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Le Blanc : Vies ordinaires, vies précaires

Numéro 1 Janvier 2008 par Laurent Van Eynde

janvier 2008

L’ou­vrage de Guillaume le Blanc est impor­tant aus­si bien pour les débats sur l’é­vo­lu­tion la plus actuelle de la situa­tion sociale (et notam­ment sur le rôle que joue ou peut jouer aujourd’­hui le tra­vail dans le vécu indi­vi­duel et social) que pour une réflexion de fond sur les rap­ports entre théo­rie et pra­tique, c’est-à-dire, en […]

L’ou­vrage de Guillaume le Blanc1 est impor­tant aus­si bien pour les débats sur l’é­vo­lu­tion la plus actuelle de la situa­tion sociale (et notam­ment sur le rôle que joue ou peut jouer aujourd’­hui le tra­vail dans le vécu indi­vi­duel et social) que pour une réflexion de fond sur les rap­ports entre théo­rie et pra­tique, c’est-à-dire, en l’oc­cur­rence, entre une phi­lo­so­phie poli­tique et sociale et la réa­li­té la plus crue de la pré­ca­ri­sa­tion sociale.

L’au­teur désire contri­buer à une cri­tique sociale radi­ca­le­ment contem­po­raine. Cela passe pour lui par une juste com­pré­hen­sion de ce qu’est le phé­no­mène de la pré­ca­ri­sa­tion, ce pro­ces­sus par lequel l’in­di­vi­du perd sa « voix au cha­pitre », son rôle social et sa recon­nais­sance parce qu’il se trouve dans une situa­tion d’ins­ta­bi­li­té au tra­vail ou en situa­tion de chô­mage. Le but de l’au­teur est éga­le­ment de des­si­ner les condi­tions d’un véri­table soin appor­té aux vies précaires.

L’a­na­lyse est fine, appro­fon­die et s’ap­puie sur de nom­breuses réfé­rences biblio­gra­phiques qui font auto­ri­té par la rigueur de trai­te­ment de leur maté­riel empi­rique (par exemple les tra­vaux de Pierre Bour­dieu, Robert Cas­tel, Chris­tophe Dejours) autant que par la mise en oeuvre d’une concep­tua­li­té qui ne se perd jamais dans une abs­trac­tion auto­suf­fi­sante (Paul Ricoeur, Antoine Gara­pon, Judith Butler).

Guillaume le Blanc pro­pose une inter­ro­ga­tion phi­lo­so­phique sur l’être humain contem­po­rain. Il veut sai­sir en quoi le phé­no­mène de pré­ca­ri­té modi­fie nos vies, nos modes de rela­tions avec les autres, avec la socié­té en géné­ral. Il s’in­ter­roge sur ce qu’est notre huma­ni­té en s’in­ter­ro­geant sur ce qu’est aujourd’­hui la précarité.

Son ana­lyse est gou­ver­née par une triple option théo­rique, que l’on peut résu­mer dans les trois thèses suivantes.

Au départ de la vie ordinaire

La vie pré­caire doit être pen­sée au départ de la vie ordi­naire. De quoi s’a­git-il ? La vie ordi­naire est tou­jours déjà prise dans un ensemble de réseaux de qua­li­fi­ca­tions poli­tiques et sociales. Nous tenons un rôle social, notam­ment par notre ins­crip­tion dans le monde du tra­vail. Nous pre­nons en charge les normes, les règles, les conven­tions que cela implique. Ces normes défi­nissent donc un cadre de « fonc­tion­ne­ment social », mais elles ouvrent aus­si un espace de jeu, d’ap­pro­pria­tion de soi et des conven­tions sociales. La vie ordi­naire, prise dans les exi­gences de la vie pro­fes­sion­nelle, les codes d’une rela­tive hié­rar­chi­sa­tion, la rela­tion entre loi­sirs et tra­vail etc., est ain­si qua­li­fiée. Et sa liber­té est de « jouer » avec toutes ces qua­li­fi­ca­tions. La vie ordi­naire per­met ensuite de com­prendre la pré­ca­ri­té comme alté­ra­tion, étouf­fe­ment de ces jeux d’appropriation.

Que Guillaume le Blanc déve­loppe une phi­lo­so­phie de la pré­ca­ri­té au départ de la vie ordi­naire n’est pas ano­din. La voie emprun­tée est bien celle d’une phi­lo­so­phie de la quo­ti­dien­ne­té (telle que la pra­tique éga­le­ment le phi­lo­sophe fran­çais Bruce Bégout), sou­cieuse des condi­tions de nos vies concrètes et méfiante à l’é­gard de toute abs­trac­tion, de toute ten­ta­tive de pen­ser au départ d’une essence abs­traite de l’homme.

La précarité n’est pas naturelle

Nous sommes confron­tés aujourd’­hui à une ten­ta­tive de jus­ti­fi­ca­tion de la pré­ca­ri­té. Cer­tains dis­cours pré­tendent qu’elle est natu­relle, inhé­rente à l’exis­tence humaine. Ne sommes-nous pas, dès la nais­sance, des êtres vul­né­rables et sous la menace iné­luc­table de la mort ? Cette approche per­met d’é­lu­der le pro­blème de la pré­ca­ri­té, en rame­nant celle-ci à une évi­dence et en dédoua­nant d’une quel­conque res­pon­sa­bi­li­té la socié­té qui la pro­voque — puis­qu’au­cune autre situa­tion sociale ne pour­rait paraître meilleure que celle qui est jus­te­ment la plus natu­relle.

Bien sûr, nos vies sont pré­caires au sens où notre fini­tude (notre mor­ta­li­té tra­gique) nous rend vul­né­rables, au sens où nous ne sommes pas maîtres de notre vita­li­té. La mala­die peut nous rap­pe­ler à tout moment cette vul­né­ra­bi­li­té de nos vies. Mais, comme le note très jus­te­ment Guillaume le Blanc, cette pré­ca­ri­té-là est fon­da­men­ta­le­ment indé­ter­mi­née : elle tient à ce que notre vie nous échappe — et elle nous échappe alors aus­si bien dans la joie de la nais­sance que dans la tra­gé­die de la mort. Dès lors, s’il y a bien ins­crip­tion de la pré­ca­ri­té sociale dans une pré­ca­ri­té vitale, il n’y a pas d’im­pli­ca­tion méca­nique entre elles : la pré­ca­ri­té vitale est expé­rience d’un ave­nir incer­tain, tou­jours ris­qué. La pré­ca­ri­té sociale, au contraire, efface l’a­ve­nir de la per­sonne pré­caire parce qu’elle l’en­lise et lui inter­dit toute pro­jec­tion d’elle-même. C’est pour­quoi elle est un scan­dale, ins­crit dans une his­toire sociale par­ti­cu­lière et non dans une fatalité.

Les sans-voix

L’exis­tence pré­caire est celle des sans-voix. « Homme sans qua­li­tés », le pré­caire est dépour­vu de visi­bi­li­té et de la pos­si­bi­li­té de faire entendre sa voix dans l’es­pace public. Sa dis­qua­li­fi­ca­tion l’empêche d’a­gir, même dans la simple résis­tance. Face à un tel phé­no­mène, la cri­tique clas­sique des pou­voirs ne sau­rait suf­fire (telle que déve­lop­pée par Fou­cault ou Deleuze). Il faut bien plu­tôt appro­fon­dir, affi­ner la com­pré­hen­sion de la nor­ma­li­té sociale pour y décou­vrir les condi­tions d’une cri­tique de la pré­ca­ri­té. Encore une fois, ce n’est que du coeur des vies ordi­naires que peut naître une véri­table réponse à l’in­dé­cence de nos socié­tés de précarisation.

Le sou­ci de l’au­teur est de ne jamais effa­cer la tra­gé­die de la pré­ca­ri­sa­tion, condi­tion néces­saire à l’é­mer­gence d’une réponse réel­le­ment appro­priée. C’est pour­quoi il s’op­pose à cer­taines pen­sées de la lutte pour la recon­nais­sance (celles d’Axel Hon­neth ou d’Em­ma­nuel Renault, par exemple), qui voient dans le mépris social l’oc­ca­sion d’une com­pré­hen­sion par le mépri­sé de l’in­jure qui lui est faite, l’oc­ca­sion du dis­cer­ne­ment moral de l’in­jus­tice qu’il subit — et, dès lors, la condi­tion même d’une lutte pour la reconnaissance.

Tenir ces posi­tions condamne la cri­tique sociale à une naï­ve­té sté­rile face au phé­no­mène de la pré­ca­ri­sa­tion : « Lorsque le déni de recon­nais­sance est tel qu’il sus­pend la voix de celui qui est mépri­sé, com­ment la lutte pour la recon­nais­sance peut-elle s’en­clen­cher ? Lorsque le déni de recon­nais­sance est ren­du invi­sible à l’homme mépri­sé lui-même, com­ment garan­tir encore la pos­si­bi­li­té d’une lutte pour la recon­nais­sance ? » (p. 217). La vigi­lance de Guillaume le Blanc ne s’exerce donc pas seule­ment à l’é­gard d’i­déo­lo­gies méta­phy­siques et natu­ra­listes, mais aus­si bien à l’é­gard des naï­ve­tés certes bien inten­tion­nées d’une cri­tique sociale qui manque la radi­ca­li­té de la vie précaire.

Il convient donc de mener une ana­lyse qui, en écho aux trois thèses qui viennent d’être pré­sen­tées, porte sur la vie ordi­naire, sur l’é­cart de la vie pré­caire par rap­port à la vie ordi­naire et sur le soin à appor­ter à la pré­ca­ri­té. Les sept cha­pitres qui com­posent ce livre peuvent être répar­tis dans ce nou­veau triptyque.

La vie ordinaire comme jeu avec la norme

La vie ordi­naire est carac­té­ri­sée par des opé­ra­tions de qua­li­fi­ca­tions et de dis­qua­li­fi­ca­tions. Elle s’in­tègre dans une rela­tion de tra­vail, la concré­tise, y vit des rela­tions de conflit, etc. Cela signi­fie qu’elle est tou­jours expo­sée socia­le­ment et qu’elle ne s’é­pa­nouit que dans un rap­port constant avec les normes sociales, qui lui attri­buent un rôle, lui en refusent d’autres. Est-ce alors une vie sou­mise à la norme, sou­mise à des règles pro­fes­sion­nelles et sociales qui la contraignent, la briment ? Non. Loin d’être sim­ple­ment sou­mise à la norme, la vie ordi­naire est un jeu avec la norme.

L’ex­pé­rience du tra­vail est à cet égard des plus révé­la­trices. Les règles du tra­vail repré­sentent bien une contrainte, cela va de soi. Mais elles per­mettent aus­si au sujet d’ex­plo­rer un milieu de vie et de détour­ner les normes non pas pour s’y oppo­ser mas­si­ve­ment ou pour s’en abs­traire, mais bien pour les réa­li­ser par lui-même. L’i­ni­tia­tive est tou­jours pos­sible. Le tra­vail n’est jamais effec­tué de manière pure­ment méca­nique. Il y a là une créa­ti­vi­té à même les normes qui engage et réa­lise le style d’une vie. S’ins­pi­rant de Michel de Cer­teau, Guillaume le Blanc parle d’un art du bra­con­nage : « La vie ordi­naire est comme une série de bra­con­nages à l’in­té­rieur de la forêt des normes. Le quo­ti­dien s’in­vente ain­si dans les détour­ne­ments que l’homme ordi­naire pro­duit lors­qu’il réa­lise les normes » (p. 44).

On pour­rait mul­ti­plier les exemples : l’au­to­mo­bi­liste qui s’a­mé­nage son propre rap­port au code de la route, l’en­sei­gnant qui ruse avec les exi­gences du pro­gramme en fonc­tion de la com­po­si­tion et des pro­grès de sa classe, le père ou la mère de famille qui ferme déli­bé­ré­ment les yeux sur les écarts de ses enfants pour leur lais­ser suf­fi­sam­ment d’au­to­no­mie… Enten­dons bien qu’il ne s’a­git pas pour autant d’une prise de dis­tance réso­lue, une cri­tique dis­tan­ciée et lucide des normes et de leurs enjeux. La créa­ti­vi­té sociale du sujet ne relève pas de la stra­té­gie, mais bien de la tac­tique : « La tac­tique, contrai­re­ment à la stra­té­gie, ne requiert pas de mise à dis­tance de l’en­vi­ron­ne­ment immé­diat au pro­fit d’une ratio­na­li­té qui pour­rait ain­si émer­ger. Elle s’in­si­nue pro­gres­si­ve­ment dans l’en­vi­ron­ne­ment dis­ci­pli­naire afin d’en tirer par­ti. L’homme ordi­naire cherche à pro­fi­ter des normes qui s’a­battent sur lui. Il n’est pas un stra­tège, mais un tac­ti­cien qui trans­forme les évé­ne­ments en occa­sions » (p. 40).

Le fait que l’homme ordi­naire est tac­ti­cien signi­fie qu’il peut être inven­tif, et en ce sens libre, dans ses rela­tions avec les normes sociales — sans donc pré­tendre pour autant y échap­per. Ain­si, la vie ordi­naire semble bien être tou­jours prise dans une ten­sion entre sa vul­né­ra­bi­li­té (elle ne se maî­trise pas dans son rap­port à la norme) et sa pré­ten­tion à l’au­to­no­mie (elle affirme pour­tant son style dans ce même rap­port). Si la vie ordi­naire est jeu, alors sa vul­né­ra­bi­li­té est déjà en soi un appel à l’au­to­no­mie. Et l’au­to­no­mie, à l’in­verse, se risque dans l’ex­po­si­tion à la nor­ma­li­té sociale. C’est dans cette ten­sion que « joue » la vie ordi­naire. Ce jeu à risque laisse la voie ouverte à une créa­ti­vi­té qui affirme le soi et le qua­li­fie tout à la fois.

Pas de voix, pas de visage — en attente…

La vie pré­caire est le déclas­se­ment de la vie ordi­naire — elle ne laisse plus aucun espace ni aucun temps à la créa­ti­vi­té : « La pré­ca­ri­té expose une vie ordi­naire à l’é­preuve de la dis­qua­li­fi­ca­tion, à la vacui­té de son sta­tut social et à la mécon­nais­sance de son huma­ni­té. Elle enté­rine un déclas­se­ment par la mise en avant d’un stig­mate pro­duit par un attri­but par­ti­cu­lier — péni­bi­li­té du tra­vail, flexi­bi­li­té du tra­vail, absence de tra­vail » (p. 113). Le pré­caire appa­raît en marge de la norme (par le fait de ce que le Blanc appelle le stig­mate : la condam­na­tion de ses qua­li­tés pro­fes­sion­nelles et humaines par un licen­cie­ment, par exemple) et ne peut donc plus la faire sienne. Il n’a plus de rap­port « créa­tif » à la norme, puisque la « tac­tique » dont on par­lait plus haut sup­po­sait jus­te­ment l’in­ves­tis­se­ment dans la norme. Dès lors, le sens de la vul­né­ra­bi­li­té du pré­caire est aus­si modi­fié : la vul­né­ra­bi­li­té ne tient plus à une expo­si­tion de soi aux normes (par exemple du tra­vail), mais bien à une perte uni­la­té­rale du soi auquel sont refu­sés la voix et le visage. Le pré­caire devient socia­le­ment invi­sible et inaudible.

Mais est-ce à dire pour autant que le pré­caire est pure­ment et sim­ple­ment en dehors — en dehors de la nor­ma­li­té sociale, exclu « sans reste » ? Loin de là, et l’am­bi­guï­té qui s’at­tache au sta­tut pré­caire ren­force la tra­gé­die de son vécu indi­vi­duel et social. Le pré­caire res­sent tra­gi­que­ment le sen­ti­ment de son inuti­li­té, mais cela pré­ci­sé­ment parce qu’il se per­çoit encore en rap­port avec la nor­ma­li­té de l’in­té­gra­tion sociale par le tra­vail. Il reste en attente, main­te­nu « en dis­po­ni­bi­li­té » — une dis­po­ni­bi­li­té qui ruine jus­qu’à sa vie psy­chique. Quel que soit le mode de pré­ca­ri­té (tra­vail flexible, tra­vail pénible, absence de tra­vail), le pré­caire reste lié à la nor­ma­li­té sociale — à l’in­verse de l’ex­clu, par exemple. « Déclas­sé », mais espé­rant encore son re-clas­se­ment, dans l’at­tente de retrou­ver une qua­li­fi­ca­tion sociale, le pré­caire est à la fois exclu et inclus, dans un entre-deux qui l’empêche « de mobi­li­ser une cri­tique sociale vigou­reuse, d’or­ga­ni­ser sa rage en contes­ta­tion » (p. 121).

La vie pré­caire ne peut alors prendre lieu ni dans un atta­che­ment au lien social dont elle s’é­prouve dis­qua­li­fiée ni dans une logique d’af­fron­te­ment. C’est en ce sens que la voix du pré­caire s’é­teint comme son visage s’ef­face de la nor­ma­li­té sociale. Il devient un sans-voix dans le concert des voix. Il 98 lare­vue­nou­velle — jan­vier 2008 un livre devient invi­sible tout en étant vivant. Et dans cette contra­dic­tion, il est dépos­sé­dé de son « soi » lui-même.

« Soigner » la précarité

La des­crip­tion de la vie pré­caire est ici sans conces­sion. Le sou­ci de Guillaume le Blanc est bien d’é­vi­ter toute rela­ti­vi­sa­tion de la tra­gé­die vécue par le pré­caire (notam­ment dans la confiance naïve en une capa­ci­té d’af­fron­te­ment, de révolte, que sa situa­tion d’exclu/inclus lui inter­dit pour­tant). Mais puisque la pré­ca­ri­té n’est pas natu­relle, puis­qu’elle est construite, il demeure pour­tant pos­sible d’y remé­dier. Pour cela, il faut prendre clai­re­ment conscience de l’am­pleur de la souf­france psy­chique et sociale du pré­caire. Il faut ensuite faire le choix d’une « poli­tique de soin » : ce soin peut être bien sûr « cli­nique » dans cer­tains cas de mala­dies psy­chiques ou soma­tiques engen­drées par la pré­ca­ri­té (comme des formes graves de mélan­co­lie), mais c’est plus géné­ra­le­ment de soin social qu’il s’a­git ici. Enfin, il faut défi­nir le but pour­sui­vi par cette poli­tique de soin. Or, le soin n’au­ra pas pour but de recon­duire la vie pré­caire à une nor­ma­li­té — sans quoi, on confir­me­rait ain­si ce qui crée la pré­ca­ri­té. Il s’a­git au contraire de recon­duire les vies pré­caires à leur capa­ci­té d’au­to­no­mie (bien sûr, dans une rela­tion main­te­nue avec la vulnérabilité).

Guillaume le Blanc sou­tient une « poli­tique du soin » car, au regard de l’am­pleur de la tra­gé­die psy­chique et sociale que repré­sente la pré­ca­ri­sa­tion des vies, le refus d’in­ter­ve­nir ne s’ap­pa­rente qu’à de l’in­dif­fé­rence. Bien sûr, la rela­tion de soin implique une asy­mé­trie entre celui qui est en situa­tion de « thé­ra­peute » et celui qui est en situa­tion de pré­ca­ri­té. Mais cette asy­mé­trie n’est pas insur­mon­table — au contraire de celle qui se noue entre la mère et l’en­fant, par exemple. En effet, en recon­dui­sant la vie pré­caire à sa capa­ci­té d’au­to­no­mie, on désta­bi­lise la nor­ma­li­té dans laquelle pour­rait se com­plaire le thé­ra­peute. La nor­ma­li­té est ébran­lée par le soin qui sou­tient les vies mul­tiples dans leur plus extrême sin­gu­la­ri­té. Rendre sa voix à une vie pré­caire sup­pose qu’on lui redonne sa capa­ci­té à se racon­ter. L’his­toire racon­tée dans la rela­tion de soin épa­nouit sa sin­gu­la­ri­té. En redon­nant la dyna­mique de la nar­ra­tion à ces vies défaillantes, on veut favo­ri­ser la créa­tion, non pas la nor­ma­li­sa­tion. Dans la rela­tion de soin, on donne une nou­velle vie ordi­naire, fon­da­men­ta­le­ment ori­gi­nale et sin­gu­lière et qui donc, plus radi­ca­le­ment que toute autre, réin­ves­tit dif­fé­rem­ment, parce que sin­gu­liè­re­ment, le jeu de réa­li­sa­tion des normes.

Ain­si, le soin rejoint la cri­tique sociale et y contri­bue. Le remar­quable ouvrage de Guillaume le Blanc des­sine pour nous les condi­tions et la teneur d’une nou­velle cri­tique sociale au lieu de l’in­dé­cence psy­chique et sociale la plus actuelle.

  1. Guillaume le Blanc, Vies ordi­naires, vies pré­caires, coll. « La cou­leur des idées », Paris, Seuil, 2007, 291 p.

Laurent Van Eynde


Auteur

Laurent Van Eynde codirige avec Sophie Klimis et Philippe Caumières les Cahiers Castoriadis : chaque année, un ouvrage collectif traite une thématique essentielle de l'oeuvre du philosophe Cornelius Castoria-dis (1922-1997), en croisant les regards de spécialistes de son oeuvre et de chercheurs qui la découvrent pour l'occasion. À ce jour, trois Cahiers ont déjà paru : « L'imaginaire selon Castoriadis », « Imagination et création historique », « Psychè ». Un quatrième volume paraîtra prochainement : « Praxis et institution ». Les Cahiers Castoriadis sont édités par les Publications des facultés universitaires Saint-Louis, à Bruxelles (http://www.fusl.ac.be/publications/326.html).