. Une même personne se recompose en différents profils avec des assemblages de compétences différents, mais ça s’arrête avec l’arrivée d’un profil ingérable. Dans cette perspective les monstres disparaissent, non plus dissous dans une norme, mais dans l’adaptabilité comme norme supérieure. Non pas l’adaptation au fil des générations d’une espèce aux changements d’un écosystème mais la construction de profils sur base de critères externes.
Tout peut prendre n’importe quelle forme, ce n’est pas un souci. Ce qui pose problème c’est qu’une forme devienne trop rigide, qu’elle empêche de changer, qu’elle n’accepte pas d’être évaluée en fonction de critères externes. « L’utilitarisme introduit ainsi dans notre monde une nouvelle téléologie, un nouveau sens transcendantal qui explique les phénomènes de la vie de l’extérieur de celle-ci.24 » Les monstres sont un rapport entre des êtres vivants. S’ils disparaissent c’est que la forme que prend la vie est pensée en fonction de l’adaptation à d’autres dimensions que la vie elle-même. La vie peut prendre n’importe quelle forme sans devenir monstrueuse parce qu’elle est évaluée sur sa capacité à épouser des mises en forme économiques, techniques, digitales.
Comme le disait Paul Valéry, le rapport au monde de la « compréhension universelle » est celui de la digestion. Le problème dans le néolibéralisme, ce sont les tropismes, les désirs trop territorialisés, les relations trop singulières… Ou encore : « L’irréversibilité des phénomènes biologiques, soit du point de vue du développement, soit du point de vue des fonctions de l’être adulte, constitue une autre difficulté pour l’exploration chronologique et pour la prévision25»… tout ce qui est trop lié au corps, trop complexe pour être dissout et digéré : pour être évalué, c’est-à-dire pouvoir être modélisable et du coup prévisible.
Les monstres au rapport paradoxal à la vie : la créature de Frankenstein notamment, mais aussi tout l’imaginaire des zombies correspondent plutôt à une problématique liée à la possibilité de donner vie aux artéfacts, aux morts, au rapport des artéfacts avec la nature. Comme le propose Paula Sibilia il est possible que ce type de problématiques soient progressivement déplacées. Non plus Frankenstein qui veut agir sur la nature, mais désormais Faust qui veut modifier son fonctionnement. Non plus donner vie aux artéfacts, ou des artéfacts pour maitriser la vie, mais « artefactualiser » la vie. « La technoscience contemporaine constitue un savoir de type faustique, parce qu’elle souhaite dépasser toutes les limitations qui découlent du caractère matériel du corps humain, qu’il comprend comme des obstacles organiques qui restreignent les potentialités et les ambitions des hommes.26 »
Peut-être que les positions anti-système sont un vague écho de cette question : revendiquer l’absence de forme comme modèle27. En tout cas, le résultat est significatif : ça ne produit pas de monstres mais des clowns. « Suivant Marx, la répétition est comique quand elle tourne court, c’est-à-dire quand, au lieu de conduire à la métamorphose et à la production du nouveau, elle forme une sorte d’involution, le contraire d’une création authentique. Le travesti comique remplace la métamorphose tragique.28 »
C’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre que tout peut prendre n’importe quelle forme, tout est possible, pourvu qu’elle soit ludique, pour jouer. Peu importe si le jeu à des conséquences barbares, tant que c’est ludique, cela ne peut pas être mauvais : faire du travail, de la guerre, des relations amoureuses, de l’éducation, un jeu. Tant qu’on joue on peut s’adapter, jouer un autre jeu, accepter d’autres règles, prendre un autre rôle. Dans un jeu on peut toujours recommencer.
C’est l’ambigüité du rapport accueillant à « l’autre », ce rapport est très chaleureux, tant que la différence est… pour jouer.
Nos monstres
La créature de Frankenstein est informe, ses formes sont floues, sa vue inquiétante, sa présence physiquement insupportable. Faust peut au contraire prendre toutes les formes, sa forme est toujours nette, il est noble, agréable à regarder. « Sa présence me remue le sang. Je suis d’ailleurs bienveillante avec tous les hommes, mais de même que j’aime à te regarder, de même je sens horreur en le voyant », dira Marguerite à Faust29. Faust est plaisant, mais le démon qui lui permet de prendre n’importe quelle forme est horrible, la tragédie est qu’ils ne sont qu’un. « Le principe fondamental, toujours méconnu, c’est que le double et le monstre ne font qu’un.30 » Faust est le double du monstre. Dans la tragédie, Faust veut utiliser la puissance formidable du démon pour changer sa propre nature, pour ne plus vieillir. Le problème est que s’il change sa propre nature en utilisant la puissance du démon cette puissance fait désormais partie de sa nature. Vieillir est constitutif de sa forme. Ne plus vieillir grâce à la puissance d’un démon, ou d’autre chose, transforme en monstre. Pour repérer le caractère monstrueux, désormais, il faut regarder l’ensemble. L’historique sommaire des monstres que nous avons proposé raconte la séparation imaginaire des deux parties. Les monstres sont la manière de penser la forme, non pas la forme comme un moule, mais la manière de se produire de la forme31.
Avec l’utilitarisme on ne pourra pas penser les monstres, parce que dans sa perspective n’est pensable que l’utilité linéaire, évaluable, et que les monstres se produisent justement quand la forme s’efface : ils sont le bruit. Mais les monstres n’ont pas disparu, ils ne meurent pas, certains actes ont toujours des conséquences complexes et irréversibles liées à notre condition de vivants. Ils sont dans un angle mort de la vision utilitariste, par conséquent ils reviennent, comme le disait Gramsci dans son texte original, sous la forme de fenomeni morbosi più svariati (phénomènes morbides les plus divers), violents et incompréhensibles, et non comme des monstres incarnant la différence.
Ce qui reste de côté est que devenue impensable, transcendante, la question de la forme est pourtant centrale. Le monde des algorithmes, par exemple, n’est rien d’autre qu’une mise en forme, et l’incapacité totale à penser ces mises en formes. Tout comme le management, l’éducation par compétences ou la communication.
« Il n’y a que le style, la forme, pour rendre visible les monstres qui rôdent dans notre inconscient social. »
Un vrai monstre devient désormais un être en pure perte… à ceci près que la nouvelle de Kafka résonne encore étrangement. Dans La Métamorphose le monstrueux ne peut être nommé par aucun des personnages, ça fait partie du problème, mais ce n’est pas pour autant qu’il n’existe pas. Derrière la transformation il y a un monde monstrueux de normalité, le récit de Kafka nous touche bien en tant que vivants, il réactualise une certaine crainte radicale « Parce que nous sommes des vivants, effets réels des lois de la vie, causes éventuelles de vie à notre tour. » Dans Le Portrait de Dorian Gray (1891), le personnage échange son allure avec son portrait, c’est le tableau qui vieillit et, surtout, qui prend la responsabilité de ses infamies, tandis que lui reste immuable. Mais devenir sa représentation c’est aussi un acte monstrueux… Là aussi il y a des échos qui s’échappent.
«…le moulin à vent arriverait tard dans certaines régions d’Espagne, notamment dans la Manche, si bien que, nous dit un historien, l’effroi de don Quichotte est bien naturel : ces grands monstres sont pour lui inédits. Il en va de même en Italie : en 1319, dans L’Enfer de Dante, Satan étend des bras immenses “come un molin che il vento gira”.32 » Cet étonnement explique pourquoi Don Quijote avait confondu les moulins avec des géants et Dante auparavant avec le diable en personne.
À moins que, comme le dit Don Quijote : «…à la guerre, plus qu’ailleurs, on ne peut jamais savoir comment les choses vont se transformer. Pour moi, je pense, et c’est la vérité, que cet enchanteur Freston, qui a emporté mon cabinet et mes livres, a transformé ces géants en moulins…»33 Car, soyons sérieux, les moulins étaient bien des monstres, tout comme le mari était un loup-garou.
« Le moulin à vent, plus couteux d’entretien que son congénère, est plus onéreux à travail égal, notamment pour la meunerie. Mais il a d’autres emplois. Le rôle majeur dans les Pays-Bas des wipmolen, dès le XVe siècle (et plus encore après 1600), est d’animer des chaines de godets qui puisent l’eau du sol et la rejettent dans les canaux.34 » En effet « ce pays “artificiel” que sont les Provinces Unies doit se reconstruire, chaque année35 ».
La puissance des moulins est telle qu’elle permet de fabriquer une forme artificielle à l’échelle d’un pays. Et ce n’est pas n’importe quel pays, au XVIIe siècle les Pays-Bas sont le centre du monde : leur puissance maritime, commerciale et financière n’a pas d’égal. Il s’agit d’un petit territoire marécageux, mais c’est la Bourse d’Amsterdam qui récupère les bénéfices du colonialisme et qui permet de le développer à l’échelle du monde. C’est d’ailleurs cette puissance économique qui permet le développement de ces couteux moulins et non la terre qu’ils rendent utile ou le blé qu’ils peuvent moudre. Ces moulins sont branchés sur une puissance monstrueuse. Bien entendu le capitalisme ou le colonialisme ne sont pas une conséquence des moulins à vent. Mais il y avait bien une guerre coloniale, et changer les géants en moulins en faisait partie. C’est pour cela que Don Quijote se battait, il avait choisi son camp. Sa dame n’était pas noble et n’avait pas les bonnes formes.
Savoir que les moulins à vent sont des géants ou que son mari est un loup-garou permet de penser la forme, ce qui produit la forme, du point de vue du vivant. Comment certaines mises en forme nous rendent monstrueux, ce à quoi elles touchent, met en évidence les frontières internes sur lesquelles se construit le sens.
« Regardez maintenant ce que nous donnent nos architectes ! Des barres de prison ! L’effroyable répétition que hait tellement le cerveau, l’absence de variation dans la forme, la prédiction absolue, infligée ! Le cerveau est une machine biologique à prédire. Son plaisir consiste donc à faire des paris. Il ne peut le faire que sur une réalité en mouvement, en changement, et la forme, même immobile, est l’occasion de glissements de l’esprit, de bifurcations de l’imagination, dont les architectes criminels nous empêchent de jouir.36 »
Il y a quelque chose de monstrueux dans cet urbanisme, il y a des conséquences qui sont la violence. Peut-être que c’est justement cette prévisibilité qui est monstrueuse… qu’elle produit toutes sortes de monstres.
Il faudrait comprendre mieux ce geste monstrueux qui semble ne pas effacer la forme, mais au contraire produire des formes parfaites et pouvoir la lier aux monstres qu’elle produit. Comprendre comment ceci nous rend monstrueux.
Car nous avons la certitude que ceci ne peut être bien dit sans reprendre quelque chose de cette monstruosité, sans devenir un peu monstrueux. Les monstres ne représentent personne, mais ce qu’ils permettent de penser rencontre un écho chez tout le monde. C’est-à-dire que s’occuper de ce genre de questions implique de pouvoir les faire résonner physiquement chez tout le monde et éventuellement aiguiser les fourches…
- Cette réplique est issue du cinéma, elle ne fait pas partie du roman de Mary Shelley publié en 1818. Peut-être que son succès vient aussi du fait qu’elle est une métaphore du cinéma lui-même, faire vivre des personnages grâce à l’électricité et la lumière. Dans le roman le docteur est immédiatement horrifié d’avoir donné vie au monstre.
- Dieudonné J., Pour l’honneur de l’esprit humain, les mathématiques aujourd’hui, 1987, Hachette, p. 225.
- Ibid.
- Canguilhem G., « La monstruosité et le monstrueux », conférence prononcée à Bruxelles le 9 février 1962. Publié dans la revue Diogène n° 40 (octobre 1962). Repris dans La connaissance de la vie, Vrin 1992, p. 171 – 184.
- Ibid, p. 172.
- Deleuze G., Différence et répétition, PUF, 1968, p. 44.
- Shelley M., Frankenstein ou le Prométhée moderne, 1818 (réed 1988), éditions du Rocher, p. 57.
- Meyrink G., Le Golem, 1915, Stock (1969), p. 40.
- Stocker B., Dracula, 1897, chap IX.
- Girard R., La violence et le sacré, Grasset, 1972 (réed 2010), p. 116.
- Canguilhem G., « La monstruosité et le monstrueux », op. cit.
- Girard R., op. cit., p. 132.
- Euripide, Les Bacchantes.
- Ibid, p. 433.
- Canguilhem G., « La monstruosité et le monstrueux », op. cit.
- Évangile des Quenouilles, Bruges, 1479, P. Jannet (1850), Paris, p. 155.
- Mouchenbled R., Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XVe-XVIIIesiècle), Flammarion, 1978, p. 198.
- Mouchenbled R., op. cit., p. 190.
- Said E., L’Orientalisme, 1978 réed 2005, p. 130.
- Paul Valéry, Œuvres, éd. Jean Hytier, Gallimard, 1960, 2, p. 1556, cité par Edward Said dans L’Orientalisme, 978 réed 2005, p. 281.
- Canguilhem, op. cit.
- Kafka Fr., La métamorphose, 1916.
- Merci beaucoup à Dario Kozlowski pour ses précieux renseignements et avis sur cette œuvre, ainsi qu’à Adrian Kozlowski en ce qui concerne Scooby-Doo dont il est un grand spécialiste.
- Benasayag M., Organismes et artéfacts, La Découverte, 2010, p. 166.
- Canguilhem G., « L’expérimentation », repris dans La connaissance de la vie, Vrin 1992, p. 17 – 39.
- Sibilia P., El hombre postorganico, cuerpo, subjetividad y tecnologias digitales, 2005, Fondo de cultura economica de Argentina, p. 43. Traduction personnelle.
- À ce propos voir l’article de Christophe Mincke dans le numéro précédent de La Revue nouvelle.
- Deleuze G., Différence et répétition, PUF, 1968, p. 123.
- Goethe F., 1806, Gf-Flammarion 1964, p. 137.
- Girard R., op. cit., p. 237.
- Chez Aristote la semence prend la forme de la matrice, mais dans les deux cas on est dans l’ordre du vivant…
- Braudel F., « Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècle », Tome 1 Les structures du quotidien, Armand-Collin, 1979, p. 314.
- Cervantes M., Don Quijote de la Mancha, 1604, chapitre VIII.
- Braudel F., op. cit., p. 314.
- Ibid, Tome 3, p. 169.
- Berthoz A., Le sens du mouvement, Odile Jacob, 1997 (réed. 2013), p. 282.