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La question religieuse en Chine, de Vincent Goossaert et David Palmer

Numéro 07/8 Juillet-Août 2013 par Bernard De Backer

juillet 2013

Cet ouvrage, volu­mi­neux et docu­men­té, est d’une impor­tance non négli­geable pour com­prendre les sou­bas­se­ments de nom­breuses évo­lu­tions socio­po­li­tiques de la Chine conti­nen­tale, péri­phé­rique et dia­spo­rique, de la fin du XIXe siècle jusqu’au début du XXIe siècle. La « reli­gion » semble, en effet, un « moteur mécon­nu de l’histoire chi­noise contem­po­raine », selon ses auteurs, que ce soit à travers […]

Cet ouvrage, volu­mi­neux et docu­men­té1, est d’une impor­tance non négli­geable pour com­prendre les sou­bas­se­ments de nom­breuses évo­lu­tions socio­po­li­tiques de la Chine conti­nen­tale, péri­phé­rique et dia­spo­rique, de la fin du XIXe siècle jusqu’au début du XXIe siècle. La « reli­gion » semble,
en effet, un « moteur mécon­nu de l’histoire chi­noise contem­po­raine », selon ses auteurs, que ce soit à tra­vers la volon­té des réfor­ma­teurs (impé­riaux, répu­bli­cains, natio­na­listes ou com­mu­nistes) de régu­ler ou de « faire table rase » du fait reli­gieux, mais en lui emprun­tant nombre de ses traits ; dans la résis­tance et le « retour » du reli­gieux après la fin de la révo­lu­tion cultu­relle et la mort de Mao ; dans les luttes com­plexes entre l’État cen­tral et les « Cinq Ensei­gne­ments » (taoïsme, confu­cia­nisme, boud­dhisme, islam et chris­tia­nisme), ou entre ces der­niers et les cultes locaux ou les mou­ve­ments sal­va­tio­nistes. Sans oublier les ten­sions entre la Chine cen­trale, dite des Han2, adepte des « Trois Ensei­gne­ments » (taoïsme, confu­cia­nisme et boud­dhisme), et celle des « mino­ri­tés » eth­no-reli­gieuses péri­phé­riques, sur­tout les Tibé­tains et les Mon­gols boud­dhistes Vaj­raya­na, les Ouï­ghours et les Han musul­mans (Hui), ain­si que le chris­tia­nisme dans ses moda­li­tés catho­liques et pro­tes­tantes, voire syn­cré­tiques locales (notam­ment, fin XIXe siècle, le mou­ve­ment mil­lé­na­riste Tai­ping, peu connu en Occident).

Le livre de Goos­saert et Pal­mer — cen­tré sur la période moderne, de la fin du XIXe au début du XXIe siècle, comme l’indique son titre ori­gi­nal en anglais — est un récit ana­ly­tique à la fois thé­ma­tique et chro­no­lo­gique, qui emboite les thèmes reli­gieux et les périodes his­to­riques comme des feuilles qui s’enchainent et se recouvrent par­tiel­le­ment. Il docu­mente non seule­ment le champ reli­gieux dans ses com­po­santes et ses dyna­miques internes, mais éga­le­ment dans ses rela­tions avec les pou­voirs poli­tiques suc­ces­sifs, subis­sant de plus en plus l’influence de la moder­ni­té occi­den­tale et du chris­tia­nisme au tour­nant du XXe siècle. Il nous invite par ailleurs à nous décen­trer de notre vision mono­théiste du fait reli­gieux, tout en rele­vant cer­taines inter­ac­tions et simi­li­tudes com­plexes qui se des­sinent à tra­vers ce regard com­pa­ra­tif. Le pro­gramme est d’autant plus intri­qué que, comme nous l’avons vu, l’État chi­nois com­porte, à l’intérieur de ses fron­tières impé­riales, des peuples dont l’identité reli­gieuse, dif­fé­rente de celle des Han, se super­pose à leur iden­ti­té eth­nique et politique.

La religion n’est pas au milieu de l’Empire

Deux préa­lables impor­tants nous semblent néces­saires pour situer le cadre glo­bal de l’ouvrage. Le pre­mier est que la Chine, contrai­re­ment à l’Europe, n’a pas connu de mono­pole de la ges­tion et de l’administration des biens du salut par une « Église » (au sens de Weber) mono­po­lis­tique, mais bien une com­bi­nai­son locale et glo­bale de dif­fé­rents ensei­gne­ments recon­nus par l’État ou reje­tés par lui.

Le second est que la Chine est un Empire de conti­nui­té ter­ri­to­riale (les quelques iles, dont Taï­wan, et la dia­spo­ra ne modi­fient pas la donne) qui a pro­gres­si­ve­ment conquis, au cours de son his­toire, des peuples voi­sins, lin­guis­ti­que­ment, cultu­rel­le­ment et reli­gieu­se­ment très dif­fé­rents. Prin­ci­pa­le­ment les Ouï­ghours au Nord-Ouest (Tur­kes­tan orien­tal ou Xin­jiang), les Mon­gols au Nord-Est (Mon­go­lie inté­rieure) et les Tibé­tains à l’Ouest (Région auto­nome du Tibet ou Xizang3, anciennes pro­vinces tibé­taines annexées). Ces régions fron­ta­lières, qui couvrent une part impor­tante du ter­ri­toire chi­nois contem­po­rain, étaient ini­tia­le­ment4 peu­plées par des groupes humains dont la reli­gion, dif­fé­rente de celle des Han, est un mar­queur iden­ti­taire majeur. Il en résulte que la pro­blé­ma­tique reli­gieuse de ces régions péri­phé­riques, sou­vent rebelles, est une ques­tion géo­po­li­tique de grande impor­tance, et n’a dès lors pas la même signi­fi­ca­tion que celle des Han.

Sché­ma­ti­que­ment, l’espace reli­gieux tra­di­tion­nel des Han est com­po­sé de dif­fé­rentes par­ties dont l’articulation et les rela­tions dyna­miques avec l’autorité poli­tique forment l’objet prin­ci­pal du livre. Il y a, d’un côté, la « reli­gion tra­di­tion­nelle chi­noise », sub­strat popu­laire d’une grande diver­si­té, et, de l’autre, les Trois Ensei­gne­ments struc­tu­rés et ins­ti­tu­tion­na­li­sés qui l’in­forment et l’encadrent : le taoïsme, le boud­dhisme et le confu­cia­nisme. Ce sub­strat com­mun est une forme de cos­mo­lo­gie (une vision « ana­lo­gique » du monde, comme l’a déve­lop­pée Phi­lippe Des­co­la5) dans laquelle tous les exis­tants, humains et non humains, ani­més et inani­més, sont en inter­ac­tion constante, même à dis­tance, dans un ensemble hié­rar­chi­sé selon le degré de pou­voir spi­ri­tuel (« ling ») qu’ils pos­sèdent. Dif­fé­rents sym­boles décrivent les lois qui orga­nisent l’univers et son évo­lu­tion, comme le ying et le yang, les huit tétra­grammes, les cinq phases…

Cet habi­tus cos­mo­lo­gique consti­tue le noyau de la reli­gio­si­té chi­noise, à par­tir duquel se sont éla­bo­rés des dis­cours, des cler­gés et spé­cia­listes reli­gieux, des sanc­tuaires (temples) et des rites, ain­si que des orga­ni­sa­tions qui entre­tiennent ou pas des rela­tions avec l’État. Une autre dis­tinc­tion socia­le­ment très impor­tante est celle des col­lec­tifs reli­gieux. Cer­tains sont clé­ri­caux (tels les monas­tères), d’autres ne le sont pas. Par­mi ces der­niers, les « com­mu­nau­tés ascrip­tives », d’un côté, et les « congré­ga­tions volon­taires », de l’autre. Dans le pre­mier cas, les foyers adhèrent obli­ga­toi­re­ment (lignage fami­lial, cor­po­ra­tion ou ter­ri­toire), alors que, dans le second cas, l’adhésion est indi­vi­duelle et volon­taire. Ce cli­vage recoupe, on l’aura com­pris, les dimen­sions d’inscription reli­gieuse col­lec­tive tra­di­tion­nelle et celle d’un enga­ge­ment plus indi­vi­duel dans des col­lec­tifs « en vadrouille », voire de type « sec­taire ». Cer­tains déve­loppent des visées mil­lé­na­ristes et des mou­ve­ments de trans­for­ma­tion sociale qui seront tou­jours per­çus avec la plus grande méfiance par l’État (Tai­ping au XIXe siècle, Falun Gong aujourd’hui).

Ces préa­lables nous montrent que la « reli­gion » appa­rait dès lors dou­ble­ment péri­phé­rique dans l’Empire chi­nois, même si, à l’époque impé­riale, c’est l’empereur qui dis­pose, en tant que Fils du Ciel, de l’autorité reli­gieuse abso­lue. Elle l’est bien enten­du, vu de Pékin, en ce qui concerne les cultes des peuples des confins, à la fois géo­gra­phi­que­ment et reli­gieu­se­ment en marge, mais elle l’est éga­le­ment pour la masse cen­trale de l’Empire dans ses rap­ports avec le pou­voir poli­tique. Son carac­tère frag­men­té et com­po­site ne pou­vant en effet consti­tuer un corps doc­tri­nal et ins­ti­tu­tion­nel infor­mant et enca­drant la socié­té, comme le fit l’Église catho­lique en Europe sous l’Ancien Régime. D’où, comme le rap­pellent les auteurs, sa per­cep­tion par les Occi­den­taux comme un ensemble « hété­ro­clite et désor­ga­ni­sé ». C’est dès lors un champ reli­gieux poly­pho­nique de noyaux et de strates asso­ciées qui va connaitre sa « tra­ver­sée du siècle », débu­tant avec les pre­mières ten­ta­tives de moder­ni­sa­tion, au cré­pus­cule de la dynas­tie des Qin en 1898, se pour­sui­vant avec la menace de sécu­la­ri­sa­tion par le régime répu­bli­cain fon­dé par Sun-Yat-Sen et sur­tout le régime com­mu­niste de Mao Zedong, puis se ter­mi­nant avec le « retour du reli­gieux », après le déclin du maoïsme.

Modernisation et résistance au modèle « chrétien-laïc »

À la fin de la dynas­tie des Qin, l’autorité sup­po­sée abso­lue de l’empereur se heurte à la fai­blesse du pou­voir d’État face à la diver­si­té et à la pro­li­fé­ra­tion du reli­gieux. En prin­cipe, sou­lignent les auteurs, les poli­tiques reli­gieuses de l’État étaient « plu­ra­listes, mais non tolé­rantes ». Plu­ra­liste « car un assez large éven­tail de croyances et de pra­tiques étaient recon­nues comme ortho­doxes ; mais into­lé­rante, parce que tout le reste, y com­pris tout ce qui était nou­veau, était inter­dit ». Les fonc­tion­naires par­ve­naient à contrô­ler les trois tra­di­tions et com­mu­nau­tés clé­ri­cales « ortho­doxes » (confu­céennes, boud­dhistes et taoïstes) ain­si que les com­mu­nau­tés laïques ascrip­tives « qui res­pec­taient les struc­tures patriar­cales de la socié­té locale » et consti­tuaient, en quelque sorte, des relais de la « conti­nui­té litur­gique de l’empereur jusqu’aux vil­lages ». Mais ils avaient net­te­ment plus de mal à exer­cer leurs pou­voirs sur les grou­pe­ments hété­ro­doxes et illé­gi­times, soit essen­tiel­le­ment les col­lec­tifs volon­taires (cultes qua­li­fiés de yin­si : « débau­ché », « immo­ral », « sans contrôle »).

Pour uti­li­ser un voca­bu­laire qui nous est plus fami­lier, il y avait, d’un côté, les « cultes recon­nus » et, de l’autre, les « sectes dan­ge­reuses ». Les « ensei­gne­ments héréti­ques » étaient en effet consi­dé­rés comme une menace majeure ris­quant de « déchi­rer le tis­su social » et « dis­soudre la morale conven­tion­nelle ». Par­mi ces « sectes héré­tiques », les chré­tiens, qui avaient été ban­nis en 1725 avant que les canon­nières anglaises ne forcent l’empereur à les auto­ri­ser à nou­veau en 1842. Mais de mul­tiples autres groupes sal­va­tio­nistes et mou­ve­ments mil­lé­na­ristes exis­taient en Chine (rébel­lion du « Lotus Blanc », Huit Tri­grammes, Milices Justes et Har­mo­nieuses ou « Boxeurs»…), que l’État, en l’absence de cadastre et d’état civil, avait bien du mal à contrô­ler. La plus ter­rible menace vien­dra du mou­ve­ment Tai­ping (1851 – 1864), déclen­chant la « plus san­glante guerre civile dans l’histoire de l’humanité, avec une esti­ma­tion du nombre de vic­times allant de 20 à 50 mil­lions6 ».

Une pre­mière phase de moder­ni­sa­tion et d’occidentalisation de l’espace reli­gieux ver­ra le jour sous le jeune empe­reur Guangxu. Nous sommes à la fin du XIXe siècle, l’empire chi­nois est en train de s’effondrer face aux puis­sances occi­den­tales et au Japon (qui a fait sa révo­lu­tion poli­tique en 1868 et se moder­nise à très grande vitesse). Des réfor­ma­teurs, consta­tant le retard édu­ca­tif des Chi­nois et l’emprise des temples locaux, veulent « construire des écoles avec les biens des temples ». Cer­tains se situent encore dans une logique reli­gieuse tra­di­tion­nelle, mais d’autres sont plus radi­caux et veulent éla­bo­rer une nou­velle « reli­gion natio­nale » mono­po­lis­tique et confu­céenne, sur le modèle chré­tien. C’est le cas du réfor­ma­teur Kang You­wei qui sou­met un mémoire au trône en juillet 1898, prô­nant que tous les temples de Chine (à l’exception de ceux qui servent aux sacri­fices d’État) soient trans­for­més en écoles. Il sou­haite aus­si que l’on s’attaque aux « cultes immo­raux ». L’empereur pro­mulgue un édit dans ce sens le jour même, 10 juillet 1898. L’édit connut des suc­cès variés, mais le mou­ve­ment enta­mé se pro­lon­gea à tra­vers divers épi­sodes jusqu’à la chute de l’Empire en 1912. La confis­ca­tion ou des­truc­tion des temples fut par ailleurs accom­pa­gnée d’une cam­pagne contre les « super­sti­tions » et d’un pro­jet de réforme des mœurs pour « civi­li­ser le peuple ».

En effet, durant la même période à la fin de l’Empire des Qin, un chan­ge­ment dis­cur­sif s’opéra avec l’apparition de termes comme « reli­gion » (zong­jiao), « superstition »
(mixin), adop­tés à par­tir de néo­lo­gismes japo­nais7 dans le contexte d’un reclas­se­ment des savoirs d’inspiration occi­den­tale (avec des notions comme « science » et « phi­lo­so­phie », la pre­mière devant faire le par­tage entre reli­gion et super­sti­tion). De nom­breux cultes locaux tom­bèrent dans la caté­go­rie de « super­sti­tion », la « reli­gion » étant conçue comme un corps doc­tri­nal por­té par une Église, selon le modèle occi­den­tal. Ce n’était donc pas un mou­ve­ment de rejet de la reli­gion (qui n’apparait que dans les années 1920), mais bien de « créa­tion d’une reli­gion chi­noise » struc­tu­rée, com­pa­tible avec la science.

La période répu­bli­caine et natio­na­liste (1912 – 1949) en Chine conti­nen­tale se situe dans le contexte cultu­rel d’un rejet violent de la socié­té tra­di­tion­nelle et de ses « super­sti­tions », dis­cré­di­tés par l’introduction de la science occi­den­tale et l’influence du chris­tia­nisme (ou du moins de son modèle nor­ma­tif, à la fois comme « reli­gion » et comme type de rela­tion Église-État : le « modèle chré­tien-laïc »). Les auteurs rap­portent que le futur fon­da­teur de la répu­blique, Sun Yat-sen, « com­men­ça sa car­rière en bri­sant une sta­tue de Zhen­wu (le dieu pro­tec­teur de la dynas­tie des Ming) dans son vil­lage natal ». Sun avait été bap­ti­sé à l’âge de dix-huit ans et avait été for­mé dans des col­lèges chré­tiens à Hawaï et Hong Kong. De nom­breux hauts res­pon­sables du régime répu­bli­cain étaient chré­tiens ain­si que 60 par­le­men­taires sur les 274 du pre­mier par­le­ment natio­nal (alors qu’ils ne repré­sen­taient que 1% de la population).

L’instauration du nou­veau régime, en 1912, fut dès lors per­çue par nombre de Chi­nois comme celui d’une « répu­blique chré­tienne », dans laquelle le confu­cia­nisme serait rem­pla­cé par le chris­tia­nisme comme reli­gion d’État. L’ouvrage de Goos­saert et Pal­mer retrace de manière détaillée les diverses poli­tiques mises en œuvre durant la période répu­bli­caine, allant de l’influence chré­tienne reli­gieuse du début au recy­clage de ses idéaux, dépouillés de leur struc­ture confes­sion­nelle dans un mou­ve­ment laïc, « Nou­velle Vie ». Comme l’écrivent les auteurs, « les chré­tiens chi­nois ser­virent donc d’intermédiaires dans le trans­fert, depuis l’Occident, des idées et pra­tiques d’un État-nation moderne ». Par ailleurs, l’influence chré­tienne était puis­sam­ment relayée par le champ édu­ca­tif (écoles élé­men­taires, lycées, uni­ver­si­tés — où émer­gèrent d’ailleurs les « sciences reli­gieuses »). D’autres tra­di­tions sui­virent le modèle « chré­tien-laïc » et ten­tèrent des réformes, notam­ment le boud­dhisme avec le moine Taixu (favo­ri­sant le « boud­dhisme huma­niste » contre le « boud­dhisme funéraire »).

Ce mou­ve­ment de réforme moder­ni­sa­trice, qui tou­cha peu ou prou les « Cinq Ensei­gne­ments », s’accompagna d’autres dyna­miques qui visèrent plu­tôt à réin­ven­ter la tra­di­tion reli­gieuse chi­noise en réponse à la moder­ni­sa­tion (notam­ment dans le contexte d’une perte de cré­dit de l’Occident, à la suite de la Pre­mière Guerre mon­diale). Ceci, d’une part, du côté des « congré­ga­tions volon­taires » et, de l’autre, des groupes ascrip­tifs tra­di­tion­nels à pré­do­mi­nance rurale. Le foi­son­ne­ment, les sources variées et les syn­cré­tismes mul­tiples de ces groupes et com­mu­nau­tés sont tels que nous ne pou­vons en rendre compte ici. Rete­nons que nombre d’entre eux, cen­trés sur des dis­cours et des pra­tiques « sal­va­tio­nistes et rédemp­trices » de trans­for­ma­tion ou de per­fec­tion­ne­ment de soi (arts mar­tiaux, méde­cine chi­noise, médi­ta­tion, écri­ture ins­pi­rée), consti­tue­ront la base de ce qui émer­ge­ra après la fin du maoïsme8, à par­tir de la Chine conti­nen­tale, mais éga­le­ment en pro­ve­nance de la péri­phé­rie (Taï­wan, Sin­ga­pour, Hong Kong) et de la dia­spo­ra. Mou­ve­ments qui se vou­dront « com­pa­tibles avec la science occi­den­tale », voire « supé­rieurs à elle ». Ces cou­rants nova­teurs nour­ri­ront les flux de nou­velles reli­gio­si­tés qui irri­gue­ront un mar­ché mon­dial des biens du salut, en pleine expan­sion au XXIe siècle. Une revanche, en quelque sorte, de la tra­di­tion spi­ri­tuelle chi­noise après l’humiliation occi­den­tale et son modèle « chré­tien-laïc ». Mais il fau­dra, pour cela, que le champ reli­gieux tra­verse d’abord le long tun­nel mar­xiste-léni­niste et son mil­lé­na­risme maoïste, éta­bli en Chine continentale.

Les variations de la politique communiste

L’attitude envers les reli­gions du Par­ti com­mu­niste chi­nois (PCC) — fon­dé en zone urbaine (Shan­ghai), mais trans­for­mé en mou­ve­ment poli­tique et mili­taire rural sous la hou­lette de Mao — est gui­dée par des dogmes idéo­lo­giques (pro­lon­geant ceux des natio­na­listes), mais aus­si par son expé­rience concrète de gué­rilla, notam­ment dans les régions péri­phé­riques durant la Longue Marche. Si le PCC pro­fesse des prin­cipes anti­re­li­gieux dans sa lutte contre la « socié­té féo­dale », il sait que la reli­gion est un phé­no­mène durable « qui ne peut pas être éra­di­qué par la force » et doit par ailleurs com­po­ser avec les reli­gions des « mino­ri­tés » et leurs lea­deurs, dans sa lutte contre le pou­voir cen­tral des natio­na­listes. Il y a donc une posi­tion de prin­cipe, fixée dès son ori­gine par les fon­da­teurs à Shan­ghai — Chen Duxiu, pre­mier secré­taire géné­ral, est l’auteur d’un essai inti­tu­lé Sur la des­truc­tion des idoles —, et des choix stra­té­giques et tac­tiques moti­vés par les alliances avec des auto­ri­tés reli­gieuses eth­niques ou des acteurs de groupes reli­gieux rebelles Han, liés aux classes paysannes.

Une fois arri­vé au pou­voir en 1949, le PCC déve­loppe une poli­tique (que l’on pour­ra bien­tôt qua­li­fier de « maoïste ») qui pas­se­ra par dif­fé­rentes phases, se modu­lant selon les sou­bre­sauts de la dyna­mique révo­lu­tion­naire, les reli­gions ou groupes concer­nés, mais aus­si des consi­dé­ra­tions tac­tiques et géo­po­li­tiques. Ain­si, le chris­tia­nisme, « lié à l’impérialisme », sera plus per­sé­cu­té que l’islam ou le boud­dhisme, qui peuvent être des « ponts diplo­ma­tiques » vers d’autres pays du tiers-monde dans le cadre de la lutte anti-impé­ria­liste. L’on fera preuve, dans un pre­mier temps, de plus de sou­plesse avec les musul­mans et les boud­dhistes eth­niques, cher­chant même des alliances avec cer­tains de leurs repré­sen­tants, tel le dalaï-lama.

En ce qui concerne les Han, une par­ti­tion sera éta­blie entre les asso­cia­tions offi­cielles des Cinq Ensei­gne­ments (bouddhis­me, islam, taoïsme, catho­li­cisme et pro­tes­tan­tisme — le confu­cia­nisme est reje­té), et les « sectes réac­tion­naires et socié­tés secrètes », per­sé­cu­tées. On recon­nait là, hors l’attitude à l’égard du confu­cia­nisme et des groupes reli­gieux pay­sans, une cer­taine conti­nui­té avec la poli­tique répu­bli­caine. Cette rela­tive modé­ra­tion ini­tiale, à géo­mé­trie variable — débou­chant par­fois sur des poli­tiques tota­le­ment oppo­sées à l’encontre de la même reli­gion, selon qu’elle est pra­ti­quée par une « mino­ri­té » ou par les Han —, ne doit pas occul­ter la posi­tion de base du PCC, qui va s’affirmer de plus en plus anti­re­li­gieuse et des­truc­trice, culmi­nant avec la Révo­lu­tion cultu­relle et le culte de Mao. Le livre de Goos­saert et Pal­mer suit ces varia­tions à la trace, notam­ment les cam­pagnes très dures menées contre les « sectes et socié­tés secrètes féo­dales », puis la vio­lence révo­lu­tion­naire anti­re­li­gieuse du Grand Bond en avant et, bien enten­du, de la Révo­lu­tion cultu­relle. D’une cer­taine manière, la poli­tique maoïste devien­dra d’autant plus vio­lem­ment anti­re­li­gieuse qu’elle bas­cu­le­ra elle-même dans un mes­sia­nisme apo­ca­lyp­tique et une « théo­cra­tie laïque », selon l’expression de Yang Yisheng9.

L’apogée de la religion séculière : le culte de Mao

La qua­li­té de « reli­gion sécu­lière » (Gau­chet) du maoïsme va se révé­ler pro­gres­si­ve­ment et entrer en choc fron­tal avec les « vraies reli­gions ». Le Grand Bond en avant est à cet égard un point de rup­ture majeur, coïn­ci­dant avec la mise en œuvre d’une col­lec­ti­vi­sa­tion totale de la socié­té par le biais des com­munes popu­laires. Les temples des cam­pagnes sont aban­don­nés ou pro­fa­nés, les cler­gés boud­dhiste et taoïste sont pur­gés, les pas­teurs pro­tes­tants offi­ciel­le­ment recon­nus envoyés en usine ou dans des camps de tra­vail, les prêtres catho­liques obli­gés de rompre avec Rome, la poli­tique de res­pect envers les reli­gions des mino­ri­tés (boud­dhisme tibé­tain et islam) est aban­don­née. Les pra­tiques rituelles isla­miques (prières, jeûne, cir­con­ci­sion, mémoire des morts…) sont inter­dites dans les zones musul­manes, dont le Xin­jiang ; les terres,
notam­ment celles des monastères
boud­dhistes, sont col­lec­ti­vi­sées dans les pro­vinces de l’Amdo et du Kham inté­grées au Sichuan. Les Tibé­tains se révoltent, le dalaï-lama finit par s’exiler en 1959. Comme l’écrivent sobre­ment les auteurs : « La période du Grand Bond en avant a ain­si conduit la plu­part des acti­vi­tés reli­gieuses à leur fin. »

De l’«autre côté », si l’on peut dire, l’exaltation révo­lu­tion­naire gran­dit au fur et à mesure que les reli­gions dis­pa­raissent, comme si, par un jeu de vases com­mu­ni­cants, les pul­sions sacrées étaient réin­ves­ties dans l’espérance d’une Aube Nou­velle, illu­mi­née par le visage solaire de Mao. Mais le sen­ti­ment reli­gieux tra­di­tion­nel per­siste, des pro­phé­ties et des rumeurs se répandent ; l’on craint que l’équilibre cos­mique ne soit rom­pu. Même les hié­rarques du PCC uti­lisent les termes de la démo­no­lo­gie en qua­li­fiant les lea­deurs spi­ri­tuels de « démons-bœufs » et d’«esprits-serpents ».

Si le por­trait de Mao est dis­po­sé en lieu et place des tablettes des ancêtres, on peut conti­nuer à mur­mu­rer la généa­lo­gie fami­liale à voix basse. L’une des par­ties les plus sai­sis­santes du livre est celle consa­crée à la phase aigüe et escha­to­lo­gique du maoïsme, « Civi­li­sa­tion spi­ri­tuelle et uto­pisme poli­tique ». Ce cha­pitre pointe d’entrée de jeu, dans ses phrases ini­tiales, le trans­fert de la reli­gio­si­té des divers cultes vers le point focal de l’utopie révo­lu­tion­naire, incar­née dans le corps sacra­li­sé du Guide : « Si la Révo­lu­tion cultu­relle a pro­vo­qué la des­truc­tion la plus pro­fonde de toutes formes de vie reli­gieuse de l’histoire chi­noise et peut-être humaine, elle est loin d’être un mou­ve­ment de sécu­la­ri­sa­tion. Elle a plu­tôt repré­sen­té l’apothéose d’une ten­dance paral­lèle de sacra­li­sa­tion poli­tique qui pre­nait ses racines dans la culture poli­tique et reli­gieuse de la Chine impé­riale, ain­si que dans les dimen­sions uto­piques et apo­ca­lyp­tiques d’une révo­lu­tion moderne. »

Les anciens modes de pen­sée « ont sur­vé­cu, incons­ciem­ment, sous un nou­vel habit », écrivent les auteurs en citant Ci Jiwei et en retra­çant la généa­lo­gie de l’ascétisme révo­lu­tion­naire qui connut son apo­gée « cryp­to-reli­gieuse » avec la Révo­lu­tion cultu­relle, qui fut aus­si le moment de sa dis­lo­ca­tion. Cette par­tie pas­sion­nante du livre retrace les pro­fondes trans­for­ma­tions de la socié­té chi­noise depuis la fin des Qin, en cen­trant l’analyse sur la déliai­son de l’individu des groupes d’appartenance (lignage, vil­lage, famille) et les ten­ta­tives de trans­for­ma­tion de la Chine en « socié­té d’individus », tenus de se mettre au ser­vice de la Nation, de se per­fec­tion­ner et de se sacri­fier pour elle dans « une éthique d’altruisme abso­lu10 ». À l’ère des masses, il faut une poli­tique de trans­for­ma­tion des indi­vi­dus pour les inté­grer dans le grand corps natio­nal. Cette poli­tique, déjà pré­sente dans le mou­ve­ment Vie Nou­velle11 des natio­na­listes en 1934, est relan­cée par le PCC à Yan’an (1936 – 1948), atteint son point culmi­nant avec la Révo­lu­tion cultu­relle. Elle passe notam­ment par les rituels de conver­sion de soi (séances d’autocritique, écri­tures de « bio­gra­phies », etc.) qui res­semblent à ceux des groupes sec­taires, comme l’a théo­ri­sé le psy­chiatre Robert Lif­ton ayant accueilli des fugi­tifs à Hong Kong.

Le culte de Mao, celui qui est deve­nu l’«idole cen­trale », est décrit en quelques pages. Si sa per­sonne est déi­fiée et qu’une véri­table dévo­tion lui est ren­due (son image rem­place la tablette des ancêtres, son visage a pris la place du soleil, le Petit Livre rouge pro­voque des gué­ri­sons mira­cu­leuses, les objets qu’il touche deviennent des reliques, les mariages se font devant son buste, ses œuvres sont dif­fu­sées à des mil­liards d’exemplaires), ses adver­saires sont démo­ni­sés. Ce sont des « vam­pires », des « démons-bœufs et esprits-ser­pents », des « monstres » qui peuvent être repous­sés « grâce au miroir révé­lant les démons » de la pen­sée Mao Zedong. Cepen­dant, notent les auteurs, les récom­penses résul­tant du culte et de l’ascèse révo­lu­tion­naire intra­mon­daine ne sont pas spi­ri­tuelles, mais « résident dans ce bas monde » : recon­nais­sance sym­bo­lique et éloges du Par­ti, pro­mo­tion dans une car­rière poli­tique. La cor­rup­tion géné­ra­li­sée par­ti­ci­pe­ra à l’implosion du com­mu­nisme utopique.

Une question insoluble ?

La seconde par­tie du livre, que nous ne pou­vons résu­mer ici, reprend le fil des trans­for­ma­tions et des recom­po­si­tions reli­gieuses (non sécu­lières) durant l’ère maoïste et la période pos­té­rieure, que ce soit en dehors de la Chine conti­nen­tale puis à l’intérieur de celle-ci. Mais ceci après avoir fait un retour en arrière, comme sou­vent dans ce livre, sur les thèmes de « la pié­té filiale, la famille et la mort » sous les régimes répu­bli­cains et com­mu­nistes, et retra­cé « des tra­jec­toires alter­na­tives pour la reli­gion dans le monde chi­nois » (tra­jec­toires colo­niales occi­den­tales, japo­naises et nou­veaux États chi­nois — Taï­wan, Sin­ga­pour et dia­spo­ra). L’examen de la période post-maoïste va se cen­trer sur la « reli­gion des temples », sur­tout rurale, à la fin du XXe siècle, ain­si que l’évolution des reli­gio­si­tés modernes, prin­ci­pa­le­ment dans les zones urbaines. Elle va éga­le­ment se cen­trer sur les « dis­cours et ins­ti­tu­tions offi­cielles de la reli­gion », que ce soit en Chine conti­nen­tale ou à Taï­wan, Sin­ga­pour, Hong Kong et Macao. Enfin, le der­nier cha­pitre revien­dra sur l’évolution des trois reli­gions « péri­phé­riques » : le boud­dhisme tibé­tain, l’islam et le chris­tia­nisme. Que le lec­teur nous par­donne de ne pas rendre jus­tice à ces cha­pitres, tout aus­si ins­truc­tifs que les pré­cé­dents. Notre conso­la­tion serait qu’il trouve dans notre défaillance une moti­va­tion à les arpen­ter lui-même. Ils en valent la peine.

Nous sou­hai­tons reve­nir en conclu­sion de cette pré­sen­ta­tion sur le titre de cet ouvrage, aus­si fouillé que son sujet est com­plexe (« chi­nois », pour­rait-on dire fami­liè­re­ment, mais ce n’est pro­ba­ble­ment pas sans rai­son) : « La ques­tion reli­gieuse ». L’origine de ce titre est une expres­sion uti­li­sée par le régime com­mu­niste, qui s’est trou­vé devant la « reli­gion » comme devant une ques­tion à résoudre. Nous avons vu que la « solu­tion finale » de cette ques­tion s’est avé­rée non seule­ment impos­sible, mais qu’elle a de sur­croit mis en branle, de manière exa­cer­bée et voi­lée, ce qu’elle pré­ten­dait « éradiquer ».

Les auteurs concluent dans ce sens : « Le maitre-récit de la moder­ni­sa­tion et de la laï­ci­sa­tion, ain­si que des réponses qu’il a pro­vo­quées, entrai­nant les innom­brables chan­ge­ments qui ont fait l’objet de ce livre, sera de moins en moins opé­ra­tion­nel à mesure que le nou­veau siècle avance. Aus­si il est légi­time de se deman­der de quoi il sera sui­vi. La “ques­tion reli­gieuse chi­noise” reste donc plus inso­luble que jamais. » La fami­lia­ri­té de ce point de butée avec notre propre his­toire récente nous indique, sans conteste, une com­mune des­ti­née sur une dimen­sion essen­tielle de la condi­tion humaine, pour citer un titre chi­nois de Mal­raux, et de son his­toire tumultueuse.

  1. Vincent Goos­saert et David A. Pal­mer, La ques­tion reli­gieuse en Chine, CNRS, édi­tions 2012. La biblio­gra­phie compte une qua­ran­taine de pages, men­tion­nant des réfé­rences qui sont pour la plu­part en chi­nois et en anglais. Le livre a d’abord été publié sous le titre The Reli­gious Ques­tion in Modern Chi­na, The Uni­ver­si­ty of Chi­ca­go Press, 2011. Vincent Goos­saert est direc­teur d’études au CNRS, auteur de recherches sur l’histoire du taoïsme et sur le sécu­la­risme chi­nois. David Pal­mer est maitre de confé­rences au dépar­te­ment de socio­lo­gie de l’université de Hong Kong, auteur de tra­vaux sur les nou­veaux mou­ve­ments reli­gieux, notam­ment le qigong.
  2. Le terme de « Han » ren­voie à la dynas­tie des Han (IIe siècle avant notre ère) durant laquelle ceux que nous appe­lons les « Chi­nois » sont géné­ra­le­ment dési­gnés sous le nom de « hommes des Han ». Sur l’origine et l’évolution de la ter­mi­no­lo­gie rela­tive à la Chine et à ses voi­sins (Corée, Japon…), voir l’ouvrage sti­mu­lant de Phi­lippe Pel­le­tier, L’Extrême-Orient. L’invention d’une his­toire et d’une géo­gra­phie, Gal­li­mard, 2011.
  3. Notons que Xin­jiang (ancien Tur­kes­tan orien­tal) signi­fie « nou­velle fron­tière » et Xizang (Tibet) « mai­son des tré­sors de l’Ouest » (cette tra­duc­tion est cepen­dant contes­tée). Les noms chi­nois attri­bués à ces deux impor­tants ter­ri­toires conquis en indiquent bien le carac­tère de « colo­nie ». Aucune de ces deux régions n’est « sta­bi­li­sée », comme nous le montrent les sui­cides au Tibet et les der­nières émeutes de 2013 au Xinjiang.
  4. La poli­tique de peu­ple­ment du gou­ver­ne­ment chi­nois a réduit la part des populations
    autochto­nes au Tibet et au Xin­jiang, alors qu’il ne reste plus guère de Mon­gols dans la « Région auto­nome » de Mon­go­lie intérieure.
  5. L’anthropologue ana­lyse cette cos­mo­lo­gie tra­di­tion­nelle chi­noise en se réfé­rant à Mar­cel Gra­net : «…la phi­lo­so­phie chi­noise rend mani­feste au plus haut point ce qui paraît être un trait cen­tral de toute onto­lo­gie ana­lo­gique, à savoir la dif­fi­cul­té de dis­tin­guer en pra­tique, dans les com­po­santes des exis­tants, entre ce qui relève de l’intériorité et ce qui relève de la phy­si­ca­li­té. C’est ce qu’exprime cet apho­risme tiré d’un trai­té à peu près contem­po­rain d’Aristote, le Hi t’seu, les “wou (êtres) sont faits de tsing et de k’i”. Par wou, il faut entendre cha­cun des types de choses ani­mées et inani­mées, un ensemble com­mu­né­ment appe­lé les “Dix Mille Essences” (wan wou) […] Chaque wou est consti­tué d’émanations pro­ve­nant du Ciel où règne le Souffle (k’i) et de la Terre qui pro­duit les essences nour­ri­cières (tsing)» (Par-delà nature et culture, Gal­li­mard 2005, p.287). Voir le compte ren­du de cet ouvrage de Ph. Des­co­la par B.De Backer, La Revue nou­velle, juillet-aout 2012.
  6. Le mou­ve­ment Tai­ping résulte de la ren­contre entre la tra­di­tion mil­lé­na­riste chi­noise, inti­me­ment liée au sys­tème poli­ti­co-reli­gieux qui avait des carac­té­ris­tiques apo­ca­lyp­tiques (légi­ti­ma­tion du pou­voir par le Man­dat céleste, délé­gi­ti­ma­tion par sa perte), et le chris­tia­nisme pro­tes­tant. Son pro­phète, Hong Xiu­quan (1812 – 1864), était un let­tré qui avait inter­pré­té ses visions à la lumière de tracts pro­tes­tants trans­mis par un mis­sion­naire. Il se consi­dé­ra comme le frère du Christ char­gé de ren­ver­ser le régime des Qin et d’établir un Royaume céleste de la Grande Paix (« Tai­ping Tian Guo »), forme de com­mu­nisme uto­pique qui ins­pi­ra le PCC.
  7. L’influence du Japon comme lieu de pas­sage de notions occi­den­tales est sou­vent mécon­nue. C’est aus­si au Japon que nombre de fon­da­teurs du Par­ti com­mu­niste chi­nois furent expo­sés aux idées
    occidentales.
  8. La méde­cine chi­noise et les arts mar­tiaux furent cepen­dant mis à l’honneur durent la période com­mu­niste, mais expur­gés de leurs com­po­santes « super­sti­tieuses » et « féo­dales ». Ce fut aus­si le cas des pra­tiques de médi­ta­tion et de contrôle du souffle, uni­fiées par les com­mu­nistes sous le nom de qigong. Cette uti­li­sa­tion du fonds tra­di­tion­nel chi­nois dans le cadre d’une « laï­ci­sa­tion » de ses élé­ments est l’une des bifur­ca­tions de la culture reli­gieuse sous l’effet de la moder­ni­sa­tion, l’autre étant l’incorporation de la tra­di­tion dans une nou­velle syn­thèse à voca­tion uni­ver­selle. Les allers-retours entre laï­ci­té et reli­gio­si­té furent nombreux.
  9. Dans Stèles. La Grande Famine en Chine, 1958 – 1961, Seuil, 2012. Je me per­mets de ren­voyer à ma pré­sen­ta­tion de ce livre dans La Revue nou­velle d’avril2013.
  10. On recon­nai­tra, outre les notions de « reli­gion sécu­lière », d’idéocratie et de tota­li­ta­risme, nombre de simi­li­tudes struc­tu­relles avec les élé­ments déga­gés par Mar­cel Gau­chet au sujet des trois tota­li­ta­rismes euro­péens : la nos­tal­gie impé­riale et l’humiliation (par l’Occident et le Japon), la décom­po­si­tion de l’ancien corps social et de ses allé­geances, l’exaltation mys­tique du col­lec­tif natio­nal et la fusion de l’individu, la figure du sacri­fice qui consti­tue une « for­mi­dable école de ser­vi­tude volon­taire », et engen­dre­ra un acteur his­to­rique « auquel l’âge tota­li­taire don­ne­ra un emploi ». Voir La démo­cra­tie à l’épreuve des tota­li­ta­rismes, 2010.
  11. Le fer de lance du mou­ve­ment Vie Nou­velle des années 1930 était l’organisation fas­ciste des Che­mises bleues. Admi­ra­teur de Lénine, Sta­line, Mus­so­li­ni et Hit­ler, le mou­ve­ment d’extrême droite pré­co­ni­sait la néces­si­té d’une « idole cen­trale » pour « ren­for­cer le pou­voir de l’organisation sociale, pro­mou­voir le déve­lop­pe­ment de la culture natio­nale, et uni­fier la confiance dans l’esprit de masse » (extrait d’un docu­ment des Che­mise bleues, cité par les auteurs). Pour Simon Leys (dans Ombres chi­noises), l’idéologie des Che­mises bleues est simi­laire à celle des gardes rouges de la Révo­lu­tion culturelle.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur