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Le cauchemar d’un monde sans monstres

Numéro 5 - 2017 par Guillermo Kozlowski

juillet 2017

Faut-il nous déba­ras­ser des monstres ? D’abord, il est sans doute néces­saire de com­prendre ce qui fait le carac­tère mons­trueux du monstre. Cela néces­site de rompre avec l’utilitarisme, inca­pable d’appréhender les monstres. Mais échap­per à cette grille de lec­ture peut avoir des consé­quences… monstrueuses.

Dossier

Le monstre se cache, il a peur, bien­tôt il sera enra­gé. La foule déchai­née est mons­trueuse elle aus­si, les pay­sans armés de fourches, de bâtons, de pierres, le pour­suivent. Cer­tains ont com­men­cé à incen­dier les buis­sons avec leurs torches. Les héros de l’histoire sont dépi­tés. Le scien­ti­fique a ten­té en vain de rame­ner la foule à la rai­son. La jeune fille dans ses bras a ten­té elle aus­si d’arrêter la vio­lence, de réveiller des « sen­ti­ments humains », ça n’a pas fonc­tion­né non plus. De toute manière c’est trop tard, le monstre sort à décou­vert pour les affron­ter, le com­bat sera mons­trueux. Fran­ken­stein, King Kong… les his­toires de monstres racon­tées par le ciné­ma du XXe siècle sont ras­su­rantes, elles finissent bien, en géné­ral. Les monstres dis­pa­raissent, et lorsqu’il n’en reste plus que la mémoire, la légende ou l’imaginaire, après la vio­lence, il y a un retour à la nor­male, c’est la rai­son et l’humanité qui s’installent… dans les vieux films du moins. 

C’est peut-être pour évi­ter cette vio­lence que dans cer­tains contes pour enfants actuels les loups deviennent végé­ta­riens. On peut ima­gi­ner que c’est cette his­toire que les héros huma­nistes des films de monstres racontent à leurs enfants. Cela semble une bonne idée : édu­quer à un monde sans monstres, sans mons­trueux ni mons­truo­si­té. Les monstres relèvent des pré­ju­gés, de l’imaginaire, de la super­sti­tion et entrainent vers la vio­lence. Dans une socié­té éga­li­taire, « éclai­rée », ouverte et tolé­rante, il ne devrait plus y avoir de monstres. 

À ce pro­pos on cite sou­vent une phrase du phi­lo­sophe et révo­lu­tion­naire ita­lien Anto­nio Gram­sci : « Le vieux monde se meurt, le nou­veau monde tarde à appa­raitre et dans ce clair-obs­cur sur­gissent les monstres ». On l’interprète en géné­ral, là aus­si, dans le sens d’une dis­pa­ri­tion pro­chaine et sou­hai­table des monstres, par­ti­cu­liè­re­ment des monstres poli­tiques. Et, du moins dans cette tra­duc­tion fran­çaise un peu mons­trueuse, c’est bien ce qu’il semble affirmer. 

Les monstres doivent dis­pa­raitre, dis­sous dans le savoir et la com­mu­ni­ca­tion ; aller éven­tuel­le­ment se réfu­gier dans l’imaginaire, là où les savants de l’Église les ont pous­sés à par­tir de la fin du Moyen Âge. Vivo­ter dans un ima­gi­naire déva­lué, comme dans une sorte de réserve indienne, pour mieux prou­ver qu’ils n’existent pas vraiment. 

Aupa­ra­vant, dans les cam­pagnes d’Europe et d’ailleurs, les monstres étaient une réa­li­té, ils pou­vaient être aus­si bien ado­rés que hon­nis (sou­vent les deux à la fois). Les monstres agrègent autour d’eux, du moins dans notre ima­gi­naire, des foules ver­sa­tiles : tan­tôt des hordes hai­neuses, prêtes à lyn­cher des boucs émis­saires ; tan­tôt une popu­lace fas­ci­née, prête à les suivre. Des pay­sans, avec des fourches, qui se demandent où ils vont les plan­ter… Les monstres incar­naient la dif­fé­rence. Qu’est ce qu’un monde sans monstres alors ? Un monde res­pec­tueux des dif­fé­rences ? Fau­drait voir… Mais, tout d’abord, qu’est-ce qu’un monstre ? 

Vivant !

La créa­ture du doc­teur Fran­ken­stein devient un monstre à par­tir du moment où le scien­ti­fique crie : « il est vivant ! »1. Les machines ne sont pas des monstres, à moins de prendre vie comme l’ordinateur de 2001 l’odyssée de l’espace ou la voi­ture dans Car­rie. Le mathé­ma­ti­cien Jean Dieu­don­né qua­li­fie de « monstres mathé­ma­tiques », une « courbe plane », ou « une “sur­face” telle qu’elle est le “mur mitoyen” de trois “chambres” à la fois…»2. Mais si ce sont des monstres c’est parce que ces phé­no­mènes mathé­ma­tiques sont « tout à fait inat­ten­dus et contraires à ce que pou­vait sug­gé­rer notre ima­gi­na­tion »3, c’est le rap­port à la capa­ci­té de se pro­je­ter dans l’espace, donc au vivant, qui est encore cen­tral. Les tem­pêtes, les mon­tagnes ou les fleuves deviennent mons­trueux seule­ment si on les conçoit ani­més : ayant un nom, une âme, des inten­tions, des per­cep­tions, des sen­ti­ments, des com­por­te­ments propres. Le détroit de Mes­sine, par exemple, lorsque ses écueils et ses cou­rants semblent nour­ris d’intentions hos­tiles envers les navi­ga­teurs, lorsqu’ils sont tel­le­ment décrits par des his­toires de poètes et marins, qu’il se trans­forme en deux monstres redou­tables : Cha­rybde et Scylla. 

Les monstres pré­sents mas­si­ve­ment dans le ciné­ma et la lit­té­ra­ture des der­nières décen­nies : vam­pires (non-morts), zom­bies (morts-vivants), fan­tômes, can­ni­bales, créa­tures arti­fi­cielles, hybrides fabri­qués dans des labo­ra­toires, robots ayant pris vie, « humains aug­men­tés », par­ti­cipent de la vie, sou­vent d’une manière para­doxale. Ils sont à la limite de la vie par leur exis­tence même, leur concep­tion ou leur manière de res­ter en vie, c’est peut-être là leur actua­li­té. Car si tous les monstres sont vivants, ce n’est pas cette posi­tion para­doxale par rap­port à la vie qui carac­té­rise les monstres grecs par exemple (Har­pies, Cen­taures, Sirènes, Gorgones). 

« L’existence des monstres met en ques­tion la vie quant au pou­voir qu’elle a de nous ensei­gner l’ordre… Il suf­fit d’une décep­tion de cette confiance, d’un écart mor­pho­lo­gique, d’une appa­rence d’ambigüité spé­ci­fique, pour qu’une crainte radi­cale s’empare de nous. Pour la crainte dirait-on. Mais pour­quoi radi­cale ? Parce que nous sommes des vivants, effets réels des lois de la vie, causes éven­tuelles de vie à notre tour. Un échec de la vie nous concerne deux fois, car un échec aurait pu nous atteindre et un échec pour­rait venir par nous. C’est seule­ment parce que, hommes, nous sommes des vivants qu’un raté mor­pho­lo­gique est à nos yeux vivants, un monstre.4 »

Le monstre implique un rap­port entre des êtres vivants, plus géné­ra­le­ment un rap­port du vivant à la vie. Étant enten­du que nous pou­vons pen­ser comme vivantes des réa­li­tés qui ne cor­res­pondent pas à la défi­ni­tion bio­lo­gique du vivant. Le monstre est donc inquié­tant parce qu’il peut se retour­ner contre nous, nous atta­quer, mais plus fon­da­men­ta­le­ment parce qu’en tant que vivants nous pou­vons deve­nir ou engen­drer des monstres. 

« C’est la mons­truo­si­té et non la mort qui est la contre­va­leur vitale. La mort c’est la menace per­ma­nente et incon­di­tion­nelle de décom­po­si­tion de l’organisme, c’est la limi­ta­tion par l’extérieur, la néga­tion du vivant par le non-vivant. Mais la mons­truo­si­té c’est la menace acci­den­telle et condi­tion­nelle d’inachèvement ou de dis­tor­sion dans la for­ma­tion de la forme, c’est la limi­ta­tion de l’intérieur, la néga­tion du vivant par le non-viable.5 »

Le monstre touche tout le monde dans son corps. Non pas une dif­fé­rence regar­dée exté­rieu­re­ment depuis la conscience, non pas un juge­ment dis­tan­cié, mais la dif­fé­rence vécue comme vir­tua­li­té dans cha­cun d’entre nous. 

« Pour pro­duire un monstre, c’est une pauvre recette d’entasser des déter­mi­na­tions hété­ro­clites ou de sur­dé­ter­mi­ner l’animal. Il vaut mieux faire mon­ter le fond, et dis­soudre la forme.6 » Mélan­ger des élé­ments dépa­reillés est la manière de construire des arté­facts. Le monstre se forme de l’intérieur, ce sont les dif­fé­ren­cia­tions qui nous struc­turent qui s’effacent ou qui n’arrivent pas à se for­mer, c’est pour cela qu’il nous atteint tous. 

Œdipe est un monstre parce qu’il ne fait pas la dif­fé­rence entre les géné­ra­tions, il est le fils et le mari. Dra­cu­la parce qu’il est vivant et mort. Fran­ken­stein parce que dans son visage on ne peut dif­fé­ren­cier des traits. Beau­coup moins tra­gique, David Bowie, parce que ses per­son­nages andro­gynes exercent à la fois une séduc­tion mas­cu­line et fémi­nine. Dans ces dif­fé­rents cas ce n’est pas un assem­blage d’éléments, c’est la forme qui s’efface de l’intérieur. «[…] l’horrible contraste qu’offraient ses yeux aqueux, presque de la même cou­leur que ses orbites sombres, dans les­quelles ils étaient incrus­tés »7. Les yeux de la créa­ture sont liquides, son regard est flou, on ne dis­tingue pas les yeux des orbites, il y a un pro­blème de contraste. On ne peut pas « faire le point » sur un monstre, on n’arrive pas à sai­sir une forme. 

«- Je ne sais pas par où com­men­cer, dit le vieillard, hési­tant. L’histoire du Golem n’est pas facile à saisir. 

Comme Per­nath l’a dit tout à l’heure, il sait exac­te­ment l’aspect qu’avait l’inconnu et pour­tant il ne peut pas le décrire.8 »

« Il s’agit d’une ques­tion de vie ou de mort, et peut-être d’autre chose encore…9 », dit Van Hel­sing à pro­pos du vampire. 

Le para­doxe est que le monstre est informe (sans forme), mais il est une uni­té, toutes ces indif­fé­ren­cia­tions s’incarnant dans un être qui devient la dif­fé­rence. Il est à la fois fas­ci­nant et hor­rible. « Les crimes d’Œdipe signi­fient la fin de toute dif­fé­rence, mais ils deviennent, du fait même qu’ils sont attri­bués à un indi­vi­du par­ti­cu­lier, une nou­velle dif­fé­rence, la mons­truo­si­té d’Œdipe.10 »

On com­prend assez faci­le­ment l’importance poli­tique que peut avoir la ques­tion. Le monstre ne com­mu­nique pas, il résonne chez tout le monde de l’intérieur. Les monstres per­mettent de pen­ser, d’expérimenter la dis­so­lu­tion des dif­fé­ren­cia­tions qui nous consti­tuent dans un cer­tain rap­port de pou­voir, la vio­lence qui sous-tend tout pou­voir, les élé­ments mons­trueux qui le consti­tuent. Mais les monstres ne sont pas néces­sai­re­ment des héros en lutte contre la norme. Ce serait ten­tant d’affirmer que tout le monde est un monstre, que tout est pos­sible, que le seul pro­blème est l’intolérance, mais c’est un rac­cour­ci. C’est peut-être une perte de savoir par rap­port aux monstres qui per­met ce rac­cour­ci. Si on regarde l’histoire du rap­port poli­tique aux monstres et au mons­trueux, la manière dont on en vient à conce­voir un monde sans monstres, c’est autre chose qui se dessine… 

Disparition des monstres 

En 1605, Don Qui­jote de la Man­cha attaque une troupe de géants. Ses conci­toyens pensent désor­mais que c’est l’imagination déran­gée d’Alonso Qui­ja­no qui lui fait voir des monstres dans ces fleu­rons de la tech­no­lo­gie que sont alors les mou­lins à vent. 

Des actes

« Il n’est pas dou­teux que l’Antiquité clas­sique et le Moyen Âge n’aient consi­dé­ré la mons­truo­si­té comme effet du mons­trueux […] Le Moyen Âge conserve l’identification du mons­trueux au délic­tueux, mais l’enrichit d’une réfé­rence au dia­bo­lique.11 »

Dans l’antiquité, les monstres engendrent par des actes mons­trueux. Par exemple un par­ri­cide ou un matri­cide dans la Grèce ancienne appe­lait les Éri­nyes (les Furies chez les Romains), des déesses mons­trueuses, au point de révul­ser même les dieux, qui pour­sui­vaient impla­ca­ble­ment les cou­pables de leurs cris per­çants, y com­pris dans l’Hadès après leur mort. Elles étaient nées du sang ver­sé par Oura­nos lors de sa cas­tra­tion par son fils Chronos. 

Les monstres sont la consé­quence irré­ver­sible et non mai­tri­sable d’un acte illi­cite concer­nant la vie, mais illi­cite n’implique pas for­cé­ment qu’il soit injus­ti­fiable. Ils ont quelque chose de mau­dit et de sacré, parce qu’ils sont engen­drés par des actes qui touchent aux fon­de­ments de la vie. D’où leur ambigüi­té et leur puis­sance. Par exemple, les sirènes atti­raient les marins avec leurs chants pour les dévo­rer, mais écou­ter le chant des sirènes ren­dait plus sage. Le sang des Gor­gones peut être un poi­son ou un remède. Œdipe devient un monstre, mais après son expul­sion de Thèbes, il est accueilli à Athènes comme un saint. « L’union mys­té­rieuse du plus malé­fique et du plus béné­fique est un fait qu’il n’est pas ques­tion de nier ni de négli­ger, car il inté­resse la com­mu­nau­té au plus haut point, mais ce fait échappe tota­le­ment au juge­ment et à la com­pré­hen­sion humains. L’Œdipe béné­fique d’après l’expulsion prend le pas sur l’Œdipe malé­fique d’avant, mais il ne l’annule pas. Com­ment l’annulerait-il puisque c’est l’expulsion d’un cou­pable qui a entrai­né le départ de la vio­lence ? Le résul­tat confirme l’attribution una­nime à Œdipe du par­ri­cide et de l’inceste. Si Œdipe est sau­veur, c’est en sa qua­li­té de fils par­ri­cide et inces­tueux.12 »

Poli­ti­que­ment cela per­met au pou­voir d’appeler un peuple à la sou­mis­sion et à la man­sué­tude, sous peine d’engendrer des monstres ter­ribles. Mais, tant que ce sont les actes qu’on juge, il est pos­sible aus­si que cela se ren­verse et que le pou­voir soit accu­sé d’engendrer des monstres, c’est-à-dire d’être lui-même mons­trueux. C’est par exemple ce qui arrive au roi Créon qui inter­dit à Anti­gone d’enterrer son frère car il s’était insur­gé. Puis il condamne à mort Anti­gone pour avoir enfreint son inter­dit. Mais, en fin de compte, c’est son pou­voir qui semble mons­trueux. L’acte de Créon outre­passe des fon­de­ments plus pro­fonds. Il se retrouve confron­té au monstre qu’il a créé. 

Le pou­voir a ses prêtres et ses juges, mais il y a aus­si un savoir popu­laire sur les monstres que l’on retrouve par exemple chez les Ménades. Ces par­ti­ci­pantes aux rituels dédiés à Dio­ny­sos adop­taient toutes sortes de com­por­te­ments mons­trueux, deve­naient des monstres. Dans la pièce d’Euripide, le roi Pen­thée constate : « J’étais par hasard absent de ce pays : j’apprends qu’il y a d’étranges mal­heurs en cette cité, que nos femmes ont quit­té leurs mai­sons sous le pré­texte de bac­cha­nales, qu’elles courent par les mon­tagnes ombreuses, hono­rant par des chœurs la nou­velle divi­ni­té, un cer­tain Dio­ny­sos.13 » Il par­vient à faire cap­tu­rer Dio­ny­sos, « ce monstre sau­vage » ain­si que les Ménades. Mais elles se libèrent, tuent le roi et détruisent le palais. Le pou­voir s’est atta­qué à un monstre plus fort que lui. 

Dans ces rituels il s’agissait de fabri­quer un réel savoir sur le mons­trueux et sur les monstres qui en sont les consé­quences. « Faire mon­ter le fond et dis­soudre la forme », non pas par gout infan­ti­li­sant pour la trans­gres­sion, mais au contraire pour pen­ser les fon­de­ments et pour mettre en évi­dence les dan­gers réels de s’y confron­ter. « L’intervention médi­cale consiste à ino­cu­ler “un peu” de la mala­die, exac­te­ment comme dans les rites qui injectent “un peu” de vio­lence dans le corps social pour le rendre capable de résis­ter à la vio­lence.14 » Cela concerne les actes mons­trueux, ceux qui se rap­prochent trop près de fon­de­ments, qui com­portent des dan­gers fon­da­men­taux. Mais aus­si les consé­quences une fois que ces actes se sont produits. 

Qu’est-ce qu’on fait des consé­quences d’actes mons­trueux ? Igno­rer le monstre qui est la consé­quence visible ne fait que rajou­ter à la mons­truo­si­té. Ici il n’est pas non plus ques­tion de par­don ou de récon­ci­lia­tion. Il faut vivre avec les consé­quences des actes com­mis, même sans avoir été le res­pon­sable direct de ces actes. Les consé­quences ne s’effacent pas, il n’y a pas de limite à la res­pon­sa­bi­li­té. On peut com­prendre de cette manière le mons­trueux comme un concept ini­tia­le­ment juri­dique. Le rap­port au monstre implique d’accepter qu’après un acte mons­trueux les choses ne soient plus tout à fait comme avant, implique aus­si emprun­ter un deve­nir sin­gu­lier pour la suite. L’acte mons­trueux n’est pas résor­bable parce qu’il est au-delà de ce qui peut être jugé. 

Il peut arri­ver qu’un monstre donne lieu à un autre mode de vie qui s’avère durable, qu’il finisse par avoir une lignée. D’ailleurs dans la plu­part des lignées l’origine « mythique » com­porte des monstres. Mais la ques­tion est sur­tout de com­ment vivre avec le monstre, et la réponse tourne autour de la manière de le lier à l’acte mons­trueux. À la manière dont cet acte conti­nue à réson­ner dans le pré­sent, à la manière de pen­ser ce qu’il implique, à tra­vers des rituels qui le réac­tua­lisent notamment. 

L’imagination

«… Le mons­trueux, concept ini­tia­le­ment juri­dique, (a) été pro­gres­si­ve­ment consti­tué en caté­go­rie de l’imagination. Il s’agit en somme d’un dépla­ce­ment de res­pon­sa­bi­li­té. Les théo­lo­giens, juges ou phi­lo­sophes qui n’ont pas pu admettre la pos­si­bi­li­té d’un com­merce direct des femmes avec les incubes ou les suc­cubes n’ont pas hési­té à admettre que la vision d’une appa­ri­tion démo­niaque puisse avoir pour effet d’altérer le déve­lop­pe­ment d’un embryon humain […] En somme, bien avant que Pas­cal dénon­çât dans l’imagination une mai­tresse d’erreurs et de faus­se­té, elle aurait été cré­di­tée du pou­voir phy­sique de fal­si­fier les opé­ra­tions ordi­naires de la nature.15 »

À par­tir de la fin du Moyen Âge, pro­gres­si­ve­ment, les monstres ne sont plus consi­dé­rés comme le pro­duit d’actes mons­trueux, mais comme des effets de l’imagination. Cela cor­res­pond à un autre mode de pou­voir qui peu à peu se met en place. L’accroissement des villes notam­ment rend à la fois pos­sible et utile une emprise plus forte sur les corps, ce qui jus­ti­fie une atten­tion nou­velle por­tée à cette ima­gi­na­tion capable de pro­duire des mons­truo­si­tés. Et notam­ment une ten­ta­tive de prise en main de toutes sortes de moments clés dans la for­ma­tion de cette ima­gi­na­tion (les fêtes, le rap­port au sacré, les histoires). 

« Mais par­lons des leus vva­rous (loups-garous), qui n’est rien de si dan­ge­reux que leur montre. Car mon mary, que j’ay épo­sé et que tel ay soup­pe­chone, pas­sé xxx­vi ans m’en fait perdre maint beau somme.16 »

Il est dif­fi­cile de savoir à quoi fait réfé­rence ce témoi­gnage extrait de l’Évan­gile des que­nouilles, publié en 1479. Ce qui est clair est qu’il évoque le monstre que cette femme per­çoit et non ce qu’elle ima­gine. Ce monstre évoque encore pour elle des actes, elle ne parle pas de rêve, mais d’insomnie. Petit à petit, le mou­ve­ment pren­dra des siècles, il s’agira d’affirmer que ce qu’elle croit per­ce­voir sont en réa­li­té des effets de son ima­gi­na­tion (comme chez Don Qui­jote) et que cette ima­gi­na­tion relève d’un savoir erro­né, qui doit être rem­pla­cé par autre manière de com­prendre les choses. 

Il fau­drait croire que cela a bien fonc­tion­né, parce qu’il est dif­fi­cile aujourd’hui de prendre les idées de cette femme au sérieux… On a beau regar­der, on ne voit que des mou­lins à vent ou le mari de la voi­sine qui a trop bu. Et des super­sti­tions for­gées par des femmes, pay­sannes, pauvres. Tout natu­rel­le­ment on éva­lue qu’il s’agit d’un manque d’instruction qui conduit à pré­co­ni­ser la néces­si­té de rem­pla­cer ce qu’elle per­çoit par une autre manière de connaitre, chan­ger son rap­port au monde. 

Pour « son propre bien », il fau­drait la regar­der dans les yeux et lui dire que son mari n’est pas un loup-garou, que c’est là son ima­gi­na­tion, qu’il faut pen­ser autre­ment… que les monstres ne sont pas vrais. Que ce qu’elle pense voir n’est pas la réa­li­té. Que ce n’est pas là la bonne manière d’entrer en rela­tion avec son mari. 

Mais aus­si, pour le « bien de tous », il fau­drait conve­nir « qu’on ne peut pas conce­voir les choses de cette manière » qu’il faut chas­ser ce rap­port au monde, parce que ces super­sti­tions popu­laires com­portent toutes sortes de dan­gers, obs­cu­ran­tistes, popu­listes et autres, qui amènent la violence. 

Cette vio­lence inquiète à l’époque, sur­tout dans les villes déjà rela­ti­ve­ment peu­plées du XVe siècle. « L’Église fait confiance à ses milices reli­gieuses, le roi à ses offi­ciers et à ses repré­sen­tants, pour embri­ga­der les masses et leur impo­ser le res­pect de l’ordre et de la dis­ci­pline. Confor­tées par ces appuis solides, les auto­ri­tés urbaines admettent peu à peu que les fêtes sont inutiles ou dan­ge­reuses et qu’elles doivent d’abord être chré­tiennes. La tolé­rance qui exis­tait à pro­pos des réjouis­sances popu­laires, consi­dé­rées comme un moyen de gou­ver­ne­ment de la ville, se brise au XVIe siècle. Les fêtes spon­ta­nées deviennent plus rares. Les ban­quets fami­liaux sont de plus en plus règle­men­tés, ain­si que les fêtes de rue ou de quar­tier et les ducasses. La reli­gion enva­hit de plus en plus les réunions confra­ter­nelles. Les fêtes bur­lesques sont frap­pées d’interdit abso­lu. Enfin, les grandes fêtes urbaines, autre­fois reliées aux cycles sai­son­niers prin­ci­paux, perdent la plu­part de leurs carac­tères et se trans­forment en spec­tacles pour la popu­lace, au lieu d’associer cha­cun à l’action.17 »

Dans les villes la vio­lence est plus dan­ge­reuse pour le pou­voir qu’à la cam­pagne, la concen­tra­tion à la fois de gens et de richesses est plus impor­tante qu’ailleurs. Mais aus­si elle est plus facile à sur­veiller et même à contrô­ler : mettre en place des méthodes de qua­drillage, consti­tuer peu à peu des forces de police. Par ailleurs, les villes sont fer­mées par des murailles qui per­mettent de fil­trer la popu­la­tion et, par exemple d’expulser les étran­gers pen­dant les périodes sen­sibles. D’un point de vue poli­tique et éco­no­mique, les villes ont de plus en plus besoin de dis­ci­pli­ner leur popu­la­tion, mais aus­si, au fur et à mesure qu’elles s’accroissent, d’étendre leur domi­na­tion sur de larges péri­phé­ries pour assu­rer leur sub­sis­tance. Or, domi­ner les cam­pagnes implique, entre autres élé­ments, de se défaire des « super­sti­tions » trop locales, trop dif­fi­ciles à mai­tri­ser, trop contrai­gnantes, trop conflictuelles. 

« Pré­lude aux grandes muta­tions ulté­rieures, une dépré­cia­tion vive, qui ne devient que tar­di­ve­ment sys­té­ma­tique, des super­sti­tions popu­laires conduites par un effort d’embrigadement des corps de popu­la­tion et, sur­tout, de ceux de la jeu­nesse, à une nou­velle défi­ni­tion du sacré, à l’amorce, en d’autres termes, d’une vaste conquête cultu­relle.18 » Trans­for­mer le savoir popu­laire en super­sti­tion, c’est-à-dire en pur délire de l’imaginaire, redé­fi­nir le sacré, à savoir ce qui touche aux fon­de­ments, sont des manières de les rendre inac­ces­sibles aux classes popu­laires. Les monstres qui se baladent dans le quo­ti­dien, qui reve­naient dans dif­fé­rents rituels, sont une des manières de pen­ser ces fondements. 

Les villes vont répandre un autre ima­gi­naire, non seule­ment dif­fé­rent par son conte­nu, mais aus­si par sa forme. Ce nou­vel ima­gi­naire pas­se­ra par l’écrit, c’est une manière notam­ment de cen­tra­li­ser : les impri­me­ries sont dans les villes et ce qu’elles pro­duisent est très contrô­lé. Par ailleurs, on apprend d’abord à lire et beau­coup moins à écrire. La répres­sion de la sor­cel­le­rie, par exemple, com­mence par la rédac­tion de manuels détaillés qui expliquent et codi­fient ce qu’est la sor­cel­le­rie. C’est avec ce savoir et cette légi­ti­mi­té que des experts de l’Inquisition iront chas­ser les sor­cières. Au même moment com­mence aus­si ce qu’Edward Saïd nomme l’orientalisme, c’est-à-dire la construc­tion d’un Orient lar­ge­ment ima­gi­naire, par un savoir essen­tiel­le­ment lit­té­raire pro­duit en Occi­dent. L’Orient devien­dra ain­si une sorte de monstre gigan­tesque à la fois atti­rant et repous­sant, mais dont le rap­port sera tou­jours média­ti­sé par cet ima­gi­naire éru­dit. « L’orientaliste sup­pose que ce à quoi ses textes ne l’ont pas pré­pa­ré est le résul­tat, soit d’une agi­ta­tion venue de l’extérieur de l’Orient, soit de l’inanité mal digé­rée de celui-ci.19 »

Plus lar­ge­ment ce nou­veau savoir livresque expli­que­ra notam­ment la civi­li­té : com­ment il faut domes­ti­quer le corps, com­ment bien man­ger, bien s’habiller, bien entrer en rela­tion les uns avec autres… Il aime­ra à pro­pa­ger d’autres his­toires bien plus poli­cées ce qui expli­que­ra, par exemple, la dif­fu­sion crois­sante et l’engouement pour la Biblio­thèque bleue à par­tir du XVIIe siècle. En ce sens Don Qui­jote n’est pas l’homme du pas­sé, il accède au savoir par les livres, ce qui pose pro­blème c’est sa manière de lire, de prendre à corps ce qu’il lit, sa manière de lire ne sert pas à domp­ter son corps, à lui don­ner forme. 

L’imagination des femmes, les super­sti­tions des classes popu­laires, la libi­do trop pré­sente des peuples « pri­mi­tifs », l’exubérance de la jeu­nesse, tout ceci est trop informe et cela pro­duit des monstres et donc de la vio­lence. C’est au nom du bien que le nou­veau mode de pou­voir va ten­ter de les dis­ci­pli­ner. Un pou­voir exer­cé sur le corps, pen­sé comme une terre à colo­ni­ser, à l’image de l’Amérique. Dans les deux cas, il cher­che­ra à colo­ni­ser l’imagination.

Mais c’est aus­si lais­ser une cer­taine puis­sance à ces ima­gi­na­tions mino­ri­taires, car seules ces ima­gi­na­tions « déran­gées », trop cor­po­relles, ont la puis­sance de pro­duire quelque chose de différent. 

L’erreur

« Nous pour­rions bien accueillir ce qui nous vien­drait de l’Orient si quelque chose de neuf pou­vait en venir — dont je doute. Ce doute est pré­ci­sé­ment notre garan­tie et notre arme euro­péenne. D’ailleurs, la ques­tion, en ces matières, n’est que de digé­rer. Mais ce fut là pré­ci­sé­ment la grande affaire et la spé­cia­li­té même de l’esprit euro­péen à tra­vers les âges. Notre rôle est de main­te­nir cette puis­sance de choix, de com­pré­hen­sion uni­ver­selle et de trans­for­ma­tion en sub­stance nôtre, qui nous a fait ce que nous sommes. Les Grecs et les Romains nous ont mon­tré com­ment l’on opère avec les monstres de l’Asie, com­ment on les traite par l’analyse, quels sucs l’on en retire…»20

Valé­ry énonce ain­si le rap­port aux monstres de l’Occident au XXe siècle, il s’agit de digé­rer, de démon­ter et de récu­pé­rer les pièces utiles des monstres fabri­qués en Orient. Les monstres ne cor­res­pondent plus à une ima­gi­na­tion, mais à un assem­blage inco­hé­rent. Il fau­dra ajus­ter les pièces inté­res­santes dans le bon assem­blage, celui qui pro­pose une « com­pré­hen­sion uni­ver­selle », et jeter le reste. Il n’y est plus ques­tion d’un rap­port avec quelque chose de fon­da­men­tal lié à notre condi­tion d’êtres vivants, même ima­gi­naire. Désor­mais il s’agit sim­ple­ment d’artéfacts mal abou­tis, qui n’ont pas de valeur en tant qu’unité, mais seule­ment par leurs com­po­sants. Ces monstres « nous » touchent d’autant moins qu’ils viennent d’ailleurs. Il y a un pro­jet poli­tique clair : la com­pré­hen­sion uni­ver­selle est le propre de l’Europe et cette com­pré­hen­sion doit ser­vir à dominer. 

« Quand la mons­truo­si­té est deve­nue un concept bio­lo­gique, quand les mons­truo­si­tés sont répar­ties en classes selon des rap­ports constants, quand on se flatte de les pou­voir pro­vo­quer expé­ri­men­ta­le­ment, alors le monstre est natu­ra­li­sé, l’irrégulier est ren­du à la règle, le pro­dige à la pré­vi­sion […] Dès lors que la mons­truo­si­té parait avoir livré le secret de ses causes et de ses lois ; l’anomalie serait appe­lée à pro­cu­rer l’explication de la for­ma­tion du nor­mal. Non parce que le nor­mal ne serait qu’une forme atté­nuée du patho­lo­gique, mais parce que le patho­lo­gique est du nor­mal empê­ché.21 »

Les monstres dis­pa­raissent, dis­sous dans le nor­mal et le pré­vi­sible, ils ne sont plus la dif­fé­rence, mais la déviance : ce qui n’arrive pas à être nor­mal. Ils ne sont pas informes, ils appar­tiennent à une case bien pré­cise, il y a un savoir par­fai­te­ment codé qui leur donne la forme. La per­cep­tion peut être floue, le savoir scien­ti­fique est cen­sé garan­tir que cette forme existe bien en des­sous et qu’elle est nette. Le com­mun des mor­tels ne voit pas de forme, mais l’expert sait à quelle forme appar­tient chaque anomalie. 

Ain­si les « monstres » ne regardent plus tout le monde, ils ne touchent plus per­sonne de l’intérieur, mais sim­ple­ment les spé­cia­listes de telle ou telle norme, de tel ou tel obs­tacle psy­chique ou phy­sio­lo­gique, au déve­lop­pe­ment normal. 

« En se réveillant un matin après des rêves agi­tés, Gre­gor Sam­sa se retrou­va, dans son lit, méta­mor­pho­sé en un mons­trueux insecte.22 » La méta­mor­phose de Sam­sa est réelle (il est réveillé) et irré­ver­sible, mais elle ne touche per­sonne de l’intérieur, elle pose seule­ment des pro­blèmes pra­tiques à sa famille. Aucun per­son­nage ne se demande dans l’histoire s’il y a un risque de pro­li­fé­ra­tion ou ne cherche un acte mons­trueux auquel le lier. Aucun rap­port ne semble pos­sible non plus à par­tir du moment où Sam­sa ne parle pas, si ce n’est de main­te­nir son corps en vie. L’ironie de la nou­velle est que Sam­sa lui-même reste pri­son­nier de sa conscience, tente sans cesse de réin­té­grer le deve­nir nor­mal du monde. Il ne cherche que rare­ment à savoir ce que peut son corps (par moments il marche sur le mur par exemple). Un vrai monstre devient désor­mais un être en pure perte, il n’incarne pas l’effacement de la forme d’une socié­té, n’évoque pas des limites, mais son inca­pa­ci­té indi­vi­duelle à deve­nir normal. 

Main­te­nant Scoo­by-Doo enlève le masque et voyons qui se cache der­rière le monstre… C’est ain­si que les monstres dis­pa­raissent dans la moder­ni­té. Sous le masque il y avait du nor­mal. Mais il y a une autre manière plus récente d’envisager les monstres. 

Un jeune homme devient loup-garou, au fil des épi­sodes de la série Teen Wolf23, d’autres se trans­forment en renard, en sor­cières ou en toutes sortes de monstres encore plus étranges. Tel pro­fil aug­mente l’acuité audi­tive, la vitesse et la capa­ci­té de cica­tri­sa­tion. Tel autre pro­fil fait la même chose, mais avec des degrés de com­pé­tence dif­fé­rents, tous les assem­blages de com­pé­tences sont pos­sibles ; le réser­voir de com­pé­tences inclut aus­si pré­dire l’avenir, deve­nir immor­tel… C’est fort utile pour le sport, ça rend plus sédui­sant, ça aide à réus­sir dans les affaires. Il y a pro­ba­ble­ment une généa­lo­gie à étu­dier : ces loups-garous qui veulent réus­sir à l’école, bâtir un foyer douillet, triom­pher dans les affaires, sont peut-être des cou­sins des loups deve­nus végétariens. 

Ici tous sont des monstres, néan­moins les trans­for­ma­tions, sur­tout celles qui concernent le corps, sont tou­jours par­tielles et réver­sibles. Rien n’arrive à « faire mon­ter le fonds et effa­cer la forme », rien ne pro­duit de « dis­tor­sion dans la for­ma­tion de la forme ». Quelles que soient les capa­ci­tés qu’ils acquièrent cela ne les mène à aucun deve­nir sin­gu­lier. Leur monde pour­tant ultra­violent n’est jamais inquié­té dans ses fon­de­ments et sa bana­li­té semble indestructible. 

En réa­li­té, seuls se méta­mor­phosent en monstres quelques rares per­son­nages qui n’arrivent pas à mai­tri­ser leurs com­pé­tences. Ils deviennent inutiles, incom­pré­hen­sibles, aucun rap­port n’est pos­sible avec eux, comme pour le héros de La Méta­mor­phose. C’est aus­si ce qui arrive dans un autre film récent : Split. Une même per­sonne se recom­pose en dif­fé­rents pro­fils avec des assem­blages de com­pé­tences dif­fé­rents, mais ça s’arrête avec l’arrivée d’un pro­fil ingé­rable. Dans cette pers­pec­tive les monstres dis­pa­raissent, non plus dis­sous dans une norme, mais dans l’adaptabilité comme norme supé­rieure. Non pas l’adaptation au fil des géné­ra­tions d’une espèce aux chan­ge­ments d’un éco­sys­tème mais la construc­tion de pro­fils sur base de cri­tères externes. 

Tout peut prendre n’importe quelle forme, ce n’est pas un sou­ci. Ce qui pose pro­blème c’est qu’une forme devienne trop rigide, qu’elle empêche de chan­ger, qu’elle n’accepte pas d’être éva­luée en fonc­tion de cri­tères externes. « L’utilitarisme intro­duit ain­si dans notre monde une nou­velle téléo­lo­gie, un nou­veau sens trans­cen­dan­tal qui explique les phé­no­mènes de la vie de l’extérieur de celle-ci.24 » Les monstres sont un rap­port entre des êtres vivants. S’ils dis­pa­raissent c’est que la forme que prend la vie est pen­sée en fonc­tion de l’adaptation à d’autres dimen­sions que la vie elle-même. La vie peut prendre n’importe quelle forme sans deve­nir mons­trueuse parce qu’elle est éva­luée sur sa capa­ci­té à épou­ser des mises en forme éco­no­miques, tech­niques, digitales. 

Comme le disait Paul Valé­ry, le rap­port au monde de la « com­pré­hen­sion uni­ver­selle » est celui de la diges­tion. Le pro­blème dans le néo­li­bé­ra­lisme, ce sont les tro­pismes, les dési­rs trop ter­ri­to­ria­li­sés, les rela­tions trop sin­gu­lières… Ou encore : « L’irréversibilité des phé­no­mènes bio­lo­giques, soit du point de vue du déve­lop­pe­ment, soit du point de vue des fonc­tions de l’être adulte, consti­tue une autre dif­fi­cul­té pour l’exploration chro­no­lo­gique et pour la pré­vi­sion25»… tout ce qui est trop lié au corps, trop com­plexe pour être dis­sout et digé­ré : pour être éva­lué, c’est-à-dire pou­voir être modé­li­sable et du coup prévisible. 

Les monstres au rap­port para­doxal à la vie : la créa­ture de Fran­ken­stein notam­ment, mais aus­si tout l’imaginaire des zom­bies cor­res­pondent plu­tôt à une pro­blé­ma­tique liée à la pos­si­bi­li­té de don­ner vie aux arté­facts, aux morts, au rap­port des arté­facts avec la nature. Comme le pro­pose Pau­la Sibi­lia il est pos­sible que ce type de pro­blé­ma­tiques soient pro­gres­si­ve­ment dépla­cées. Non plus Fran­ken­stein qui veut agir sur la nature, mais désor­mais Faust qui veut modi­fier son fonc­tion­ne­ment. Non plus don­ner vie aux arté­facts, ou des arté­facts pour mai­tri­ser la vie, mais « arte­fac­tua­li­ser » la vie. « La tech­nos­cience contem­po­raine consti­tue un savoir de type faus­tique, parce qu’elle sou­haite dépas­ser toutes les limi­ta­tions qui découlent du carac­tère maté­riel du corps humain, qu’il com­prend comme des obs­tacles orga­niques qui restreignent les poten­tia­li­tés et les ambi­tions des hommes.26 »

Peut-être que les posi­tions anti-sys­tème sont un vague écho de cette ques­tion : reven­di­quer l’absence de forme comme modèle27. En tout cas, le résul­tat est signi­fi­ca­tif : ça ne pro­duit pas de monstres mais des clowns. « Sui­vant Marx, la répé­ti­tion est comique quand elle tourne court, c’est-à-dire quand, au lieu de conduire à la méta­mor­phose et à la pro­duc­tion du nou­veau, elle forme une sorte d’involution, le contraire d’une créa­tion authen­tique. Le tra­ves­ti comique rem­place la méta­mor­phose tra­gique.28 »

C’est peut-être ain­si qu’il faut com­prendre que tout peut prendre n’importe quelle forme, tout est pos­sible, pour­vu qu’elle soit ludique, pour jouer. Peu importe si le jeu à des consé­quences bar­bares, tant que c’est ludique, cela ne peut pas être mau­vais : faire du tra­vail, de la guerre, des rela­tions amou­reuses, de l’éducation, un jeu. Tant qu’on joue on peut s’adapter, jouer un autre jeu, accep­ter d’autres règles, prendre un autre rôle. Dans un jeu on peut tou­jours recommencer. 

C’est l’ambigüité du rap­port accueillant à « l’autre », ce rap­port est très cha­leu­reux, tant que la dif­fé­rence est… pour jouer. 

Nos monstres

La créa­ture de Fran­ken­stein est informe, ses formes sont floues, sa vue inquié­tante, sa pré­sence phy­si­que­ment insup­por­table. Faust peut au contraire prendre toutes les formes, sa forme est tou­jours nette, il est noble, agréable à regar­der. « Sa pré­sence me remue le sang. Je suis d’ailleurs bien­veillante avec tous les hommes, mais de même que j’aime à te regar­der, de même je sens hor­reur en le voyant », dira Mar­gue­rite à Faust29. Faust est plai­sant, mais le démon qui lui per­met de prendre n’importe quelle forme est hor­rible, la tra­gé­die est qu’ils ne sont qu’un. « Le prin­cipe fon­da­men­tal, tou­jours mécon­nu, c’est que le double et le monstre ne font qu’un.30 » Faust est le double du monstre. Dans la tra­gé­die, Faust veut uti­li­ser la puis­sance for­mi­dable du démon pour chan­ger sa propre nature, pour ne plus vieillir. Le pro­blème est que s’il change sa propre nature en uti­li­sant la puis­sance du démon cette puis­sance fait désor­mais par­tie de sa nature. Vieillir est consti­tu­tif de sa forme. Ne plus vieillir grâce à la puis­sance d’un démon, ou d’autre chose, trans­forme en monstre. Pour repé­rer le carac­tère mons­trueux, désor­mais, il faut regar­der l’ensemble. L’historique som­maire des monstres que nous avons pro­po­sé raconte la sépa­ra­tion ima­gi­naire des deux par­ties. Les monstres sont la manière de pen­ser la forme, non pas la forme comme un moule, mais la manière de se pro­duire de la forme31.

Avec l’utilitarisme on ne pour­ra pas pen­ser les monstres, parce que dans sa pers­pec­tive n’est pen­sable que l’utilité linéaire, éva­luable, et que les monstres se pro­duisent jus­te­ment quand la forme s’efface : ils sont le bruit. Mais les monstres n’ont pas dis­pa­ru, ils ne meurent pas, cer­tains actes ont tou­jours des consé­quences com­plexes et irré­ver­sibles liées à notre condi­tion de vivants. Ils sont dans un angle mort de la vision uti­li­ta­riste, par consé­quent ils reviennent, comme le disait Gram­sci dans son texte ori­gi­nal, sous la forme de feno­me­ni mor­bo­si più sva­ria­ti (phé­no­mènes mor­bides les plus divers), vio­lents et incom­pré­hen­sibles, et non comme des monstres incar­nant la différence. 

Ce qui reste de côté est que deve­nue impen­sable, trans­cen­dante, la ques­tion de la forme est pour­tant cen­trale. Le monde des algo­rithmes, par exemple, n’est rien d’autre qu’une mise en forme, et l’incapacité totale à pen­ser ces mises en formes. Tout comme le mana­ge­ment, l’éducation par com­pé­tences ou la communication. 

« Il n’y a que le style, la forme, pour rendre visible les monstres qui rôdent dans notre incons­cient social. » 

Un vrai monstre devient désor­mais un être en pure perte… à ceci près que la nou­velle de Kaf­ka résonne encore étran­ge­ment. Dans La Méta­mor­phose le mons­trueux ne peut être nom­mé par aucun des per­son­nages, ça fait par­tie du pro­blème, mais ce n’est pas pour autant qu’il n’existe pas. Der­rière la trans­for­ma­tion il y a un monde mons­trueux de nor­ma­li­té, le récit de Kaf­ka nous touche bien en tant que vivants, il réac­tua­lise une cer­taine crainte radi­cale « Parce que nous sommes des vivants, effets réels des lois de la vie, causes éven­tuelles de vie à notre tour. » Dans Le Por­trait de Dorian Gray (1891), le per­son­nage échange son allure avec son por­trait, c’est le tableau qui vieillit et, sur­tout, qui prend la res­pon­sa­bi­li­té de ses infa­mies, tan­dis que lui reste immuable. Mais deve­nir sa repré­sen­ta­tion c’est aus­si un acte mons­trueux… Là aus­si il y a des échos qui s’échappent.

«…le mou­lin à vent arri­ve­rait tard dans cer­taines régions d’Espagne, notam­ment dans la Manche, si bien que, nous dit un his­to­rien, l’effroi de don Qui­chotte est bien natu­rel : ces grands monstres sont pour lui inédits. Il en va de même en Ita­lie : en 1319, dans L’Enfer de Dante, Satan étend des bras immenses “come un molin che il ven­to gira”.32 » Cet éton­ne­ment explique pour­quoi Don Qui­jote avait confon­du les mou­lins avec des géants et Dante aupa­ra­vant avec le diable en personne. 

À moins que, comme le dit Don Qui­jote : «…à la guerre, plus qu’ailleurs, on ne peut jamais savoir com­ment les choses vont se trans­for­mer. Pour moi, je pense, et c’est la véri­té, que cet enchan­teur Fres­ton, qui a empor­té mon cabi­net et mes livres, a trans­for­mé ces géants en mou­lins…»33 Car, soyons sérieux, les mou­lins étaient bien des monstres, tout comme le mari était un loup-garou. 

« Le mou­lin à vent, plus cou­teux d’entretien que son congé­nère, est plus oné­reux à tra­vail égal, notam­ment pour la meu­ne­rie. Mais il a d’autres emplois. Le rôle majeur dans les Pays-Bas des wip­mo­len, dès le XVe siècle (et plus encore après 1600), est d’animer des chaines de godets qui puisent l’eau du sol et la rejettent dans les canaux.34 » En effet « ce pays “arti­fi­ciel” que sont les Pro­vinces Unies doit se recons­truire, chaque année35 ».

La puis­sance des mou­lins est telle qu’elle per­met de fabri­quer une forme arti­fi­cielle à l’échelle d’un pays. Et ce n’est pas n’importe quel pays, au XVIIe siècle les Pays-Bas sont le centre du monde : leur puis­sance mari­time, com­mer­ciale et finan­cière n’a pas d’égal. Il s’agit d’un petit ter­ri­toire maré­ca­geux, mais c’est la Bourse d’Amsterdam qui récu­père les béné­fices du colo­nia­lisme et qui per­met de le déve­lop­per à l’échelle du monde. C’est d’ailleurs cette puis­sance éco­no­mique qui per­met le déve­lop­pe­ment de ces cou­teux mou­lins et non la terre qu’ils rendent utile ou le blé qu’ils peuvent moudre. Ces mou­lins sont bran­chés sur une puis­sance mons­trueuse. Bien enten­du le capi­ta­lisme ou le colo­nia­lisme ne sont pas une consé­quence des mou­lins à vent. Mais il y avait bien une guerre colo­niale, et chan­ger les géants en mou­lins en fai­sait par­tie. C’est pour cela que Don Qui­jote se bat­tait, il avait choi­si son camp. Sa dame n’était pas noble et n’avait pas les bonnes formes. 

Savoir que les mou­lins à vent sont des géants ou que son mari est un loup-garou per­met de pen­ser la forme, ce qui pro­duit la forme, du point de vue du vivant. Com­ment cer­taines mises en forme nous rendent mons­trueux, ce à quoi elles touchent, met en évi­dence les fron­tières internes sur les­quelles se construit le sens. 

« Regar­dez main­te­nant ce que nous donnent nos archi­tectes ! Des barres de pri­son ! L’effroyable répé­ti­tion que hait tel­le­ment le cer­veau, l’absence de varia­tion dans la forme, la pré­dic­tion abso­lue, infli­gée ! Le cer­veau est une machine bio­lo­gique à pré­dire. Son plai­sir consiste donc à faire des paris. Il ne peut le faire que sur une réa­li­té en mou­ve­ment, en chan­ge­ment, et la forme, même immo­bile, est l’occasion de glis­se­ments de l’esprit, de bifur­ca­tions de l’imagination, dont les archi­tectes cri­mi­nels nous empêchent de jouir.36 »

Il y a quelque chose de mons­trueux dans cet urba­nisme, il y a des consé­quences qui sont la vio­lence. Peut-être que c’est jus­te­ment cette pré­vi­si­bi­li­té qui est mons­trueuse… qu’elle pro­duit toutes sortes de monstres. 

Il fau­drait com­prendre mieux ce geste mons­trueux qui semble ne pas effa­cer la forme, mais au contraire pro­duire des formes par­faites et pou­voir la lier aux monstres qu’elle pro­duit. Com­prendre com­ment ceci nous rend monstrueux. 

Car nous avons la cer­ti­tude que ceci ne peut être bien dit sans reprendre quelque chose de cette mons­truo­si­té, sans deve­nir un peu mons­trueux. Les monstres ne repré­sentent per­sonne, mais ce qu’ils per­mettent de pen­ser ren­contre un écho chez tout le monde. C’est-à-dire que s’occuper de ce genre de ques­tions implique de pou­voir les faire réson­ner phy­si­que­ment chez tout le monde et éven­tuel­le­ment aigui­ser les fourches…

  1. Cette réplique est issue du ciné­ma, elle ne fait pas par­tie du roman de Mary Shel­ley publié en 1818. Peut-être que son suc­cès vient aus­si du fait qu’elle est une méta­phore du ciné­ma lui-même, faire vivre des per­son­nages grâce à l’électricité et la lumière. Dans le roman le doc­teur est immé­dia­te­ment hor­ri­fié d’avoir don­né vie au monstre.
  2. Dieu­don­né J., Pour l’honneur de l’esprit humain, les mathé­ma­tiques aujourd’hui, 1987, Hachette, p. 225.
  3. Ibid.
  4. Can­guil­hem G., « La mons­truo­si­té et le mons­trueux », confé­rence pro­non­cée à Bruxelles le 9 février 1962. Publié dans la revue Dio­gène n° 40 (octobre 1962). Repris dans La connais­sance de la vie, Vrin 1992, p. 171 – 184.
  5. Ibid, p. 172.
  6. Deleuze G., Dif­fé­rence et répé­ti­tion, PUF, 1968, p. 44.
  7. Shel­ley M., Fran­ken­stein ou le Pro­mé­thée moderne, 1818 (réed 1988), édi­tions du Rocher, p. 57.
  8. Mey­rink G., Le Golem, 1915, Stock (1969), p. 40.
  9. Sto­cker B., Dra­cu­la, 1897, chap IX.
  10. Girard R., La vio­lence et le sacré, Gras­set, 1972 (réed 2010), p. 116.
  11. Can­guil­hem G., « La mons­truo­si­té et le mons­trueux », op. cit.
  12. Girard R., op. cit., p. 132.
  13. Euri­pide, Les Bac­chantes.
  14. Ibid, p. 433.
  15. Can­guil­hem G., « La mons­truo­si­té et le mons­trueux », op. cit.
  16. Évan­gile des Que­nouilles, Bruges, 1479, P. Jan­net (1850), Paris, p. 155.
  17. Mou­chen­bled R., Culture popu­laire et culture des élites dans la France moderne (XVe-XVIIIesiècle), Flam­ma­rion, 1978, p. 198.
  18. Mou­chen­bled R., op. cit., p. 190.
  19. Said E., L’Orientalisme, 1978 réed 2005, p. 130.
  20. Paul Valé­ry, Œuvres, éd. Jean Hytier, Gal­li­mard, 1960, 2, p. 1556, cité par Edward Said dans L’Orientalisme, 978 réed 2005, p. 281.
  21. Can­guil­hem, op. cit.
  22. Kaf­ka Fr., La méta­mor­phose, 1916.
  23. Mer­ci beau­coup à Dario Koz­lows­ki pour ses pré­cieux ren­sei­gne­ments et avis sur cette œuvre, ain­si qu’à Adrian Koz­lows­ki en ce qui concerne Scoo­by-Doo dont il est un grand spécialiste.
  24. Bena­sayag M., Orga­nismes et arté­facts, La Décou­verte, 2010, p. 166.
  25. Can­guil­hem G., « L’expérimentation », repris dans La connais­sance de la vie, Vrin 1992, p. 17 – 39.
  26. Sibi­lia P., El hombre post­or­ga­ni­co, cuer­po, sub­je­ti­vi­dad y tec­no­lo­gias digi­tales, 2005, Fon­do de cultu­ra eco­no­mi­ca de Argen­ti­na, p. 43. Tra­duc­tion personnelle.
  27. À ce pro­pos voir l’article de Chris­tophe Mincke dans le numé­ro pré­cé­dent de La Revue nou­velle.
  28. Deleuze G., Dif­fé­rence et répé­ti­tion, PUF, 1968, p. 123.
  29. Goethe F., 1806, Gf-Flam­ma­rion 1964, p. 137.
  30. Girard R., op. cit., p. 237.
  31. Chez Aris­tote la semence prend la forme de la matrice, mais dans les deux cas on est dans l’ordre du vivant…
  32. Brau­del F., « Civi­li­sa­tion maté­rielle, éco­no­mie et capi­ta­lisme XVe-XVIIIe siècle », Tome 1 Les struc­tures du quo­ti­dien, Armand-Col­lin, 1979, p. 314.
  33. Cer­vantes M., Don Qui­jote de la Man­cha, 1604, cha­pitre VIII.
  34. Brau­del F., op. cit., p. 314.
  35. Ibid, Tome 3, p. 169.
  36. Ber­thoz A., Le sens du mou­ve­ment, Odile Jacob, 1997 (réed. 2013), p. 282.

Guillermo Kozlowski


Auteur

Né à Buenos Aires en 1974. DEA en Philosophie à Paris 1 en 1999. Chercheur au collectif Malgré tout entre 1995 et 2001. Il travaille depuis 2009 comme chercheur à CFS asbl. Son travail est notamment centré sur l’écriture d’analyses et études (en accès libre sur le site de CFS asbl) dans une démarche d’éducation populaire : confronter les savoirs théoriques et les savoirs d’expérience, sur un pied d’égalité. Ce travail de recherche est très inspiré par les expériences du cinéma documentaire. Il participe régulièrement à des émissions de radio (Radio libertaire, Paris pluriel, Panik, Air libre, Campus…). Il a par ailleurs réalisé trois documentaires de création sonore pour la RTBF ({Histoires Souterraines d’Argentine}, {Le modélisateur}, {Paysages}), et coréalise actuellement l’émission mensuelle {Des singes en Hiver} pour Radio Panik.