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La pause de midi

Numéro 4 – 2020 - 7. Italique fiction licenciement par Geoffroy Klompkes

juin 2020

Avec le pouce et l’index, il essayait de grat­ter la tache séchée qu’il s’était décou­verte sur la manche de la veste. Il était à la fois sur­pris d’en avoir une, lui qui était d’ordinaire si soi­gneux, et presque vexé de ne s’en aper­ce­voir que main­te­nant. Depuis com­bien de temps l’avait-il ? Qui l’avait remar­quée ? Pro­ba­ble­ment tout le […]

Italique

Avec le pouce et l’index, il essayait de grat­ter la tache séchée qu’il s’était décou­verte sur la manche de la veste. Il était à la fois sur­pris d’en avoir une, lui qui était d’ordinaire si soi­gneux, et presque vexé de ne s’en aper­ce­voir que main­te­nant. Depuis com­bien de temps l’avait-il ? Qui l’avait remar­quée ? Pro­ba­ble­ment tout le monde. Il ne voyait qu’elle à pré­sent. Pris d’une légère panique, il ins­pec­ta le reste de ses vête­ments, mais tout sem­blait impec­cable, comme il convient, de la cra­vate au pan­ta­lon. La tache enfin éli­mi­née, il eut un petit sou­rire de satisfaction.

Il sai­sit sa four­chette et reprit le cours de son repas avec une gri­mace : c’était froid à pré­sent. Sans convic­tion, il remuait la purée dans son assiette pour la mélan­ger à la sauce de la viande.

Il était comme sourd au brou­ha­ha qui régnait autour de lui, mélange de conver­sa­tions inin­tel­li­gibles et de bruit de cou­verts sur les assiettes. Une voix proche le fit tressaillir.

– Je peux m’assoir ici, Thierry ?

Il leva les yeux et fit « oui » de la tête.

– Déso­lée, il y a un de ces mondes, aujourd’hui. Ils ne sont pas à la manif, euh… manifestement.

– Pas de pro­blème, sourit-il.

Ils res­tèrent silen­cieux quelques minutes.

– Tu as des nou­velles de Géral­dine?, finit-elle par lui demander.

– Non. Pas depuis qu’elle est par­tie précipitamment.

– Oui, per­sonne ne sait si elle s’est sen­tie mal ou si elle a reçu un mes­sage ou un coup de télé­phone qui l’aurait pous­sée à sor­tir brus­que­ment. Ça m’inquiète un peu. Per­sonne n’en parle, c’est bizarre, ça fait presque deux semaines quand même.

– Ah oui, tiens, je ne me ren­dais pas compte que ça fai­sait si long­temps. Je l’aime vrai­ment bien, en plus.

– Tout le monde l’apprécie, je crois. C’est le genre de per­sonnes pour qui on ne peut pas s’empêcher d’éprouver de la sym­pa­thie. Je veux dire, si tu n’en as pas pour quelqu’un comme elle, pour qui en auras-tu ?

Il s’amusa du lyrisme de Laura.

– C’est vrai.

Il finit par se lever avec son pla­teau, s’excusa parce qu’il devait retour­ner tra­vailler. Il n’avait qua­si­ment pas tou­ché au conte­nu de son assiette. Lau­ra prit sa place pour ne plus tour­ner le dos à la salle. L’absence de Géral­dine la préoccupait.

À la fin de son repas, comme elle voyait d’autres per­sonnes errer avec leurs pla­teaux à la recherche de places libres, elle se leva et se diri­gea vers la sor­tie pour prendre l’air quelques minutes.

Elle en aurait bien pro­fi­té pour allu­mer une ciga­rette, mais elle avait arrê­té de fumer depuis quelques mois et tâchait de s’y tenir mal­gré le stress des der­niers jours.

Elle enten­dait une cla­meur qui se rap­pro­chait et com­prit que la mani­fes­ta­tion allait pas­ser devant le siège de Can­ta­co. Quand elle par­vint à sa hau­teur, elle pas­sa en revue les pan­cartes bran­dies : « Halte à l’injustice sociale », « On ne se lais­se­ra pas cre­ver », « Il faut inclure l’inclusion », « Jus­tice pour les vic­times d’injustices ».

Lau­ra tres­saillit en pen­sant recon­naitre quelqu’un de dos et elle joua des coudes pour se frayer un che­min à tra­vers la foule com­pacte des mani­fes­tants et ten­ter de la rejoindre. Quand elle fut suf­fi­sam­ment près, elle ten­ta de cou­vrir le brou­ha­ha en criant « Géral­dine ? Géraldine ? »

Elle arri­va à sa hau­teur et lui attra­pa le bras. « Géraldine ? »

– T’es pas au bou­lot?, deman­da cette der­nière avec froideur.

Comme Lau­ra l’avait redou­té, Géral­dine n’était pas heu­reuse de la voir et elle hasar­da un mal­adroit « Toi non plus…»

– Ça t’étonne?, répon­dit sa col­lègue, tou­jours aus­si sèchement.

Lau­ra devi­nait plus qu’elle ne com­pre­nait ce que Géral­dine lui disait tant elle ne sem­blait pas dis­po­sée à haus­ser la voix pour se faire entendre, conti­nuant son che­min sans lui accor­der un regard.

– Ce n’est pas ce que je vou­lais, cria-t-elle. Jamais je n’aurais ima­gi­né que ça débou­che­rait sur ça.

Géral­dine revint vers elle, le regard noir, et cette fois haus­sa la voix et déta­cha les syllabes :

– En atten­dant, voi­là, celle qui a été mise à pied, c’est moi.

Quoi ? Tu as été mise à pied ? Je… Je ne savais pas.

Cette fois, c’est Géral­dine qui sem­bla désar­çon­née, bal­lo­tée par la marche qui conti­nuait de pro­gres­ser. Elle se rap­pro­cha encore de Lau­ra et deman­da, incrédule :

– Il n’y a pas eu d’annonce ? Pas de com­mu­ni­ca­tion interne ?

– Mais non, rien, s’égosilla-t-elle pour cou­vrir les slo­gans scan­dés par les méga­phones. Je suis vrai­ment déso­lée, je ne pen­sais pas qu’on m’écoutait, je n’imaginais pas que je pou­vais être entendue.

Jamais elle ne l’aurait dénon­cée. Ce que Géral­dine avait fait n’était pas grave — d’ailleurs elle n’avait pas été licen­ciée, juste mise à pied — et la col­lègue à laquelle elle en avait par­lé se tai­rait, elle le savait. Mais quelqu’un de la direc­tion était tout près et avait enten­du. Pas tout, mais suf­fi­sam­ment pour convo­quer Géraldine.

Lau­ra avait envie de lui expli­quer tout cela, mais, aus­si sin­cères soient-elles, les jus­ti­fi­ca­tions sont des sables mou­vants dont on s’extirpe dif­fi­ci­le­ment. Aucune expli­ca­tion ne com­pense la pri­va­tion tem­po­raire de salaire.

Elle aurait aimé pou­voir lui par­ler hors des bous­cu­lades et des explo­sions de pétards. Comme si elle avait com­pris son inten­tion, Géral­dine, qui avait repris le des­sus sur ses émo­tions, lui hur­la d’un ton aga­cé qui ne souf­frait pas de réplique :

– Écoute, j’veux bien te croire. Je sais que tu n’es pas comme ça. Mais là, j’en peux plus de m’égosiller pour pas­ser au-des­sus du bou­can. On ver­ra quand je reviens.

Et elle s’empressa de se fau­fi­ler à tra­vers la foule.

Lau­ra renon­ça à la suivre. Être au milieu des mani­fes­tants l’oppressait ter­ri­ble­ment, son cœur s’affolait, elle avait du mal à res­pi­rer, tout sem­blait tan­guer autour d’elle. Péni­ble­ment, au bord de l’évanouissement, elle finit par s’extraire de la masse hur­lante des pro­tes­ta­taires. Elle s’adossa à une façade et ten­ta de reprendre souffle et esprits, atten­dant que son rythme car­diaque revienne à la normale.

Le calme enfin reve­nu, elle se remit en che­min d’un pas lent et mal assu­ré. Elle titu­bait presque. Par contraste, la rue était à pré­sent anor­ma­le­ment calme.

Ses sens éprou­vés demeu­rant sur le qui-vive, elle était atten­tive à tout ce qui l’entourait alors qu’elle remon­tait la rue. Son regard voya­geait d’un épi­cier qui remet­tait de l’ordre dans les fruits sur son étal à un vigile devant le maga­sin de prêt-à-por­ter, d’un employé balayant le trot­toir devant une bou­tique de luxe à un couple en grande dis­cus­sion. Au pas­sage pour pié­tons, elle redou­bla d’attention, mais la cir­cu­la­tion était encore assez calme. Près du square, un homme d’affaires sor­tait le chien, un sachet à la main. Plus loin, la ven­deuse d’une librai­rie fai­sait une pause ciga­rette devant la vitrine où s’étalaient des livres de déve­lop­pe­ment per­son­nel. Le spec­tacle idéa­le­ment ano­din de la vie autour d’elle l’aidait à reprendre pied et son pas se fai­sait plus assu­ré. Un peu avant d’arriver, elle croi­sa le regard com­pa­tis­sant d’une femme. Elle devait avoir une mine hor­rible. Quand elle pas­sa enfin les portes de Can­ta­co, le récep­tion­niste ne leva pas les yeux sur elle. Elle s’engouffra dans l’ascenseur, se vit dans le miroir et son visage empour­pré lui fit presque peur.

Elle fut sou­la­gée de s’assoir enfin à son bureau et de consta­ter que son absence pro­lon­gée ne sem­blait pas avoir été remar­quée. Cha­cun vaquait à ses occu­pa­tions. Seul Thier­ry lui adres­sa un petit sou­rire en pas­sant avec des docu­ments sous le bras et une tache de café sur la veste. À cet ins­tant, rien ne pou­vait appor­ter plus de récon­fort à Lau­ra que de reprendre « sa place ». Elle n’était ni spé­cia­le­ment enviable ni par­ti­cu­liè­re­ment déva­lo­ri­sante. C’était sa place et pour l’instant elle lui convenait.

Dans le vaste open space qui sem­blait s’étendre à perte de vue, per­sonne ne remar­qua qu’elle essuyait une larme et c’était très bien comme ça.

Geoffroy Klompkes


Auteur

L’écriture a toujours été au cœur des activités de Geoffroy Klompkes. Journaliste, il a écrit sur la musique, le cinéma, les séries, la télévision et la bande dessinée. Il a aussi pratiqué la chronique humoristique, dans Moustique (notamment) et en radio sur Radio 21 puis sur Pure FM. Il est aujourd’hui éditeur de la partie Tipik du site internet de la RTBF). Il sort en mars son premier roman, Limite petit bain, et travaille, pendant son temps libre, sur le suivant.