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La putain du Califat, de Sara Daniel et Benoît Kanabus

Numéro 4 – 2021 - Daech Esclavage Etat islamique femme par Guillaume de Stexhe

juin 2021

Plon­ger le regard dans l’abime donne le ver­tige. Et pour­tant, c’est quand la réa­li­té donne envie de s’en détour­ner qu’il est plus néces­saire que jamais d’en prendre la mesure. Pré­ci­sé­ment parce qu’elle est réa­li­té, et qu’il fau­dra donc l’affronter tôt ou tard. Sara Daniel, grand repor­ter et cheffe du ser­vice « étran­ger » au Nou­vel obser­va­teur, et Benoît […]

Un livre

Plon­ger le regard dans l’abime donne le ver­tige. Et pour­tant, c’est quand la réa­li­té donne envie de s’en détour­ner qu’il est plus néces­saire que jamais d’en prendre la mesure. Pré­ci­sé­ment parce qu’elle est réa­li­té, et qu’il fau­dra donc l’affronter tôt ou tard.

Sara Daniel, grand repor­ter et cheffe du ser­vice « étran­ger » au Nou­vel obser­va­teur, et Benoît Kana­bus, phi­lo­sophe belge qui se trou­vait en mis­sion uni­ver­si­taire à Erbil lorsque l’État isla­mique a conquis le nord et le centre de l’Irak, ont tous deux vécu cette tor­nade auprès de ceux et de celles qui l’ont subie de plein fouet : chré­tiens, Kurdes, Yézi­dis. Ils en ont tiré, en se fon­dant dans un seul « je » de plume, un livre ori­gi­nal1, ter­rible et beau, construit autour de celle qu’ils nomment Marie — et que cer­tains de ses proches ont appe­lée la putain du cali­fat parce que Daech, « l’État isla­mique au Levant », l’avait réduite en escla­vage sexuel. La qua­li­té lit­té­raire de ce livre, mince, mais lourd, la mul­ti­pli­ci­té des registres qu’il met en œuvre tour à tour, dans une sorte de vision kaléi­do­sco­pique, réus­sissent le tour de force de son­der réso­lu­ment l’abime, mais sans fas­ci­na­tion, et en déjouant tout voyeurisme.

Dès les pre­mières pages se montrent à la fois un vrai talent d’écriture et une expé­rience pré­cise du pays, des gens et des évè­ne­ments : c’est une sen­si­bi­li­té poé­tique et pudique autant qu’une sobrié­té bien infor­mée qui brossent le décor, le contexte, le per­son­nage. Le décor, ce sont les plaines et les col­lines, les vil­lages pai­sibles et les villes bruyantes du nord déser­tique de l’Irak, où chré­tiens, Yézi­dis, Kurdes (musul­mans pour la plu­part) et musul­mans sun­nites coha­bitent depuis treize siècles, sur un sol bour­ré de ves­tiges qui remontent à Nabu­cho­do­no­sor. Le contexte, lui, se met­tra en place tout au long du livre, au fil d’un récit écla­té qui entre­lace la tra­gé­die que vit Marie, ce que les auteurs voient et vivent sur place pen­dant et après les années ter­ribles, et de brefs — et per­cu­tants — rap­pels cultu­rels et géo­po­li­tiques. La san­glante guerre de l’Irak contre l’Iran, la pre­mière guerre inter­na­tio­nale contre le régime de Sad­dam, la révolte kurde et sa répres­sion par le pou­voir baas­siste res­té en place, la dure­té des « sanc­tions » inter­na­tio­nales, l’invasion par la coa­li­tion anglo-amé­ri­caine : quatre décen­nies de feu et de sang qui dis­loquent la socié­té ira­kienne, et débouchent sur la mon­tée des isla­mismes et des révoltes chiites (au sud) et sun­nites (au nord), puis, avec la guerre civile syrienne et l’afflux des dji­ha­distes de tous pays, sur la nais­sance du Cali­fat, l’expansion ful­gu­rante de sa sau­va­ge­rie orga­ni­sée en État, reli­gieu­se­ment codi­fiée, média­ti­que­ment et mili­tai­re­ment effi­cace, avant son lent refou­le­ment (inache­vé) par une coa­li­tion hété­ro­clite de milices et de nations.

Le per­son­nage, enfin, c’est cette jeune femme dont nous ne connai­trons ni le visage ni le vrai nom. Elle a eu le cou­rage de ne pas s’enfermer dans le silence, comme ses proches l’auraient vou­lu. Elle a déci­dé de bri­ser la honte en fai­sant connaitre ce qu’elle et ses mil­liers de com­pagnes ont endu­ré : c’est sa voix, leur voix, qu’on entend à tra­vers celle, pour­tant si per­son­nelle, de la repor­ter et du phi­lo­sophe. Car Marie a vécu ce qu’ont vécu des mil­liers d’autres, sur­tout yézi­dies, plus rare­ment chré­tiennes comme elle : une enfance vil­la­geoise heu­reuse, et pour elle une volon­té tenace d’émancipation. Elle part pour les villes, devient pro­fes­seur d’anglais ; avec sa famille, sa com­mu­nau­té, elle connait la glis­sade pro­gres­sive des Ira­kiens chré­tiens au rang de mécréants sans droits pour les voi­sins musul­mans révol­tés contre l’occupant occi­den­tal et abreu­vés de prêches hai­neux. Les menaces et les vio­lences crois­santes culminent enfin avec l’arrivée des hommes en noir, qui cap­turent ceux qui n’ont pas encore fui. Pour les hommes qui refusent la conver­sion à l’islam, c’est l’exécution en masse ; pour les jeunes femmes, les jeunes filles, les gamines même, ce sera la mort vivante — et orga­ni­sée. Trans­port et le ras­sem­ble­ment, nues, dans des « mai­sons de femmes », pour la dis­tri­bu­tion aux notables du Cali­fat en guise de tri­but, et aux com­bat­tants comme prime de recru­te­ment annon­cée (avec pho­tos) sur le Net et les réseaux sociaux, et qui les attire de par­tout. Les viols alors, recom­men­cés chaque jour, chaque nuit, même à l’hôpital après les bles­sures ; les coups, le sadisme, les muti­la­tions. La vente, l’achat, la revente, avec cer­ti­fi­cat légal de pro­prié­té et enre­gis­tre­ment admi­nis­tra­tif. À des mar­chands de femmes, qui par­fois les louent à la criée pour la jour­née ou la semaine. À des ache­teurs de tous âges, du guer­rier à l’avocat, de celui qui déca­pite au pré­di­ca­teur ou au jour­na­liste, et à leurs familles (il arri­vait que les femmes soient pires que les hommes). Tous à la fois tran­quilles et inquiets : tran­quilles, car vio­ler l’esclave, même enfant, c’est le droit que le Manuel offi­ciel de l’esclavage (des femmes) attri­bue au pro­prié­taire, à grand ren­fort de cita­tions reli­gieuses (tout en men­tion­nant in fine que libé­rer son esclave est très méri­toire!). Vio­ler est même un acte de pié­té, par­fois pré­cé­dé et sui­vi par une prière, car c’est châ­tier la mécréante. Mais les hommes sont inquiets, aus­si, d’approcher ce puits de péché qu’est un corps de femme dési­rable — même si, par un étrange tour de pas­se­passe théo­lo­gique, le viol le purifie.

Comme Nadia Murad, sa sœur en escla­vage qui a reçu le prix Nobel de la Paix — mais qui s’en sou­vient ? —, Marie est ain­si morte un jour de 2016, dans un entre­pôt de vente de femmes de Mos­soul. Mais elle n’a jamais accep­té cette mort, elle s’est bat­tue bec et ongles, avec les pauvres armes que lui lais­sait la manie règle­men­taire du Cali­fat. Et elle a comp­té avec pré­ci­sion les jours de sa mort, le nom, quand elle le connais­sait, et le visage de cha­cun de ses vio­leurs, ira­kiens, syriens, tchét­chènes, fran­çais, alle­mands, belges… Pas plus qu’elle, ils ne doivent res­ter des ano­nymes : comme chaque vic­time, chaque vio­leur doit retrou­ver son nom, son visage, son his­toire. Jusqu’au der­nier pro­prié­taire de Marie : un jeune Fran­çais d’origine syrienne, deve­nu col­lec­tion­neur et mar­chand d’esclaves sexuelles : sa femme, fran­çaise elle aus­si, conver­tie et fana­tique, fait res­pec­ter par le fouet et la tor­ture les règles de ver­tu du Cali­fat. Sen­tant venir la défaite, le couple cherche à revendre son chep­tel humain pour finan­cer son retour à Luné­ville : par miracle, leur offre par­vient à un ancien voi­sin de Marie, qui a pu fuir et s’est enga­gé dans une asso­cia­tion huma­ni­taire de secours aux mino­ri­tés et de libé­ra­tion des esclaves. Il faut citer son nom : Yohan­na Towaya. Il emprunte à un ami musul­man l’argent néces­saire, que la famille et l’Église refusent d’avancer avant la libé­ra­tion. Hélas, celle-ci n’est pas vrai­ment un hap­py end : ce qui reste de la famille de Marie et de sa com­mu­nau­té, comme ses anciens voi­sins, retrouvent sans joie, et même avec hos­ti­li­té, celle qui porte les stig­mates de l’horreur et rap­pelle trop de hontes, aus­si bien aux vic­times qu’aux com­plices des bour­reaux. La pre­mière phrase que lui lance son neveu, prêtre for­mé à Rome, est déses­pé­rante : « avec com­bien d’hommes as-tu couché ? ».

Mais Marie est reve­nue du pays de la mort. Et même, indomp­table, indomp­tée, elle a revé­cu. À force d’opérations, son corps bri­sé de par­tout par les coups est rafis­to­lé, mais ce qui lui manque, ce qu’elle réclame, c’est la jus­tice. Jusqu’ici, aucun des ven­deurs ou ache­teurs de ces mil­liers d’esclaves, aucun de ces mil­liers de vio­leurs n’a été jugé pour ces crimes, ni là-bas, ni dans leurs pays d’origine. Faute de pou­voir faire jus­tice, ce livre com­bat donc l’oubli et la déné­ga­tion. Et même davan­tage : s’ajoutant à d’autres témoins (Nadia Murad, Jinan « esclave de Daech », ceux aux­quels Patrick Des­bois donne la parole dans Les larmes du pas­seur), et en com­plé­tant le récit par de pré­cieuses pages de notes et de réfé­rences qui per­mettent de l’approfondir, S. Daniel et B. Kana­bus nous invitent à son­der l’abime, et à ten­ter de per­ce­voir ce qui s’y est révélé.

Il me semble qu’il y a là un pré­cé­dent. De façon éton­nante, il a fal­lu assez long­temps, après la décou­verte des usines de la mort nazies, pour que nos socié­tés réa­lisent vrai­ment et col­lec­ti­ve­ment, au-delà des images insou­te­nables, le carac­tère inédit de ce qui avait pris corps là-bas : la logique gla­cée d’un racisme abso­lu. C’est la conscience pro­gres­si­ve­ment appro­fon­die de cet inouï qui nous rend désor­mais un peu plus lucides sur ce qui est en germe dans tout acte raciste, parût-il ano­din. Peut-être devons-nous, de même, com­prendre aujourd’hui que ce qui a pris corps dans le Cali­fat, avec la légi­ti­ma­tion théo­lo­gique, l’organisation bureau­cra­tique et la codi­fi­ca­tion juri­dique du viol des femmes sans mer­ci et sans limites, ce qui s’est révé­lé dans les entre­pôts d’esclaves sexuelles, ce qui sur inter­net ser­vait d’argument publi­ci­taire à l’État isla­mique, c’est le fémi­ni­cide abso­lu. L’ultime radi­ca­li­sa­tion et, en ce sens, la véri­té, de la sou­mis­sion des femmes au pou­voir, à l’appétit, à l’humeur, à la vio­lence des hommes.

Pour que je sois la der­nière, c’est le titre que la Yézi­die Nadia Murad a don­né à son récit de ce que, comme Marie la chré­tienne, elle appelle les jours de sa mort. Hélas… il y a de bonnes rai­sons de pen­ser que des esclaves comme elles sont aujourd’hui encore aux mains de leurs « pro­prié­taires », dans les camps du Kur­dis­tan ira­kien où les cel­lules du Cali­fat conti­nuent à faire régner leur loi. Et sur­tout, du Séné­gal à l’Erythrée, les dji­ha­distes de Boko Haram ou de l’«État isla­mique en Afrique » mul­ti­plient eux aus­si, depuis presque dix ans, la raz­zia des femmes et des filles, leur mise en escla­vage sexuel, leur viol, leur com­merce. Le témoi­gnage des res­ca­pées de Daech peut nous faire com­prendre que ce qui se passe au Sahel, aujourd’hui, n’est pas de l’ordre des conflits et des vio­lences (trop) ordi­naires : c’est la logique du fémi­ni­cide abso­lu qui, loin d’être éteinte, conti­nue à se dif­fu­ser là, et atteint aujourd’hui le nord du Congo où œuvre « l’homme qui répare les femmes », le DrLa putain du Cali­fat.

  1. Daniel S. et Kana­bus B., La putain du cali­fat, Gras­set, 2021, 206 p.

Guillaume de Stexhe


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