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La putain du Califat, de Sara Daniel et Benoît Kanabus
Plonger le regard dans l’abime donne le vertige. Et pourtant, c’est quand la réalité donne envie de s’en détourner qu’il est plus nécessaire que jamais d’en prendre la mesure. Précisément parce qu’elle est réalité, et qu’il faudra donc l’affronter tôt ou tard. Sara Daniel, grand reporter et cheffe du service « étranger » au Nouvel observateur, et Benoît […]
Plonger le regard dans l’abime donne le vertige. Et pourtant, c’est quand la réalité donne envie de s’en détourner qu’il est plus nécessaire que jamais d’en prendre la mesure. Précisément parce qu’elle est réalité, et qu’il faudra donc l’affronter tôt ou tard.
Sara Daniel, grand reporter et cheffe du service « étranger » au Nouvel observateur, et Benoît Kanabus, philosophe belge qui se trouvait en mission universitaire à Erbil lorsque l’État islamique a conquis le nord et le centre de l’Irak, ont tous deux vécu cette tornade auprès de ceux et de celles qui l’ont subie de plein fouet : chrétiens, Kurdes, Yézidis. Ils en ont tiré, en se fondant dans un seul « je » de plume, un livre original1, terrible et beau, construit autour de celle qu’ils nomment Marie — et que certains de ses proches ont appelée la putain du califat parce que Daech, « l’État islamique au Levant », l’avait réduite en esclavage sexuel. La qualité littéraire de ce livre, mince, mais lourd, la multiplicité des registres qu’il met en œuvre tour à tour, dans une sorte de vision kaléidoscopique, réussissent le tour de force de sonder résolument l’abime, mais sans fascination, et en déjouant tout voyeurisme.
Dès les premières pages se montrent à la fois un vrai talent d’écriture et une expérience précise du pays, des gens et des évènements : c’est une sensibilité poétique et pudique autant qu’une sobriété bien informée qui brossent le décor, le contexte, le personnage. Le décor, ce sont les plaines et les collines, les villages paisibles et les villes bruyantes du nord désertique de l’Irak, où chrétiens, Yézidis, Kurdes (musulmans pour la plupart) et musulmans sunnites cohabitent depuis treize siècles, sur un sol bourré de vestiges qui remontent à Nabuchodonosor. Le contexte, lui, se mettra en place tout au long du livre, au fil d’un récit éclaté qui entrelace la tragédie que vit Marie, ce que les auteurs voient et vivent sur place pendant et après les années terribles, et de brefs — et percutants — rappels culturels et géopolitiques. La sanglante guerre de l’Irak contre l’Iran, la première guerre internationale contre le régime de Saddam, la révolte kurde et sa répression par le pouvoir baassiste resté en place, la dureté des « sanctions » internationales, l’invasion par la coalition anglo-américaine : quatre décennies de feu et de sang qui disloquent la société irakienne, et débouchent sur la montée des islamismes et des révoltes chiites (au sud) et sunnites (au nord), puis, avec la guerre civile syrienne et l’afflux des djihadistes de tous pays, sur la naissance du Califat, l’expansion fulgurante de sa sauvagerie organisée en État, religieusement codifiée, médiatiquement et militairement efficace, avant son lent refoulement (inachevé) par une coalition hétéroclite de milices et de nations.
Le personnage, enfin, c’est cette jeune femme dont nous ne connaitrons ni le visage ni le vrai nom. Elle a eu le courage de ne pas s’enfermer dans le silence, comme ses proches l’auraient voulu. Elle a décidé de briser la honte en faisant connaitre ce qu’elle et ses milliers de compagnes ont enduré : c’est sa voix, leur voix, qu’on entend à travers celle, pourtant si personnelle, de la reporter et du philosophe. Car Marie a vécu ce qu’ont vécu des milliers d’autres, surtout yézidies, plus rarement chrétiennes comme elle : une enfance villageoise heureuse, et pour elle une volonté tenace d’émancipation. Elle part pour les villes, devient professeur d’anglais ; avec sa famille, sa communauté, elle connait la glissade progressive des Irakiens chrétiens au rang de mécréants sans droits pour les voisins musulmans révoltés contre l’occupant occidental et abreuvés de prêches haineux. Les menaces et les violences croissantes culminent enfin avec l’arrivée des hommes en noir, qui capturent ceux qui n’ont pas encore fui. Pour les hommes qui refusent la conversion à l’islam, c’est l’exécution en masse ; pour les jeunes femmes, les jeunes filles, les gamines même, ce sera la mort vivante — et organisée. Transport et le rassemblement, nues, dans des « maisons de femmes », pour la distribution aux notables du Califat en guise de tribut, et aux combattants comme prime de recrutement annoncée (avec photos) sur le Net et les réseaux sociaux, et qui les attire de partout. Les viols alors, recommencés chaque jour, chaque nuit, même à l’hôpital après les blessures ; les coups, le sadisme, les mutilations. La vente, l’achat, la revente, avec certificat légal de propriété et enregistrement administratif. À des marchands de femmes, qui parfois les louent à la criée pour la journée ou la semaine. À des acheteurs de tous âges, du guerrier à l’avocat, de celui qui décapite au prédicateur ou au journaliste, et à leurs familles (il arrivait que les femmes soient pires que les hommes). Tous à la fois tranquilles et inquiets : tranquilles, car violer l’esclave, même enfant, c’est le droit que le Manuel officiel de l’esclavage (des femmes) attribue au propriétaire, à grand renfort de citations religieuses (tout en mentionnant in fine que libérer son esclave est très méritoire!). Violer est même un acte de piété, parfois précédé et suivi par une prière, car c’est châtier la mécréante. Mais les hommes sont inquiets, aussi, d’approcher ce puits de péché qu’est un corps de femme désirable — même si, par un étrange tour de passepasse théologique, le viol le purifie.
Comme Nadia Murad, sa sœur en esclavage qui a reçu le prix Nobel de la Paix — mais qui s’en souvient ? —, Marie est ainsi morte un jour de 2016, dans un entrepôt de vente de femmes de Mossoul. Mais elle n’a jamais accepté cette mort, elle s’est battue bec et ongles, avec les pauvres armes que lui laissait la manie règlementaire du Califat. Et elle a compté avec précision les jours de sa mort, le nom, quand elle le connaissait, et le visage de chacun de ses violeurs, irakiens, syriens, tchétchènes, français, allemands, belges… Pas plus qu’elle, ils ne doivent rester des anonymes : comme chaque victime, chaque violeur doit retrouver son nom, son visage, son histoire. Jusqu’au dernier propriétaire de Marie : un jeune Français d’origine syrienne, devenu collectionneur et marchand d’esclaves sexuelles : sa femme, française elle aussi, convertie et fanatique, fait respecter par le fouet et la torture les règles de vertu du Califat. Sentant venir la défaite, le couple cherche à revendre son cheptel humain pour financer son retour à Lunéville : par miracle, leur offre parvient à un ancien voisin de Marie, qui a pu fuir et s’est engagé dans une association humanitaire de secours aux minorités et de libération des esclaves. Il faut citer son nom : Yohanna Towaya. Il emprunte à un ami musulman l’argent nécessaire, que la famille et l’Église refusent d’avancer avant la libération. Hélas, celle-ci n’est pas vraiment un happy end : ce qui reste de la famille de Marie et de sa communauté, comme ses anciens voisins, retrouvent sans joie, et même avec hostilité, celle qui porte les stigmates de l’horreur et rappelle trop de hontes, aussi bien aux victimes qu’aux complices des bourreaux. La première phrase que lui lance son neveu, prêtre formé à Rome, est désespérante : « avec combien d’hommes as-tu couché ? ».
Mais Marie est revenue du pays de la mort. Et même, indomptable, indomptée, elle a revécu. À force d’opérations, son corps brisé de partout par les coups est rafistolé, mais ce qui lui manque, ce qu’elle réclame, c’est la justice. Jusqu’ici, aucun des vendeurs ou acheteurs de ces milliers d’esclaves, aucun de ces milliers de violeurs n’a été jugé pour ces crimes, ni là-bas, ni dans leurs pays d’origine. Faute de pouvoir faire justice, ce livre combat donc l’oubli et la dénégation. Et même davantage : s’ajoutant à d’autres témoins (Nadia Murad, Jinan « esclave de Daech », ceux auxquels Patrick Desbois donne la parole dans Les larmes du passeur), et en complétant le récit par de précieuses pages de notes et de références qui permettent de l’approfondir, S. Daniel et B. Kanabus nous invitent à sonder l’abime, et à tenter de percevoir ce qui s’y est révélé.
Il me semble qu’il y a là un précédent. De façon étonnante, il a fallu assez longtemps, après la découverte des usines de la mort nazies, pour que nos sociétés réalisent vraiment et collectivement, au-delà des images insoutenables, le caractère inédit de ce qui avait pris corps là-bas : la logique glacée d’un racisme absolu. C’est la conscience progressivement approfondie de cet inouï qui nous rend désormais un peu plus lucides sur ce qui est en germe dans tout acte raciste, parût-il anodin. Peut-être devons-nous, de même, comprendre aujourd’hui que ce qui a pris corps dans le Califat, avec la légitimation théologique, l’organisation bureaucratique et la codification juridique du viol des femmes sans merci et sans limites, ce qui s’est révélé dans les entrepôts d’esclaves sexuelles, ce qui sur internet servait d’argument publicitaire à l’État islamique, c’est le féminicide absolu. L’ultime radicalisation et, en ce sens, la vérité, de la soumission des femmes au pouvoir, à l’appétit, à l’humeur, à la violence des hommes.
Pour que je sois la dernière, c’est le titre que la Yézidie Nadia Murad a donné à son récit de ce que, comme Marie la chrétienne, elle appelle les jours de sa mort. Hélas… il y a de bonnes raisons de penser que des esclaves comme elles sont aujourd’hui encore aux mains de leurs « propriétaires », dans les camps du Kurdistan irakien où les cellules du Califat continuent à faire régner leur loi. Et surtout, du Sénégal à l’Erythrée, les djihadistes de Boko Haram ou de l’«État islamique en Afrique » multiplient eux aussi, depuis presque dix ans, la razzia des femmes et des filles, leur mise en esclavage sexuel, leur viol, leur commerce. Le témoignage des rescapées de Daech peut nous faire comprendre que ce qui se passe au Sahel, aujourd’hui, n’est pas de l’ordre des conflits et des violences (trop) ordinaires : c’est la logique du féminicide absolu qui, loin d’être éteinte, continue à se diffuser là, et atteint aujourd’hui le nord du Congo où œuvre « l’homme qui répare les femmes », le DrLa putain du Califat.