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La gueule de bois pour la communauté internationale
Malgré la tragédie qu’elle incarne avec plusieurs dizaines de morts dans un pays qui se verrouille chaque jour davantage, la crise politique et institutionnelle qui frappe le Burundi aujourd’hui n’a rien de surprenant. Au contraire, elle a tout d’un drame annoncé. L’impression de gâchis qu’elle laisse n’en est que plus amère. Un drame annoncé Drame annoncé d’abord […]
Malgré la tragédie qu’elle incarne avec plusieurs dizaines de morts dans un pays qui se verrouille chaque jour davantage, la crise politique et institutionnelle qui frappe le Burundi aujourd’hui n’a rien de surprenant. Au contraire, elle a tout d’un drame annoncé. L’impression de gâchis qu’elle laisse n’en est que plus amère.
Un drame annoncé
Drame annoncé d’abord parce que la fermeture de l’espace démocratique au Burundi n’a rien de neuf. À tout le moins, elle se perçoit dès le fiasco des élections de 2010, qui avaient vu, après le scrutin communal, un boycott généralisé du processus électoral par tous les partis d’opposition. Maladresse ou réaction désespérée, cette stratégie aura eu pour conséquence leur exclusion du débat public et, partant, de toute possibilité de visibilité pour les cinq années suivantes. Dans le même temps, le parti au pouvoir et ses alliés ont eu le loisir d’adopter de nombreuses mesures annonciatrices de la crise, et ce en toute légalité vu leur majorité plus que confortable dans les organes démocratiques. Parmi celles-ci, on retient, entre autres, l’adoption de lois restreignant la liberté de manifestation ou obligeant les journalistes à révéler leurs sources ; le renvoi, en huit ans, de pas moins de cinq hauts fonctionnaires des Nations unies1 ; l’arrestation d’opposants politiques (l’ancien président Nadyizeye), d’activistes des droits de l’homme (Pierre Claver Bonimpa) ou de journalistes (Bob Rugurika); les tirs à balles réelles de la police sur les militants d’un parti politique d’opposition (le MSD d’Alexis Sinduhije); la multiplication des arrestations arbitraires et de cas, documentés par les ONG internationales et les Nations unies elles-mêmes, de disparitions soudaines, interprétées comme autant d’exécutions sommaires.
Drame annoncé également parce que le CNDD-FDD, parti au pouvoir depuis les élections de 2005, premier scrutin organisé après la fin du conflit armé, ne fait qu’appliquer à sa gestion du pays les techniques qu’il a apprises pendant ses années de maquis. Inversant l’aphorisme bien connu de Clausewitz selon laquelle la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, il fait de la politique en appliquant des techniques apprises dans toutes les écoles de guérilla, de l’Amérique latine au
Proche Orient : le camouflage, la diversion, la peur.
Une stratégie de guérilla : le camouflage, la diversion et la peur
Ainsi, en dépit de l’idée qui prévaut jusqu’ici, selon laquelle les quotas instaurés par l’accord de paix d’Arusha, signé en 2000, ont éradiqué les rancœurs ethniques au Burundi, le gouvernement tente de réveiller les vieux démons. Mais son discours selon lequel les protestations contre le troisième mandat présidentiel seraient le seul fait des Tutsi n’a pour autre fonction que de masquer l’ampleur des protestations et la profondeur des revendications, qui, comme le rappelle André Guichaoua, portent davantage sur des frustrations économiques, sociales et politiques2. Dans la même logique, les Imbonerakure, jeunesses du parti qualifiées de milices et dont le gouvernement annonçait tout récemment un programme de désarmement dans un délai record, constituent un épouvantail bien commode à brandir. Il permet de détourner l’attention de ce qu’un journaliste en exil qualifie de militarisation complète de la politique3. Enfin, la tentative avortée de coup d’État du 13 mai dernier, qu’elle soit le résultat d’une manipulation habile ou d’une maladresse des putschistes, a permis au gouvernement de mettre fin aux dissensions qui existaient au sein de l’armée, considérée jusque là comme le pilier de l’accord d’Arusha, et d’exclure du jeu médiatique les radios indépendantes, dont les émetteurs ont tous été détruits pendant les deux journées de combat dans la capitale.
Cette stratégie de diversion démontre une compétence politique bien plus grande que celle que l’on prêtait jusqu’ici au gouvernement burundais dans les couloirs des chancelleries européennes, notamment lorsqu’on le comparait à son voisin rwandais. C’est pourtant depuis 2005 déjà que l’on a créé un nouveau mot au Burundi : la nyakurisation, un terme qui fait référence au Frodebu-Nyakuri, parti politique qui s’est déchiré à la suite de l’accession au pouvoir du CNDD-FDD. Depuis lors, il désigne la manipulation d’un parti d’opposition par le gouvernement, notamment par des nominations télécommandées et d’autres moyens de pression, afin de provoquer sa division et son affaiblissement.
Ce jeu de dupes prend encore davantage d’ampleur sur la scène internationale. Car le CNDD-FDD a su habilement jouer la carte de la légalité et du respect des formes. C’est la « communauté internationale » elle-même qui a posé le cadre dans lequel le gouvernement burundais évolue aujourd’hui avec autant d’aisance que d’audace. Il fallait des élections ? Elles ont eu lieu, et si le score stalinien du parti au pouvoir lors des scrutins de 2010 s’explique par l’absence d’opposants réels sur les bulletins, ce sont les partis d’opposition eux-mêmes qui ont quitté le processus. Il fallait des institutions pour accompagner la transition et la sortie du conflit ? Elles ont été créées : une commission Vérité et réconciliation, une commission Terres et autres biens, une commission électorale nationale indépendante, et si leur composition est contestée, cela reste du domaine réservé du Burundi, État souverain. Il faut réformer la composition du gouvernement pour montrer l’ouverture du régime ? Les « généraux », compagnons de maquis du président dès la première heure, sont relégués à l’arrière-plan, et s’ils restent influents en coulisses, qui peut le prouver ? Les arrestations arbitraires ne sont pas démocratiques ? Toute arrestation fait l’objet d’une procédure judiciaire, et si les chefs d’accusation semblent pour le moins excessifs, voire surréalistes, ce sera à la justice de déterminer leur valeur. Avoir accueilli sur son territoire une opération de maintien de la paix nuit à l’image internationale ? Le Burundi envoie lui-même des troupes en Somalie dans le cadre des Nations unies, et ne perd pas une occasion de rappeler qu’il a renversé la vapeur en se posant désormais en modèle. L’image prévaut, la légalité est respectée dans toutes ses formes, et la marge qui existe pour mettre en question la composition, le fonctionnement, en un mot, le détail de ces formes, permet de détourner le débat d’un enjeu bien plus fondamental : l’adoption par le gouvernement d’une stratégie de contrôle progressif de l’ensemble de la sphère publique.
Or, si la légalité a l’apparence de la légitimité, du moins jusqu’à preuve du contraire, nul ne semble pressé de mettre cette preuve sur la table, à l’exception d’une société civile à bout de souffle. Cet aveuglement, ou cette inaction internationale face à une déliquescence pourtant entamée de longue date, s’explique sans doute par au moins trois facteurs.
Les raisons de l’inaction internationale
Avant tout, parce que le Burundi est, ou était, le bon élève de ces États qui ont plongé dans la vague de conflits qualifiés de régionaux après la fin de la guerre froide. Un des très rares exemples couronnés de succès d’un accord de paix résultant d’un engagement massif de la communauté internationale, de la fin d’une guerre sans vainqueur pour écraser le vaincu. Le modèle idéal d’une réponse franche et audacieuse, celle de l’adoption des quotas, à la question posée par des décennies de massacres ethniques. Cet argument de la fin des divisions ethniques a d’ailleurs été répété comme une antienne par les diplomates occidentaux lors de chaque crise politique. Il fallait rester optimiste, ménager le cas emblématique d’un succès de la politique internationale.
Ensuite, parce que la résolution espérée pérenne du conflit burundais a été construite en recourant massivement à l’aide au développement, en adéquation avec l’idée, qui prévalait à la fin des années 1990, d’une interdépendance entre sécurité et développement. Or, l’application des prescrits du développement dans le contexte de la sécurité internationale a des conséquences lourdes. Le remplacement d’une logique de domination coloniale par une relation de partenariat, clé de voute du discours de l’aide internationale, aboutit inévitablement à une dilution de la responsabilité assumée par les pays du Nord, bailleurs de fonds, au nom du principe d’appropriation (ownership) de l’aide par le pays bénéficiaire. Cette dilution, déjà très présente dans le contexte du développement en général, se voit encore renforcée dans les questions touchant à la sécurité internationale. Puisque l’option retenue n’a pas été celle d’une administration internationale autoritaire des pays touchés par un conflit violent, l’alternative la plus fréquente est celle d’une implication en deux temps des partenaires internationaux. D’abord, sur un laps de temps assez court (une période de « transition » de quatre ou cinq ans), le financement de programmes touchant directement aux dynamiques de conflit (désarmement, démobilisation et réinsertion des anciens combattants, réforme du secteur de la sécurité, etc.). Ensuite, le plus rapidement possible, le retour à une relation de coopération au développement « normale », dès les premières élections, et l’abandon du soutien direct, jugé trop politiquement délicat, aux domaines régaliens que sont l’armée, la police ou les services de renseignement. Comme le dénonce David Chandler4, la politique internationale de reconstruction des États sortant de conflit s’apparente en réalité à une antipolitique étrangère, c’est-à-dire une politique motivée par des préoccupations d’image domestique ou internationale, davantage que par une vision stratégique à long terme portant sur un pays ou une région donnée, d’où une fuite de responsabilités « ici » face aux conséquences de ce qui se passe « là-bas ».
Enfin, parce que pour les besoins géostratégiques des grands acteurs internationaux sur place, particulièrement les États-Unis, le Burundi était dans une situation de gouvernance acceptable par rapport à la stabilité qui y prévalait (good governance enough). Cette vision géopolitique est sans lien avec les maigres ressources naturelles du pays. Si quelques compagnies minières nord-américaines commencent à y prospecter un peu d’or à ciel ouvert, le Burundi n’a rien de comparable avec le « scandale géologique » du Congo voisin. Néanmoins, les intérêts occidentaux ne sont pas seulement à lire à l’aune du volume d’hydrocarbures. Si les États-Unis ont construit une ambassade d’une telle ampleur à Bujumbura (ils l’ont également fait dans les pays voisins), c’est que, de l’aveu même d’un attaché militaire américain sur place il y a quelques années, le Burundi est l’un des verrous du nouveau containment, celui qui endigue les États faillis d’Afrique de l’Est (Somalie, Sud-Soudan) et l’intégrisme islamique qui leur est associé. Par ailleurs, l’aéroport de Bujumbura, pour l’utilisation duquel le gouvernement a conclu un accord avec les Nations unies pour le transit de la « brigade d’intervention africaine » de la Monusco, est très stratégiquement situé par rapport à l’est de la RD Congo, une région et un pays dont l’importance internationale ne semble pas remise en question. Enfin, le Burundi contribue, par l’envoi de plusieurs milliers de soldats, à l’Amisom, mission de maintien de la paix des Nations unies en Somalie. Dans une gouvernance mondiale de la paix où l’Occident n’accepte plus que ses soldats meurent en opération, les pays qui paient la facture en hommes pèsent presque autant que ceux qui la paient en dollars. Le Burundi a rejoint la famille des précieux pays contributeurs de troupes, il faut donc le ménager. D’autant plus qu’en dépit de son enclavement, le Burundi n’est pas isolé, et son voisinage est des plus explosifs.
Un enjeu régional
De fait, l’enjeu d’une instabilité au Burundi n’est pas qu’un enjeu national, c’est aussi un problème crucial à l’échelle régionale. Par sa portée, d’abord ; par les questions qu’il soulève ensuite.
Par sa portée, parce que les frontières burundaises n’ont rien d’infranchissable. Incontrôlables sur de vastes zones, leur porosité est d’ailleurs l’occasion de juteux trafics, notamment d’armes, qui ne sont pas sans conséquences dans le conflit qui continue à embraser l’Est congolais. Au-delà de ces dérives, la double intégration économique régionale du Burundi [vers la RD Congo dans le cadre de la Communauté économique des pays des Grands Lacs (CEPGL), et vers l’est dans celui de l’East African Community (EAC)] a facilité la libre circulation des personnes et des biens. Les échanges entre Bujumbura et Uvira, en RD Congo, entre Kirundo, au nord, et le Rwanda, ou entre le reste du pays et la Tanzanie, constituent le quotidien dont dépendent le bien-être et la survie de milliers de foyers. Cette interdépendance régionale n’est que peu prise en considération par la communauté internationale, dont les cadres de réflexion, sont surtout pensés dans le cadre limité d’approches pays, et pour qui la prise en compte d’une dimension régionale passe presque exclusivement par la promotion et le soutien d’organisations économiques de coopération régionale dont le poids, les compétences, ou la volonté politique sont des plus limitées, comme en atteste la tiédeur des déclarations qui ont suivi le sommet des chefs d’État de l’EAC sur la crise burundaise.
Cela, du reste, n’a rien d’étonnant non plus. Au jeu des sept familles qui se déroule dans la région, le Burundi n’est que le premier de la série à voir son président briguer un troisième mandat successif dans un cadre légal qui exclut une telle option. Or, cette focalisation absolue sur le troisième mandat n’est que l’arbre qui cache la forêt, même si, sur place, l’importance symbolique du chef de l’État et la personnification de sa fonction ne sont pas à négliger. Les questions que soulève le cas burundais se poseront bientôt dans tous les pays voisins, et à l’heure actuelle, peu de réponses se font entendre. Parler du seul mandat présidentiel, c’est déjà occulter les autres niveaux de pouvoir, en particulier le législatif. Or, en refusant, à une voix près, une révision constitutionnelle en mars 2014, le Parlement burundais a montré que, même dans un contexte de majorité gouvernementale massive, ses députés ont encore un sens aigu de leur rôle. Il en va de même pour la Cour constitutionnelle, dont le renforcement aurait probablement pu infléchir le contexte dans un pays qui a compris que le respect formel de la légalité était la clé de sa crédibilité internationale. L’appui international à des institutions sources de légitimité, pas seulement d’efficacité, n’est sans doute pas une réponse suffisante à ce type de situation, mais il n’en est pas moins indispensable.
Quelles stratégies pour l’avenir ?
L’obsession sur la personne du président occulte aussi le rôle joué par son entourage. Si les clivages ethniques sont relativement récents dans la sous-région, les identités de clan, elles, s’ancrent dans l’histoire et n’ont jamais disparu. À l’exception des États-Unis, dont les approches, à travers des initiatives telles que le Burundi Leadeurship Training Programme, ciblent directement les décideurs de demain dès la fin d’un conflit, peu de partenaires internationaux du Burundi ont cherché à regarder derrière la palissade d’un gouvernement formé à la suite d’élections reconnues. Or, si l’on évoque des stratégies de sortie symboliquement acceptables pour un président, notamment par des nominations dans l’une ou l’autre institution internationale, on fait mine d’oublier que son entourage a tout à perdre à une réelle alternance démocratique. Le général Adolphe Nshimirimana, ancien patron des services de renseignement, le rappelait encore il y a peu : pour faire renoncer le président à un nouveau mandat, il faudra d’abord lui passer sur le corps5.
Les conséquences de la crise et la façon dont elle sera gérée tant au Burundi que par la communauté internationale, sont d’une importance cruciale. Pour les Burundais eux-mêmes, dont la sécurité physique la plus élémentaire est actuellement mise en danger, mais aussi pour toute la sous-région. Cette crise doit être résolue dans une perspective globale. La secrétaire d’État américaine disait, au milieu des années 1990, que la moitié des États sortant de conflit y retombaient dans les cinq ans. À présent que le dernier exemple réussi de reconstruction post-conflit a échoué, on peut se demander si l’autre moitié n’y retombera pas dans les cinq ans suivants. Mais quel modèle peut-on mettre en avant pour aller au-delà du respect des cadres formels sans toucher à la souveraineté nationale ? Pour renforcer la légitimité au-delà de la légalité ? Pour accepter qu’un État ne sort pas réparé d’une guerre civile après seulement cinq ans de « transition » et l’organisation d’une élection ?
- Le gouvernement burundais a demandé le départ anticipé, voire parfois déclaré persona non grata, de : en 2008, Carolyn McAskie, représentante spéciale du secrétaire général des Nations unies (SGNU); en 2009, Nureldin Satti, son adjoint, représentant spécial par intérim du SGNU ; en 2010, Youssef Mahmoud, représentant exécutif du SGNU à la tête du Bureau intégré des Nations unies pour le Burundi ; en 2014, Paul Debbie, conseiller principal chargé des questions de sécurité au Bureau de l’ONU au Burundi ; il y a quelques jours à peine, l’envoyé spécial du SGNU pour la région des Grands Lacs, Saïd Djinnit. La représentante de l’ONG Human Rights Watch a également été expulsée du pays en 2010 et le chef de la diplomatie européenne, en 2013.
- Interview réalisée par Florence Morice pour RFI, et publiée en ligne le 11 juin 2015.
- Extrait d’une allocution donnée dans le cadre d’une conférence organisée par l’institut Egmont le 18 juin 2015.
- « The security – development nexus and the rise of “anti-foreign policy”», Journal of International Relations and Development (2007) 10, p. 362 – 386.
- International Crisis Group, rapport Afrique n° 224, 17 avril 2015, p. 14.