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La moralisation des étrangers

Numéro 6/7 juin-juillet 2014 par Andrew Crosby

octobre 2014

La mora­li­sa­tion des étran­gers per­met de leur impu­ter la res­pon­sa­bi­li­té de leur situa­tion juri­dique afin de légi­ti­mer les mesures prises à leur égard. Elle vise à leur faire accep­ter un sort qu’aucun natio­nal n’accepterait et a pour consé­quence leur ins­tru­men­ta­li­sa­tion à des fins poli­tiques et élec­to­rales qui relèvent d’une dimen­sion sym­bo­lique de même qu’à des fins éco­no­miques. En outre, la mora­li­sa­tion offre un sem­blant d’objectivité à la construc­tion de l’étranger comme bouc émis­saire ins­tru­men­ta­li­sé jus­te­ment à ces fins poli­tiques et éco­no­miques, et pro­cède à une déso­li­da­ri­sa­tion à l’intérieur des classes socioé­co­no­miques défa­vo­ri­sées ain­si qu’entre étran­gers qui ne veulent pas être assi­mi­lés à des clandestins/criminels.

Dossier

Selon Le Petit Larousse illus­tré, la morale est « l’ensemble de normes, de règles de conduite propres à une socié­té don­née ». Faire la morale à quelqu’un c’est alors « lui adres­ser des exhor­ta­tions, des recom­man­da­tions morales ; le répri­man­der. » Tou­jours selon Le Larousse, en phi­lo­so­phie, la morale est la « théo­rie du bien et du mal, fixant par des énon­cés nor­ma­tifs les fins de l’action humaine ».

Ces défi­ni­tions intro­duisent à mer­veille le sujet que nous abor­dons ici. En pre­mier lieu, parce que depuis la pre­mière loi sur les étran­gers du 22 sep­tembre 1835 — qui ser­vi­ra de base aux lois sui­vantes jusqu’à nos jours — la conduite des étran­gers a été prise en charge de façon spé­ci­fique par les pou­voirs publics qui ne peuvent s’empêcher de l’évaluer, qu’elle soit mau­vaise ou irré­pro­chable. Bien qu’il soit posé comme l’égal du citoyen d’un point de vue tant phi­lo­so­phique que consti­tu­tion­nel, l’étranger pose pro­blème au légis­la­teur dès la créa­tion de la Bel­gique. Ces défi­ni­tions nous conviennent aus­si parce qu’elles mettent en avant la rela­ti­vi­té de cet ensemble de normes et de règles de conduite qui, comme le disait Pro­ta­go­ras, sont propres à chaque socié­té don­née. Il n’est donc pas incon­ce­vable que la morale soit un pro­duit propre à chaque socié­té incul­quant ce qui est bon et mau­vais pour l’ordre éta­bli. De ce point de vue, la morale est ins­tru­men­tale, pro­duite par et au ser­vice des rap­ports de domination.
Il en va ain­si de notre socié­té libé­rale et capi­ta­liste qui a déve­lop­pé une morale axée autour du mérite et de la faute qui pré­sente et légi­time l’accumulation de capi­tal comme étant le fruit de la réus­site indi­vi­duelle et la misère du pauvre comme décou­lant d’une faute per­son­nelle. Dans cette phi­lo­so­phie, la réus­site est évi­dem­ment le fruit d’un dur labeur, de bons choix, d’épargne, de bonne conduite, etc., alors que la misère n’est autre chose que le résul­tat du manque de pré­voyance et de pru­dence et est due à la débauche, à l’alcoolisme, au gas­pillage, etc. Cette morale est donc indi­vi­dua­li­sante et res­pon­sa­bi­li­sante. En effet, même si le libé­ra­lisme recon­nait une cer­taine forme de déter­mi­nisme, qui induit que l’individu n’est pas seul res­pon­sable de sa situa­tion, cela ne l’empêche pas de prô­ner la pru­dence et la pré­voyance face à ces fac­teurs exté­rieurs 1 .

La pre­mière loi sur les étran­gers se pré­oc­cu­pait donc de la conduite de ceux-ci. Plus spé­ci­fi­que­ment elle réglait les conduites cri­mi­nelles et poli­tiques de l’étranger. Pour ce qui relève de la conduite cri­mi­nelle, les dis­cours et les caté­go­ries mobi­li­sés sont les mêmes que ceux étu­diés par Fou­cault dans ses ana­lyses de la socié­té dis­ci­pli­naire, à ceci près que, au lieu de mettre les étran­gers au tra­vail, de ryth­mer leurs jour­nées, leur ensei­gner l’hygiène, l’épargne, etc. ou de les mettre en pri­son, on les expulse 2 . Néan­moins, les dis­cours portent tou­jours sur des habi­tudes que l’on cri­mi­na­lise et sur des per­sonnes que l’on assu­jet­tit. Cela cor­ro­bore la thèse de Fou­cault selon laquelle le sys­tème pénal ne sert pas à cor­ri­ger l’individu, mais à divi­ser les classes popu­laires et à les répar­tir dans l’espace et sur l’échelle sociale à des fins utiles aux rap­ports de domi­na­tion 3 . L’expulsion ici, n’est qu’une troi­sième fonc­tion entre mise au tra­vail et emprisonnement.

Des opposants politiques aux « faux réfugiés »

La conduite poli­tique, quant à elle, fut pla­cée sous la ban­nière de trouble à la tran­quilli­té publique (et de ses varia­tions, le trouble à l’ordre public et à la sureté de l’État). Ces notions vagues fondent le droit des étran­gers et s’adaptent aux repré­sen­ta­tions sociales de l’étranger selon l’époque. Jusqu’à la Grande Guerre, on vise­ra sur­tout les oppo­sants poli­tiques : les oran­gistes et les répu­bli­cains d’abord, les socia­listes, com­mu­nistes et anar­chistes ensuite. À par­tir de l’entre-deux-guerres seront visés sur­tout les Gas­tar­bei­ters sous le pré­texte du dan­ger qu’ils repré­sentent pour l’économie du pays. Après la Deuxième Guerre mon­diale seront éga­le­ment visés les espions, pour en arri­ver à la période qui va des années 1980 jusqu’à nos jours où l’on vise le clan­des­tin, le sans-papier et le « faux réfu­gié 4 ».

Toutes ces conduites sont mises en dis­cours sous la forme d’une ques­tion morale. Il s’agit de poser que celui qui se fait expul­ser le mérite car il a abu­sé de la confiance, de l’hospitalité, s’est mal conduit, etc., tan­dis que celui qui est irré­pro­chable n’a rien à craindre. Tout cela est clai­re­ment visible dans les comptes ren­dus annuels du ministre de la Jus­tice entre 1872 et 1895. La liste des motifs d’expulsion est élo­quente : sont expul­sés les gens appar­te­nant aux classes popu­laires parce qu’ils ont com­mis des crimes ou des délits tels que le vol, le vaga­bon­dage, la men­di­ci­té, la débauche, ou encore parce qu’ils par­ti­ci­paient à l’agitation socia­liste, anar­chiste, inci­taient à la grève, etc.

Aujourd’hui, cette mora­li­sa­tion consti­tue tou­jours la ratio­na­li­té autour de laquelle s’organisent et se posi­tionnent les poli­tiques migra­toires ain­si que les asso­cia­tions de défense des étran­gers. Pre­nons le cas de Vluch­te­lin­gen­werk Vlaan­de­ren qui tient un dis­cours d’empowerment du deman­deur d’asile, éla­bo­ré dans les recom­man­da­tions qu’elle adresse à ses tra­vailleurs sociaux. Ceux-ci doivent accom­pa­gner dès l’arrivée en Bel­gique le deman­deur d’asile, le ren­sei­gner sur toutes les pos­si­bi­li­tés d’un séjour régu­lier (asile, régu­la­ri­sa­tion, recours), mais aus­si et ce dès le début, lui par­ler d’un retour au pays. Ce sui­vi et ces infor­ma­tions per­mettent au deman­deur d’asile de faire un choix infor­mé, d’être l’acteur de son des­tin. Le guide parle même d’activer le client. Par­ler dès le début de la pos­si­bi­li­té du retour, c’est le pré­pa­rer à un éven­tuel refus de sa demande. Outre le thème de l’empowerment, nous avons donc aus­si celui de la prévoyance/prudence. Si le deman­deur d’asile fait savoir qu’il va plon­ger dans l’illégalité, le tra­vailleur social doit lui poser des ques­tions telles que « com­ment vas-tu gagner de l’argent ? », « y a‑t-il des gens pour t’aider ? », « où vas-tu vivre ? », etc. Même si ces ques­tions servent plu­tôt à la dis­sua­sion, elles peuvent aus­si ser­vir à pré­pa­rer sa vie dans l’illégalité.

Une politique qui marche ? 

La même logique opère dans le champ de la poli­tique migra­toire. Dans le deuxième rap­port de la com­mis­sion Ver­meersch — qui a exer­cé une forte influence sur la poli­tique migra­toire de la Bel­gique — la répar­ti­tion de la res­pon­sa­bi­li­té entre migrant et gou­ver­ne­ment est un enjeu cen­tral. Ain­si, les régu­la­ri­sa­tions doivent être indi­vi­duelles, pour des migrants inté­grés et qui se sont ren­dus utiles à la socié­té — un rap­pel évident du thème du mérite. Pour les deman­deurs d’asile dont la pro­cé­dure est longue, la régu­la­ri­sa­tion doit aus­si être envi­sa­gée, mais seule­ment si la durée n’est pas impu­table au deman­deur, c’est-à-dire s’il n’a pas dépo­sé de requêtes mul­tiples afin de pro­lon­ger son séjour, a tou­jours aidé les auto­ri­tés, a tou­jours dit la véri­té et a don­né toutes les infor­ma­tions pos­sibles. Si tel n’est pas le cas, il ne pour­ra s’en prendre qu’à lui-même s’il n’est pas régu­la­ri­sé. Peu importent les rai­sons, pour­tant docu­men­tées, qui poussent le deman­deur d’asile à être réticent.

La com­mis­sion éla­bore aus­si la gra­da­tion de l’utilisation de la force pen­dant les expul­sions. En pre­mier lieu, l’étranger doit être bien infor­mé sur les moda­li­tés du retour et sera inci­té à par­tir volon­tai­re­ment. Sous cer­taines condi­tions il pour­ra béné­fi­cier d’aides finan­cières et son retour sera orga­ni­sé par l’Organisation inter­na­tio­nale des migra­tions (OIM). Si l’étranger ne part pas, il risque de perdre les aides et sera accom­pa­gné par la police fédé­rale jusqu’à l’avion. S’il refuse tou­jours de par­tir, la ten­ta­tive sui­vante sera faite sous escorte poli­cière avec pos­si­bi­li­té d’emploi de la force pour s’assurer de l’expulsion. Si mal­gré tout l’étranger réus­sit à ne pas par­tir, il sera mis sur un vol sécu­ri­sé, sous contrainte phy­sique et sous menace de vio­lence. En outre, après chaque ten­ta­tive échouée, la durée de son empri­son­ne­ment recom­mence à zéro, ouvrant vir­tuel­le­ment la porte à un empri­son­ne­ment illi­mi­té. Ces mesures ne sont jus­ti­fiées que parce que la conduite de l’étranger est pré­sen­tée comme un choix. En consé­quence, par un trompe‑l’œil dis­cur­sif, la vic­time des mesures en devient la seule res­pon­sable et cou­pable : c’est de sa faute si son enfer­me­ment devient illi­mi­té, s’il faut uti­li­ser la force, etc.

La même logique est à l’œuvre autour de l’enfermement en centre fer­mé. Non seule­ment on dit volon­tiers de la per­sonne qu’elle n’avait qu’à pas venir en Bel­gique, mais on main­tient que la durée de son séjour ne dépend que d’elle et qu’il ne tient qu’à elle de par­ti­ci­per à l’organisation de son retour. Cela était d’ailleurs expli­cite dans la ques­tion de l’enfermement des mineurs lorsqu’il a été dit qu’ils ne pou­vaient pas être enfer­més car ils ne pou­vaient pas être tenus pour res­pon­sables des choix de leurs parents. Le régime dis­ci­pli­naire en vigueur dans les centres fer­més, lui aus­si, ne peut que fonc­tion­ner si les mesures prises sont une consé­quence de la faute indi­vi­duelle du déte­nu. À cet égard, quand l’étranger arrive dans un centre, les règles lui sont clai­re­ment expli­quées afin qu’il sache à quoi s’attendre.

De nos jours la com­mu­ni­ca­tion et l’information consti­tuent un enjeu cen­tral. Que ce soit pour acti­ver le deman­deur d’asile ou pour le contraindre à par­tir, cette com­mu­ni­ca­tion sert de pré­texte pour le res­pon­sa­bi­li­ser. En le sub­mer­geant sous le flot de ce dis­cours, on le pousse à accep­ter que son sort se pré­sente comme un choix exis­ten­tiel : soit repar­tir, soit résis­ter, soit dis­pa­raitre dans la clan­des­ti­ni­té. Quoi qu’il arrive, il en sera tou­jours le seul res­pon­sable. Cette stra­té­gie, j’aimerais la nom­mer l’attitude « Ponce Pilate », « étant don­né qu’il savait, c’est de sa faute si… », et l’on peut se laver les mains en toute innocence.

Au-delà de l’attitude Ponce Pilate, la mora­li­sa­tion per­met aux res­pon­sables poli­tiques de mon­trer qu’ils prennent des mesures pour contrer l’immigration clan­des­tine. Les étran­gers qu’ils expulsent ou qui acceptent de repar­tir sont mobi­li­sés comme preuves à l’appui d’une poli­tique qui marche, mais qui n’est en réa­li­té que sym­bo­lique. De même les étran­gers qui finissent par accep­ter une vie dans la clan­des­ti­ni­té n’ont d’autre choix que d’aller tra­vailler sur le mar­ché au noir où ils sont faci­le­ment exploi­tés, ce qui repré­sente un avan­tage éco­no­mique non négli­geable dans plu­sieurs sec­teurs pour les employeurs (construc­tion, hore­ca, domes­ti­ci­té, agriculture).

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En conclusion

La mora­li­sa­tion des étran­gers per­met de leur impu­ter la res­pon­sa­bi­li­té de leur situa­tion afin de légi­ti­mer les mesures prises à leur égard. Elle vise à leur faire accep­ter un sort qu’aucun natio­nal n’accepterait et a pour consé­quence leur ins­tru­men­ta­li­sa­tion à des fins poli­tiques et élec­to­rales qui relèvent d’une dimen­sion sym­bo­lique ; de même qu’à des fins éco­no­miques. En outre, la mora­li­sa­tion offre un sem­blant d’objectivité à la construc­tion de l’étranger comme bouc émis­saire ins­tru­men­ta­li­sé, jus­te­ment, aux fins poli­tiques et éco­no­miques men­tion­nées et pro­cède à une déso­li­da­ri­sa­tion à l’intérieur des classes socio- éco­no­miques défa­vo­ri­sées ain­si qu’entre étran­gers, qui ne veulent pas être assi­mi­lés à des clandestins/criminels.

  1. Ce posi­tion­ne­ment est très clair dans la ques­tion de l’assistance aux pauvres. Voir Fran­çois Ewald, L’État pro­vi­dence, 1986.
  2. Il y avait des cas, évi­dem­ment, où l’expulsion était pré­cé­dée de la prison.
  3. Je prends un grand rac­cour­ci ici afin de lais­ser plus de place au reste du texte. Le lec­teur inté­res­sé peut retrou­ver cette thèse dans Michel Fou­cault, Sur­veiller et punir, Gal­li­mard, 1975 ; ain­si que La socié­té puni­tive, Gal­li­mard, 2013.
  4. L’article de You­ri Ver­ton­gen dans ce numé­ro éla­bore plus en détail ses figures his­to­riques. Voir aus­si : Joze­fien De Bock, « De vreem­de­lin­gen­wet van 28 maar 1952 – “L’étranger doit être par­fait” », BTNG/RBHC, XXXVIII, 1 – 2, 2008, p. 159 – 200 ; et Phi­lippe God­ding, « L’expulsion des étran­gers en droit belge. Aper­çu historique

Andrew Crosby


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