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La question religieuse en Chine, de Vincent Goossaert et David Palmer
Cet ouvrage, volumineux et documenté, est d’une importance non négligeable pour comprendre les soubassements de nombreuses évolutions sociopolitiques de la Chine continentale, périphérique et diasporique, de la fin du XIXe siècle jusqu’au début du XXIe siècle. La « religion » semble, en effet, un « moteur méconnu de l’histoire chinoise contemporaine », selon ses auteurs, que ce soit à travers […]
Cet ouvrage, volumineux et documenté1, est d’une importance non négligeable pour comprendre les soubassements de nombreuses évolutions sociopolitiques de la Chine continentale, périphérique et diasporique, de la fin du XIXe siècle jusqu’au début du XXIe siècle. La « religion » semble,
en effet, un « moteur méconnu de l’histoire chinoise contemporaine », selon ses auteurs, que ce soit à travers la volonté des réformateurs (impériaux, républicains, nationalistes ou communistes) de réguler ou de « faire table rase » du fait religieux, mais en lui empruntant nombre de ses traits ; dans la résistance et le « retour » du religieux après la fin de la révolution culturelle et la mort de Mao ; dans les luttes complexes entre l’État central et les « Cinq Enseignements » (taoïsme, confucianisme, bouddhisme, islam et christianisme), ou entre ces derniers et les cultes locaux ou les mouvements salvationistes. Sans oublier les tensions entre la Chine centrale, dite des Han2, adepte des « Trois Enseignements » (taoïsme, confucianisme et bouddhisme), et celle des « minorités » ethno-religieuses périphériques, surtout les Tibétains et les Mongols bouddhistes Vajrayana, les Ouïghours et les Han musulmans (Hui), ainsi que le christianisme dans ses modalités catholiques et protestantes, voire syncrétiques locales (notamment, fin XIXe siècle, le mouvement millénariste Taiping, peu connu en Occident).
Le livre de Goossaert et Palmer — centré sur la période moderne, de la fin du XIXe au début du XXIe siècle, comme l’indique son titre original en anglais — est un récit analytique à la fois thématique et chronologique, qui emboite les thèmes religieux et les périodes historiques comme des feuilles qui s’enchainent et se recouvrent partiellement. Il documente non seulement le champ religieux dans ses composantes et ses dynamiques internes, mais également dans ses relations avec les pouvoirs politiques successifs, subissant de plus en plus l’influence de la modernité occidentale et du christianisme au tournant du XXe siècle. Il nous invite par ailleurs à nous décentrer de notre vision monothéiste du fait religieux, tout en relevant certaines interactions et similitudes complexes qui se dessinent à travers ce regard comparatif. Le programme est d’autant plus intriqué que, comme nous l’avons vu, l’État chinois comporte, à l’intérieur de ses frontières impériales, des peuples dont l’identité religieuse, différente de celle des Han, se superpose à leur identité ethnique et politique.
La religion n’est pas au milieu de l’Empire
Deux préalables importants nous semblent nécessaires pour situer le cadre global de l’ouvrage. Le premier est que la Chine, contrairement à l’Europe, n’a pas connu de monopole de la gestion et de l’administration des biens du salut par une « Église » (au sens de Weber) monopolistique, mais bien une combinaison locale et globale de différents enseignements reconnus par l’État ou rejetés par lui.
Le second est que la Chine est un Empire de continuité territoriale (les quelques iles, dont Taïwan, et la diaspora ne modifient pas la donne) qui a progressivement conquis, au cours de son histoire, des peuples voisins, linguistiquement, culturellement et religieusement très différents. Principalement les Ouïghours au Nord-Ouest (Turkestan oriental ou Xinjiang), les Mongols au Nord-Est (Mongolie intérieure) et les Tibétains à l’Ouest (Région autonome du Tibet ou Xizang3, anciennes provinces tibétaines annexées). Ces régions frontalières, qui couvrent une part importante du territoire chinois contemporain, étaient initialement4 peuplées par des groupes humains dont la religion, différente de celle des Han, est un marqueur identitaire majeur. Il en résulte que la problématique religieuse de ces régions périphériques, souvent rebelles, est une question géopolitique de grande importance, et n’a dès lors pas la même signification que celle des Han.
Schématiquement, l’espace religieux traditionnel des Han est composé de différentes parties dont l’articulation et les relations dynamiques avec l’autorité politique forment l’objet principal du livre. Il y a, d’un côté, la « religion traditionnelle chinoise », substrat populaire d’une grande diversité, et, de l’autre, les Trois Enseignements structurés et institutionnalisés qui l’informent et l’encadrent : le taoïsme, le bouddhisme et le confucianisme. Ce substrat commun est une forme de cosmologie (une vision « analogique » du monde, comme l’a développée Philippe Descola5) dans laquelle tous les existants, humains et non humains, animés et inanimés, sont en interaction constante, même à distance, dans un ensemble hiérarchisé selon le degré de pouvoir spirituel (« ling ») qu’ils possèdent. Différents symboles décrivent les lois qui organisent l’univers et son évolution, comme le ying et le yang, les huit tétragrammes, les cinq phases…
Cet habitus cosmologique constitue le noyau de la religiosité chinoise, à partir duquel se sont élaborés des discours, des clergés et spécialistes religieux, des sanctuaires (temples) et des rites, ainsi que des organisations qui entretiennent ou pas des relations avec l’État. Une autre distinction socialement très importante est celle des collectifs religieux. Certains sont cléricaux (tels les monastères), d’autres ne le sont pas. Parmi ces derniers, les « communautés ascriptives », d’un côté, et les « congrégations volontaires », de l’autre. Dans le premier cas, les foyers adhèrent obligatoirement (lignage familial, corporation ou territoire), alors que, dans le second cas, l’adhésion est individuelle et volontaire. Ce clivage recoupe, on l’aura compris, les dimensions d’inscription religieuse collective traditionnelle et celle d’un engagement plus individuel dans des collectifs « en vadrouille », voire de type « sectaire ». Certains développent des visées millénaristes et des mouvements de transformation sociale qui seront toujours perçus avec la plus grande méfiance par l’État (Taiping au XIXe siècle, Falun Gong aujourd’hui).
Ces préalables nous montrent que la « religion » apparait dès lors doublement périphérique dans l’Empire chinois, même si, à l’époque impériale, c’est l’empereur qui dispose, en tant que Fils du Ciel, de l’autorité religieuse absolue. Elle l’est bien entendu, vu de Pékin, en ce qui concerne les cultes des peuples des confins, à la fois géographiquement et religieusement en marge, mais elle l’est également pour la masse centrale de l’Empire dans ses rapports avec le pouvoir politique. Son caractère fragmenté et composite ne pouvant en effet constituer un corps doctrinal et institutionnel informant et encadrant la société, comme le fit l’Église catholique en Europe sous l’Ancien Régime. D’où, comme le rappellent les auteurs, sa perception par les Occidentaux comme un ensemble « hétéroclite et désorganisé ». C’est dès lors un champ religieux polyphonique de noyaux et de strates associées qui va connaitre sa « traversée du siècle », débutant avec les premières tentatives de modernisation, au crépuscule de la dynastie des Qin en 1898, se poursuivant avec la menace de sécularisation par le régime républicain fondé par Sun-Yat-Sen et surtout le régime communiste de Mao Zedong, puis se terminant avec le « retour du religieux », après le déclin du maoïsme.
Modernisation et résistance au modèle « chrétien-laïc »
À la fin de la dynastie des Qin, l’autorité supposée absolue de l’empereur se heurte à la faiblesse du pouvoir d’État face à la diversité et à la prolifération du religieux. En principe, soulignent les auteurs, les politiques religieuses de l’État étaient « pluralistes, mais non tolérantes ». Pluraliste « car un assez large éventail de croyances et de pratiques étaient reconnues comme orthodoxes ; mais intolérante, parce que tout le reste, y compris tout ce qui était nouveau, était interdit ». Les fonctionnaires parvenaient à contrôler les trois traditions et communautés cléricales « orthodoxes » (confucéennes, bouddhistes et taoïstes) ainsi que les communautés laïques ascriptives « qui respectaient les structures patriarcales de la société locale » et constituaient, en quelque sorte, des relais de la « continuité liturgique de l’empereur jusqu’aux villages ». Mais ils avaient nettement plus de mal à exercer leurs pouvoirs sur les groupements hétérodoxes et illégitimes, soit essentiellement les collectifs volontaires (cultes qualifiés de yinsi : « débauché », « immoral », « sans contrôle »).
Pour utiliser un vocabulaire qui nous est plus familier, il y avait, d’un côté, les « cultes reconnus » et, de l’autre, les « sectes dangereuses ». Les « enseignements hérétiques » étaient en effet considérés comme une menace majeure risquant de « déchirer le tissu social » et « dissoudre la morale conventionnelle ». Parmi ces « sectes hérétiques », les chrétiens, qui avaient été bannis en 1725 avant que les canonnières anglaises ne forcent l’empereur à les autoriser à nouveau en 1842. Mais de multiples autres groupes salvationistes et mouvements millénaristes existaient en Chine (rébellion du « Lotus Blanc », Huit Trigrammes, Milices Justes et Harmonieuses ou « Boxeurs»…), que l’État, en l’absence de cadastre et d’état civil, avait bien du mal à contrôler. La plus terrible menace viendra du mouvement Taiping (1851 – 1864), déclenchant la « plus sanglante guerre civile dans l’histoire de l’humanité, avec une estimation du nombre de victimes allant de 20 à 50 millions6 ».
Une première phase de modernisation et d’occidentalisation de l’espace religieux verra le jour sous le jeune empereur Guangxu. Nous sommes à la fin du XIXe siècle, l’empire chinois est en train de s’effondrer face aux puissances occidentales et au Japon (qui a fait sa révolution politique en 1868 et se modernise à très grande vitesse). Des réformateurs, constatant le retard éducatif des Chinois et l’emprise des temples locaux, veulent « construire des écoles avec les biens des temples ». Certains se situent encore dans une logique religieuse traditionnelle, mais d’autres sont plus radicaux et veulent élaborer une nouvelle « religion nationale » monopolistique et confucéenne, sur le modèle chrétien. C’est le cas du réformateur Kang Youwei qui soumet un mémoire au trône en juillet 1898, prônant que tous les temples de Chine (à l’exception de ceux qui servent aux sacrifices d’État) soient transformés en écoles. Il souhaite aussi que l’on s’attaque aux « cultes immoraux ». L’empereur promulgue un édit dans ce sens le jour même, 10 juillet 1898. L’édit connut des succès variés, mais le mouvement entamé se prolongea à travers divers épisodes jusqu’à la chute de l’Empire en 1912. La confiscation ou destruction des temples fut par ailleurs accompagnée d’une campagne contre les « superstitions » et d’un projet de réforme des mœurs pour « civiliser le peuple ».
En effet, durant la même période à la fin de l’Empire des Qin, un changement discursif s’opéra avec l’apparition de termes comme « religion » (zongjiao), « superstition »
(mixin), adoptés à partir de néologismes japonais7 dans le contexte d’un reclassement des savoirs d’inspiration occidentale (avec des notions comme « science » et « philosophie », la première devant faire le partage entre religion et superstition). De nombreux cultes locaux tombèrent dans la catégorie de « superstition », la « religion » étant conçue comme un corps doctrinal porté par une Église, selon le modèle occidental. Ce n’était donc pas un mouvement de rejet de la religion (qui n’apparait que dans les années 1920), mais bien de « création d’une religion chinoise » structurée, compatible avec la science.
La période républicaine et nationaliste (1912 – 1949) en Chine continentale se situe dans le contexte culturel d’un rejet violent de la société traditionnelle et de ses « superstitions », discrédités par l’introduction de la science occidentale et l’influence du christianisme (ou du moins de son modèle normatif, à la fois comme « religion » et comme type de relation Église-État : le « modèle chrétien-laïc »). Les auteurs rapportent que le futur fondateur de la république, Sun Yat-sen, « commença sa carrière en brisant une statue de Zhenwu (le dieu protecteur de la dynastie des Ming) dans son village natal ». Sun avait été baptisé à l’âge de dix-huit ans et avait été formé dans des collèges chrétiens à Hawaï et Hong Kong. De nombreux hauts responsables du régime républicain étaient chrétiens ainsi que 60 parlementaires sur les 274 du premier parlement national (alors qu’ils ne représentaient que 1% de la population).
L’instauration du nouveau régime, en 1912, fut dès lors perçue par nombre de Chinois comme celui d’une « république chrétienne », dans laquelle le confucianisme serait remplacé par le christianisme comme religion d’État. L’ouvrage de Goossaert et Palmer retrace de manière détaillée les diverses politiques mises en œuvre durant la période républicaine, allant de l’influence chrétienne religieuse du début au recyclage de ses idéaux, dépouillés de leur structure confessionnelle dans un mouvement laïc, « Nouvelle Vie ». Comme l’écrivent les auteurs, « les chrétiens chinois servirent donc d’intermédiaires dans le transfert, depuis l’Occident, des idées et pratiques d’un État-nation moderne ». Par ailleurs, l’influence chrétienne était puissamment relayée par le champ éducatif (écoles élémentaires, lycées, universités — où émergèrent d’ailleurs les « sciences religieuses »). D’autres traditions suivirent le modèle « chrétien-laïc » et tentèrent des réformes, notamment le bouddhisme avec le moine Taixu (favorisant le « bouddhisme humaniste » contre le « bouddhisme funéraire »).
Ce mouvement de réforme modernisatrice, qui toucha peu ou prou les « Cinq Enseignements », s’accompagna d’autres dynamiques qui visèrent plutôt à réinventer la tradition religieuse chinoise en réponse à la modernisation (notamment dans le contexte d’une perte de crédit de l’Occident, à la suite de la Première Guerre mondiale). Ceci, d’une part, du côté des « congrégations volontaires » et, de l’autre, des groupes ascriptifs traditionnels à prédominance rurale. Le foisonnement, les sources variées et les syncrétismes multiples de ces groupes et communautés sont tels que nous ne pouvons en rendre compte ici. Retenons que nombre d’entre eux, centrés sur des discours et des pratiques « salvationistes et rédemptrices » de transformation ou de perfectionnement de soi (arts martiaux, médecine chinoise, méditation, écriture inspirée), constitueront la base de ce qui émergera après la fin du maoïsme8, à partir de la Chine continentale, mais également en provenance de la périphérie (Taïwan, Singapour, Hong Kong) et de la diaspora. Mouvements qui se voudront « compatibles avec la science occidentale », voire « supérieurs à elle ». Ces courants novateurs nourriront les flux de nouvelles religiosités qui irrigueront un marché mondial des biens du salut, en pleine expansion au XXIe siècle. Une revanche, en quelque sorte, de la tradition spirituelle chinoise après l’humiliation occidentale et son modèle « chrétien-laïc ». Mais il faudra, pour cela, que le champ religieux traverse d’abord le long tunnel marxiste-léniniste et son millénarisme maoïste, établi en Chine continentale.
Les variations de la politique communiste
L’attitude envers les religions du Parti communiste chinois (PCC) — fondé en zone urbaine (Shanghai), mais transformé en mouvement politique et militaire rural sous la houlette de Mao — est guidée par des dogmes idéologiques (prolongeant ceux des nationalistes), mais aussi par son expérience concrète de guérilla, notamment dans les régions périphériques durant la Longue Marche. Si le PCC professe des principes antireligieux dans sa lutte contre la « société féodale », il sait que la religion est un phénomène durable « qui ne peut pas être éradiqué par la force » et doit par ailleurs composer avec les religions des « minorités » et leurs leadeurs, dans sa lutte contre le pouvoir central des nationalistes. Il y a donc une position de principe, fixée dès son origine par les fondateurs à Shanghai — Chen Duxiu, premier secrétaire général, est l’auteur d’un essai intitulé Sur la destruction des idoles —, et des choix stratégiques et tactiques motivés par les alliances avec des autorités religieuses ethniques ou des acteurs de groupes religieux rebelles Han, liés aux classes paysannes.
Une fois arrivé au pouvoir en 1949, le PCC développe une politique (que l’on pourra bientôt qualifier de « maoïste ») qui passera par différentes phases, se modulant selon les soubresauts de la dynamique révolutionnaire, les religions ou groupes concernés, mais aussi des considérations tactiques et géopolitiques. Ainsi, le christianisme, « lié à l’impérialisme », sera plus persécuté que l’islam ou le bouddhisme, qui peuvent être des « ponts diplomatiques » vers d’autres pays du tiers-monde dans le cadre de la lutte anti-impérialiste. L’on fera preuve, dans un premier temps, de plus de souplesse avec les musulmans et les bouddhistes ethniques, cherchant même des alliances avec certains de leurs représentants, tel le dalaï-lama.
En ce qui concerne les Han, une partition sera établie entre les associations officielles des Cinq Enseignements (bouddhisme, islam, taoïsme, catholicisme et protestantisme — le confucianisme est rejeté), et les « sectes réactionnaires et sociétés secrètes », persécutées. On reconnait là, hors l’attitude à l’égard du confucianisme et des groupes religieux paysans, une certaine continuité avec la politique républicaine. Cette relative modération initiale, à géométrie variable — débouchant parfois sur des politiques totalement opposées à l’encontre de la même religion, selon qu’elle est pratiquée par une « minorité » ou par les Han —, ne doit pas occulter la position de base du PCC, qui va s’affirmer de plus en plus antireligieuse et destructrice, culminant avec la Révolution culturelle et le culte de Mao. Le livre de Goossaert et Palmer suit ces variations à la trace, notamment les campagnes très dures menées contre les « sectes et sociétés secrètes féodales », puis la violence révolutionnaire antireligieuse du Grand Bond en avant et, bien entendu, de la Révolution culturelle. D’une certaine manière, la politique maoïste deviendra d’autant plus violemment antireligieuse qu’elle basculera elle-même dans un messianisme apocalyptique et une « théocratie laïque », selon l’expression de Yang Yisheng9.
L’apogée de la religion séculière : le culte de Mao
La qualité de « religion séculière » (Gauchet) du maoïsme va se révéler progressivement et entrer en choc frontal avec les « vraies religions ». Le Grand Bond en avant est à cet égard un point de rupture majeur, coïncidant avec la mise en œuvre d’une collectivisation totale de la société par le biais des communes populaires. Les temples des campagnes sont abandonnés ou profanés, les clergés bouddhiste et taoïste sont purgés, les pasteurs protestants officiellement reconnus envoyés en usine ou dans des camps de travail, les prêtres catholiques obligés de rompre avec Rome, la politique de respect envers les religions des minorités (bouddhisme tibétain et islam) est abandonnée. Les pratiques rituelles islamiques (prières, jeûne, circoncision, mémoire des morts…) sont interdites dans les zones musulmanes, dont le Xinjiang ; les terres,
notamment celles des monastères
bouddhistes, sont collectivisées dans les provinces de l’Amdo et du Kham intégrées au Sichuan. Les Tibétains se révoltent, le dalaï-lama finit par s’exiler en 1959. Comme l’écrivent sobrement les auteurs : « La période du Grand Bond en avant a ainsi conduit la plupart des activités religieuses à leur fin. »
De l’«autre côté », si l’on peut dire, l’exaltation révolutionnaire grandit au fur et à mesure que les religions disparaissent, comme si, par un jeu de vases communicants, les pulsions sacrées étaient réinvesties dans l’espérance d’une Aube Nouvelle, illuminée par le visage solaire de Mao. Mais le sentiment religieux traditionnel persiste, des prophéties et des rumeurs se répandent ; l’on craint que l’équilibre cosmique ne soit rompu. Même les hiérarques du PCC utilisent les termes de la démonologie en qualifiant les leadeurs spirituels de « démons-bœufs » et d’«esprits-serpents ».
Si le portrait de Mao est disposé en lieu et place des tablettes des ancêtres, on peut continuer à murmurer la généalogie familiale à voix basse. L’une des parties les plus saisissantes du livre est celle consacrée à la phase aigüe et eschatologique du maoïsme, « Civilisation spirituelle et utopisme politique ». Ce chapitre pointe d’entrée de jeu, dans ses phrases initiales, le transfert de la religiosité des divers cultes vers le point focal de l’utopie révolutionnaire, incarnée dans le corps sacralisé du Guide : « Si la Révolution culturelle a provoqué la destruction la plus profonde de toutes formes de vie religieuse de l’histoire chinoise et peut-être humaine, elle est loin d’être un mouvement de sécularisation. Elle a plutôt représenté l’apothéose d’une tendance parallèle de sacralisation politique qui prenait ses racines dans la culture politique et religieuse de la Chine impériale, ainsi que dans les dimensions utopiques et apocalyptiques d’une révolution moderne. »
Les anciens modes de pensée « ont survécu, inconsciemment, sous un nouvel habit », écrivent les auteurs en citant Ci Jiwei et en retraçant la généalogie de l’ascétisme révolutionnaire qui connut son apogée « crypto-religieuse » avec la Révolution culturelle, qui fut aussi le moment de sa dislocation. Cette partie passionnante du livre retrace les profondes transformations de la société chinoise depuis la fin des Qin, en centrant l’analyse sur la déliaison de l’individu des groupes d’appartenance (lignage, village, famille) et les tentatives de transformation de la Chine en « société d’individus », tenus de se mettre au service de la Nation, de se perfectionner et de se sacrifier pour elle dans « une éthique d’altruisme absolu10 ». À l’ère des masses, il faut une politique de transformation des individus pour les intégrer dans le grand corps national. Cette politique, déjà présente dans le mouvement Vie Nouvelle11 des nationalistes en 1934, est relancée par le PCC à Yan’an (1936 – 1948), atteint son point culminant avec la Révolution culturelle. Elle passe notamment par les rituels de conversion de soi (séances d’autocritique, écritures de « biographies », etc.) qui ressemblent à ceux des groupes sectaires, comme l’a théorisé le psychiatre Robert Lifton ayant accueilli des fugitifs à Hong Kong.
Le culte de Mao, celui qui est devenu l’«idole centrale », est décrit en quelques pages. Si sa personne est déifiée et qu’une véritable dévotion lui est rendue (son image remplace la tablette des ancêtres, son visage a pris la place du soleil, le Petit Livre rouge provoque des guérisons miraculeuses, les objets qu’il touche deviennent des reliques, les mariages se font devant son buste, ses œuvres sont diffusées à des milliards d’exemplaires), ses adversaires sont démonisés. Ce sont des « vampires », des « démons-bœufs et esprits-serpents », des « monstres » qui peuvent être repoussés « grâce au miroir révélant les démons » de la pensée Mao Zedong. Cependant, notent les auteurs, les récompenses résultant du culte et de l’ascèse révolutionnaire intramondaine ne sont pas spirituelles, mais « résident dans ce bas monde » : reconnaissance symbolique et éloges du Parti, promotion dans une carrière politique. La corruption généralisée participera à l’implosion du communisme utopique.
Une question insoluble ?
La seconde partie du livre, que nous ne pouvons résumer ici, reprend le fil des transformations et des recompositions religieuses (non séculières) durant l’ère maoïste et la période postérieure, que ce soit en dehors de la Chine continentale puis à l’intérieur de celle-ci. Mais ceci après avoir fait un retour en arrière, comme souvent dans ce livre, sur les thèmes de « la piété filiale, la famille et la mort » sous les régimes républicains et communistes, et retracé « des trajectoires alternatives pour la religion dans le monde chinois » (trajectoires coloniales occidentales, japonaises et nouveaux États chinois — Taïwan, Singapour et diaspora). L’examen de la période post-maoïste va se centrer sur la « religion des temples », surtout rurale, à la fin du XXe siècle, ainsi que l’évolution des religiosités modernes, principalement dans les zones urbaines. Elle va également se centrer sur les « discours et institutions officielles de la religion », que ce soit en Chine continentale ou à Taïwan, Singapour, Hong Kong et Macao. Enfin, le dernier chapitre reviendra sur l’évolution des trois religions « périphériques » : le bouddhisme tibétain, l’islam et le christianisme. Que le lecteur nous pardonne de ne pas rendre justice à ces chapitres, tout aussi instructifs que les précédents. Notre consolation serait qu’il trouve dans notre défaillance une motivation à les arpenter lui-même. Ils en valent la peine.
Nous souhaitons revenir en conclusion de cette présentation sur le titre de cet ouvrage, aussi fouillé que son sujet est complexe (« chinois », pourrait-on dire familièrement, mais ce n’est probablement pas sans raison) : « La question religieuse ». L’origine de ce titre est une expression utilisée par le régime communiste, qui s’est trouvé devant la « religion » comme devant une question à résoudre. Nous avons vu que la « solution finale » de cette question s’est avérée non seulement impossible, mais qu’elle a de surcroit mis en branle, de manière exacerbée et voilée, ce qu’elle prétendait « éradiquer ».
Les auteurs concluent dans ce sens : « Le maitre-récit de la modernisation et de la laïcisation, ainsi que des réponses qu’il a provoquées, entrainant les innombrables changements qui ont fait l’objet de ce livre, sera de moins en moins opérationnel à mesure que le nouveau siècle avance. Aussi il est légitime de se demander de quoi il sera suivi. La “question religieuse chinoise” reste donc plus insoluble que jamais. » La familiarité de ce point de butée avec notre propre histoire récente nous indique, sans conteste, une commune destinée sur une dimension essentielle de la condition humaine, pour citer un titre chinois de Malraux, et de son histoire tumultueuse.
- Vincent Goossaert et David A. Palmer, La question religieuse en Chine, CNRS, éditions 2012. La bibliographie compte une quarantaine de pages, mentionnant des références qui sont pour la plupart en chinois et en anglais. Le livre a d’abord été publié sous le titre The Religious Question in Modern China, The University of Chicago Press, 2011. Vincent Goossaert est directeur d’études au CNRS, auteur de recherches sur l’histoire du taoïsme et sur le sécularisme chinois. David Palmer est maitre de conférences au département de sociologie de l’université de Hong Kong, auteur de travaux sur les nouveaux mouvements religieux, notamment le qigong.
- Le terme de « Han » renvoie à la dynastie des Han (IIe siècle avant notre ère) durant laquelle ceux que nous appelons les « Chinois » sont généralement désignés sous le nom de « hommes des Han ». Sur l’origine et l’évolution de la terminologie relative à la Chine et à ses voisins (Corée, Japon…), voir l’ouvrage stimulant de Philippe Pelletier, L’Extrême-Orient. L’invention d’une histoire et d’une géographie, Gallimard, 2011.
- Notons que Xinjiang (ancien Turkestan oriental) signifie « nouvelle frontière » et Xizang (Tibet) « maison des trésors de l’Ouest » (cette traduction est cependant contestée). Les noms chinois attribués à ces deux importants territoires conquis en indiquent bien le caractère de « colonie ». Aucune de ces deux régions n’est « stabilisée », comme nous le montrent les suicides au Tibet et les dernières émeutes de 2013 au Xinjiang.
- La politique de peuplement du gouvernement chinois a réduit la part des populations
autochtones au Tibet et au Xinjiang, alors qu’il ne reste plus guère de Mongols dans la « Région autonome » de Mongolie intérieure. - L’anthropologue analyse cette cosmologie traditionnelle chinoise en se référant à Marcel Granet : «…la philosophie chinoise rend manifeste au plus haut point ce qui paraît être un trait central de toute ontologie analogique, à savoir la difficulté de distinguer en pratique, dans les composantes des existants, entre ce qui relève de l’intériorité et ce qui relève de la physicalité. C’est ce qu’exprime cet aphorisme tiré d’un traité à peu près contemporain d’Aristote, le Hi t’seu, les “wou (êtres) sont faits de tsing et de k’i”. Par wou, il faut entendre chacun des types de choses animées et inanimées, un ensemble communément appelé les “Dix Mille Essences” (wan wou) […] Chaque wou est constitué d’émanations provenant du Ciel où règne le Souffle (k’i) et de la Terre qui produit les essences nourricières (tsing)» (Par-delà nature et culture, Gallimard 2005, p.287). Voir le compte rendu de cet ouvrage de Ph. Descola par B.De Backer, La Revue nouvelle, juillet-aout 2012.
- Le mouvement Taiping résulte de la rencontre entre la tradition millénariste chinoise, intimement liée au système politico-religieux qui avait des caractéristiques apocalyptiques (légitimation du pouvoir par le Mandat céleste, délégitimation par sa perte), et le christianisme protestant. Son prophète, Hong Xiuquan (1812 – 1864), était un lettré qui avait interprété ses visions à la lumière de tracts protestants transmis par un missionnaire. Il se considéra comme le frère du Christ chargé de renverser le régime des Qin et d’établir un Royaume céleste de la Grande Paix (« Taiping Tian Guo »), forme de communisme utopique qui inspira le PCC.
- L’influence du Japon comme lieu de passage de notions occidentales est souvent méconnue. C’est aussi au Japon que nombre de fondateurs du Parti communiste chinois furent exposés aux idées
occidentales. - La médecine chinoise et les arts martiaux furent cependant mis à l’honneur durent la période communiste, mais expurgés de leurs composantes « superstitieuses » et « féodales ». Ce fut aussi le cas des pratiques de méditation et de contrôle du souffle, unifiées par les communistes sous le nom de qigong. Cette utilisation du fonds traditionnel chinois dans le cadre d’une « laïcisation » de ses éléments est l’une des bifurcations de la culture religieuse sous l’effet de la modernisation, l’autre étant l’incorporation de la tradition dans une nouvelle synthèse à vocation universelle. Les allers-retours entre laïcité et religiosité furent nombreux.
- Dans Stèles. La Grande Famine en Chine, 1958 – 1961, Seuil, 2012. Je me permets de renvoyer à ma présentation de ce livre dans La Revue nouvelle d’avril2013.
- On reconnaitra, outre les notions de « religion séculière », d’idéocratie et de totalitarisme, nombre de similitudes structurelles avec les éléments dégagés par Marcel Gauchet au sujet des trois totalitarismes européens : la nostalgie impériale et l’humiliation (par l’Occident et le Japon), la décomposition de l’ancien corps social et de ses allégeances, l’exaltation mystique du collectif national et la fusion de l’individu, la figure du sacrifice qui constitue une « formidable école de servitude volontaire », et engendrera un acteur historique « auquel l’âge totalitaire donnera un emploi ». Voir La démocratie à l’épreuve des totalitarismes, 2010.
- Le fer de lance du mouvement Vie Nouvelle des années 1930 était l’organisation fasciste des Chemises bleues. Admirateur de Lénine, Staline, Mussolini et Hitler, le mouvement d’extrême droite préconisait la nécessité d’une « idole centrale » pour « renforcer le pouvoir de l’organisation sociale, promouvoir le développement de la culture nationale, et unifier la confiance dans l’esprit de masse » (extrait d’un document des Chemise bleues, cité par les auteurs). Pour Simon Leys (dans Ombres chinoises), l’idéologie des Chemises bleues est similaire à celle des gardes rouges de la Révolution culturelle.