Le terme liberté est grandement polysémique. Or le néolibéralisme impose une définition très particulière de cette notion centrale de la philosophie politique. Plus encore, la gouvernementalité néolibérale repose sur un processus permanent de production/destruction de libertés permettant l’hégémonie des classes dominantes.
« Pour ma part, je dis que cette chose est libre qui existe et agit par la seule nécessité de sa nature… »,
B. Spinoza, Lettre à Schuller
La liberté est une notion cruciale pour la philosophie politique. Toute son histoire a été bâtie par un débat séculaire sur la liberté. Laissant de côté les diverses transformations de la notion de liberté dans l’antiquité, de l’ἐλευθερία grecque à la libertas romaine ou le libre arbitre de la tradition chrétienne ou encore le débat de la philosophie politique moderne de Hobbes à Hegel, ce que je me propose de considérer brièvement ici est la notion de liberté telle qu’elle est comprise aujourd’hui par la gouvernementalité néolibérale via une lecture foucaldienne de l’histoire du libéralisme. Concept créé par Michel Foucault, la gouvernementalité désigne la rationalité propre au gouvernement, c’est-à-dire l’ensemble des pratiques et des discours qui composent la manière d’organiser un certain pouvoir [1]. Son but est de « disposer des hommes et des choses », de gérer leurs relations non plus via la contrainte (raison gouvernementale moderne), mais bien via la surveillance et l’organisation de la libre conduite des hommes (raison gouvernementale contemporaine) qui se sont fondées sur la vulgate économique dominante à travers la mise en place de ses piliers fondamentaux : le dogme de la liberté de marché, la mondialisation économique, les privatisations, un modèle entrepreneurial concurrentiel et compétitif. Ces piliers constituent la base de la gouvernementalité libérale contemporaine qu’on veut définir en utilisant la célèbre formule de Dardot et Laval : la nouvelle raison du monde [2]. Un monde qui est construit sur le principe formel de la liberté individuelle, mais qui produit des formes continues d’assujettissement individuel et collectif. Cette liberté formelle glorifiée par le système globalisé cohabite avec l’esclavage salarié de l’individu qui est réduit à marchandise et qui vend sa force de travail pour pouvoir survivre [3]. Cette liberté formelle donnée aux travailleurs et aux précaires cache un asservissement économique des individus à l’accumulation du capital. C’est ainsi que les individus acceptent librement ce que leur condition sociale et économique les oblige à faire.
Voici le nœud fondamental de la nouvelle raison du monde : la subsomption de la liberté dans la logique marchande, à savoir que ladite liberté devient un dispositif du gouvernement afin d’organiser la société selon des principes économiques.
Aujourd’hui, la définition majoritairement présente dans l’imaginaire collectif occidental de la liberté est : « Je fais ce que je veux, dans le respect de la liberté des autres ». Le sens commun affirme que la liberté est donc l’absence de toute contrainte, sauf une : la liberté de l’autre. Cette proposition est le principe fondateur de ce qu’on appelle la conception de la liberté négative [4].
On retrouve cette définition aussi dans la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 aout 1789 », dans laquelle nous pouvons lire l’article 4 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. [5] »
Le concept de liberté négative est la base même de la fondation de la pensée libérale exposée juridiquement pour la première fois via les droits fondamentaux des êtres humains. Cette liberté s’exprime de manière négative, dans le sens d’une absence d’empêchement. L’individu est maitre de sa propre liberté, de son propre choix, de sa volonté, jusqu’à ce qu’il ne touche pas le champ de la liberté de l’autre. « Je fais ce que je veux. »
Dans un État libéral, l’individu est juridiquement libre des contraintes qu’un autre individu peut lui imposer et il lui est assuré l’initiative personnelle comme la liberté de presse, la liberté de circulation au sein des frontières nationales, la liberté de lancer des activités commerciales sans être soumis à des contraintes ou obstacles, etc.
La liberté de chacun de faire ce qu’il veut ne doit certainement pas mettre en danger les intérêts individuels de chacun. Il faut donc mettre en place des dispositifs de sécurité. Selon Foucault, au cœur de la raison gouvernementale libérale se trouve un calcul entre liberté et sécurité auquel s’articule le problème de comment mettre en place une économie du pouvoir pour structurer la société [6].
Les individus sont continuellement stimulés à agir et à poursuivre leur propre intérêt via leurs libres volitions qui impliquent toujours un danger potentiel à partir de la peur que la mort arrive jusqu’à la perte de sa propriété. Les individus laissés complètement libres d’agir afin de satisfaire leurs intérêts sont exposés au danger de la non-réussite de leur but à cause de la concurrence permanente avec d’autres intérêts [7]. Le danger devient ainsi un stimulus dans la vie de tous les jours. On craint de plus en plus les dangers ce qui engendre la nécessité de mettre en place un modèle sécuritaire qui puisse nous protéger : la police, réponse à la crainte de la violence de l’altérité, ou la médecine, crainte de la maladie, par exemple. À cause de cette crainte, il y a une extension des mesures de contrôle et de coercition qui sont la contrepartie de la liberté [8].
La gouvernementalité néolibérale met donc en place une véritable tactique disciplinaire qui prend en charge les individus qui sont laissés toujours libres de satisfaire leurs intérêts. Il y a donc un lien indissoluble entre liberté et sécurité, entre liberté économique et tactiques disciplinaires : le Panopticon décrit par Bentham devient la formule du gouvernement néolibéral [9]. Il faut laisser libres les sujets et il ne doit y avoir aucune intervention hormis une perpétuelle surveillance [10]. La relation entre liberté et surveillance est directement proportionnelle, c’est-à-dire que l’augmentation de l’une entraine l’augmentation de l’autre. La surveillance n’est plus le contrepoids de la liberté, mais bien le principe moteur. Il faut gouverner sans gouverner [11].
Foucault, dans son ouvrage la Naissance de la biopolitique, met en évidence ce paradoxe inhérent à la notion néolibérale de la liberté ; il s’agit de la relation problématique, et toujours en mouvement, entre la production de liberté et tout ce qui en la produisant risque de la limiter et de la détruire : « Si j’emploie le mot libéral c’est parce que cette pratique gouvernementale qui est en train de se mettre en place ne se contente pas de respecter telle ou telle liberté. Plus profondément, elle est consommatrice de liberté. Elle l’est en effet dans la mesure où elle peut fonctionner pour autant qu’il y ait un certain nombre de libertés : liberté de marché, liberté de l’acheteur et du vendeur, libre exercice de droit de propriété, liberté de discussion et éventuellement liberté d’expression, etc. La nouvelle raison gouvernementale a donc besoin de liberté, le nouvel art gouvernemental consomme la liberté. Consommer la liberté, c’est dire qu’elle est obligée d’en produire. Il est bien obligé d’en produire et il est bien obligé de l’organiser. [12] »
Voici le paradoxe interne à la notion néolibérale de liberté.
Dans le néolibéralisme, la liberté se définit en termes d’économie de marché. Le marché est le lieu d’organisation des intérêts individuels qui s’expriment dans la liberté d’acheter ou de produire. Pour organiser ce mécanisme il faut une bonne gouvernance, une intervention sur la base de règles formelles (concurrence loyale, loi antimonopolistique, transparence de l’information, etc.). On est face à ce qu’on appelle l’utopie de l’autorégulation sécurisante. Tout s’autorégule dans l’utopie du gouvernement cybernétique dans laquelle les dispositifs de contrôle sont posés à l’intérieur même du système et non plus à l’extérieur. En raison du jeu entre liberté et sécurité, la finalité principale de la nouvelle raison gouvernementale se manifeste en une volonté d’organisation des individus sur la base d’un marché qui est capable de s’autoréguler de l’intérieur via l’organisation des libertés individuelles. Ce sont la sécurité, le contrôle et la surveillance sur la libre action de chaque sujet qui permettent la liberté du marché. Les lois et les interventions directes des volontés politiques entravent la capacité du marché à se limiter soi-même. Toute intervention publique est donc vue comme un danger et une violence envers le marché qui nécessite au contraire d’être libre le plus possible à travers la libéralisation des mouvements des capitaux, des marchandises ainsi que des services. Il en va de même pour la justice, l’éducation et la santé.
Cette vision imputable à l’interprétation classique du libéralisme reprise plus tard par les néolibéraux américains a toujours été une utopie (dans le sens premier de Thomas More) qui n’a jamais été complètement réalisée. L’État a joué et jouera un rôle fondamental concernant cette recherche de construction d’une véritable autorégulation du marché : l’État doit ainsi surveiller, contrôler et sécuriser tout en respectant les règles d’or du marché. Ce dernier est le paradigme constituant les pratiques gouvernementales.
Si la régulation interne du marché réside dans la relation entre liberté et sécurité, la sécurité et la liberté doivent suivre les diktats du marché, c’est-à-dire un marché intrinsèquement déréglé.
Le libéralisme nécessite une utilisation spécifique de la liberté afin d’organiser les gouvernés. Il s’agit évidemment d’une stratégie gouvernementale finalisée à la gestion et à la manipulation des intérêts individuels. Cette stratégie est organisée sur la base de la proportionnalité entre liberté et sécurité qui doit assurer le fait que les individus et la collectivité seront le plus éloignés possible du danger. Manipuler et organiser les intérêts signifie en fait gérer le danger qui n’est plus assimilable à la dichotomie interne/externe, mais qui est inhérent à la structure même de la liberté réfléchie à partir du marché.
Gouverner c’est donc bien canaliser les hommes dans l’optique propre au gouvernement libéral qui requiert la liberté comme sa condition de possibilité. Gouverner selon le principe du marché ne signifie pas gouverner contre ou malgré la liberté, mais gouverner par la liberté, c’est-à-dire faire interférer activement sur l’espace de liberté laissé aux individus pour qu’ils en viennent à se conformer d’eux-mêmes à certaines normes.
Le paradoxe de la définition de la liberté dans le cadre de la gouvernementalité libérale est sous nos yeux : non seulement la notion de liberté est complètement asservie au diktat économique, mais la source de sa propre affirmation est aussi celle de sa négation. Il y a, dit Foucault, dans le libéralisme un rapport de production/destruction de liberté que l’on pourrait appeler « libéralisme sans liberté ».
Une telle analytique du gouvernement pose la question déterminante pour notre génération à savoir quel type de liberté est encadré, produit et organisé par l’action gouvernementale. Cette production de liberté sera la stratégie des classes dominantes pour la construction de leur propre hégémonie économique, politique et culturelle sur l’ensemble de la société occidentale. C’est ainsi que la partie la plus riche de la population a construit un monde à sa propre image.
[1] M. Foucault, « La gouvernementalité », Dits et écrits, vol. III, Gallimard, 1993.
[2] P. Dardot, Chr. Laval, La nouvelle raison du monde, essai su la société néolibérale, Paris, La découverte poche, 2009.
[3] M. Lazzarato, La fabrique de l’homme endetté, essai sur la condition néolibérale, éditions Amsterdam, 2011.
[4] I. Berlin, Éloge de la liberté, Calmann-Lévy, 1988.
[5] Ibid.
[6] F. Gros, Le principe sécurité, Paris, Gallimard, 2012, p. 218.
[7] Chr. Laval, L’homme économique, essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard, 2007.
[8] F. Gros, Le principe sécurité, Paris, Gallimard, 2012, p. 219.
[9] J. Bentham, Panoptique, traduit par Chr. Laval, Mille et une nuits, 2002.
[10] M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
[11] T. Berns, Gouverner sans gouverner, pour une archéologie de la statistique, Paris, PUF, 2011.
[12] M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard/Seuil, 2004.