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La sherwoodisation ou l’obsolescence de la cité
Le terme, né d’une boutade entre chercheurs, désigne un processus silencieux, progressif de décrochage d’un nombre grandissant de citoyens. Il a été repéré lors d’analyses de statistiques démographiques anglaises où il apparaissait qu’une population avait disparu des registres. D’où la référence à la forêt de Sherwood, lieu mythique où se serait réfugiée cette population déracinée, désaffiliée, désocialisée, […]
Le terme, né d’une boutade entre chercheurs1, désigne un processus silencieux, progressif de décrochage d’un nombre grandissant de citoyens. Il a été repéré lors d’analyses de statistiques démographiques anglaises où il apparaissait qu’une population avait disparu des registres. D’où la référence à la forêt de Sherwood, lieu mythique où se serait réfugiée cette population déracinée, désaffiliée, désocialisée, désubjectivée, etc. L’avantage de ce concept est qu’il rompt avec ces dénominations en dé-quelque chose qui portent la logique d’un individu comme porteur ou victime d’un système collectif, ou encore comme symptôme de l’état d’une société. La sherwoodisation permet de qualifier un processus social humain global, non voulu, non piloté, émergent, sans induire à priori des causes par la qualification que l’on attribue aux situations des individus qui le vivent.
Un processus contingent
En l’état de nos connaissances, ce processus se révèle contingent, c’est-à-dire que personne, ni aucune cause identifiable ne semblent le produire. On ne l’attrape en quelque sorte ni par ses causes ni non plus par ses finalités puisqu’il n’y a pas de but. La sherwoodisation ne crée rien, ne va nulle part. C’est une sorte d’état du corps social qui émerge dans des conditions que l’on commence tout juste à baliser et qui s’identifient par un ensemble de faits apparaissant à la marge, persistants, récursifs et se propageant, ce qui soutient l’hypothèse que « quelque chose » se passe.
Les positions défectives
Les professionnels du social sont de plus en plus nombreux à faire état de difficultés grandissantes dans la mobilisation des personnes dont ils ont la charge. C’est pour eux un paradoxe que cette résistance à l’aide qui veut du bien. Les individus auxquels ils s’adressent se présentent comme étrangers au monde, non concernés par la situation, en attente que l’on fasse pour eux. Ce que certains expliquent par une sorte de « consommation » du social comme de fast food. Les descriptions collent assez bien au concept de François Galichet2 de « position défective » du sujet humain. Toutefois, comme le montre une étude de l’Observatoire de l’enfance, de la jeunesse, et de l’aide à la jeunesse3, c’est le système qui voit ces positions comme défectives. En fait, elles ne le sont pas vraiment si, comme dans cette recherche, on écoute réellement l’acteur. Ce qui apparait, c’est que le système se montre incapable d’accueillir réellement l’acteur qu’il prétend mobiliser. On est dans un paradoxe, « sois acteur et fais ce que je te dis ». L’acteur réel ne peut là se déployer qu’à la marge ou en dehors du système.
L’auto-exclusion
Des situations de plus en plus fréquentes de renonciation aux droits où des ayants droit préfèrent y renoncer sont relayées par les services sociaux. À l’analyse, on constate qu’ils ne supportent plus l’exigence du droit qui les épuise ou ne se sentent pas capables d’y répondre. Ils préfèrent alors le repli dans des réseaux de proximité, voire intimes. Une souffrance psychosociale accompagne ces réalités et rendent les situations encore plus inextricables4.
La disparition des radars
C’est au travers de débats statistiques que ce phénomène a été initialement repéré. Des trous émergent dans les comptages technocratiques. Des individus ne sont plus répertoriés, et des acronymes apparaissent comme l’exemplatif « NEET5 » qui définit des citoyens par défaut, qualifiés par une « triple négation6 ». Où sont les « ni, ni, ni » ? Vivant sur terre jusqu’à plus ample informé ! À l’analyse, les NEETs, ça n’existe pas. Il s’agit d’une symbolique technocratique d’un appareil d’État, mais ce n’est pas réel. Ce qui l’est par contre, c’est qu’ils sont ailleurs.
Le zonage et les phénomènes d’essaim
Le prospectiviste américain Howard Rheingold a observé des phénomènes où, en des temps extrêmement courts, une foule en général jeune s’agglutine en un lieu précis et a comparé cela à des phénomènes d’essaim où émergent des « foules intelligentes7 » admirablement coordonnées. Un ordre collectif autonome, non prévisible surgit dans l’ordre social, signe de cette propension des individus à se coller et à construire un réel commun. Ce que les exclus font quand ils se rassemblent en des zones propices ; un tunnel de gare, un auvent de grande surface, le dessous d’un pont, provoquant ce sentiment d’insécurité car apparait là le lieu de l’étranger du dedans8.
L’échec des politiques actives
Devant ces faits complexes et récurrents, l’appareillage statistique a d’abord été interrogé. Conçu dans une structure sociale organisée, cadastrée par la gestion des droits, dotée d’un marché du travail solide fait de statuts bien calibrés, l’appareillage ne serait plus à même de prendre en compte les hybridités émergentes des situations et statuts, la liquéfaction du marché du travail, l’imprévisibilité des parcours. Mais les améliorations des outils ont démultiplié les catégories, complexifié les analyses et rendue plus opaque encore la carte du réel.
Les approches qualitatives centrées sur les parcours, les récits, ont fait apparaitre des mouvements adaptatifs de la précarité dont l’élément déclencheur semble être la conditionnalité comportementale du droit9 qu’ont inaugurée les politiques actives. Elles ont ajouté une nouvelle conditionnalité à l’accès au droit qui ne s’exécute plus uniquement sur une situation sociale de droit, mais aussi sur un comportement adéquat. Le droit se mérite en plus d’être légal et demande la fourniture de preuves. C’est là que deux problèmes émergent. Le premier est comment définir un bon comportement standard sur le marché du travail dans des situations de plus en plus diversifiées et complexes. Dans les faits, les ayants droit jouent leurs droits dans le brouillard. Ce qui produit du stress (voir étude Solidaris sur le stress des chômeurs) et de l’agressivité vis-à-vis des institutions. Le deuxième est l’effet négatif pour la candidature à un emploi de devoir demander des preuves de recherche. Une tension entre vouloir décrocher un emploi à l’issue incertaine et sauvegarder ses droits est régulièrement témoignée.
Il en résulte avec le temps une fatigue psychosociale du sujet humain qui enclenche un « engrenage de désubjectivation10 » où l’individu est déshabillé de ses atours de sujet pour être affublé d’une identité administrative où il ne peut, comme sujet, se reconnaitre. L’ordre symbolique se rompt et l’individu erre dans un réel sans monde à la recherche de ses pairs ou bien s’identifie à l’image symbolique imposée comme un « looser ». Ainsi, les politiques actives, comme l’a souligné l’asbl Flora11 produisent l’inverse de leurs objectifs pour un nombre important de citoyens. Pour environ 40 % d’entre eux, être dans le système condamne, en fait, à être passif ou à le quitter. On ne peut retrouver un monde où être sujet, que dans la forêt de Sherwood.
L’agonie du symbolique
La psychologie des organisations humaines permet de comprendre qu’un processus symbolique a naturellement cours dans les organisations et qu’il en est même consubstantiel. S’organiser, c’est fabriquer du réel avec de l’imaginaire par le biais du symbolique.
Le symbolique, cet imaginaire commun qui nous fonde chacun comme sujet dans une organisation, est le ciment et le moteur qui fonde et anime la cité. Ainsi, une troisième hypothèse émerge des recherches pour comprendre la sherwoodisation en plus de l’appareil statistique et de l’adaptatif comportemental ; c’est l’agonie du symbolique qui se traduit par la perte du sens des institutions, des normes, des politiques, voire des usages. Bref, c’est la perte du mythe fondateur de notre vivre ensemble.
Un mythe s’énonce dans un discours. Et celui-ci tient car « c’est celui qui peut tenir sans que vous ayez raison de lui demander raison de sa vérité12 », autrement dit, tant qu’il fait sens commun. Or, le mythe fondateur qui faisait sens commun dans notre société, celui du progrès sans fin produit par le courage et le travail des hommes, ne fonctionne plus. Les discours ne tiennent donc plus. Car le réel ne répond plus, et ce mythe qui marque l’avènement de la société salariale13 se fracasse sur le dur réel de la saturation des marchés et de la finitude de notre monde.
Ainsi, dans les politiques actives, il y a une recherche désespérée de sauver ce mythe fondateur par la responsabilisation coercitive des précaires qui stigmatisent par leur situation durable la fin du mythe. Ils vont en être coupables. Et les politiques actives se transforment alors en une pastorale laïque qui va remettre dans le droit chemin ces corps perdus de la raison socioéconomique. Une sorte de religion s’y dégage, une symbolique qui se substitue au réel et qui dit : lorsqu’un homme a les comportements requis, dieu marché l’exauce et lui donne l’emploi mérité. Toute aide ne peut qu’être conditionnée à cette responsabilité dont le citoyen doit rendre compte.
Mais si dieu marché ne répond pas, c’est toute la religion qui perd son sens et la prière qui devient un agir absurde. Alors l’homme, fatigué de ses génuflexions stériles à une symbolique sans réel, libère son imaginaire.
Il ne renonce pas au mythe, il désire ce réel. Mais il n’y croit plus et ne sait que croire. Alors il cherche autre chose, mais ne sait quoi. Il erre dans le réel et fini par en créer un autre. Car la magie de l’imaginaire, cette « natalité de l’humanité14 », c’est justement de créer de la cité. Toutes les civilisations de l’homme sont, en ce sens, nées en Sherwood.
- Voir B. Van Asbrouck, « Sherwood, quand les citoyens quittent la cité », Journal du droit des jeunes, n° 341, janvier 2015.
- Fr. Galichet, L’école lieu de citoyenneté, ESF, 2005.
- Observatoire de l’enfance, de la jeunesse, et de l’aide à la jeunesse (OEJAJ), réalisation RTA « Qu’ont à nous apprendre les NEETs », 2013.
- Jean Furtos, « Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idée, n° 11, 2007.
- Not in Employement, Education or Training.
- OEJAJ, op cit., 2013, p. 3.
- Howard Rheingold, Smart Mobs, Perseus Books, 2000.
- Voir L’Autre : regards psychosociaux, Margarita Sanchez-Mazas, Laurent Licata (dir.), PUG, 2005.
- Elisa Chelle, Gouverner les pauvres. Politiques sociales et administration du mérite, PUR, 2012.
- OEJAJ, op cit, p. 110.
- Asbl Flora, « Être activé, Voie passive ? », 25 octobre 2012.
- Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre, Seuil, 2006, p. 42.
- R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995.
- Interprétation libre du concept de H. Arendt.