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Le capital au XXIe siècle, de Thomas Piketty

Numéro 2 février 2014 par De Muynck Eric

février 2014

La répar­ti­tion des richesses est l’une des ques­tions les plus débat­tues du moment. D’ailleurs, se passe-t-il un jour sans que l’actualité ne vienne nous rap­pe­ler les écarts gran­dis­sants de reve­nus et de patri­moines et ne nous fasse prendre conscience de ce lien social qui s’effiloche ? Nous appre­nons ain­si qu’aux États-Unis, le pour­cen­tage le plus riche […]

La répar­ti­tion des richesses est l’une des ques­tions les plus débat­tues du moment. D’ailleurs, se passe-t-il un jour sans que l’actualité ne vienne nous rap­pe­ler les écarts gran­dis­sants de reve­nus et de patri­moines et ne nous fasse prendre conscience de ce lien social qui s’effiloche ? Nous appre­nons ain­si qu’aux États-Unis, le pour­cen­tage le plus riche a cap­té 95 % des gains de la reprise éco­no­mique. Pour les autres 99 % de la popu­la­tion, le reve­nu a plon­gé de 12 % et ne s’est amé­lio­ré que de 0,4 % depuis le retour de la crois­sance. Dans l’Hexagone, ce sont 10 % des Fran­çais qui pos­sèdent 60 à 65 % du patri­moine natio­nal alors que 50 % d’entre eux ne pos­sèdent rien. S’affrontent ain­si « retraites cha­peaux » et plans de restruc­tu­ra­tion, para­dis fis­caux et mini­mas sociaux.

Pour ten­ter d’expliquer ce phé­no­mène à l’ampleur crois­sante et offrir quelques pers­pec­tives pour y appor­ter des solu­tions, plu­sieurs ouvrages éclai­rants ont été publiés récemment.

La Revue nou­velle avait en avril 2012 ren­du compte du livre de Pierre Rosan­val­lon, La socié­té des égaux, sous la plume de Paul Géra­din, ouvrage dans lequel l’historien fran­çais sou­le­vait le fait que nos socié­tés démo­cra­tiques se trou­vaient déman­te­lées par la démis­sion face à l’inégalité, après cet âge d’or consis­tant en une « révo­lu­tion de la redis­tri­bu­tion » et cela après les deux conflits mondiaux.

En 2012 parais­sait éga­le­ment La mon­dia­li­sa­tion de l’inégalité, de Fran­çois Bour­guignon. L’ancien éco­no­miste en chef de la Banque mon­diale y ana­lyse ce para­doxe selon lequel la mon­dia­li­sa­tion sub­sti­tue un sur­croit d’inégalité au sein des nations à l’inégalité inter­na­tio­nale, les écarts entre pays n’ayant ces­sé de se réduire tout au long du XXe siècle.

Face aux sou­bre­sauts du monde, de l’Égypte du Prin­temps arabe au mou­ve­ment Occu­py Wall Street, Joseph Sti­glitz fera paraitre Le prix de l’inégalité. Son ouvrage traite néan­moins essen­tiel­le­ment des causes des inéga­li­tés aux États-Unis, notam­ment la mon­dia­li­sa­tion, qui favo­rise le capi­tal au détri­ment du tra­vail. J. Sti­glitz ana­lyse le cout éco­no­mique, mais aus­si poli­tique de ces inéga­li­tés, par la baisse de la par­ti­ci­pa­tion élec­to­rale, entre autres.

L’année pas­sée, le phi­lo­sophe Ruwen Ogien publiait, quant à lui, un petit livre sti­mu­lant titré L’État nous rend-il meilleurs ? dans lequel il s’interrogeait sur le fait de savoir s’il exis­tait des jus­ti­fi­ca­tions morales aux inéga­li­tés éco­no­miques, et le phi­lo­sophe d’affirmer qu’« aujourd’hui, la ten­ta­tive de jus­ti­fier les inéga­li­tés éco­no­miques par des rai­sons dites “morales” comme la récom­pense du mérite ou la sanc­tion des mau­vais choix indi­vi­duels s’exprime sans com­plexe dans le débat public, à droite comme à gauche ».

Autre livre impor­tant dont la tra­duc­tion en fran­çais est parue fin de l’année der­nière, Pour­quoi l’égalité est meilleure pour tous, de Kate Pickett et Richard Wil­kin­son aborde la ques­tion sous l’angle du bien-être. Il faut dire que Richard Wil­kin­son est méde­cin épi­dé­mio­lo­giste et qu’il s’est depuis vingt ans inter­ro­gé sur les liens entre inéga­li­tés de reve­nus et san­té, met­tant en lumière que moins d’inégalités allait de pair avec une meilleure san­té, un meilleur par­cours sco­laire, de meilleures rela­tions sociales, et cela quel que soit le niveau de revenus.

Néan­moins, le « livre évè­ne­ment » de la ren­trée pas­sée est sans nul doute la somme rédi­gée par l’économiste fran­çais Tho­mas Piket­ty et inti­tu­lée Le capi­tal au XXIe siècle.


Par­cours d’un éco­no­miste engagé

Avant d’entrer dans le vif du sujet, bros­sons un rapide por­trait de l’auteur. À n’en point dou­ter, Tho­mas Piket­ty est un pur pro­duit de la méri­to­cra­tie « à la fran­çaise ». Alors que ses parents n’ont pas fait d’études et par­courent la pro­vince fran­çaise, son édu­ca­tion poli­tique et intel­lec­tuelle passe par la chute du rideau de fer qui l’incite, à dix-huit ans, à par­tir faire un tour de l’Europe de l’Est en Inter-Rail. Mar­qué par cette expé­rience, il opte­ra pour l’économie, dis­ci­pline qu’il appré­hen­de­ra de manière prag­ma­tique, et non sous l’angle de spé­cu­la­tions théo­riques, et en tis­sant des liens avec d’autres domaines des sciences sociales. Il sor­ti­ra diplô­mé de l’École nor­male supé­rieure et de la Lon­don School of Economics.

S’ensuivent plu­sieurs marques de recon­nais­sances aca­dé­miques : il obtient à l’âge de vingt-deux ans le prix de la meilleure thèse, de meilleur éco­no­miste de France à un peu plus de trente ans pour publier à qua­rante-deux ans ce que d’aucuns qua­li­fient déjà de « mine » en matière d’analyse éco­no­mique des inéga­li­tés, un ouvrage de près de mille pages dans lequel il étu­die sur la longue période l’évolution des inéga­li­tés dans les prin­ci­paux pays déve­lop­pés (Royaume-Uni, États-Unis, Alle­magne et France), sans négli­ger cepen­dant d’autres caté­go­ries de pays, les émer­gents entre autres. Soit dit en pas­sant, ce par­cours aca­dé­mique sans pli ne l’empêche pas de cri­ti­quer les inéga­li­tés d’accès dont souffre le sys­tème édu­ca­tif fran­çais, lequel repro­duit ses « castes étroites » tout en limi­tant la mobi­li­té sociale (p. 777), réser­vant les amphis bon­dés et mal finan­cés au commun.

Notons que, poli­ti­que­ment, Tho­mas Piket­ty se défi­nit comme social-démo­crate et est com­pa­gnon de route du Par­ti socia­liste en France. Néan­moins, s’il a été le conseiller de la can­di­date Ségo­lène Royal face à Nico­las Sar­ko­zy lors de la cam­pagne pré­si­den­tielle de 2007, il est un obser­va­teur cri­tique de son camp, comme der­niè­re­ment à pro­pos de la poli­tique fis­cale du gou­ver­ne­ment Hollande.

Éco­no­miste enga­gé, il ne manque donc pas non plus de détrac­teurs, son livre ayant par exemple été qua­li­fié par Nico­las Bave­rez, édi­to­ria­liste au Point, de « mar­xisme de sous-préfecture ».

Voi­là le décor plan­té et l’auteur situé, péné­trons main­te­nant dans cet ouvrage massif.

Celui-ci s’ouvre sur un exergue qui attire l’œil, dont on devine qu’il doit ser­vir de fil à plomb à l’auteur pour faire tenir l’ensemble. Il s’agit de l’article pre­mier de la Décla­ra­tion des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Les dis­tinc­tions sociales ne peuvent être fon­dées que sur l’utilité com­mune. » Il fau­dra au lec­teur patien­ter près de 800 pages pour que l’interprétation que fait l’auteur de cette cita­tion lui soit don­née. Ain­si, selon Piket­ty, « les inéga­li­tés sociales ne sont accep­tables que si elles sont dans l’intérêt de tous, et en par­ti­cu­lier des groupes sociaux les plus désa­van­ta­gés » (p. 767). Son enquête se révèle donc un fer por­té dans une plaie ouverte : les inéga­li­tés sociales atteignent de nou­veau aujourd’hui des niveaux inac­cep­tables et Piket­ty de faire part en intro­duc­tion de ses inquié­tudes pour l’avenir : « Le monde de 2050 ou de 2100 sera-t-il pos­sé­dé par les tra­ders, les super-cadres et les déten­teurs de patri­moines impor­tants, ou bien par les pays pétro­liers, ou encore par la Banque de Chine, à moins que ce ne soit par des para­dis fis­caux abri­tant d’une façon ou d’une autre l’ensemble de ces acteurs ? Il serait absurde de ne pas se poser la ques­tion et de sup­po­ser par prin­cipe, que la crois­sance est natu­rel­le­ment “équi­li­brée” à long terme » (p. 38). Com­battre les inéga­li­tés requiert donc du citoyen qu’il s’investisse dans la com­pré­hen­sion de leurs res­sorts et s’engage résolument.


Retour sur les fondamentaux

L’auteur revi­site tout d’abord son domaine d’expertise, l’économie, et son his­toire, à l’aune du thème des inéga­li­tés et de leur ana­lyse. Il passe ain­si en revue la pen­sée de Ricar­do, de Mal­thus, de Marx et de Kuz­nets, entre autres.

Piket­ty se dis­tingue d’entrée de jeu de ses célèbres pré­dé­ces­seurs en signa­lant que ceux-ci, mis à part Kuz­nets, par­laient de cette pro­blé­ma­tique des inéga­li­tés sans source. Il est vrai qu’à contra­rio, l’appareil sta­tis­tique sans pré­cé­dent mis en place par l’auteur impres­sionne et s’appuie sur deux sources essen­tielles : tout d’abord les reve­nus et l’inégalité de leur répar­ti­tion et, ensuite, les patri­moines, leur répar­ti­tion et le rap­port qu’ils entre­tiennent avec les revenus.


« L’évocation char­nelle de l’argent dans le roman classique »

Tho­mas Piket­ty ne se contente pas de pui­ser dans les séries sta­tis­tiques pour assoir son argu­men­ta­tion et faire ain­si l’histoire des patri­moines et des inéga­li­tés, mais recourt éga­le­ment à la lit­té­ra­ture et au roman clas­sique pour frap­per dura­ble­ment les esprits. Comme il le sou­tient, aucune ana­lyse sta­tis­tique ne sau­rait d’ailleurs concur­ren­cer cer­taines œuvres lit­té­raires en termes de puis­sance évo­ca­trice. Et c’est ain­si qu’il intro­duit la troi­sième par­tie de son ouvrage consa­crée à la struc­ture des inégalités.

Ain­si, com­ment ne pas être fas­ci­né par l’actualité que Tho­mas Piket­ty fait sur­gir du dis­cours que tient Vau­trin à Ras­ti­gnac dans Le Père Goriot, de Bal­zac, roman qu’il juge comme étant l’« expres­sion lit­té­raire la plus abou­tie de la struc­ture des inéga­li­tés dans la socié­té du XIXe siècle et du rôle cen­tral joué par l’héritage et le patri­moine » (p. 377) ? Piket­ty décrit la trame de ce roman, loin­tain sou­ve­nir de nos huma­ni­tés, Le Père Goriot étant le miroir d’une socié­té cor­rom­pue par l’argent, où un père, ayant fait for­tune dans les pâtes et les grains, sacri­fie tout pour marier ses filles, Del­phine et Anas­ta­sie, dans la meilleure socié­té pari­sienne du début du siècle, s’en allant vivre dans une pen­sion modeste, la « mai­son Vau­quer ». Au cours de l’éducation sen­ti­men­tale et sur­tout sociale d’Eugène de Ras­ti­gnac, Vau­trin, ex-bagnard, lui fait prendre conscience, chiffres à l’appui, que ce qu’il pour­ra atteindre comme digni­té par le mérite, au tra­vers de ses études de droit et cela même s’il fait une car­rière pro­pre­ment ful­gu­rante, n’est rien par rap­port à l’aisance à laquelle il peut pré­tendre en épou­sant Melle Vic­to­rine, à condi­tion, petit bémol, d’en tuer le frère. Cette his­toire évoque de manière lim­pide la force struc­tu­rante du patri­moine dans la socié­té du XIXe siècle et son poids par rap­port aux reve­nus du tra­vail. Ce dés­équi­libre, Piket­ty le note éga­le­ment à la Belle Époque et le voit poindre inexo­ra­ble­ment à la fin du XXe siècle.

Au-delà du Père Goriot, Piket­ty fait remar­quer au pas­sage com­bien la réfé­rence au patri­moine était pré­sente dans le roman clas­sique (ain­si cite-t-il Mans­field Park, de Jane Aus­ten, dans lequel seul compte le patri­moine dans cette his­toire de grands pro­prié­taires ter­riens du tout début du XIXe siècle ou bien encore Le cœur et la rai­son — p. 656) ain­si que la connais­sance intime des struc­tures pro­fondes des inéga­li­tés, ce qui n’apparait pour ain­si dire plus dans le roman contem­po­rain. Entre autres réfé­rences lit­té­raires, Tho­mas Piket­ty évoque éga­le­ment Autant en emporte le vent de Mar­ga­ret Mit­chell, et le poids de l’héritage dans les socié­tés du sud des États-Unis, où la richesse se mesure par la taille des plan­ta­tions et l’importance du capi­tal négrier. Piket­ty cite éga­le­ment Naguib Mah­fouz (dont les romans se dérou­lant au Caire décrivent, au tra­vers de l’argent et des reve­nus, les angoisses des per­son­nages) ou bien encore Orhan Pamuk (p. 179). Il illustre son pro­pos éga­le­ment en recou­rant à des réfé­rences ciné­ma­to­gra­phiques : L’héritière, de Wyler ou La splen­deur des Amber­son, de Welles, tra­gique his­toire d’un déclassement.

Se fon­dant sur ces repré­sen­ta­tions lit­té­raires de l’argent, Piket­ty forge l’interrogation qui sera à l’origine de son tra­vail de cher­cheur : l’importance du patri­moine dans la socié­té a‑t-elle fon­da­men­ta­le­ment chan­gé depuis le XIXe siècle ? Les réponses aux­quelles il abou­tit sont de plu­sieurs ordres, les prin­ci­pales, que nous ana­ly­sons ci-des­sous, étant d’une part que les périodes les plus éga­li­taires du XXe siècle sont le fruit des conflits mon­diaux, et d’autre part, que, si l’on se donne la peine, comme Piket­ty, d’observer les flux suc­ces­so­raux, une sorte de pli appa­rait qui nous fait reve­nir à une socié­té proche de celle que nous décri­vait Bal­zac dans Le Père Goriot en termes de concen­tra­tion des patri­moines, et d’un rôle sans cesse accru de l’héritage sur le mérite (p. 599 – 682) et cela comme consé­quence d’une contra­dic­tion cen­trale au capi­ta­lisme que nous évo­quons plus bas. De ces faits qu’il ana­lyse avec clar­té, Piket­ty tire, dans une qua­trième par­tie inti­tu­lée « Régu­ler le Capi­tal au XXIe siècle », une série de conclu­sions de nature à consti­tuer pour le citoyen un pro­gramme d’action.


Le nivè­le­ment par la guerre

Le livre de Tho­mas Piket­ty, qui ana­lyse en pro­fon­deur, comme nous l’avons vu, l’évolution de la répar­ti­tion des richesses et de la struc­ture des inéga­li­tés depuis le XVIIIe siècle, dis­tingue un pre­mier fait frap­pant. S’il a sem­blé pen­dant les Trente Glo­rieuses, que les inéga­li­tés pas­saient par le tra­vail et que le capi­tal humain et les qua­li­fi­ca­tions jouaient un rôle pré­pon­dé­rant dans une struc­ture des inéga­li­tés somme toute accep­table, tout cela n’était qu’une illu­sion pas­sa­gère. « Ce sont les guerres, dans une large mesure, qui ont fait table rase du pas­sé et qui ont conduit à une trans­for­ma­tion de la struc­ture des inéga­li­tés au XXe siècle » (p. 751) Les fortes inéga­li­tés patri­mo­niales obser­vées au début du XIXe siècle ou bien encore à la Belle Époque (Piket­ty constate le degré de concen­tra­tion des richesses à la veille de 1914, avec, par exemple à Paris, 70 % des suc­ces­sions qui se trans­mettent à 1 % de la popu­la­tion), ont été nive­lées de manière dra­ma­tique par les des­truc­tions mas­sives inter­ve­nues lors des conflits mon­diaux. Tou­jours à la Belle Époque, il faut noter que le rap­port capital/revenu était de l’ordre de six à sept années de reve­nu natio­nal, esti­ma­tion qui va dans le même sens en Bel­gique ou aux Pays-Bas à la même époque (p. 233). Ce rap­port chu­te­ra à deux années et demie de reve­nu natio­nal en 1950. Mais les des­truc­tions phy­siques de capi­tal n’expliquent pas tout, comme le montre Piket­ty, puisqu’en Angle­terre, où les des­truc­tions ont été moins impor­tantes que sur le conti­nent, la chute de ce rap­port capital/revenu a été tout aus­si importante.

« En véri­té, les chocs bud­gé­taires et poli­tiques entrai­nés par les guerres ont eu un effet encore plus des­truc­teur pour le capi­tal que les com­bats eux-mêmes » (p. 234). Les prin­ci­paux fac­teurs expli­quant la chute ver­ti­gi­neuse de ce ratio entre 1913 et 1950 sont pour l’économiste fran­çais : l’effondrement des por­te­feuilles étran­gers et la faible épargne durant la période.

Après s’être sui­ci­dé entre 1914 et 1945, le conti­nent euro­péen se recons­truit au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale avec une période de crois­sance sans pré­cé­dent et une situa­tion d’égalisation des for­tunes. S’ensuit par consé­quent une période de bou­le­ver­se­ments poli­tiques avec la mise en place d’impôts for­te­ment pro­gres­sifs ou l’essor de la sécu­ri­té sociale, le tout ayant été le fruit d’une période de vio­lence sans précédent.


Une contra­dic­tion fon­da­men­tale du capitalisme

La période éga­li­taire connue entre 1950 et 1970 n’est aux yeux de Tho­mas Piket­ty qu’une illu­sion et aujourd’hui, en Europe, ce rap­port capital/revenu est remon­té à peu près à son niveau de la Belle Époque. Ain­si, en France, mais aus­si en Angle­terre, en Ita­lie ou au Japon, ce rap­port cor­res­pond à envi­ron six fois le reve­nu natio­nal (un peu moins aux États-Unis et en Alle­magne). Le reve­nu natio­nal est en moyenne dans les pays riches des années 2010 de 30 000 euros par habi­tant et par an. Il va sans dire que cette moyenne cache des dis­pa­ri­tés énormes (p. 92).

Piket­ty y décèle une des puis­santes forces de diver­gence au sein de nos socié­tés et qui en menace la sta­bi­li­té est liée au fait que le taux de ren­de­ment pri­vé du capi­tal peut être for­te­ment et dura­ble­ment plus éle­vé que le taux de crois­sance du reve­nu et de la pro­duc­tion. Cela implique que les patri­moines issus du pas­sé se reca­pi­ta­lisent plus vite que le rythme de pro­gres­sion de la pro­duc­tion et des salaires. Dès lors, Piket­ty en vient à cette contra­dic­tion logique fon­da­men­tale selon laquelle, dans un tel contexte, l’entrepreneur tend inévi­ta­ble­ment à se trans­for­mer en ren­tier, et à domi­ner de plus en plus for­te­ment ceux qui ne pos­sèdent que leur tra­vail. Les consé­quences d’une telle dyna­mique peuvent être redou­tables, comme l’analyse l’économiste, pour l’évolution à long terme de la répar­ti­tion de la richesse.

Une utopie utile

Dans la qua­trième par­tie de son ouvrage, Tho­mas Piket­ty tente de tirer des leçons pour l’avenir et appelle de ses vœux un « État social pour le XXIe siècle ».

Comme l’économiste fran­çais l’analyse : « En ce début de XXIe siècle, cer­taines inéga­li­tés patri­mo­niales que l’on croyait révo­lues semblent en passe de retrou­ver leurs som­mets his­to­riques, voire de les dépas­ser, dans le cadre de la nou­velle éco­no­mie-monde, por­teuse d’immenses espoirs (la fin de la pau­vre­té) et de dés­équi­libres qui le sont tout autant (des indi­vi­dus aus­si riches que des pays) » (p. 751).

Si d’aucuns (Emma­nuel Todd en tête et pour n’en citer qu’un) pensent, en conclu­sion des ana­lyses de Piket­ty, qu’il nous faut attendre la pro­chaine guerre mon­diale pour que ces dés­équi­libres obser­vés trouvent leur solu­tion (la crise finan­cière pla­né­taire de 2007 – 2008 n’en étant qu’un signe avant-cou­reur), Piket­ty, sans man­quer de ponc­tuer son dis­cours de quelques accents pes­si­mistes, s’interroge tout de même sur les ins­ti­tu­tions et poli­tiques publiques qui pour­raient régu­ler de manière juste et effi­cace le capi­ta­lisme patri­mo­nial mondialisé.

Piket­ty pro­pose pour solu­tion un impôt mon­dial et pro­gres­sif sur le capi­tal (p. 835 – 882), qui à ses yeux a l’avantage « de faire pré­va­loir l’intérêt géné­ral sur les inté­rêts pri­vés, tout en pré­ser­vant l’ouverture éco­no­mique et les forces de la concur­rence » (p. 752).

Pour jus­ti­fier cette solu­tion d’un « ISF mon­dial », Piket­ty entre­prend d’analyser le déve­lop­pe­ment de l’État social au XXe siècle, ins­ti­tu­tion fon­da­men­tale selon lui, ain­si que l’évolution et l’efficacité des pré­lè­ve­ments et des dépenses publiques.

Il se penche ain­si l’évolution de la part du reve­nu natio­nal consa­crée aux impôts et aux dépenses publiques, de 10 % en moyenne au XIXe siècle (ce qui limi­tait l’État à l’exercice des fonc­tions réga­liennes) à une part oscil­lant entre 30 % (États-Unis) à 55 % (Suède) aujourd’hui, le poids de la puis­sance publique n’ayant jamais été aus­si éle­vé, et l’État, du point de vue de son poids fis­cal et bud­gé­taire, n’a jamais joué un rôle éco­no­mique aus­si impor­tant, et cela même si Piket­ty relève que les mar­chés finan­ciers ont été beau­coup moins régu­lés dans les années 1980 – 1990 que dans les années 1950 – 1970. Ce poids de l’État lui a per­mis, « immense pro­grès his­to­rique » (p. 769), d’étendre, sur la base d’un prin­cipe de redis­tri­bu­tion, les droits fon­da­men­taux (à l’éducation, à la san­té, à la retraite) et les avan­tages acces­sibles à tous. La posi­tion de Piket­ty dans ce débat est donc qu’il faut moder­ni­ser l’État social plu­tôt que de pen­ser à la déman­te­ler, et même si l’économiste recon­nait que son poids actuel pose de sérieux pro­blèmes d’organisation. Cette moder­ni­sa­tion est donc selon lui une condi­tion préa­lable à la mise en place d’une solu­tion telle qu’un impôt pro­gres­sif mondial.

« Pour que la démo­cra­tie puisse reprendre le contrôle du capi­ta­lisme finan­cier glo­ba­li­sé de ce nou­veau siècle, il faut éga­le­ment inven­ter des outils nou­veaux, adap­tés aux défis du jour » (p. 835). L’impôt pro­gres­sif mon­dial sur le capi­tal pro­po­sé par Piket­ty repré­sente à ses yeux l’outil idéal, à condi­tion qu’il soit accom­pa­gné d’une trans­pa­rence finan­cière au niveau mon­dial. S’il recon­nait la part d’utopie que revêt cette pro­po­si­tion, Piket­ty en dis­tingue néan­moins dif­fé­rents avan­tages qui évi­te­raient des formes de repli natio­nal (p. 848). Elle per­met de favo­ri­ser la trans­pa­rence démo­cra­tique et finan­cière, mais aus­si, en régu­lant le capi­ta­lisme (et non en ser­vant à finan­cer l’État social), de mettre un terme à une « spi­rale inéga­li­taire » et, enfin, de domp­ter effi­ca­ce­ment les crises finan­cières mondiales.

Pour ce faire, Piket­ty décrit l’instrument dont il appelle la créa­tion de ses vœux, qui serait un impôt tou­chant pro­gres­si­ve­ment les patri­moines supé­rieurs à un mil­lion d’euros, en pre­nant en compte l’ensemble des actifs (immo­bi­liers, finan­ciers et pro­fes­sion­nels) à la dif­fé­rence des mesures exis­tantes (le pro­per­ty tax dans les pays anglos-saxons ou la taxe fon­cière, par exemple) qui n’intègre dans son cal­cul que les biens immobiliers.

Cette solu­tion exige néan­moins un degré très éle­vé de coopé­ra­tion inter­na­tio­nale et d’intégration poli­tique régio­nale, ce qui peut, dans le contexte actuel, rele­ver de l’utopie.

Pour conclure, disons que cette masse d’information, de sources his­to­riques et d’analyses mise à notre dis­po­si­tion par Tho­mas Piket­ty en des termes com­pré­hen­sibles pour le non-éco­no­miste, doit per­mettre selon lui au citoyen de se réap­pro­prier ces ques­tions fon­da­men­tales et concrètes de nature éco­no­mique, mais aus­si poli­tique, sociale et cultu­relle que sont la fis­ca­li­té, l’éducation, les retraites. Selon ses mots, il serait trop facile de se conten­ter de l’indignation ou de l’atterrement. Et cela pour que la démo­cra­tie reprenne le contrôle du capi­ta­lisme, sans pas­ser par les phases de vio­lence du passé.

De Muynck Eric


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