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La lamentation du toutologue

Numéro 7 – 2020 - réseaux sociaux par Renaud Maes

novembre 2020

C’était un scien­ti­fique émi­nent, spé­cia­liste dans son domaine. Et puis, vint Twit­ter. Et voi­là donc qu’il s’empare de ce nou­veau média si pro­met­teur. Dans un pre­mier temps, il s’exprimait avec soin et uni­que­ment sur ses objets de recherche. Ce qui ne l’empêchait pas de poin­ter les enjeux poli­tiques : les poli­ti­ciens, pen­­sait-il, ne pre­naient pas la […]

Billet d’humeur

C’était un scien­ti­fique émi­nent, spé­cia­liste dans son domaine.

Et puis, vint Twit­ter. Et voi­là donc qu’il s’empare de ce nou­veau média si prometteur.

Dans un pre­mier temps, il s’exprimait avec soin et uni­que­ment sur ses objets de recherche. Ce qui ne l’empêchait pas de poin­ter les enjeux poli­tiques : les poli­ti­ciens, pen­sait-il, ne pre­naient pas la mesure de leurs déci­sions. Pour­tant, la recherche mon­trait bien des pro­blé­ma­tiques, encore fal­lait-il déchif­frer ce que les modèles pré­di­saient. C’est que, voyez-vous, la rigueur d’analyse propre à un tra­vail scien­ti­fique de longue haleine lui pro­cu­rait un point de vue unique sur la chose. D’ailleurs, ses 5.000 fol­lo­wers sur Twit­ter ne ces­saient de le lui rap­pe­ler : heu­reu­se­ment qu’il était là.

Et puis vint un jour­na­liste, un second, un troi­sième : très vite, il pas­sa plus de temps sur les pla­teaux télé­vi­sés que dans son labo. Gagnant en célé­bri­té, il l’assuma dans plu­sieurs entre­tiens en pleine page dans des maga­zines : il n’hésitait plus désor­mais à dépas­ser son objet de recherche pour se pro­non­cer sur d’autres ques­tions. C’est que, voyez-vous, la rigueur d’analyse que l’habitude de la modé­li­sa­tion lui pro­cu­rait ce qui manque à la majo­ri­té des gens, en ce com­pris les poli­ti­ciens. D’ailleurs, ses 15.000 fol­lo­wers sur Twit­ter ne ces­saient de le lui rap­pe­ler : heu­reu­se­ment qu’il était là.

Un jour, une crise sur­vint. Il était loin d’en mai­tri­ser les enjeux. Et il vit les jour­na­listes qui hier l’invitaient se détour­ner de lui. Il eut beau en rap­pe­ler, en inter­pel­ler sur Twit­ter, rien n’y fit : ils refu­saient de répondre. Pour­tant on avait bien besoin de sa rigueur, lui dont l’habitude de la modé­li­sa­tion lui pro­cu­rait ce qui manque à la majo­ri­té des gens, en ce com­pris les jour­na­listes. D’ailleurs, ses 10.000 fol­lo­wers sur Twit­ter ne man­quaient pas de le sou­li­gner : heu­reu­se­ment qu’il était là.

Pire, il vit rapi­de­ment de nou­veaux experts appa­raitre et occu­per l’espace dans lequel, jusque-là, il se déve­lop­pait. Il fal­lait qu’il réagisse. Qu’il récu­père son trône que les ingrats lui avaient ôté, lui qui pour­tant ne fai­sait qu’éclairer les autres de ses lumières, rame­nant la rai­son dans les débats.

Il fit donc ce qui était néces­saire, il le savait, pour atti­rer l’attention : il contre­dit l’avis una­nime des spé­cia­listes de la ques­tion, sous forme de tweets écrits à la tran­cheuse. Et cela fonc­tion­na : ses fol­lo­wers par­ta­gèrent en masse, puis des jour­na­listes reprirent à leur tour. Il retrou­va le che­min des pla­teaux télé­vi­sés, put même refaire une double page « por­trait » dans un maga­zine people. Mais ce retour en grâce fut de courte durée : la crise s’aggravant, il sem­blait évident que le consen­sus scien­ti­fique avait du sens, beau­coup de sens. Et qu’il avait sans doute eu tort.

Non ! Bien sûr, cela n’était pas pos­sible : son habi­tude de la modé­li­sa­tion lui pro­cu­rait ce qui manque à la majo­ri­té des gens, en ce com­pris les experts. D’ailleurs, ses 6.000 fol­lo­wers sur Twit­ter ne man­quaient pas de le sou­li­gner : heu­reu­se­ment qu’il était là.

La ques­tion se posait : com­ment recon­qué­rir sa place légi­time ? Il y réflé­chit lon­gue­ment, échan­geant avec cer­tains de ses fol­lo­wers les plus assi­dus, outrés de son absence des pla­teaux télé­vi­sés qui ne font que res­sas­ser le poli­ti­que­ment cor­rect. Il annon­ça d’ailleurs « prendre du recul » sur son compte, le temps de « repen­ser à ses inter­ac­tions sur les réseaux sociaux ». Cela pei­na gran­de­ment ses 5.000 fol­lo­wers, qui ne man­quèrent pas de fus­ti­ger les mer­dias, les bobos, les isla­mo­gau­chistes et toute la chien­lit qui can­cel les esprits les plus brillants. Il fut d’ailleurs récon­for­té de voir qu’une poli­ti­cienne autre­fois popu­laire s’était fen­due d’un mes­sage de sou­tien « contre la dic­ta­ture de la pen­sée unique ».

Après 24 heures de pause, en pre­nant son café, la réponse lui appa­rut évi­dente : il allait reve­nir à ses fon­da­men­taux. Après tout, il était un scien­ti­fique mon­dia­le­ment recon­nu. Lui, il avait l’habitude de modé­li­ser, ce qui lui pro­cu­rait ce qui manque à la popu­la­tion. Et il fit donc un tweet sur le modèle ad hoc pour décrire la crise. Il pro­po­sa juste un graphe, tra­cé sur Paint et s’exclama : voi­là le modèle qui me semble le plus adé­quat ! Et sachez-le, c’est une gaus­sienne, pas une expo­nen­tielle… contrai­re­ment à ce que pré­tendent les poli­ti­ciens, les experts, les journalistes !

Mal­heu­reu­se­ment, un élève de secon­daire qui pas­sait par là rele­va : mais, mon­sieur, dans un pre­mier temps, la courbe gaus­sienne ne suit-elle pas une tra­jec­toire expo­nen­tielle ? Jusqu’au pre­mier « point d’inflexion » de la courbe ?

Ander­sen raconte qu’un empe­reur se fit arna­quer par deux char­la­tans, qui lui pro­mirent de confec­tion­ner un habit for­mi­dable, visible des seules per­sonnes intel­li­gentes. Le jour de la pré­sen­ta­tion de l’habit, ni l’empereur ni la cour ni la foule venue admi­rer la chose ne dirent mot. Tous voyaient l’empereur nu, mais se turent, de peur de divul­guer leur bêtise. Il fal­lut l’innocence d’un enfant pour rompre la pesan­teur de la dési­ra­bi­li­té sociale et dire : « Le roi est nu ! ». Et l’on sait que la phrase réson­na lour­de­ment dans la foule.

La simple ques­tion de l’adolescent au scien­ti­fique fit le même effet… Pen­sez-vous, un jeune élève venait, par une simple ques­tion, de dévoi­ler que l’expert n’apportait, en fait, rien au débat. Pire, il venait de mon­trer que l’expert avait twee­té sans autre but que d’«exister » dans un débat auquel il n’apportait rien. Le tweet du jeune homme par­cou­rut la toile, dévas­tant défi­ni­ti­ve­ment l’aura du scien­ti­fique. Rien ne put l’arrêter : ni blo­quer l’impudent ni mena­cer de pro­cès en dif­fa­ma­tion ni pos­ter des mes­sages sans cesse plus lar­moyants… « Arrê­tez, arrê­tez, vous tuez ma car­rière, vous tuez mes espoirs, vous tuez ce qui fait sens dans ma vie»… 

Pire, plus il se lamen­tait, plus les mes­sages du même ordre affluaient : « Vos avis sur la ges­tion de crise ont convain­cu ma mère. Elle n’a pas fait atten­tion. Main­te­nant elle est à l’hôpital ». « Votre attaque contre les tra­vaux de ce doc­to­rant qui pour­tant a publié plu­sieurs articles tirés de sa thèse, a eu rai­son de ses chances d’obtenir un finan­ce­ment post­doc­to­ral. » « Lorsque vous êtes sor­ti dans ce quo­ti­dien en cri­ti­quant cette poli­ti­cienne, vos fol­lo­wers l’ont har­ce­lée jusqu’à ce qu’elle doive clô­tu­rer son compte»…

On raconte que, sur Twit­ter, on entend encore réson­ner les larmes du tou­to­logue. Les 150 fol­lo­wers qui conti­nuent à suivre son compte deve­nu silen­cieux évoquent ses der­nières sup­pliques avec émo­tion… Et ne manquent pas de le rap­pe­ler : ce sont les mer­dias, la bien­pen­sance, les gau­chistes, les éco­los, les magouilleurs et tous ceux qui contrôlent le monde… qui ont fait taire l’expert le plus brillant que l’on ait connu en nos contrées.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).