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Le bidonville

Numéro 6 — 2018 par Nicolas Acelin

octobre 2018

Là, je suis encore pai­sible, je ruse avec l’angoisse qui devrait bien­tôt mon­ter. La main de mon père que je tiens ser­rée me ras­sure et son mou­ve­ment de balan­cier court-cir­­cuite mon trem­ble­ment nais­sant. Dans sa poche, une liasse. Une liasse d’invitations. D’invitations à mon anni­ver­saire de dix ans. Il aura lieu la semaine pro­chaine à la maison. […]

Italique

Là, je suis encore pai­sible, je ruse avec l’angoisse qui devrait bien­tôt mon­ter. La main de mon père que je tiens ser­rée me ras­sure et son mou­ve­ment de balan­cier court-cir­cuite mon trem­ble­ment naissant.

Dans sa poche, une liasse. Une liasse d’invitations. D’invitations à mon anni­ver­saire de dix ans. Il aura lieu la semaine pro­chaine à la mai­son. Devrais-je plu­tôt avouer dans notre petit appar­te­ment. On m’a tou­te­fois tou­jours appris à dire « mai­son » qu’il s’agisse de dési­gner un beau manoir ou une modeste piaule.

Je che­mine avec papa et je sens que j’ai peur. Peur du but de notre petite pro­me­nade. La route nous y conduit tout droit. Enfin, mis à part le petit lacet qui épouse les courbes du val­lon, là-bas, plus loin.

Je suis un petit gar­çon tout blond. Le che­veu long, la mari­nière un peu courte. Pour ma grande honte, je porte aujourd’hui une paire de san­dales. Quelle dis­grâce pour un petit homme de por­ter des san­dales. Il y a plus. Le trou à mon pied droit a été bou­ché avec une pièce de caou­tchouc épaisse col­lée à la semelle. Je clau­dique dès lors un peu.

Mon père a le che­veu rare, un duvet en pro­mon­toire sur l’avant du crâne. Il est vêtu à la mode du temps. Veste bou­ton­née et bien cin­trée, pan­ta­lon beige à pattes d’éléphant. Cro­que­nots marron.

Voi­là qu’un tran­sis­tor posé à proxi­mi­té de la fenêtre ouverte de cette mai­son en briques jaunes que nous venons de croi­ser passe la chan­son du moment. Je la connais bien.

Je ne com­prends en aucun cas les paroles, sabir, mais la mélo­die ne me quit­te­ra jamais plus. Il est ques­tion me semble-t-il de deux per­son­nages, Nico­las et Bart.

Quelles sont leurs aven­tures dont la com­plainte se fait ain­si l’écho ? Je ne le sau­rai que bien plus tard.

Elle remonte la rue que nous des­cen­dons. Une dame et son cabas que la ferme en contre­bas a sans doute rem­pli d’infects chi­cons. Son fichu noué sur le crâne, un ric­tus proche du sou­rire déforme sa face. Dou­leur lan­ci­nante ou amu­sante rêve­rie allez donc connaitre la cause de ce plis­se­ment un peu étrange. Son pas est lent, acca­blé par le poids du sac à pro­vi­sions. Un imper mas­tic croi­sé sur le devant l’habille et laisse dépas­ser une lisière de tis­su impri­mé. Ses gros­sières chaus­sures noires lui écrasent à l’évidence les doigts de pied. Elle ne porte pas de bas et deux ombres noires lui pig­mentent la peau des péronés.

Sans âge, elle nous croise en esquis­sant un petit salut d’un mou­ve­ment de tête rapide.

Mon père, éle­vé à l’ancienne, fait mine de lever devant elle un cha­peau qu’il ne porte pour­tant pas.

Je me contente de lui sou­rire en incli­nant le chef vers la droite. Cette pos­ture me per­met éga­le­ment d’évaluer mieux son aspect. Échap­pées du fou­lard à fleurs ser­pentent des boucles de che­veux trop noires pour être authen­tiques. D’humbles bésicles s’arriment péni­ble­ment à son nez, qu’elle a gros et grê­lé, ain­si qu’à ses oreilles étroites et qua­si pourpres.

Le racle­ment de ses bro­de­quins sur le pavé se fait plus loin­tain au fur et à mesure que nous progressons.

Papa me regarde rapi­de­ment comme pour jau­ger de mon état après cette appa­ri­tion bur­lesque. Je presse sa main comme pour lui dire que je suis intact, tou­jours le même petit gar­çon que tout à l’heure lorsque nous avons pris la route.

Enfin, ceci n’est pas véri­table. Les pal­pi­ta­tions des veines de la face dor­sale de ma menotte témoignent en effet du contraire. Mon père aurait pu le sen­tir. Le trouble, qui n’était que germe tan­tôt, aug­mente, c’est évident.

Nous appro­chons, je le sens. Les bâti­ments se font plus rares lais­sant place au vert entê­tant d’une cam­brousse aux portes de la ville. Encore un rideau d’arbres à fran­chir à l’horizon rela­tif et ce sera là.

Sans erreur, je suis le petit « pani­card » qui a peur de déchoir. Les choses se pré­cisent. Je le sens. Il faut que je vous dise que nous sommes en balance, moi et ma petite famille, dans une mise à flot entre misère et confort bour­geois. Ce qui nous attend au bout du che­min est l’image affo­lante de ce que le sort nous réserve peut-être. Un pas de plus et c’est le pré­ci­pice. La chute dans le noir et la pré­ca­ri­té la plus sombre.

Je ne veux pas voir ça. Je veux ren­trer me blot­tir entre des draps encore blancs qui me tiennent chaud. Lire un livre qui me pro­pulse dans l’ivresse d’une autre vie où tout est calme.

Quelques cen­taines de mètres et c’est le bidon­ville. Là où mon meilleur ami, Loren­zo, passe le temps qui ne le tient pas à l’école. Il vit là pour de bon. Comme mis à la chaine. C’est à lui que je des­tine un des petits car­tons d’invitation déco­rés de petits lutins bleus.

Son père et sa mère pro­mènent leur orgue de bar­ba­rie dans les quar­tiers et ramassent les rares pièces qu’on leur lance depuis les étages. Sa petite sœur les accom­pagne sou­vent, lui jamais.

Je ralen­tis. Mon père, lui, presse le pas et m’entraine plus avant. L’heure est en effet déjà avan­cée et maman nous attend pour le repas familial.

Trop tard pour recu­ler, nous y sommes. Devant nous des tôles et des planches lai­de­ment assem­blées en fru­gales demeures.

Sépa­rant la hideur des lieux, un sem­blant de grand-rue. Pas de réver­bère la bor­dant. Peu importe, la lumière est encore vive.

Une pre­mière mai­son­nette. Assis sur une chaise devant sa porte, un homme en sin­glet. De l’intérieur, sa femme l’invective. « Amène la bou­tanche qui ma soif étanche », beugle en riant la pois­sarde en direc­tion de son mari déjà noyé dans un lointain.

Plus loin, tou­jours sur le pas de sa hutte, une autre dame. Vieillie au mau­vais alcool et au tabac de seconde zone. Une femme « en che­veux » comme le disent encore les vieux du coin.

Ses pieds, deux boules de pâte levée jetées à même la san­dale, trop étroite pour les conte­nir. Dans ma tête, sur un air connu, je fre­donne : « et rond et rond les gras petons ! ».

Là, je me détends fran­che­ment. L’effroi de la ren­contre avec le quar­tier est pas­sé. Les quelques âmes que nous croi­sons sont plu­tôt pit­to­resques et m’amusent finalement.

Au reste, c’est une ville morte écra­sée de rayons lumi­neux. La mort, voi­là d’ailleurs ce que mon jeune esprit com­mence à sai­sir. J’ai une théo­rie sur le sujet.

Elle vise la toute extré­mi­té d’une vie vouée à la tris­tesse et à la mélan­co­lie. L’esprit écra­sé de cha­grin ne s’élève pas et reste à terre, chas­sé dans le ventre d’une nou­velle maman puis expul­sé sous la forme d’un bébé. C’est le sou­ve­nir de ce cha­grin qui le fait pleurer.

Un peu per­du dans ces pen­sées, je ne vois pas que papa est, lui, tota­le­ment éga­ré. Je veux dire phy­si­que­ment englou­ti dans la géo­gra­phie hési­tante du bidonville.

« Ton copain, c’est par où ? » finit-il par lâcher un peu excé­dé. Serait-il lui aus­si gagné par le malaise qu’exhalent les lieux ? Mon père est pour­tant de la vieille école. Un tem­pé­ra­ment doit tou­jours être égal. Pas de sautes d’humeur, pas d’émotions à la devanture.

Maman qui a presque une géné­ra­tion d’écart avec mon géni­teur, s’en plaint d’ailleurs amè­re­ment. « Montre-moi que tu m’aimes » pleure-t-elle sou­vent. Imper­tur­bable, papa fré­mit à peine devant l’ampleur de la tâche.

J’avise un vieil homme che­mi­nant à contre­sens. La cas­quette lâche sur la tête che­nue, le mégot au bec calé contre son seul chi­cot. L’absence d’une den­ti­tion rai­son­nable lui rap­proche d’ailleurs le men­ton du nez lequel est ache­vé par une goutte en suspension.

« Mon­sieur, par­don, où habitent les Ricar­do ? ». Sor­ti de sa tor­peur ves­pé­rale qu’il cuve avec le vin qu’il vient de boire, il se gratte le front. Attrape sa ciga­rette de la main droite, expire une volute et dit : « tout droit, juste à gauche au ruisseau ».

Je remer­cie ample­ment le vieillard qui pour­suit sa route dere­chef en agi­tant sa main dans une forme de salut.

Papa semble ras­su­ré par la sim­pli­ci­té du par­cours qu’il nous reste encore à accom­plir. Il repart d’un pas spor­tif. Il n’est certes pas bien cos­taud, plu­tôt mai­gre­let même, mais dans son jeune temps, il a taqui­né avec suc­cès la balle de ten­nis. La course qu’il mène chaque matin afin d’attraper son bus achève de le main­te­nir en forme. Je le soup­çonne aus­si de faire quelques mou­ve­ments de gym­nas­tique sué­doise avant son pre­mier café.

La rue se fait ici plus étroite et les baraques tentent de s’embrasser par-des­sus nos têtes.

Le par­paing suc­cède au bois et au métal. Une porte, une fenêtre pour ces étranges construc­tions. Il n’y a plus per­sonne alors que coule l’imperturbable ruis­seau annon­cé par l’homme.

À bien y regar­der tou­te­fois, là, sur la gauche, au som­met d’un talus, à contre­jour, une forme humaine. Menue et sau­vage comme l’herbe folle qui pousse sur le sen­tier, elle me fait signe.

Mon cœur bon­dit lorsque je la recon­nais. C’est mon ami. Il est là comme le soleil et m’attend.

Nicolas Acelin


Auteur

licencié et agrégé en droit ainsi que diplômé en théologie. Il est passionné depuis l’enfance par l’univers de l’écrit