L’affaire a fait grand bruit, preuve s’il en est de l’importance symbolique de la transmission du nom, il sera bientôt possible de transmettre à un enfant celui de sa mère [2].
Bien entendu, nombre de féministes se sont réjouis de la nouvelle, saluant l’écroulement d’un bastion patriarcal de plus. D’autres furent nettement plus critiques, regrettant que soit mis à mal l’équilibre dans lequel « la femme donne la vie et l’homme donne le nom ». Il y aurait danger à supprimer une implication symbolique de l’homme qui indique la nécessité d’une interposition du père entre la mère et l’enfant pour protéger ce dernier du désir de fusion de la première [1]. Bien entendu, hors des milieux féministes, la loi provoqua de nombreuses réactions, allant de la révolte d’hommes y voyant une manière de s’en prendre à eux — voire même une haine à leur endroit — à l’amusement à la perspective des petits Vermeulen Vanderstichelen, Laporte Delgrange et autres interminables suites de « petits de ». Les blagues « Monsieur et Madame X ont une fille, comment l’appellent-ils ? » semblent à cet égard promises à un bel avenir.
Il n’est pas ici question d’ajouter notre pierre à cet édifice, mais plutôt de nous interroger sur une particularité du dispositif qui semble avoir été peu commentée : le fondement du nouveau système d’attribution du nom. En effet, le législateur ne projette pas seulement de réformer la règle impérative en la matière, par exemple en optant pour le système espagnol (premier nom du père suivi du premier nom de la mère) ou en imposant tout autre système obligatoire, comme l’attribution des deux noms dans un ordre pour les garçons et dans un autre pour les filles (gage de parfaite symétrie).
Bien au contraire, le fondement du nouveau dispositif est la liberté des parents. Ceux-ci peuvent opter pour le seul nom du père ou de la mère ou pour les deux, dans l’ordre de leur choix. Outre un prénom, les parents devront donc attribuer un nom de famille à leurs enfants. En cas de désaccord, la loi tranche : l’enfant portera le nom de son père suivi de celui de sa mère [2].
Une première remarque s’impose à cet égard, qui porte sur la nature de la situation des parents. Ceux-ci sont placés dans une situation de jeu à somme nulle : ce que l’un perd, l’autre le gagne. Certes, on peut imaginer que de nombreux couples puissent ne pas considérer la question comme relevant d’un gain ou d’une perte, mais il est un fait que des tensions sont susceptibles de survenir, qui aboutiront à une lecture en ces termes. Or, dans un jeu à somme nulle, aucune solution de compromis n’est possible : soit ton nom figure avant le mien, soit le mien avant le tien. Ceci place les parents en désaccord dans une situation dont on ne peut sortir que par la victoire de l’un sur l’autre. En dernière instance, le désaccord persistant aboutira à l’attribution légale du patronyme seul (du moins dans la version adoptée par la Chambre) ; de ce fait, la loi se rangera du côté du père, lequel aura dès lors « gain de cause [3] ».
Mais, au-delà de ses modalités, c’est la question même du principe d’un choix qui retient l’attention. En effet, ce qui est remarquable dans cette législation, c’est moins le fait que le nom de la mère puisse être transmis à l’enfant que celui de l’ouverture pour les parents d’une possibilité de libre disposition de l’état de leur enfant [4]. Certes, le choix du prénom est libre depuis longtemps. Ce ne fut pas toujours le cas, la tradition ayant pourvu les parents en maints systèmes impératifs d’attribution du prénom (celui d’un grand-parent, du parrain ou de la marraine, du saint du jour, etc.), mais la liberté est aujourd’hui quasiment absolue. Voilà que s’ajoute ici un élément nettement plus sensible : le nom de famille, lequel indique l’inscription de l’enfant dans un lignage. Dans le contexte actuel de brouillage de facto des limites de celui-ci (recompositions familiales, adoptions, procréation médicalement assistée ne garantissant pas la filiation génétique, etc.), s’ajoute un panachage de iure. Cela paraît assez logique.
On ne peut cependant s’empêcher d’y voir un exemple supplémentaire de privatisation suivant très fidèlement le crédo libéral selon lequel la règle collective doit céder, chaque fois que c’est possible, devant la libre disposition des individus. L’interrogation qui s’ensuit est bien entendu relative aux limites de ce mouvement. Ainsi l’Argentine a-t-elle reconnu le droit des individus à changer de genre en fonction de leurs préférences [5], ce qui constitue une autre forme de libre disposition de l’état des personnes. De même manière, le débat sur la gestation pour autrui ressurgit de manière régulière. Or, cette pratique implique la possibilité de disposer de l’état de l’enfant pour établir la filiation entre lui et les parents « commanditaires » plutôt qu’avec la mère porteuse et l’éventuel père biologique extérieur au couple « commanditaire ».
On le voit, c’est tout un mouvement qui est à l’œuvre, procédant, nous semble-t-il, d’un affaiblissement des discours justifiant traditionnellement l’ingérence collective (étatique) dans la gestion de l’identité des individus et des relations qu’ils entretiennent entre eux. Allons-nous dès lors vers une totale libéralisation de l’état des personnes ? Il est légitime de se poser la question et de s’interroger sur les principes qui pourraient ou devraient y faire barrage. Cela vaudrait mieux qu’un énième bricolage, assurément.
Un débat devrait donc avoir lieu. Or, il est frappant de voir des féministes étiquetés à gauche se réjouir de ces réformes et, à l’inverse, des personnes de droite s’en offusquer. Pourtant, les libéralisations sont habituellement le cheval de bataille des seconds et la hantise des premiers, l’État étant respectivement considéré comme illégitime contrainte ou comme salvatrice protection. C’est là, semble-t-il, une brèche qui doit nous pousser à nous interroger sur la pertinence de cette si familière structuration du paysage politique. Mais, s’il nous fallait en faire l’économie, qu’utiliserions-nous plutôt ? Perdrions-nous toute faculté de catégoriser les positions ?
[1] C. Ern, « Le nom, la compensation du père », lavenir.net, 1er mars 2014, http://bit.ly/1ngnTl8.
[2] Le tirage au sort n’eût-il pas été plus juste dans cette course à l’absolue symétrie ?
[3] Cette solution est un retour en arrière par rapport à l’état antérieur du projet qui prévoyait, par défaut, l’attribution du nom du père suivi de celui de la mère, ce qui constituait une position de compromis par rapport à un père qui aurait exigé que son enfant porte son seul nom.
[4] L’état des personnes renvoie à un ensemble de caractéristiques tenant essentiellement à leur identification : nom, prénom, sexe, etc. et à leurs liens familiaux (filiation). La matière est réglée par le droit civil qui pose comme principe que l’état est indisponible, ce qui signifie qu’il échappe à la volonté des personnes.
[5] Valentine Pasquesoone, « En Argentine, choisir son genre devient un droit », Le Monde.fr, 10 mai 2012, http://bit.ly/1g53yoO.