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Le Blanc : Vies ordinaires, vies précaires
L’ouvrage de Guillaume le Blanc est important aussi bien pour les débats sur l’évolution la plus actuelle de la situation sociale (et notamment sur le rôle que joue ou peut jouer aujourd’hui le travail dans le vécu individuel et social) que pour une réflexion de fond sur les rapports entre théorie et pratique, c’est-à-dire, en […]
L’ouvrage de Guillaume le Blanc1 est important aussi bien pour les débats sur l’évolution la plus actuelle de la situation sociale (et notamment sur le rôle que joue ou peut jouer aujourd’hui le travail dans le vécu individuel et social) que pour une réflexion de fond sur les rapports entre théorie et pratique, c’est-à-dire, en l’occurrence, entre une philosophie politique et sociale et la réalité la plus crue de la précarisation sociale.
L’auteur désire contribuer à une critique sociale radicalement contemporaine. Cela passe pour lui par une juste compréhension de ce qu’est le phénomène de la précarisation, ce processus par lequel l’individu perd sa « voix au chapitre », son rôle social et sa reconnaissance parce qu’il se trouve dans une situation d’instabilité au travail ou en situation de chômage. Le but de l’auteur est également de dessiner les conditions d’un véritable soin apporté aux vies précaires.
L’analyse est fine, approfondie et s’appuie sur de nombreuses références bibliographiques qui font autorité par la rigueur de traitement de leur matériel empirique (par exemple les travaux de Pierre Bourdieu, Robert Castel, Christophe Dejours) autant que par la mise en oeuvre d’une conceptualité qui ne se perd jamais dans une abstraction autosuffisante (Paul Ricoeur, Antoine Garapon, Judith Butler).
Guillaume le Blanc propose une interrogation philosophique sur l’être humain contemporain. Il veut saisir en quoi le phénomène de précarité modifie nos vies, nos modes de relations avec les autres, avec la société en général. Il s’interroge sur ce qu’est notre humanité en s’interrogeant sur ce qu’est aujourd’hui la précarité.
Son analyse est gouvernée par une triple option théorique, que l’on peut résumer dans les trois thèses suivantes.
Au départ de la vie ordinaire
La vie précaire doit être pensée au départ de la vie ordinaire. De quoi s’agit-il ? La vie ordinaire est toujours déjà prise dans un ensemble de réseaux de qualifications politiques et sociales. Nous tenons un rôle social, notamment par notre inscription dans le monde du travail. Nous prenons en charge les normes, les règles, les conventions que cela implique. Ces normes définissent donc un cadre de « fonctionnement social », mais elles ouvrent aussi un espace de jeu, d’appropriation de soi et des conventions sociales. La vie ordinaire, prise dans les exigences de la vie professionnelle, les codes d’une relative hiérarchisation, la relation entre loisirs et travail etc., est ainsi qualifiée. Et sa liberté est de « jouer » avec toutes ces qualifications. La vie ordinaire permet ensuite de comprendre la précarité comme altération, étouffement de ces jeux d’appropriation.
Que Guillaume le Blanc développe une philosophie de la précarité au départ de la vie ordinaire n’est pas anodin. La voie empruntée est bien celle d’une philosophie de la quotidienneté (telle que la pratique également le philosophe français Bruce Bégout), soucieuse des conditions de nos vies concrètes et méfiante à l’égard de toute abstraction, de toute tentative de penser au départ d’une essence abstraite de l’homme.
La précarité n’est pas naturelle
Nous sommes confrontés aujourd’hui à une tentative de justification de la précarité. Certains discours prétendent qu’elle est naturelle, inhérente à l’existence humaine. Ne sommes-nous pas, dès la naissance, des êtres vulnérables et sous la menace inéluctable de la mort ? Cette approche permet d’éluder le problème de la précarité, en ramenant celle-ci à une évidence et en dédouanant d’une quelconque responsabilité la société qui la provoque — puisqu’aucune autre situation sociale ne pourrait paraître meilleure que celle qui est justement la plus naturelle.
Bien sûr, nos vies sont précaires au sens où notre finitude (notre mortalité tragique) nous rend vulnérables, au sens où nous ne sommes pas maîtres de notre vitalité. La maladie peut nous rappeler à tout moment cette vulnérabilité de nos vies. Mais, comme le note très justement Guillaume le Blanc, cette précarité-là est fondamentalement indéterminée : elle tient à ce que notre vie nous échappe — et elle nous échappe alors aussi bien dans la joie de la naissance que dans la tragédie de la mort. Dès lors, s’il y a bien inscription de la précarité sociale dans une précarité vitale, il n’y a pas d’implication mécanique entre elles : la précarité vitale est expérience d’un avenir incertain, toujours risqué. La précarité sociale, au contraire, efface l’avenir de la personne précaire parce qu’elle l’enlise et lui interdit toute projection d’elle-même. C’est pourquoi elle est un scandale, inscrit dans une histoire sociale particulière et non dans une fatalité.
Les sans-voix
L’existence précaire est celle des sans-voix. « Homme sans qualités », le précaire est dépourvu de visibilité et de la possibilité de faire entendre sa voix dans l’espace public. Sa disqualification l’empêche d’agir, même dans la simple résistance. Face à un tel phénomène, la critique classique des pouvoirs ne saurait suffire (telle que développée par Foucault ou Deleuze). Il faut bien plutôt approfondir, affiner la compréhension de la normalité sociale pour y découvrir les conditions d’une critique de la précarité. Encore une fois, ce n’est que du coeur des vies ordinaires que peut naître une véritable réponse à l’indécence de nos sociétés de précarisation.
Le souci de l’auteur est de ne jamais effacer la tragédie de la précarisation, condition nécessaire à l’émergence d’une réponse réellement appropriée. C’est pourquoi il s’oppose à certaines pensées de la lutte pour la reconnaissance (celles d’Axel Honneth ou d’Emmanuel Renault, par exemple), qui voient dans le mépris social l’occasion d’une compréhension par le méprisé de l’injure qui lui est faite, l’occasion du discernement moral de l’injustice qu’il subit — et, dès lors, la condition même d’une lutte pour la reconnaissance.
Tenir ces positions condamne la critique sociale à une naïveté stérile face au phénomène de la précarisation : « Lorsque le déni de reconnaissance est tel qu’il suspend la voix de celui qui est méprisé, comment la lutte pour la reconnaissance peut-elle s’enclencher ? Lorsque le déni de reconnaissance est rendu invisible à l’homme méprisé lui-même, comment garantir encore la possibilité d’une lutte pour la reconnaissance ? » (p. 217). La vigilance de Guillaume le Blanc ne s’exerce donc pas seulement à l’égard d’idéologies métaphysiques et naturalistes, mais aussi bien à l’égard des naïvetés certes bien intentionnées d’une critique sociale qui manque la radicalité de la vie précaire.
Il convient donc de mener une analyse qui, en écho aux trois thèses qui viennent d’être présentées, porte sur la vie ordinaire, sur l’écart de la vie précaire par rapport à la vie ordinaire et sur le soin à apporter à la précarité. Les sept chapitres qui composent ce livre peuvent être répartis dans ce nouveau triptyque.
La vie ordinaire comme jeu avec la norme
La vie ordinaire est caractérisée par des opérations de qualifications et de disqualifications. Elle s’intègre dans une relation de travail, la concrétise, y vit des relations de conflit, etc. Cela signifie qu’elle est toujours exposée socialement et qu’elle ne s’épanouit que dans un rapport constant avec les normes sociales, qui lui attribuent un rôle, lui en refusent d’autres. Est-ce alors une vie soumise à la norme, soumise à des règles professionnelles et sociales qui la contraignent, la briment ? Non. Loin d’être simplement soumise à la norme, la vie ordinaire est un jeu avec la norme.
L’expérience du travail est à cet égard des plus révélatrices. Les règles du travail représentent bien une contrainte, cela va de soi. Mais elles permettent aussi au sujet d’explorer un milieu de vie et de détourner les normes non pas pour s’y opposer massivement ou pour s’en abstraire, mais bien pour les réaliser par lui-même. L’initiative est toujours possible. Le travail n’est jamais effectué de manière purement mécanique. Il y a là une créativité à même les normes qui engage et réalise le style d’une vie. S’inspirant de Michel de Certeau, Guillaume le Blanc parle d’un art du braconnage : « La vie ordinaire est comme une série de braconnages à l’intérieur de la forêt des normes. Le quotidien s’invente ainsi dans les détournements que l’homme ordinaire produit lorsqu’il réalise les normes » (p. 44).
On pourrait multiplier les exemples : l’automobiliste qui s’aménage son propre rapport au code de la route, l’enseignant qui ruse avec les exigences du programme en fonction de la composition et des progrès de sa classe, le père ou la mère de famille qui ferme délibérément les yeux sur les écarts de ses enfants pour leur laisser suffisamment d’autonomie… Entendons bien qu’il ne s’agit pas pour autant d’une prise de distance résolue, une critique distanciée et lucide des normes et de leurs enjeux. La créativité sociale du sujet ne relève pas de la stratégie, mais bien de la tactique : « La tactique, contrairement à la stratégie, ne requiert pas de mise à distance de l’environnement immédiat au profit d’une rationalité qui pourrait ainsi émerger. Elle s’insinue progressivement dans l’environnement disciplinaire afin d’en tirer parti. L’homme ordinaire cherche à profiter des normes qui s’abattent sur lui. Il n’est pas un stratège, mais un tacticien qui transforme les événements en occasions » (p. 40).
Le fait que l’homme ordinaire est tacticien signifie qu’il peut être inventif, et en ce sens libre, dans ses relations avec les normes sociales — sans donc prétendre pour autant y échapper. Ainsi, la vie ordinaire semble bien être toujours prise dans une tension entre sa vulnérabilité (elle ne se maîtrise pas dans son rapport à la norme) et sa prétention à l’autonomie (elle affirme pourtant son style dans ce même rapport). Si la vie ordinaire est jeu, alors sa vulnérabilité est déjà en soi un appel à l’autonomie. Et l’autonomie, à l’inverse, se risque dans l’exposition à la normalité sociale. C’est dans cette tension que « joue » la vie ordinaire. Ce jeu à risque laisse la voie ouverte à une créativité qui affirme le soi et le qualifie tout à la fois.
Pas de voix, pas de visage — en attente…
La vie précaire est le déclassement de la vie ordinaire — elle ne laisse plus aucun espace ni aucun temps à la créativité : « La précarité expose une vie ordinaire à l’épreuve de la disqualification, à la vacuité de son statut social et à la méconnaissance de son humanité. Elle entérine un déclassement par la mise en avant d’un stigmate produit par un attribut particulier — pénibilité du travail, flexibilité du travail, absence de travail » (p. 113). Le précaire apparaît en marge de la norme (par le fait de ce que le Blanc appelle le stigmate : la condamnation de ses qualités professionnelles et humaines par un licenciement, par exemple) et ne peut donc plus la faire sienne. Il n’a plus de rapport « créatif » à la norme, puisque la « tactique » dont on parlait plus haut supposait justement l’investissement dans la norme. Dès lors, le sens de la vulnérabilité du précaire est aussi modifié : la vulnérabilité ne tient plus à une exposition de soi aux normes (par exemple du travail), mais bien à une perte unilatérale du soi auquel sont refusés la voix et le visage. Le précaire devient socialement invisible et inaudible.
Mais est-ce à dire pour autant que le précaire est purement et simplement en dehors — en dehors de la normalité sociale, exclu « sans reste » ? Loin de là, et l’ambiguïté qui s’attache au statut précaire renforce la tragédie de son vécu individuel et social. Le précaire ressent tragiquement le sentiment de son inutilité, mais cela précisément parce qu’il se perçoit encore en rapport avec la normalité de l’intégration sociale par le travail. Il reste en attente, maintenu « en disponibilité » — une disponibilité qui ruine jusqu’à sa vie psychique. Quel que soit le mode de précarité (travail flexible, travail pénible, absence de travail), le précaire reste lié à la normalité sociale — à l’inverse de l’exclu, par exemple. « Déclassé », mais espérant encore son re-classement, dans l’attente de retrouver une qualification sociale, le précaire est à la fois exclu et inclus, dans un entre-deux qui l’empêche « de mobiliser une critique sociale vigoureuse, d’organiser sa rage en contestation » (p. 121).
La vie précaire ne peut alors prendre lieu ni dans un attachement au lien social dont elle s’éprouve disqualifiée ni dans une logique d’affrontement. C’est en ce sens que la voix du précaire s’éteint comme son visage s’efface de la normalité sociale. Il devient un sans-voix dans le concert des voix. Il 98 larevuenouvelle — janvier 2008 un livre devient invisible tout en étant vivant. Et dans cette contradiction, il est dépossédé de son « soi » lui-même.
« Soigner » la précarité
La description de la vie précaire est ici sans concession. Le souci de Guillaume le Blanc est bien d’éviter toute relativisation de la tragédie vécue par le précaire (notamment dans la confiance naïve en une capacité d’affrontement, de révolte, que sa situation d’exclu/inclus lui interdit pourtant). Mais puisque la précarité n’est pas naturelle, puisqu’elle est construite, il demeure pourtant possible d’y remédier. Pour cela, il faut prendre clairement conscience de l’ampleur de la souffrance psychique et sociale du précaire. Il faut ensuite faire le choix d’une « politique de soin » : ce soin peut être bien sûr « clinique » dans certains cas de maladies psychiques ou somatiques engendrées par la précarité (comme des formes graves de mélancolie), mais c’est plus généralement de soin social qu’il s’agit ici. Enfin, il faut définir le but poursuivi par cette politique de soin. Or, le soin n’aura pas pour but de reconduire la vie précaire à une normalité — sans quoi, on confirmerait ainsi ce qui crée la précarité. Il s’agit au contraire de reconduire les vies précaires à leur capacité d’autonomie (bien sûr, dans une relation maintenue avec la vulnérabilité).
Guillaume le Blanc soutient une « politique du soin » car, au regard de l’ampleur de la tragédie psychique et sociale que représente la précarisation des vies, le refus d’intervenir ne s’apparente qu’à de l’indifférence. Bien sûr, la relation de soin implique une asymétrie entre celui qui est en situation de « thérapeute » et celui qui est en situation de précarité. Mais cette asymétrie n’est pas insurmontable — au contraire de celle qui se noue entre la mère et l’enfant, par exemple. En effet, en reconduisant la vie précaire à sa capacité d’autonomie, on déstabilise la normalité dans laquelle pourrait se complaire le thérapeute. La normalité est ébranlée par le soin qui soutient les vies multiples dans leur plus extrême singularité. Rendre sa voix à une vie précaire suppose qu’on lui redonne sa capacité à se raconter. L’histoire racontée dans la relation de soin épanouit sa singularité. En redonnant la dynamique de la narration à ces vies défaillantes, on veut favoriser la création, non pas la normalisation. Dans la relation de soin, on donne une nouvelle vie ordinaire, fondamentalement originale et singulière et qui donc, plus radicalement que toute autre, réinvestit différemment, parce que singulièrement, le jeu de réalisation des normes.
Ainsi, le soin rejoint la critique sociale et y contribue. Le remarquable ouvrage de Guillaume le Blanc dessine pour nous les conditions et la teneur d’une nouvelle critique sociale au lieu de l’indécence psychique et sociale la plus actuelle.
- Guillaume le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, coll. « La couleur des idées », Paris, Seuil, 2007, 291 p.