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Langue de bois, citoyens et postdémocratie

Numéro 8 - 2017 - par Émilie Jacquy - Nathalie Schiffino -

« Pour comprendre une activité humaine complexe, il faut connaitre la langue et l’approche des individus qui poursuivent cette activité [2]. » Quoi de plus complexe que le fonctionnement actuel de notre postdémocratie où citoyens et mandataires politiques semblent parler des langues différentes ? Comment peuvent-ils s’entendre lorsque les premiers dénoncent la langue de bois des seconds ? Cette langue de bois ne serait-elle qu’une expression de sens courant ? À travers un groupe de discussion de citoyens et l’analyse des discours d’un Premier ministre, nous montrons que la langue de bois, que la science politique n’a pas conceptualisée, nous en apprend beaucoup sur ce que les citoyens savent des hommes et femmes politiques.

Comment se parle-t-on en démocratie aujourd’hui ?

La littérature en science politique, riche de débats sur la représentation et la participation, démontre qu’il existe un écart entre, d’un côté, le discours et le fonctionnement politiques et, de l’autre, des initiatives et des critiques citoyennes. La langue de bois creuse-t-elle cet écart ? L’actualité le laisserait intuitivement penser. Les affaires Publifin ou Samu social, par exemple, accroissent le désabusement des citoyens à l’encontre des mandataires publics. Et le discours politique semble jouer ici un effet démultiplicateur. Les arguments avancés par des élus pour légitimer les pratiques qui leur sont reprochées ont attisé un ras-le-bol citoyen. Dans une lettre ouverte [1], Barbara Dufour (enseignante) et Walter Feltrin (patron de PME) dénoncent les « propos indécents de certains élus » et se disent « incrédules » face au « sauvetage désespéré de ce qui peut encore être préservé par ceux qui se croient encore crédibles ». Pris dans la tourmente médiatique, les responsables politiques incriminés se taisent, invoquent des propos mal interprétés ou maladroits. Une telle conjoncture apparait comme un laboratoire du rôle que joue le discours politique en démocratie aujourd’hui.

Au-delà des faits d’actualité, le politiste et sociologue britannique Colin Crouch constate que « nous avons pris l’habitude d’entendre les politiciens parler un langage différent de celui des gens normaux […] des déclarations superficielles et séduisantes qui les distinguent des autres » (Crouch, 2013, p. 31). Les causes sont plurielles et les effets importants.

À partir du XIXe siècle, l’impératif d’une communication de masse a progressivement conduit la classe politique à se calquer sur le modèle publicitaire. Les messages courts et répétitifs, les images marquantes, les énoncés au nombre limité de caractères et délivrés rapidement prennent le pas sur des échanges étayés et circonstanciés. Les débats télévisuels au dernier tour des élections présidentielles tant aux États-Unis en 2016 qu’en France en 2017 attestent d’un glissement des formes de communication au plus haut niveau de l’appareil étatique et à ses moments les plus populaires. « Vous mentez », assène à plusieurs reprises un Emmanuel Macron à une Marine Le Pen ayant surfé sur la rhétorique populiste pendant toute la campagne électorale. Les effets en termes de dé-démocratisation du fonctionnement politique et du vivre ensemble sont majeurs.

Colin Crouch (2013, p. 31) n’hésite pas à dire que la forme de communication que privilégie aujourd’hui le monde politique « ne ressemble ni aux propos quotidiens des citoyens ordinaires ni au langage d’une authentique discussion politique », mais surtout qu’elle est conçue pour « échapper à l’examen de ces deux modes principaux de discours démocratique ». Les principes de libre autonomie des citoyens par rapport aux gouvernants et de mise en débat collégial préalable à toute décision publique, chers à Bernard Manin (1995) pour garantir la légitimité d’un gouvernement représentatif, se retrouvent sur la sellette. Crouch voit là une caractéristique du fonctionnement actuel de la démocratie qu’il qualifie de postdémocratie.

Dès lors, il est utile de rappeler que le discours politique est souvent taxé de langue de bois car il anesthésierait la relation démocratique, et de se souvenir que l’expression elle-même nous vient de l’ancien Bloc de l’Est (Chartier, Oustinoff, Nowicki, 2010, p. 9-10) où elle y désignait l’utilisation d’un langage de propagande par des régimes non démocratiques. Le langage de l’administration tsariste n’était-il pas qualifié de « langue de chêne » (Shapina, 2008) ? Et le mouvement Solidarność en Pologne n’a-t-il pas fait de sa dénonciation de la langue de bois soviétique une composante cruciale de sa dissidence (Nowicki, 2010, p. 23-28) ? Traduite en français et replacée dans un contexte démocratique, la langue de bois, tout comme sa cousine « novlangue », renvoie à des conceptions et à des usages divers, mais elle est toujours employée pour « disqualifier » le discours de l’autre (Krieg-Planque, 2012, p. 69-83). L’utilisation de la langue de bois est principalement associée aux mandataires publics et aux fonctionnaires, mais le fait qu’on la retrouve également employée par les groupes privés (Lecaussin, 2010, p. 135-141) ainsi que par les journalistes (Legrand, 2010, p. 151-155) en fait un enjeu du vivre ensemble démocratique.

En raison de « l’ambigüité de ses emplois », de sa « désignation problématique » et de sa « valeur éminemment dépréciative » (Monte et Oger, 2015, p. 13), la notion de langue de bois laisse sceptique le monde académique qui y fait parfois référence, mais sans conceptualisation. Pourtant, les citoyens utilisent souvent la notion pour critiquer le discours de leurs élus. Partant du constat que cela « mérite de vraies recherches » (Wolton, 2010, p. 157), nous avons donc réalisé une enquête pour définir et caractériser scientifiquement la langue de bois à l’ère postdémocratique. Qu’est-ce la langue de bois pour les citoyens belges francophones ? À quoi l’identifient-ils dans un discours politique ? Est-il possible de la cerner par des indicateurs objectifs ? D’un point de vue scientifique, que peut nous laisser voir la notion de langue de bois, notamment sur la relation complexe et tendue qui s’établit, en démocratie, entre les citoyens et les gouvernants ? Notre recherche a tenté de répondre à cette série de questions. En exposer ici les résultats permet en outre d’ouvrir le laboratoire d’un chercheur en science politique travaillant sur un thème de la vie quotidienne.

Le langage courant et la démarche scientifique à la croisée des chemins

La langue de bois relève du sens commun qui relève, lui, par définition (Simeant, 2008, p. 497), du bon sens, mais aussi de préjugés. Il est donc intéressant de cerner la langue de bois à travers une démarche scientifique. Si la littérature en science politique ne circonscrit pas précisément les contours du phénomène par un concept, des livres et des articles y font néanmoins référence notamment en France (Delporte, 2011) et pointent l’usage d’appellations diverses selon les époques et les lieux, depuis la novlangue du roman 1984 par Orwell jusqu’au « doublespeak » des gouvernements démocratiques notamment américains [2]. Derrière la pluralité des représentations, deux facettes se dessinent, récurrentes : l’utilisation d’un champ lexical vague et de formules stéréotypées, d’une part, et, d’autre part, la tendance à neutraliser la dimension politique du discours.

Au départ de ces dénominateurs communs, nous avons pu construire un cadre d’analyse en puisant dans différents travaux en sociolinguistique des caractéristiques définitionnelles et une série d’indicateurs potentiels de la langue de bois. Les travaux d’Alice Krieg-Planque [3] (2012) et de Claire Oger (2010, p. 91-95) sur l’analyse des discours notamment institutionnels nous ont particulièrement inspirées. En effet, s’agissant d’investiguer la communication dans le champ politique, il est utile de privilégier des discours dits institutionnels, c’est-à-dire un ensemble d’énoncés qui est « produit officiellement par un énonciateur singulier ou collectif qui occupe une position juridiquement inscrite dans l’appareil d’État, qu’il soit fonctionnaire ou représentant politique » (Oger, Ollivier-Yaniv, 2003, p. 127).

Le cadre d’analyse a été mis à l’épreuve du terrain. Pour produire l’effet de démonstration, le dispositif méthodologique a recouru à deux techniques : une analyse de discours et un groupe de discussion. D’une part, nous avons testé les indicateurs potentiels de la langue de bois intégrés dans le cadre d’analyse en les appliquant à un corpus de discours institutionnels émanant du gouvernement fédéral au pouvoir en Belgique depuis 2014, et en particulier le discours du Premier ministre Charles Michel sur l’austérité [4]. En nous appuyant sur la linguistique, nous ne nous sommes donc pas tant intéressées à « de quoi on parle », mais à « comment c’est dit ». D’autre part, nous avons organisé un groupe de discussion pour comprendre quels critères les citoyens utilisent pour qualifier un discours politique de langue de bois et pour faire émerger les représentations qu’ils en ont [5]. Il ne s’agit pas seulement de voir quel consensus se crée autour de la langue de bois, mais de repérer aussi les divergences d’opinions voire les conflits qu’elle suscite. Enfin, dans une phase confirmatoire, nous avons croisé les indicateurs présents dans l’analyse de discours et dans les échanges citoyens du groupe de discussion. Les résultats de l’une, de l’autre, puis croisés fournissent des résultats dont une partie (et une partie seulement ; l’attention étant concentrée sur l’apport du groupe de discussion) est présentée et discutée ci-après.

Comment détecter la langue de bois ?

Le figement est une première caractéristique par laquelle une langue de bois se laisse potentiellement détecter. Il implique une association répétée de mots qui finissent par sembler indissociables les uns des autres et qui figent le discours en le rendant prévisible. La formule (Krieg-Planque, 2009) est une forme particulière de figement. Construite par l’usage social et chargée d’enjeux sociopolitiques, elle est connue de tous, elle évoque quelque chose pour tous, mais elle renvoie à des significations et à des valeurs multiples voire diamétralement opposées. Au figement de la forme s’oppose l’ambigüité du sens. « Créer de l’emploi » est une formule que le gouvernement (2014-2019) et singulièrement son Premier ministre (Charles Michel) emploient de manière récurrente pour différentes audiences : étudiants, employés, électeurs, journalistes, etc. Ils l’associent souvent, à destination de ces mêmes publics, à un slogan : « Jobs, jobs, jobs ». Une formule peut être régulièrement employée avec d’autres mots ou expressions. Ce phénomène de co-occurrences apparait également symptomatique de la langue de bois. À l’expression « développement durable », les auditeurs entendront souvent accoler les termes « changement climatique », par exemple.

Un autre marqueur possible de la langue de bois réside dans l’ambigüité sémantique, notamment par un procédé de nominalisation qui consiste à former un nom à partir d’un verbe ou d’un adjectif. Les responsables politiques expliqueront souvent qu’une part de responsabilité leur échappe dans des décisions publiques marquées par la « mondialisation ». Les citoyens sont par ailleurs placés dans l’incapacité de voir quels acteurs sont à l’origine de l’action de mondialiser ou à son pilotage. Chacun est libre d’incarner la notion comme il l’entend, ce qui laisse place à l’équivoque. C’est au citoyen qu’il revient d’expliciter l’implicite, avec l’effet d’intensification que cela peut comporter. Cette ambigüité permet au discours de contenter des publics aux attentes plurielles. La linguistique parle de discours « pluri-adressé ».

Le jeu sur les pronoms personnels permet aussi à un locuteur de se désigner à travers des valeurs fluctuantes « mais toujours supposément porteuses d’intérêt général » (Krieg-Planque, 2012, p. 72). Un « nous » est tantôt un individu politique, un de ses collègues ou la collégialité de tout le gouvernement auquel ils appartiennent, diluant ainsi la décision publique. Ce peut être aussi un « nous » qui englobe les destinataires du discours. « Le monde change. Avec une rapidité totalement inédite. Nous devons donc adapter notre modèle économique et social », déclarait Charles Michel à la Chambre des Représentants le 10 octobre 2017.

La modalisation est un autre mécanisme générateur d’ambigüité. Elle consiste à énoncer un fait sans prendre d’engagement, en utilisant des verbes qui introduisent une nuance hypothétique. « Il faut prendre un certain nombre de mesures véritablement strictes et mon intention est de contribuer à ce que ces mesures soient prises », affirme Elio Di Rupo en janvier 2017, invité à s’exprimer sur le montant des rémunérations perçues par les administrateurs de Publifin [6].

La concession constitue un procédé linguistique qui tente de rendre compatibles, souvent dans une seule phrase, des orientations en réalité divergentes. Il peut s’agir de lignes directrices pour un gouvernement qui tente de combiner, par exemple, croissance économique et préservation des ressources naturelles, ou d’une personnalité politique qui veut se montrer à son avantage. À propos de la polémique suscitée par l’accueil en Belgique de membres d’une délégation soudanaise identifiant leurs compatriotes arrêtés au parc Maximilien à Bruxelles, Charles Michel rappelle l’ambition du gouvernement de mener « une politique migratoire humaine, mais ferme » [7].

De manière beaucoup plus assertive, celui qui pratique la langue de bois peut assoir la légitimité de ce qu’il affirme sur son statut social, sa position institutionnelle, ou renvoyer la responsabilité à un locuteur extérieur. Invité à réagir à la grève de la Centrale générale des services publics (CGSP), le Premier ministre Charles Michel déclare : « Personne ne doute des vraies raisons qui ont conduit un seul syndicat […] à déclencher cette grève contre un gouvernement, mais pas pour défendre l’intérêt des travailleurs » [8].

Ces procédés linguistiques ne fournissent certes pas une grille exhaustive pour l’analyse de la langue de bois. Mais, en tant que marqueurs potentiels, ils permettent d’analyser des discours institutionnels pour déterminer dans quelle mesure ils relèvent de la langue de bois. Les résultats de telle analyse de discours sont présentés dans la dernière section de l’article, croisés avec ce que le groupe de discussion a pu également produire. Car au-delà de l’identification du phénomène, c’est bien plus ce qu’il génère sur la dynamique démocratique qui nous intéresse.

Faire parler les citoyens

Les citoyens sont-ils donc réceptifs à tous ces procédés de langage ? Y reconnaissent-ils, et de manière consciente ou non, une langue de bois ? Le groupe de discussion, souvent appelé focus group, est une technique d’entretiens collectifs qui permet de « générer des hypothèses sur des sujets peu explorés » (Touré, 2010, p. 11) et d’« accéder au sens commun, aux modèles culturels et aux normes » (Duchesne, 2008, p. 36). Le groupe de discussion permet en effet de décrire les phénomènes tels qu’ils sont vécus et partagés par les acteurs en rendant compte des significations partagées autant que des points de divergence (Touré, 2010, p. 8), le sens commun étant par nature ambivalent et contradictoire [9]. Pour explorer le phénomène de la langue de bois, et dans une optique inductive, le groupe de discussion offre une arène d’émergence des représentations citoyennes.

Le groupe est ici composé de huit citoyens. Ce nombre se situe dans la moyenne de ce qui est prescrit pour faire émerger des représentations en nombre et de manière faisable [10]. Les huit citoyens partagent un critère d’homogénéité sociale. Ce sont des adultes en reprise d’études. Ils ressentent un intérêt pour les phénomènes politiques et ils sont demandeurs d’une démarche pour construire un esprit critique. Ils présentent un degré d’interconnaissance qui relève d’un « contexte familier sans qu’ils partagent à proprement parler le même réseau de sociabilité » (Duchesne, Haegel, 2008, p. 36). Cela facilite la prise de parole par tous. Mais l’échantillon est aussi diversifié en termes d’âge, de genre, de situation socioprofessionnelle, de niveau de diplôme, d’origine ethnique et de lieu d’habitation, comme en atteste le tableau ci-dessus.

Un scénario d’animation du groupe a été écrit pour préparer minutieusement deux heures de discussion entrecoupées d’une pause favorisant la convivialité des échanges. Le scénario comprenait, entre autres, la confidentialité sur l’objet au cœur même du dispositif (la langue de bois), l’emploi de textes écrits et de vidéos pour matérialiser les discours du Premier ministre auprès des participants [11], de post-it pour qu’ils mettent à plat leurs commentaires, de pancartes à brandir pour signaler leur désaccord avec un propos en train de se dire, etc. In fine, le scénario a conduit le groupe à répondre aux questions suivantes : Qu’est-ce que la langue de bois ? En quoi est-elle présente dans les extraits d’interviews de Charles Michel qu’ils ont écoutés, dans les discours qu’ils ont lus, en guise d’amorce au groupe de discussion ? Quels en sont selon eux les traits formels, c’est-à-dire les procédés linguistiques par lesquels la langue de bois se manifeste concrètement ?

Répéter des énoncés ambigus et éviter le conflit

De l’analyse de discours à partir des indicateurs sociolinguistiques et du groupe de discussion, il ressort que la langue de bois se manifeste dans le discours politique principalement à travers deux dimensions : d’un côté, la stabilisation des énoncés qui provient de la répétition de formulations stéréotypées et, de l’autre côté, l’effacement de la conflictualité qui résulte de la recherche de consensus à travers le discours. Il s’agit des deux dimensions essentielles des discours institutionnels. À la stabilisation des énoncés, notre recherche permet d’ajouter la stratégie du flou et de l’équivoque comme étant également symptomatique de la langue de bois. Cette stratégie consiste, en linguistique, à produire un contenu au sens approximatif, favorisant une pluralité d’interprétations.

Pour les citoyens du groupe de discussion, ces dimensions se matérialisent dans les discours par la présence de procédés linguistiques et rhétoriques qui produisent un discours standardisé, lisse et équivoque qu’ils qualifient explicitement de langue de bois. Alors même que l’objet de notre recherche ne leur est pas connu (cf. confidentialité dans le scénario d’animation du groupe de discussion), ils utilisent la notion « langue de bois » après quatre minutes d’échanges autour de deux questions de départ : que pensez-vous de la manière dont les politiciens, les politiciennes s’expriment en général ? Et qu’est-ce qui vous vient à l’esprit comme points positifs ou négatifs ?

Pour aller plus loin, deux axes ont été privilégiés dans l’analyse du contenu du discours et du groupe de discussion : un axe de définitions de langue de bois (en termes fonctionnels : la langue de bois sert à…) et plus concrètement un axe de procédés lexicaux et rhétoriques (qui matérialisent les définitions : la langue de bois se manifeste dans le discours politique par…).

Définitions et fonctions de la langue de bois selon le groupe de discussion à l’aune des indicateurs sociolinguistiques

Les théories de la démocratie ont mis en évidence combien et comment les citoyens peuvent faire valoir un savoir profane. Leurs activités quotidiennes produisent des connaissances qu’ils peuvent valoriser au quotidien. S’agissant de la langue de bois, les citoyens interrogés en produisent une définition nuancée car, selon eux, plusieurs raisons poussent les politiques à pratiquer la langue de bois [12].

Les participants voient dans le discours politique un art de « la rhétorique » en même temps qu’un exercice « démagogique ». Ils en apprécient « la force de persuasion » tout en dénonçant « la mauvaise foi des hommes politiques, leurs mensonges éhontés ». Ils illustrent leurs définitions par une « guerre des chiffres qui les énerve » : « Ils donnent des chiffres, puis ils donnent des chiffres dans l’autre sens et on ne sait pas ce qu’il faut croire, et on pourrait croire les deux comme aucun ». La langue de bois est ainsi définie comme un « jargon difficile à appréhender pour le citoyen lambda », ce qui n’est pas sans générer un paradoxe puisque les politiques « donnent l’impression qu’ils s’adressent à des inférieurs, un peu à des simplets qui ne comprennent pas tout ». Dans ces extraits, les tensions engendrées par les formes de communication postdémocratique qu’expose Colin Crouch trouvent à s’incarner.

Les citoyens ne sont pourtant pas dupes, ils expliquent que le recours à la langue de bois et les tensions qu’elle produit se justifient par les fonctions qu’elle remplit. Selon les participants au groupe de discussion, la langue de bois permet aux mandataires politiques d’« esquiver une question » ou de « détourner l’attention » des auditeurs en « tournant autour du pot ». Elle leur sert également à « dissimuler » des faits ou à en proposer une relecture qui les avantage, pouvant aller jusqu’à « la manipulation ». Si les politiques pratiquent la langue de bois, nous disent les participants, c’est aussi pour séduire et « contenter » simultanément des publics aux points de vue et intérêts divergents, dans une visée électoraliste. Il s’agit de « ménager la chèvre et le chou » à travers des réponses où « chacun peut trouver son compte ». En linguistique, cela renvoie à la stratégie du flou et de l’équivoque qui a pour propriété de laisser planer le doute sur les intentions du locuteur et de favoriser différentes interprétations.

Les citoyens du groupe repèrent aussi la langue de bois au caractère « monotone » et « hyperformaté » du discours qui donne l’impression d’être « repris » d’une interview à l’autre. Ils relèvent une « liste de mots bateau » au sens ambigu, tels que les mots « mesure », « paix sociale » et « création d’emploi », qui semblent préparés très à l’avance pour faire mouche. Les participants au groupe de discussion évoquent encore le « manque de clarté » et le caractère « vide » de la langue de bois. Derrière ces qualificatifs citoyens, c’est la dimension de stabilisation des énoncés et son couplage à la stratégie du flou et de l’équivoque qui se matérialisent à travers le concept de formule.

Les citoyens interrogés insistent sur l’évitement des confrontations idéologiques et le compromis qu’entretient la langue de bois. En analyse de discours, cette définition correspond à la dimension d’effacement de la conflictualité qui se traduit par un discours lisse qui appelle l’adhésion et inhibe la contradiction. Elle est évoquée en termes de « dépolitisation du discours politique » par des auteurs comme Corinne Gobin (2004, p. 85-101), Gilbert Rist (2002, p. 25-41) et Jean-Louis Siroux (2008, p. 13-23). Corinne Gobin va jusqu’à dénoncer les termes « consensus » et « partenariat » en ce qu’ils véhiculeraient un modèle de gestion efficace et rationnelle des ressources qui a pour effet d’évacuer la dimension politique des débats. Cette seconde dimension de la langue de bois, les citoyens interrogés la repèrent, par exemple, dans une argumentation qui présente le saut d’index comme une condition pour garantir l’avenir de la sécurité sociale, « sans dire que c’est un choix politique ». Ils pointent aussi des « contradictions » marquées par l’utilisation du « mais », ce qui relève en linguistique du procédé de concession. Ils relèvent enfin la présence d’un « nous » collectif associé à l’idée d’obligation et ils se disent « horripilés » lorsque les responsables politiques « se cachent derrière des “on n’a pas le choix” ».

Enfin, les citoyens interrogés constatent l’existence d’inévitables et d’interdits dans le discours politique. Ainsi, il apparait « logique », dans un contexte de « taux de chômage élevé », que Charles Michel ait « besoin de dire que tout le monde veut créer de l’emploi ». Et les participants comprennent, même s’ils le regrettent, pourquoi le Premier ministre n’a « pas le droit » de prononcer les mots « saut d’index ». Sans connaitre les théories de l’analyse linguistique, ils relèvent ainsi l’effet qualifiant et disqualifiant des formules qui contribue à expliquer la présence de formulations conventionnelles.

C’est en partie à travers le prisme des mots des politiques que les citoyens perçoivent la réalité sociale, économique et politique et qu’ils en appréhendent les enjeux. Or l’effacement de la conflictualité dans le discours tend à inhiber voire à rendre impossible un véritable débat démocratique sur le fond ce dont les citoyens ne sont pas dupes. Mais ils décodent aussi la langue de bois comme un impératif auquel se soumettent les gouvernants sous les contraintes médiatiques et de formatage. Face aux questions parfois « caricaturales » des journalistes et au temps de réponse très court accordé aux responsables politiques pour rendre compte de décisions qui ne sont « pas si simples », les citoyens considèrent la langue de bois comme « défensive », voire « nécessaire ». À l’heure de la communication 2.0, la spontanéité constitue un risque que les mandataires publics « anticipent » en pratiquant la langue de bois. Le groupe de discussion voit aussi la langue de bois comme relevant de « codes » spécifiques au milieu, appris par « mimétisme » par des politiciens qui « viennent tous du même moule ».

La linguistique, les citoyens et l’arbre qui cache la forêt

Les principaux indicateurs linguistiques de la langue de bois qui ont été relevés par le groupe de discussion sont le figement par la répétition de mots prêts à l’emploi et en particulier la formule, la modalisation, la concession et le « nous » collectif. D’autres indicateurs potentiels n’ont pas été relevés au cours de la discussion du groupe, mais pourraient être confirmés par des recherches ultérieures. Plus fondamentalement, la langue de bois soulève de nombreux enjeux en termes de représentation et de participation citoyenne qui n’ont pas échappé aux participants. Ils ont mis en résonance le fait que « malgré la puissance des dispositifs de pouvoir qui s’imposent aux récepteurs des messages politiques, ceux-ci ne sont pas purement passifs » (Braud, 2010, p. 145). En opposition à la vision réductrice de récepteurs influençables, les participants au groupe de discussion se sont montrés acteurs de la réception du discours politique. De la langue de bois, ils ont fourni une vision complexe et nuancée. Leurs débats ont été animés, ils ont questionné la notion et même joué l’avocat du diable en comprenant la posture du gouvernant et les fonctions que remplit, pour lui, la langue de bois.

La langue de bois joue néanmoins globalement un rôle négatif dans la perception du discours politique par les citoyens. En raison de cela, elle intervient négativement dans le rapport à la politique. Elle engendre des doutes, de la méfiance et de la distanciation vis-à-vis des politiques et des propos qu’ils tiennent. À ce sujet, Monte et Oger (2015, p. 13) montrent comment les formules creusent l’écart entre « ceux qui ont accès aux formules consacrées et ceux qui en sont exclus ». La langue de bois participe également de la perception négative du carriérisme en politique. Elle semble aussi rendre plus ardue la compréhension du message politique. Elle engendre un sentiment de lassitude face au contenu standardisé des discours, mais également l’impression de ne pas être pris en compte — de ne pas être représenté ? — en tant que citoyen(ne).

Langue de bois, langue de chêne aux racines étymologiques de l’expression, l’arbre qui cache la forêt : cette dernière métaphore sert généralement à désigner une situation dans laquelle l’attention serait concentrée sur un détail plutôt que sur une vision d’ensemble. Le phénomène manifesterait aussi, en conséquence, un manque d’objectivité. Si l’on part du postulat, et c’en est un dans cet article, que nous sommes dans une ère postdémocratique, le questionnement scientifique est crucial quant à savoir comment faire évoluer la communication politique, les échanges entre citoyens et gouvernants, afin que l’arbre ne cache plus la forêt, mais que le vivre ensemble et son devenir soient substantiellement mis à l’épreuve de la discussion, comme l’exige le principe d’un gouvernement représentatif. Si l’on suit Aristote qui estime que la communauté politique n’est pas seulement le lieu du vivre ensemble, mais celui des belles actions, on peut réfléchir au-delà, à la plus-value démocratique que comporte un échange sans langue de bois entre citoyens et dirigeants politiques.


[1Publiée dans Le Vif du 20 février 2017.

[2« Doublespeak » est une expression proposée par William Lutz (1996) pour désigner une communication qui n’en est pas vraiment une. Sur ceci et pour une explicitation sur les traductions et développements de la novlangue orwellienne, voir Oustinoff, 2010, p. 151-155.

[3Le premier auteur a échangé avec A. Krieg-Planque qui a souligné l’intérêt de partir de ce que les citoyens appellent eux-mêmes la langue de bois.

[4Dans le cadre de cet article, nous ne détaillons pas cette analyse : c’est l’apport du travail citoyen que nous mettons en exergue.

[5Le groupe de discussion a été conçu avec l’aide de la professeure V. Van Ingelgom (UCL), chercheuse qualifiée FNRS et lauréate d’une ERC Starting Grant.

[6Interview d’Elio Di Rupo par le journaliste Martin Buxant, Bel RTL, L’invité, 19 janvier 2017.

[7Le Soir.be, 26 septembre 2017.

[8Charles Michel interviewé en direct dans le JT de 19 heures sur RTL, le 10 octobre 2017.

[9Billig cité par Duchesne et Haegel, loc. cit., p. 38.

[10Comme toujours en sciences sociales, il existe un débat méthodologique sur le groupe de discussion. Une entrée possible dans la controverse est, par exemple, Savigny H., Focus Groups and Political Marketing : Science and Democracy as Axiomatic ?, British Journal of Political and Indutrial Relations, vol. 9, 2007, p. 122-137.

[11Comme discours instituant, nous avons sélectionné la déclaration gouvernementale prononcée par Charles Michel le 14 octobre 2014 devant le Parlement et dont un extrait a été retransmis à la télévision et à la radio. Comme discours produit en contexte médiatique, nous avons choisi une interview de Charles Michel en direct dans le journal télévisé de RTL-TVI le soir de la manifestation du 6 novembre 2014 et une autre accordée à la RTBF dans la foulée de la grève générale du 15 décembre 2014. Méthodologiquement, il était intéressant de confronter deux discours tenus à un mois d’intervalle sur un sujet et dans un contexte similaires (« most similar system design »).

[12|Les mots entre guillemets ci-après sont ceux qu’ils ont employés lors du groupe de discussion.

Bibliographie

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Émilie Jacquy


Auteur

animatrice socioculturelle et responsable de communication à Taboo asbl

Nathalie Schiffino


Auteur

docteure en sciences politiques, professeure ordinaire (UCL)