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La spirale de la désaffiliation
L’information a fait l’objet d’énormément de commentaires : alors que la situation sanitaire s’y détériore, le taux de vaccination en Région bruxelloise est particulièrement bas, en comparaison avec les deux autres Régions du pays. À l’heure d’écrire ces lignes, 64% des adultes bruxellois sont totalement vaccinés contre 91% en Flandre et 80% en Wallonie. Le retard est plus […]
L’information a fait l’objet d’énormément de commentaires : alors que la situation sanitaire s’y détériore, le taux de vaccination en Région bruxelloise est particulièrement bas, en comparaison avec les deux autres Régions du pays. À l’heure d’écrire ces lignes, 64% des adultes bruxellois sont totalement vaccinés contre 91% en Flandre et 80% en Wallonie. Le retard est plus important encore dans le cas des plus jeunes (seulement 33% des 18 – 24 ans vaccinés à Bruxelles contre 67% de moyenne nationale). Notons d’emblée que la chose est problématique à l’échelle de toute la Région : il n’y a pas une commune qui ne soit pas en contreperformance par rapport aux moyennes wallonnes et flamandes. Mais les taux de vaccination sont particulièrement bas dans les communes les plus pauvres, ce qui suscite une attention médiatique et politique toute particulière.
Plusieurs experts se sont exprimés à ce sujet, proposant des grilles d’analyse diverses : il s’agirait, par exemple, d’un problème d’accès à l’information ou de susceptibilité à la propagande antivax plus importante dans les milieux moins éduqués. Plusieurs « influenceurs » ont également donné leurs lectures de la chose, suggérant qui un lien avec l’islam, qui un « problème de culture ». Ces dernières « analyses » ont connu un certain succès sur les réseaux sociaux et ont été notamment illustrées dans une caricature de Nicolas Vadot dans Le Vif.
Au-delà des clichés
Pour comprendre ce qui est en train de se jouer, peut-être que la solution est de s’adresser aux premiers concernés, non pour leur faire la morale ou à grands coups de stigmatisation, mais pour qu’ils puissent être entendus. C’est dans cette optique que j’ai recontacté plusieurs témoins d’une précédente enquête1, menée à Molenbeek en 2016. Vingt-cinq d’entre eux ont accepté de me répondre. Aujourd’hui âgés de dix-huit à vingt-sept ans (avec un âge moyen de vingt-quatre ans), ces témoins sont tous précaires, « racisés » et confrontés à des situations familiales et personnelles complexes. Ils (18) et elles (7) sont toujours molenbeekois, seuls cinq d’entre eux ont obtenu leur CESS. Ils n’ont pas de travail fixe, plusieurs d’entre eux enchainent les intérims.
L’enquête (qui n’est évidemment qu’une pré-étude) a pris la forme d’entretiens semi-directifs, relativement courts (de vingt-cinq à quarante-cinq minutes), via des logiciels de vidéoconférence (essentiellement WhatsApp). Un lien de confiance préexiste avec ces jeunes : je suis leur parcours depuis cinq ans et j’ai des nouvelles d’eux assez régulièrement depuis l’enquête précédente. Ils me tiennent régulièrement informé de leur situation sociale et professionnelle, d’évènements fâcheux ou heureux et me partagent souvent des articles de presse ou des vidéos TikTok traitant de sujets divers.
Les vingt-cinq témoins en question ne sont pas vaccinés et, au moment du contact, n’envisageaient pas de le faire. Les premiers arguments qu’ils évoquent, durant les quelques premières minutes d’entretien, sont identiques, et consistent en une relativisation de la gravité de la Covid-19 et en l’expression d’une crainte par rapport aux effets du vaccin. Une quinzaine indique en particulier avoir visionné une vidéo TikTok montrant « que le vaccin rend magnétique » au point d’injection. Tous évoquent la possibilité d’effets à longs termes non maitrisés, singulièrement sur la fertilité (20/25), sur le risque de cancer (19/25), sur des problèmes d’érection (18/25 — tous les hommes). Une dizaine suggère aussi que le vaccin pourrait peut-être « contenir de l’alcool » ou « de la drogue », ou « ne pas être halal ». Il est notable qu’à ce niveau, deux témoins racontent la même expérience : en allant à la pharmacie chercher un médicament pour une personne âgée de leur entourage, prescrit par un médecin, le pharmacien les a avertis qu’il y avait de l’alcool contenu dans ledit médicament. Ils en concluent que les médecins les avaient sciemment trompés (nous y reviendrons). Toutefois, ils soulignent aussi qu’ils n’ont pas du tout cherché à s’informer sur le contenu du vaccin ou sur son caractère « halal ».
Défiance
Mais très rapidement, le discours se transforme en critique des autorités publiques, singulièrement du « gouvernement » (ils y assimilent l’ensemble des niveaux de pouvoir): « ils nous ont enfermés et laissé crever, et maintenant il faudrait qu’on bouge ». « Ils ont tout interdit et envoyé les flics, refusé de rendre justice, mais ils disent maintenant que nous on doit encore faire un effort ? » L’épisode du « kayak » revient dans le discours de neuf témoins, soulignant d’après eux une « rupture » entre « les politiciens » et eux : « Ces gens-là ils vivent dans un autre monde, ils s’en moquent de nous, ils font du kayak pendant que nous on ne peut pas sortir de chez nous le soir, on est coincés avec la famille…». La question de la confiance est ici centrale : « pourquoi je ferais confiance à ces gens, moi ? » (20/25).
Le thème de la confiance a été développé avec tous les témoins : il apparait ainsi que leur réticence à la vaccination est plus liée à une défiance vis-à-vis des institutions qu’à un réel rejet de la technologie vaccinale elle-même. Très rapidement, toute une série d’expériences personnelles sont convoquées pour justifier cette défiance. Quinze d’entre eux évoquent d’emblée les hôpitaux, accusés « d’escroquer leurs patients » : « Tu vas à l’hôpital et tu vois un médecin, tout va bien… puis deux semaines après, tu reçois la facture, là, avec des lignes que tu n’as pas demandées. Mais il faut quand même payer. » S’ajoutent à cette dimension les difficultés vis-à-vis des mutuelles (douze ne sont pas en ordre). L’un raconte l’arrestation d’un oncle « à la sortie de l’hôpital », oncle obligé de quitter le territoire après vingt ans de vie à Molenbeek, parce que n’ayant pas la nationalité belge et ayant introduit une demande d’aide sociale au CPAS pour couvrir des frais médicaux. Les difficultés administratives et les allers-retours entre CPAS et hôpitaux sont également pointés du doigt (10/25). Une crainte commune (12/25) concerne le « partage des données » qui pourrait amener à devoir « régulariser » des impayés ou des procédures administratives laissées en suspens. Enfin, huit d’entre eux indiquent avoir été confrontés à des discours vécus comme racistes ou violents à leur égard émis par des professionnels de santé, singulièrement des médecins spécialistes en hôpital.
L’habitude du report de soins
Tous ont déjà fait l’expérience d’un report de soins, faute de moyens. Huit d’entre eux ont cependant des pathologies assez lourdes, qui nécessitent un traitement régulier. Tous conviennent que le confinement a renforcé ce phénomène de report de soins. La discussion prend un tour spécifique autour de cet enjeu : pourquoi aller se vacciner alors qu’on a déjà un problème de santé non traité ? « Moi j’ai la dent qui est pourrie, ça fait vraiment mal, mais je laisse aller et on finit par continuer quand même. Alors pourquoi j’irais alors que je suis même pas malade ? De toute façon, on fera avec quand même. » L’habituation au report de soins amène en fait une forme de renoncement aux soins de son corps, qui se traduit forcément par une absence de volonté d’aller se faire vacciner. Mais ce n’est pas le seul aspect qui les freine : dix témoins ont peur que le professionnel de santé qui les prendra en charge détecte un problème non soigné et les juge négativement. Ils craignent fortement cette potentielle « stigmatisation » qu’ils évoquent en se justifiant comme s’ils vivaient la scène (imitant le soignant, avec une voix aigüe): « Mais, monsieur, il faut vous soigner, ça ne peut pas durer ; ça… Non, mais moi je te réponds que je n’ai pas l’argent comme toi pour me soigner, c’est tout. » Pire, certains (8/25) ont peur d’être ensuite « forcés » de devoir s’occuper de leur problème de santé laissé en suspens, avec des surcouts impossibles à assumer.
L’habituation du report de soins amène aussi ces jeunes à ne pas avoir de médecin traitant : ils utilisent les urgences en cas d’absolue nécessité, mais n’ont que très peu (voire pas) recours à un généraliste. De manière paradoxale, alors qu’ils soulignent les couts des soins hospitaliers, ils sont très majoritairement sceptiques (17/25) en ce qui concerne la qualité des soins prodigués par les maisons médicales au forfait : « c’est vraiment gratuit ? Ouais, mais alors ils ne soignent pas vraiment, ce n’est pas possible », « le médecin qui travaille là il est pas bon, sinon il serait spécialiste et il gagnerait plein d’argent ». À ce stade de l’entretien, beaucoup (12/25) ajoutent que si le vaccin est gratuit, c’est sans doute aussi parce qu’il n’est pas de bonne qualité.
La désaffiliation
Une dernière considération s’est fréquemment imposée en fin de témoignage : « si je meurs, ce n’est pas grave, au fait ça me soulagerait. Et je suis sûr que ça soulagerait tout le monde. » Cette phrase est revenue, sous des modalités différentes, dans le discours de douze témoins sur vingt-cinq. Cette impression que sa propre vie n’a pas de valeur et que sa propre disparition serait souhaitée par le reste de la société est évidemment un symptôme d’une désaffiliation sociale extrêmement aboutie. Elle prend racine dans un ensemble d’expériences douloureuses (notamment du mépris social), mais tous pointent que le confinement a agi comme une épreuve supplémentaire, particulièrement dure pour eux. Ils ont de plus l’impression que la politique de confinement les a quelque part ciblés spécifiquement : dix d’entre les témoins indiquent avoir lu et entendu des commentaires « de personnalités, même à la TV » qui, en pointant l’incidence du virus sur les quartiers populaires, « ont vraiment vomi sur nous ». Ces jeunes sont « hyperconnectés » et, même s’ils ne lisent pas les journaux quotidiens, ne regardent pas les JT, etc., ils se partagent des extraits vidéos, des morceaux de textes, etc. Ils sont donc bel et bien exposés aux discours stigmatisants qui peuvent être tenus à leur sujet, au sujet de leurs parents, de leurs proches, de leur quartier. Et ces discours contribuent à construire leur impression qu’ils n’ont pas de place dans la société, qu’ils ne « valent rien ». Ces discours nourrissent leur désespérance et, ce faisant, diminuent très certainement la probabilité qu’ils aillent effectivement se faire vacciner.
Existe donc pour eux une véritable « spirale de la désaffiliation », à laquelle il faut porter une attention toute particulière… sachant qu’ils sont en réalité plus perméables aux discours caricaturaux et négatifs à leur sujet (qui sont repartagés entre eux via les réseaux sociaux) qu’aux discours nuancés ou qui tentent de trouver des solutions, qui ne connaissent pas la même publicité.
Retisser du lien ?
On l’aura compris, une campagne de communication n’est sans doute pas suffisante pour convaincre ces jeunes-là de se vacciner. L’enjeu serait quelque part, dans un premier temps, de les « réaffilier », de leur redonner à la fois confiance dans certaines institutions et une perspective d’amélioration de leur quotidien.
Il s’agit en fait non pas tellement d’une question de communication que d’intervention sociale (incluant les aspects psycho-médico-sociaux). Le problème est qu’évidemment, tant que les mécanismes d’exclusion du marché de l’emploi, de relégation scolaire, de contrôle des précaires se renforceront, il est illusoire d’attendre d’eux qu’ils considèrent mieux les institutions. L’expérience quotidienne du mépris social ne fait qu’aggraver la rupture… et les intervenants qui promettent un avenir meilleur sans donner les moyens d’effectivement le réaliser ne font que renforcer leur défiance.
Il faut noter, à court terme, que tous pointent des interlocuteurs (des travailleurs sociaux, un animateur de maison de quartier, un professeur) qui, s’ils leur disaient de se faire vacciner, pourraient avoir un effet assez décisif. Ce qui montre aussi que, mine de rien, ces jeunes ont bel et bien des « repères », ils ne sont pas « absolument sans ancrage ».
Mais, plus largement, une réflexion doit s’opérer autour de l’attention qui est portée aux quartiers populaires. En effet, et la crise sanitaire que nous vivons en est un exemple criant, l’attention politique et médiatique se concentre sur ces quartiers essentiellement quand il y a un enjeu qui ne les concerne pas « directement ». L’un des jeunes le résume avec un bagou lapidaire : « On ne parle de Molenbeek que quand on emmerde les vieux à Uccle ». D’une certaine manière, la situation très problématique en termes d’accès aux soins dans les quartiers précaires — au point que l’espérance de vie y est significativement plus basse que dans les autres quartiers de la région — est connue depuis longtemps. Et ce n’est que parce que l’enjeu se globalise et devient un problème de santé publique régionale voire nationale, que l’on (re)découvre soudain cette réalité.
La crise de la Covid-19 a mis en lumière et aggravé des failles structurelles de notre société. La campagne de vaccination se heurte à présent à ces failles. Bien sûr, il y a urgence à trouver des solutions contre la Covid-19. Mais allons-nous mettre en place des dispositifs pour reboucher ces failles ou, une fois de plus, nous contenter de mesures permettant de les ignorer ? Ainsi, même si les pouvoirs publics se décident finalement à mettre en place une obligation vaccinale ou à généraliser les « pass », ils ne pourront pas faire l’économie d’un diagnostic fin du manque d’adhésion à la vaccination. Celui-ci reste évidemment à fournir, la petite enquête présentée ici n’étant qu’exploratoire…
- Cette enquête visait à comprendre les motivations du départ de jeunes molenbeekois vers la Syrie. Les témoins ici contactés faisaient partie de l’étude « exploratoire » sur ce thème, mais ne faisaient pas partie du « focus group » recruté dans une seconde phase. Voir Maes R., « Fanatiques désenchantés », Cahiers de psychologie clinique, 2017/2 (49), p. 83 – 104.