Quelque part, après le 15 aout 2022, un vendredi soir. Je dine en regardant distraitement le JT de 19 h 30 à la RTBF lorsqu’une image attire mon attention : des files de demandeurs d’asile devant le Petit Château. L’afflux devient difficilement gérable. Beaucoup dorment dehors. Parmi eux : des femmes, des enfants, des ainés. Il y a des tensions. La police doit intervenir. À la fin du reportage, des mots m’interpellent : « À moins d’être ukrainien ». J’essaie de comprendre. Le site internet de Fedasil m’informe que les « ressortissants ukrainiens » bénéficient d’un « trajet spécifique » pour leur enregistrement et leur accueil en dehors du réseau traditionnel, d’où ils sont redirigés vers des logements proposés par les provinces et communes.
Quelque part, après le 15 aout 2022, un vendredi soir. Je dine en regardant distraitement le JT de 19 h 30 à la RTBF lorsqu’une image attire mon attention : des files de demandeurs d’asile devant le Petit Château. L’afflux devient difficilement gérable. Beaucoup dorment dehors. Parmi eux : des femmes, des enfants, des ainés. Il y a des tensions. La police doit intervenir. À la fin du reportage, des mots m’interpellent : « À moins d’être ukrainien ». J’essaie de comprendre. Le site internet de Fedasil m’informe que les « ressortissants ukrainiens » bénéficient d’un « trajet spécifique » pour leur enregistrement et leur accueil en dehors du réseau traditionnel, d’où ils sont redirigés vers des logements proposés par les provinces et communes [1].
Personne ne devrait être amené à abandonner indéfiniment et contre son gré son foyer en raison d’une guerre qui la dépasse, encore plus quand cette guerre nait de la folie d’un dictateur mélancolique et mégalomane. Toute guerre est une guerre de trop. Personne ne fuit son foyer rien que par plaisir de partir, d’aller parasiter la sécurité sociale d’un pays qu’il ne connait ni d’Eve ni d’Adam. Et pourtant, l’écho de cette fin de reportage résonne en moi et me procure un malaise que je peine à circonscrire.
Quelques semaines plus tard, toujours à Bruxelles, une terrasse Place des Martyrs, à 15 minutes de marche du Petit Château. J’y déjeune avec un ami de l’Université de Kinshasa. Il est en mission de recherche à Bruxelles. Accordons-lui le nom d’emprunt « Gabriël ». C’est son premier long séjour dans la capitale belge. Comblé, il me parle de l’idéal que représente pour certains de ses compatriotes la Belgique, en particulier Bruxelles. Avoir le privilège, pour une ville, d’être capitale de l’Europe, ce n’est pas rien, me confie-t-il. Les yeux de Gabriël m’interrogent quand il ajoute : « Alors qu’à Bruxelles aussi, la misère humaine est bien visible. Dans la capitale belge aussi, on dort à même le trottoir et on mendie parce qu’on a faim. »
Je m’emmêle les pinceaux quand je lui explique l’infortune qui s’empare parfois de celles et ceux qui, avant d’atterrir à la rue, avaient encore un toit en Belgique : la perte d’un emploi, un divorce, des problèmes de santé, une succession malencontreuse de malheurs inopinés. Je lui parle aussi des réfugié∙es d’Afrique et du Moyen-Orient. Des noms de pays défilent. Embarrassé, j’évoque les trajets que je parcours régulièrement à pied entre la Gare du Nord et le quartier Rogier. J’emprunte alors le bas de la Rue d’Aerschot, là où la détresse de mes frères et sœurs d’ailleurs s’exhibe à vif, sans aucune retenue, car la douleur y est telle qu’elle rend toute dignité obsolète. Je m’abstiens d’ajouter qu’une connaissance qui travaille au SPF Santé publique m’a expliqué que la majorité de ces personnes était « irrécupérables », que pour s’en sortir chacune d’elles devrait disposer d’un∙e assistant∙e social∙e, individuel∙le. En serions-nous arrivés là si, dès leur arrivée, ces personnes avaient été dignement prises en charge ? Plutôt que de les abandonner à leur triste sort tels des déchets qu’on entasse dans un point aveugle du Quartier Nord, n’aurait-il pas mieux valu les considérer comme des aides précieuses, une jeunesse bienvenue aux yeux de notre « Vieux continent » ? Qu’en serait-il si nous consacrions le budget des expulsions et de la « clôture » (elle fait près de 1.200 km à ce jour) de notre Forteresse Europe à un accueil humain des demandeurs d’asile ?
Assis devant Gabriël, je tapote nerveusement mon verre de vin blanc. Je ressens une gêne car il y a évidemment des frères et sœurs congolais∙es parmi ces oublié∙es et moi, je me sens coupable de mon pays qui n’a même pas le courage de présenter ses excuses à son ancienne colonie [2]. Bientôt 150 années lient nos pays respectifs et, reconnaissons-le, nos collaborations sont nombreuses. Mais devant mon cher Gabriël, c’est comme si j’étais amené à admettre que malgré plus d’un siècle de hauts et (surtout) de bas, malgré toutes les dettes envers son pays, entassées dans les tiroirs de notre histoire partagée, malgré les guerres scandaleusement sousmédiatisées [3] qui gangrènent depuis plus de 25 ans l’est de sa nation malade, malgré tout cela donc mon pays trouve que les réfugié∙es ukrainien∙nes méritent d’être mieux accueilli∙es que les Congolais∙es et tous.tes les autres demandeur∙euses d’asile. Pourquoi, en fait ? Pour des raisons économiques ? Ou alors plutôt pour des raisons de proximité géographique ? Parce que, contrairement à tant d’autres pays malchanceux, l’Ukraine n’est pas une ancienne colonie ? Ou encore parce que comme le disait un reporter de CBS, les Ukrainien∙nes sont « relativement civilisé∙es, relativement européen∙nes », contrairement à des ressortissant.es de pays comme l’Iraq ou l’Afghanistan [4] ? Est-ce que ce même reporter, s’il voyait des villages bombardés près de Goma ou de Bukavu, trouverait cette guerre africaine plus normale ou acceptable parce que l’endroit y est moins « civilisé » ?
Le vase déborde un autre vendredi soir, nous sommes alors le 23 septembre 2022. À nouveau, je dine devant le JT de 19 h 30 de la RTBF. On y évoque l’accueil des Russes qui par milliers fuient l’enrôlement de masse décidé par leur dictateur impérialiste. L’avis de notre Premier Ministre s’alignant sur une politique européenne concertée est qu’ils ne bénéficieront pas d’accueil prioritaire comme les Ukrainien∙nes, car c’est aux Russes de régler leurs problèmes internes. Sur le site de la VRT, Alexander De Croo ajoute : « Aujourd’hui, la Belgique ne délivre pratiquement aucun visa aux Russes et, pour l’instant, j’aimerais que cela reste ainsi. [5] »
Résumons malgré l’absurde : les Ukrainien∙nes qui fuient la guerre sont accueilli∙es prioritairement et tant mieux pour elleux, soyons clairs : iels méritent amplement l’aide qu’on leur apporte ! Maintenant, remplacez-les par des Russes qui fuient la même guerre, pour des raisons comparables : après tout, elleux aussi sont les victimes de la même folie poutinienne, elleux non plus n’ont pas choisi de risquer leur vie, iels n’en veulent pas de cette guerre, tout comme les Ukrainien∙nes. Au lieu d’avoir des Ukrainien∙nes qui fuient l’Ukraine, on a donc des Russes qui fuient la Russie. Eh bien, désolé, pas de chance, vous n’avez pas la bonne appellation. Et pourtant : « What’s in a name ? », s’étonna Juliette devant Romeo, « That which we call a rose by any other name would smell as sweet. » On sait ce qui en coutera aux amoureux Capulet et Montaigu d’avoir cru en leurs libertés. Le nœud est tout aussi tragique quand il s’agit des réfugié∙es russes, ou congolais∙es, ou n’importe quel autre réfugié∙e. Leurs noms appartiennent à ces conjonctures du destin qui abhorrent le libre arbitre. Leurs noms sont des tragédies trop prévisibles. Leur chute a été tellement réécrite qu’elle en devient insoutenable. Je pense à Oxana, mon amie moscovite. Elle non plus, elle n’en veut pas de cette guerre. Je pense à son frère, jeté au front au nom de l’innommable. Comment conçoit-il son identité nationale, là, en ce moment précis ? Enfin, s’il vit encore… Lâche, je n’ose pas appeler mon amie pour prendre de ses nouvelles. L’appeler, ce serait permettre à la guerre de s’engouffrer et de ronger encore plus mon intimité, ma bulle. Je ne sais pas si j’en ai la force.
En cette amorce de l’année 2023, le conflit entre l’Ukraine et la Russie s’enlise. Le soutien financier, matériel et stratégique des pays occidentaux, qui a tout d’une Alliance Atlantique sans en avoir le nom, ne s’est jamais aussi bien porté. Au niveau local, le statut de protection temporaire accordé aux réfugié∙es ukrainien∙nes sera très probablement prolongé jusqu’en mars 2024 [6]. On dirait que la Belgique ne s’attend pas à ce que la guerre s’arrête de sitôt.
Depuis le 29 août 2022, les demandeur∙euses d’asile ne doivent plus enregistrer leur demande au Petit Château. C’est désormais dans un bâtiment situé Boulevard Pacheco qu’iels doivent se rendre. Ce déménagement n’a pas empêché le personnel et la direction de Fedasil de mener une grève symbolique au mois d’octobre 2022 afin de dénoncer les conditions d’accueil inhumaines infligées aux demandeur∙euses d’asile à l’approche de l’hiver [7]. Sans grand effet. Je longe le nouvel espace d’enregistrement tout près de la station de métro Botanique quand, pour me rendre au travail, je décide de descendre à la Gare du Luxembourg au lieu de la Gare du Nord. Tandis que les conditions hivernales se sont emparées de ma Belgique tant convoitée, je vois les files d’attente, je vois la police, je vois les bénévoles qui proposent du café. Voisine de l’entrée principale de mon employeur, l’entrée du Passage 44 sert de préau le jour et de dortoir de fortune la nuit.
À quelques minutes de là, rue des Palais à Schaerbeek, un autre point aveugle de la politique migratoire vient d’être mis au jour dans toute son indifférence. Dans une désorganisation débridée, les autorités y ont évacué un squat occupé par des demandeur∙euses d’asile. Leur nombre avait préalablement été estimé à 250 personnes ; iels étaient en fait plus de 900 – dont un cadavre – amassé∙es, et livré∙es à une précarité extrême. Le long du Petit Château débordé, les campements improvisés de près de 200 demandeur∙euses d’asile foisonnent à nouveau, d’autres sont provisoirement logé∙es dans des chambres d’hôtel [8] - en périphérie de la capitale.
Comble de la honte : les autorités en ont oublié de prévenir le bourgmestre local d’obédience NVA qui, très vite rejoint par son ministre de tutelle Bart Somers (OpenVLD), se dit « scandalisé » de voir ainsi la Région bruxelloise « déplacer le problème sans le résoudre pour autant » [9]. L’extrême droite flamande eut même le mauvais gout de s’indigner devant ces nuits d’hôtel que l’on offre à des demandeur∙euses d’asile avec l’argent du contribuable [10]. Et je me dis que, bizarrement, c’est quand on trouve des lits pour les demandeur∙euses d’asile que le monde politique crie au scandale, pas quand ce sont les pavés bruxellois qui leur servent de matelas.
Finalement, c’est un peu comme si, sur moi aussi, s’acharnait une part de ce destin tragique : quel que soit le chemin emprunté pour me rendre au travail, je n’échappe pas à cette vision de l’absurdité de l’accueil de mon prochain en détresse.
Où trouver refuge ? Comment fuir le spectacle de mon pays ?
[1] | www.fedasil.be/fr/actualités/accueil-des-demandeurs-dasile/accueil-des-ressortissants-ukrainiens consulté le 30 octobre 2022.
[2] | Voir notamment les conclusions de la Commission parlementaire à ce sujet : https://www.rtbf.be/article/passe-colonial-de-la-belgique-faute-de-consensus-la-commission-parlementaire-se-solde-par-un-echec-11126045 consulté le 7 février 2023.
[3] | Mentionnons néanmoins la soirée spéciale organisée par la RTBF le 2 novembre 2022, consacrée aux guerres à l’est du Congo. Après le visionnage du poignant documentaire L’empire du silence (2021) réalisé par Thierry Michel, furent accueillis sur le plateau, outre le réalisateur Thierry Michel, le journaliste Benoît Feyt (RTBF), Marie Daulne (chanteuse du groupe Zap Mama), Guy-Bernard Cadière (ULB et bras droit du Dr Denis Mukwege), Jean-Jacques Wondo (expert des questions militaires et sécuritaires en Afrique subsaharienne) et enfin Sylvie Sarolea (juriste à l’UCLouvain). Évidemment, il s’agit de s’interroger à quel point cette soirée aura eu un impact sur le courage politique des autorités belges et occidentales.
[4] | https://www.yahoo.com/entertainment/cbs-reporter-calls-ukraine-relatively-215800274.html consulté le 25 janvier 2023.
[5] | https://www.vrt.be/vrtnws/fr/2022/09/25.alexander-de-roo-pas-favorable-a-laccueil-en-europe-des-russes/ consulté le 30 octobre 2022.
[6] | https://www.wallonie.be/fr/ukraine/je-suis-un-refugie-ukrainien consulté le 19 février 2023.
[7] | https://bx1.be/categories/news/nouvelle-action-du-personnel-de-fedasil-devant-le-petit-chateau-ce-jeudi/ consulté le 19 février 2023.
[8] | Voir notamment : https://www.vrt.be/vrtnws/nl/2023/02/14/paleizenstraat-wordt-ontruimd/ ; https://www.demorgen.be/meningen/het-kraakpand-in-de-paleizenstraat-is-een-triomfboog-voor-ons-asielbeleid~b0524d45/ ; Le vif = https://tinyurl.com/bdhrws4edehors consultés le 19 février 2023.
[9] | https://www.bruzz.be/samenleving/burgemeester-sint-pieters-leeuw-wist-niet-dat-ze-asielzoekers-naar-hotel-zouden-brengen consulté le 19 février 2023.
[10] | Comme l’indiquent les publications sur la page Facebook du Vlaams Belang Brussel du 16 février 2023 et des jours suivants : https://www.facebook.com/VlaamsBelangBrussel/ consulté le 19 février 2023.