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Le baiser

Numéro 8 – 2020 - Hjalmar Söderberg littérature Suède par Isabelle Piette

décembre 2020

Il était une fois une jeune fille et un très jeune homme, assis sur un rocher qui s’avançait dans un lac. L’onde cla­po­tait à leurs pieds. Plon­gés tous deux dans leurs pen­sées, ils regar­daient en silence le soleil se cou­cher. Lui se disait qu’il aime­rait l’embrasser. À ses yeux, elle avait la bouche faite pour cela. Bien […]

Italique

Il était une fois une jeune fille et un très jeune homme, assis sur un rocher qui s’avançait dans un lac. L’onde cla­po­tait à leurs pieds. Plon­gés tous deux dans leurs pen­sées, ils regar­daient en silence le soleil se coucher.

Lui se disait qu’il aime­rait l’embrasser. À ses yeux, elle avait la bouche faite pour cela. Bien sûr, il avait vu des demoi­selles plus jolies, et bien sûr, il était épris d’une autre, mais d’une autre que jamais il ne pour­rait embras­ser : elle était comme un idéal, une étoile, et « die Sterne, die bege­rht man nicht ». Les étoiles ne se dési­rent pas.

Elle se disait qu’elle aime­rait qu’il l’embrasse. Elle aurait alors motif à se fâcher très fort, à lui mani­fes­ter son plus pro­fond dédain. Elle se lève­rait et, ser­rant ses jupes, lui lan­ce­rait un regard froid et hau­tain, puis s’en irait, calme et digne, et sans hâte inutile. Mais il ne fal­lait pas qu’il lise dans ses pen­sées. Aus­si avan­ça-t-elle prudemment :

– Croyez-vous qu’il y ait une vie après celle-ci ?

Lui pen­sa qu’il aurait plus de chances de l’embrasser s’il disait oui. Mais il ne se sou­ve­nait guère de ce qu’il avait pu affir­mer sur le sujet en d’autres temps et il crai­gnait de se contre­dire. Aus­si pré­fé­ra-t-il la regar­der droit dans les yeux et s’en tenir à ces mots :

– Cer­tains jours, il m’arrive de le croire.

Cette réponse ravit au plus haut point la jeune fille, qui pen­sa : en tout cas, il a de beaux che­veux et son front me plait. Dom­mage qu’il ait le nez si laid et qu’il soit sans situa­tion. Ce n’est qu’un étu­diant sans diplôme… Pareil fian­cé ne ferait pas pâlir de jalou­sie mes amies.

Lui pen­sa : « Nul doute, le moment est venu de l’embrasser. » Mais il avait affreu­se­ment peur : jamais il n’avait embras­sé de jeune fille de bonne famille. Ne pre­nait-il pas des risques ? Le père de la demoi­selle, qui dor­mait dans un hamac, à deux pas de là, était le bourg­mestre de la ville.

Elle pen­sa : « Et si je le giflais, plu­tôt, quand il m’aura embras­sée ? Voi­là qui serait peut-être une meilleure idée. »

Et puis : « Mais pour­quoi ne m’embrasse-t-il pas ? Suis-je donc si laide, si repoussante ? »

Elle se pen­cha pour se mirer dans l’eau, mais son reflet se bri­sa en mille mor­ceaux dans l’onde.

Elle revint à ses pen­sées : « Je me demande quel effet me fera son bai­ser…» En réa­li­té, elle n’avait jamais été embras­sée qu’une seule fois, par un lieu­te­nant, à la fin d’un bal au Grand Hôtel. L’homme empes­tait le cigare et l’eau-de-vie. Certes, elle avait été flat­tée — il était lieu­te­nant, quand même ! —, mais ce bai­ser, au bout du compte, ne valait pas grand-chose. D’ailleurs, elle détes­tait cet homme qui, ensuite, ne lui avait pas deman­dé sa main et ne s’était même plus sou­cié d’elle.

Le soleil se cou­chait, le soir tom­bait ; l’un et l’autre sui­vaient leurs pensées.

Lui son­gea : si elle reste à mes côtés alors que le soleil s’est cou­ché et que le soir est tom­bé, dois-je en conclure qu’un bai­ser ne la fâche­rait pas ?

Dou­ce­ment, il glis­sa un bras autour de ses épaules.

Voi­là à quoi elle ne s’était pas atten­due ! Dans son ima­gi­na­tion, il l’embrassait sans détour, elle lui flan­quait une gifle puis elle s’en allait, dra­pée dans une digni­té de prin­cesse. Que faire à pré­sent ? Se fâcher comme pré­vu ? Oui, mais elle ne vou­lait pas man­quer le bai­ser… Elle res­ta immobile.

Alors, il l’embrassa.

L’effet lui parut bien plus sin­gu­lier qu’elle ne l’aurait cru : elle se sen­tit pâlir et défaillir. Elle en oublia qu’elle vou­lait le gifler, et qu’il n’était qu’un étu­diant sans diplôme.

Lui, par contre, se sou­vint avoir lu, dans De la nature de la femme, œuvre d’un méde­cin très pieux, les mots sui­vants : « On se gar­de­ra bien, dans l’étreinte conju­gale, des pièges de la volup­té. » Il devait être dian­tre­ment dif­fi­cile de s’en gar­der, se dit-il, si un bai­ser pro­dui­sait déjà pareil effet.

***

La lune se leva ; ils s’embrassaient toujours.

– Je t’ai aimé au pre­mier regard, souf­fla-t-elle à son oreille.

Et lui :

– Tu es pour moi la seule per­sonne qui ait jamais comp­té au monde.

Söder­berg H., Yngre sam­tid­sno­vel­ler, Stock­holm, Albert Bon­niers För­lag, 1943, p. 79 – 82.

Tra­duit du sué­dois par Isa­belle Piette

Très sou­vent com­pa­ré à Mau­pas­sant, qui ne lui était pas incon­nu, Hjal­mar Söder­berg (1869 – 1941) passe en Suède pour un des maitres de la nou­velle. Ses pre­miers recueils, publiés à Stock­holm dès 1898, réunissent des textes d’abord parus dans les jour­naux. Sous des appa­rences anec­do­tiques, Söder­berg y campe, dans le Stock­holm de sa jeu­nesse, des per­son­nages plus dra­ma­tiques qu’il ne semble au pre­mier abord, sou­vent en proie au mal de vivre, mis face à leurs contra­dic­tions ou confron­tés à des dilemmes moraux. Il pose avec finesse des ques­tions éthiques, révèle avec déli­ca­tesse d’infimes cas­sures psy­cho­lo­giques et les occa­sions man­quées d’une vie, quand il ne se lance pas dans une fable à la limite du fan­tas­tique. Le style, lim­pide, balance sans cesse entre gra­vi­té et humour. Hjal­mar Söder­berg est éga­le­ment connu pour quelques romans, dont le célèbre Doc­teur Glas, qui met en scène le dilemme d’un méde­cin pous­sé au meurtre pour pro­té­ger une patiente. Il est éga­le­ment l’auteur de diverses pièces de théâtre, dont Ger­trud et Bas­cu­le­ment.

Quelques titres traduits :

Nou­velles :
* Des­sin à l’encre de Chine et autres nou­velles, tra­duit du sué­dois sous la direc­tion d’Elena Bal­za­mo, Paris, Cam­bou­ra­kis, 2014.
Romans :
* La Jeu­nesse de Mar­tin Birck, tra­duit du sué­dois par Ele­na Bal­za­mo, Paris, Viviane Hamy, 1993.
* Le Jeu sérieux, tra­duit du sué­dois et pré­fa­cé par Ele­na Bal­za­mo, Paris, Viviane Hamy, 1995.
* Doc­teur Glas, tra­duit du sué­dois par Denise Ber­nard-Fol­liot, Paris, Michel de Maule, 2005.
Théâtre :
* Ger­trud : pièce en trois actes, tra­duit du sué­dois par Vincent Dulac, Lau­sanne, Esprit Ouvert, 1994.
* Bas­cu­le­ment : pièce en trois actes, tra­duit sous la direc­tion d’Elena Bal­za­mo, Paris, L’Harmattan, 2013.

Isabelle Piette


Auteur

romaniste, titulaire d’un diplôme d’études spécialisées en langues et littératures scandinaves, elle enseigne le français à la Faculté de traduction et d’interprétation de l’U-Mons, membre du Service d’études nordiques et traductrice littéraire.