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La fin des sociétés, d’Alain Touraine
Présentation critique de La fin des sociétés, d’Alain Touraine
Le dernier ouvrage d’Alain Touraine1 est un livre complexe, arborescent et résolument théorique2. En remettant sur le métier la notion de « sujet » — centrale dans la « sociologie de la modernité » que l’auteur élabore depuis près de cinquante ans3—, il s’efforce de comprendre ce qu’il y a de décisif dans la crise financière qui a éclaté en 2008. Et, à partir de là, de caractériser ce que pourrait être l’axe des luttes sociales du nouveau siècle. Cette crise, dit-il, est bien plus fondamentale que ce que l’atonie intellectuelle de la plupart des économistes parvient à y discerner. Elle est le moment paroxystique d’un long processus de dislocation du lien social moderne. Et bien que ses causes immédiates soient économiques, elle exige d’être analysée en des termes non économiques.
L’ébranlement économique actuel est le plus grave de ceux advenus dans l’histoire du capitalisme depuis 1929. Mais pour l’Europe plus spécifiquement, dit Touraine, il constitue une catastrophe sociale à ce point aigüe que le mot « crise » n’est même plus suffisant pour le qualifier. Son exceptionnelle importance lui vient de ce qu’il consacre la rupture qui, à partir du début des années 1980, s’est radicalisée entre les ambitions spéculatives d’un capitalisme financier devenu essentiellement rentier et l’activité productive du capitalisme industriel. L’ampleur de ce divorce est telle qu’il marque la fin d’une époque. Car on assiste bel et bien à un démantèlement des institutions auxquelles les social-démocraties européennes s’étaient ralliées en termes de normes sinon de valeurs. L’activité industrielle qui a servi de moteur à la modernité européenne, mais aussi la régulation du marché, les syndicats et le système de protection sociale, la politique elle-même sont en train d’y perdre le sens qu’on leur avait accordé. Tout cela n’exige rien moins que la réévaluation de ce qu’on appelle une « société ».
L’expression « fin des sociétés » ne veut évidemment pas dire qu’il n’y a plus de société, mais bien que prenne fin ce qui, en Europe, avait été conçu à l’aide de cette notion. Parce qu’y est gravement porté atteinte à la notion de « sujet » — qui fait de chacun de nous un porteur de droits —, c’est d’elle qu’il faut partir pour penser la crise et définir l’action qui nous orienterait vers un avenir différent. Actuellement, nous sommes sous l’emprise de forces qui, à partir de produits monétaires qui n’ont plus aucune utilité sociale, spéculent dans la plus grande indifférence à l’égard du sort réservé à des millions d’individus. Parce que désormais la virtualité des technologies financières rend possible à ces forces de se développer hors sol, elles parviennent à se situer au-dessus des institutions et même des lois. Ce sont les droits définissant le « sujet moderne » qui s’y trouvent remis en cause.
À l’opposé de l’arrogance destructrice d’un tel capitalisme existe toutefois un autre registre de réflexion et d’action pour lequel les exigences économiques de la démocratie ne sont pas une vaine rhétorique. Au nom de tous ceux qui demandent à être reconnus comme des sujets porteurs de droits, on ne peut se soumettre à pareille domination. La vie collective que la sauvagerie financière casse en morceaux doit être recomposée.
À quoi assistons-nous ?
Touraine commence par le récit de ce qui est en train de se passer, rappelant d’abord que toute société est constituée de deux éléments fondamentaux : ses ressources matérielles et intellectuelles, d’une part, et les orientations culturelles auxquelles elle les associe en vue de se fixer des objectifs, d’autre part. Si une rupture profonde s’instaure entre ces deux éléments, on aboutit à la destruction des institutions qui soutiennent l’existence de cette société. C’est ce que nous sommes en train de vivre : s’effondrent les orientations culturelles de la modernité auxquelles les sociétés européennes étaient parvenues au travers d’une longue histoire scandée par des séquences successivement inspirées par des objectifs religieux d’abord, politiques ensuite et économiques enfin.
Avec la fin de l’empire romain, la vie collective en Europe fut reprise en main par une religion plaçant la population sous la domination presque absolue de ceux qui parlaient au nom de Dieu. Les objectifs donnés aux ressources disponibles dépendirent alors d’une « nature » réputée immuable parce que reçue de ses mains. Le dogmatisme monothéiste sacralisa l’ordre social et ne laissa guère de place à une autre raison que la sienne. Ce qui dans la religion chrétienne peut être vu aujourd’hui encore comme l’annonce d’un sujet individuel conscient et libre, vit son espace singulièrement réduit. À partir du XIVe siècle cependant, dès que se mirent en place les villes-États tout d’abord, les monarchies ensuite et, ultimement, les États nationaux, cette représentation du monde dut progressivement céder la place à une autre. La chose fut ponctuée de compromis, mais il s’est néanmoins agi d’une rupture profonde puisqu’un pouvoir de type politique parvint à substituer progressivement ses finalités séculières à celles de la religion. Au cours de ce remodelage, les ressources et les objectifs restèrent toutefois concentrés dans les mains des monarques ou des États. La conscience des sujets individuels dut demeurer discrète, et le pouvoir politique central garda le rôle déterminant dans la définition des perspectives de la vie collective. C’est ainsi que, lorsqu’advint l’industrialisation qui allait être le principal ressort de la modernisation dans le cadre des jeunes États nationaux, c’est lui qui fixa les buts d’une nouvelle transition qui fut économique. La main dans la main avec les sciences, les techniques, la production et le commerce, il reconfigura la vie collective à partir de la confiance nouvelle placée dans les applications de la rationalité instrumentale. Au travers d’une forte systématisation du travail, la version moderne de la créativité humaine se propagea et chacun fut mis au
service de la « société ».
Car c’est bien dans ce nouvel environnement conçu à partir de la nature, mais contre elle, que vint à s’imposer la notion de « société » qui n’avait guère été employée jusque-là pour désigner le cadre de l’existence collective. Dès le XVIIe siècle l’idée s’était répandue selon laquelle la définition des objectifs que se donnent les ensembles humains ne doit pas résider dans la seule volonté de leurs chefs et miser plutôt sur l’interdépendance de tous ceux qui les composent. Ce fut une étape de l’entrée des masses sur la scène de l’histoire où, antérieurement, elles n’avaient guère eu de part significative. Les « sujets du monarque » devinrent ainsi des « sujets individuels », membres d’une « société » conçue non plus comme l’émanation d’un ordre céleste, mais plutôt comme le fruit de son propre dynamisme. Et malgré la domination d’un capitalisme autoritaire qui continuait à peser, ceux qui avaient commencé par accepter la soumission aux maitres de l’économie et de la politique en vinrent à revendiquer leur appartenance à une communauté de citoyens et de travailleurs dotés de prérogatives. De plus en plus la modernisation impliqua ainsi des individus dont la croissante liberté de conscience appelait complémentairement des droits personnels. Tout au long des XIXe et XXe siècles, le culte du progrès célébré autour des objectifs du développement économique, les luttes sociales, principalement celles du mouvement ouvrier ainsi que le combat pour le suffrage universel, contribuèrent ensemble à l’établissement de ce que devint finalement la social-démocratie. Il n’en demeure pas moins que, de cette façon, s’est installé au cœur de la modernité ce qui allait y défi nir son antagonisme central : la tension entre les exigences objectives de la rationalité instrumentale et celles subjectives des sujets individuels.
Les écrasantes contradictions du siècle
Un tel récit ne reprend toutefois que cette part de la rhétorique occidentale qui aime voir son histoire comme celle de l’émancipation des individus tous appelés au partage des bénéfices du progrès. Dans la période de crise actuelle, on en perpétue le souvenir dans le symbole puissant des Trente Glorieuses. Pourtant, même s’il n’est pas vide, ce symbole est profondément unilatéral en ce qu’il occulte que, durant le dernier siècle, l’immense majorité des gens n’eurent d’existence personnelle que moyennant leur participation soumise au fonctionnement règlementaire des institutions sociales. Or, cette force coercitive de l’État et de la production, peut difficilement faire voir le XXe siècle comme un harmonieux modèle de régulation. Cette période fut également faite d’écrasantes contradictions qui s’avérèrent finalement destructrices de la modernité. Une autre lecture des choses, complémentaire ou alternative, est donc nécessaire pour comprendre la décomposition des institutions sociales qui s’observe aujourd’hui.
Dès ses débuts, la notion de « société » se révéla ambigüe en ce qu’elle fut conçue comme une sorte de synonyme des vertus publiques. Des institutions réputées capables de transformer positivement tous les aspects de l’existence s’y annonçaient et il convenait de s’y soumettre. Pour tous, à gauche comme à droite, la société se situait au-dessus des individus qui, laissés à eux-mêmes, étaient vus comme n’incarnant que l’étroitesse des préoccupations privées. Dans la sociologie d’Émile Durkheim, par exemple, la notion de « société » ne fut pas simplement conçue comme le cadre du déploiement des processus sociaux, mais comme la source de l’évaluation positive ou négative des conduites de chacun eu égard à l’intégration fonctionnelle du système social. Quant à la bureaucratisation de la vie moderne, que pour sa part Max Weber avait rapidement perçue comme une « cage d’acier » dans laquelle les sociétés occidentales étaient en train de s’enfermer, elle fut plutôt acceptée comme une ingrate nécessité. La force de la notion de société fut donc très grande : elle permit que les individus soient mobilisés au service d’une souveraineté politique puissante, d’une culture nationale tolérant peu les particularismes, d’une structure économique imposant ses exigences. Dans ce système d’ordre, toute réflexion sur le sujet fut éclipsée. Les individus ne furent pas pris en considération à partir du sens qu’ils pouvaient donner à leurs propres conduites, mais seulement en fonction de la place qu’ils y occupaient. S’opéra ainsi un nouveau genre de sacralisation des institutions qui, en transformant le droit des sujets en leur devoir, contribua en fait à assoir, d’une part, la puissance disciplinaire de la production, tandis que, d’autre part, il cachait que les institutions publiques avaient moins d’aptitudes que prévu à générer des sujets responsables et créateurs.
Par ailleurs, le XXe siècle qui s’était ouvert par la Grande Guerre qui, aujourd’hui encore, rappelle vers quoi pouvait entrainer la prétention belliqueuse des « sociétés
nationales », vit rapidement lui succéder la brutalité politique des régimes totalitaires. Le stalinisme et le nazisme mirent sur pied des expressions paroxystiques de l’emprise destructrice que peut couvrir la notion de « société » lorsqu’on lui assigne la fonction d’assurer coute que coute l’unité entre les dimensions collectives et individuelles de l’existence. Or, dit Touraine, la révolution bolchevique de 1917 n’eut pour principal résultat que la mise en esclavage du mouvement ouvrier. La dictature du parti communiste érigée au nom de la dignité des travailleurs ainsi que le goulag en furent les expressions politiques dévoyées. Le national-socialisme, quant à lui, entreprit l’épuration raciale de la « société » en même temps que, pour sortir de la crise de 1929, il se tourna vers une économie de guerre aux conséquences catastrophiques. Vint alors l’hécatombe de la Seconde Guerre mondiale à laquelle succédèrent les méfaits idéologiques de la Guerre froide où deux blocs économico-politiques se disputèrent la définition de la « bonne société ». Des dizaines de millions d’êtres humains furent sacrifiées avant que l’on ne sorte du désastre de ces totalitarismes. On ne peut minimiser non plus ce que furent les brutalités de l’entreprise coloniale, auxquelles succédèrent les non moins brutaux combats de l’inéluctable décolonisation. Durant le dernier quart du siècle enfin, on découvrit les graves contradictions de la croissance des « sociétés économiquement avancées », impossible à généraliser à l’échelle de la planète et lourde de conséquences sur l’environnement et la vie de nombreuses espèces y compris la nôtre.
Pour Touraine, il importe que la totalité de ce tableau du siècle soit mise en lumière parce que c’est son intégralité qui permet de voir que presque toutes les luttes qui y furent menées ont été marquées du même sceau : celui de l’affrontement entre l’esprit démocratique, d’une part, et de la domination politique et/ou économique, d’autre part. Dit autrement : l’opposition entre l’universalisme des droits des sujets humains et la déshumanisation des principes de guidance adoptés par les « sociétés ». Quant à la crise survenue en 2008, elle n’a fait que conduire la décomposition sociale à son terme dans un contexte d’économie globalisée et fi nanciarisée de moins en moins contrôlable par les institutions existantes. Pour l’Europe, qu’y voir d’autre qu’un effondrement ? L’appareil industriel en est ébranlé et placé sous une tutelle spéculative qui exige des rendements rapides et élevés. Il en résulte une forte pression sur les salaires ainsi qu’une extrême faiblesse des organisations syndicales. Et surtout une impressionnante destruction de l’emploi, privant des millions de gens d’un travail qui, dans le cadre de la citoyenneté contemporaine, constitue pourtant la source principale des droits. Faut-il n’y voir qu’une diffi culté passagère comme le capitalisme en a connues tellement ? Est-il exagéré d’y voir une négation du sujet personnel ? Pour Touraine, le constat s’impose : les institutions qui devaient assurer le fonctionnement social ne sont plus arrimées aux défis actuels. Elles ont atteint leur limite et l’idée de « société » dont nous avons vécu durant deux ou trois siècles est arrivée à son crépuscule. Il faut passer à autre chose.
Au-delà des « sociétés »
En unissant le récit de cette fin à l’annonce d’un commencement, l’ouvrage de Touraine s’efforce d’apporter une contribution à cette exigence. Certes, il est plus difficile de décrire le paradis que l’enfer. La situation peut mener dans des directions très diverses : depuis les conduites les plus désocialisées de l’individualisme hédoniste jusqu’à celles d’un retour dans l’ordre de la religion vue comme la voie salvatrice. Y a‑t-il un au-delà de la « société » qui ne soit pas stagnation ou régression ? Parce que la crise est totale, totale aussi doit être la réplique qui doit lui être opposée. L’enjeu principal est l’émergence du « sujet personnel » porteur de droits. C’est ce que Touraine appelle la « subjectivation », par laquelle est remise en cause l’opposition entre les pôles objectifs et subjectifs qui tourmente la modernité. Même s’ils resteront nécessairement en tension, il faut parvenir à ce que les fruits positifs de la rationalité instrumentale ne se retrouvent pas inféodés à la logique de la marchandise et que, dans sa quête d’émancipation, l’individu ne soit pas entravé par l’emprise des rôles que cherche à imposer le système social. Il s’agit d’un renversement de la logique de hiérarchisation qui avait jusqu’ici privilégié la scène publique sur ce qui provient du domaine privé.
C’est à partir de là que Touraine se sépare de ceux qui, pour sortir de la situation actuelle, placent leurs attentes dans la restauration sinon l’accroissement de l’autorité de l’État. Beaucoup en effet, et avec eux des penseurs importants comme Marcel Gauchet ou Pierre Rosanvallon, estiment que seul le politique est et demeure l’instance qui permet à la société de tenir ensemble. Pour lutter contre les forces dislocatrices qui la traversent, c’est donc vers lui qu’il faudrait revenir. Or, estime Touraine, intellectuellement c’est là aller un peu vite en besogne. L’expérience du siècle écoulé conduit plutôt à soutenir que le politique n’est pas capable par lui-même et à lui seul de garantir ce que promettait d’être la « société ». Comme instrument de la modernisation démocratique, elle devait tendre à accorder à chacun les droits d’un sujet personnel. Cependant, l’équivalence qui a été établie entre les termes « société », « politique » et « étatique » est ce qui a permis sinon favorisé l’établissement de ce que les Grecs anciens avaient déjà identifié comme un archétype non acceptable de gouvernement : l’oligarchie, cette forme politique au sein de laquelle une petite fraction spécialisée et puissante de la collectivité délibère entre pairs et impose ensuite ses décisions à l’ensemble. On n’y vit pas sous dictature, et les élections permettent de changer les gouvernements, mais les débats électoraux ne portent que sur un petit nombre de dossiers soigneusement sélectionnés et gérés par des équipes rivales expertes dans les techniques de persuasion. Aujourd’hui, cette politique passée sous contrôle des « communicateurs » est devenue une politique-spectacle qui a engendré le sentiment d’une dépossession d’eux-mêmes chez un grand nombre d’individus. En témoigne le scepticisme de larges secteurs de l’opinion à l’égard du jeu démocratique.
Même si l’on s’empresse d’objecter à ce constat qu’il est donc urgent de réactiver les principes fondateurs de l’adhésion et de la solidarité des individus vis-à-vis des intérêts supérieurs de la vie collective, cette adhésion ne pourra toutefois exister comme principe d’orientation des conduites que si on la conçoit à partir de ce qui contribue réellement à l’accès de tous à ce qu’Hannah Arendt a appelé le « droit d’avoir des droits ». Car ce qui fonde un sujet ne peut être que ce qui lui est dû : ses droits. L’affirmation des droits du sujet est donc un préalable capital. Y est énoncé le principe qui est le cœur de la résistance à l’arbitraire dans n’importe quelle situation sociale.
Que l’instance politique garde un rôle nécessaire dans la gestion de la chose collective n’est pas ce qui fait problème aux yeux de Touraine. Il sait bien que sans le passage à l’action politique, le « sujet personnel » est un thème qui part en fumée, qu’il est illusoire de penser que les individus puissent créer de manière isolée de nouvelles conceptions d’eux-mêmes et de la vie collective. Le sujet personnel ne trouve sa traduction concrète que dans la conflictualité qui se définit dans l’action collective. Toutefois, il y a une manière d’envisager le passage au politique qui témoigne d’une pensée qui reste en deçà de la signification la plus profonde de la crise actuelle. Et il est impossible de comprendre la situation actuelle sans prendre toute la mesure du courant contemporain animé par des sujets qui revendiquent la reconnaissance de leurs droits face à la domination des institutions économiques et politiques. Touraine revient de cette façon sur ce qu’il a cherché à montrer depuis cinquante ans : la société est le produit d’une action par laquelle des acteurs — individus et mouvements sociaux — remettent continuellement en marche le rapport que l’humanité entretient avec ses propres œuvres. La recherche de sens des acteurs prime donc toujours sur la fonctionnalité d’un système qu’il ne s’agit pas de simplement préserver ou restaurer. Dès lors, les termes du raisonnement sur la manière de surmonter la crise s’inversent et discerner le sens des objectifs poursuivis par les sujets personnels précède la réaffirmation du rôle du politique.
Une action éthique avant d’être politique
Les institutions sont là pour les individus et non les individus pour les institutions. L’ignorer conduit les partisans du retour direct au politique à, une nouvelle fois, négliger les acteurs eux-mêmes ainsi que les mouvements sociaux par lesquels ils s’expriment. Mais si ce sont les exigences du sujet qui doivent primer, où Touraine en voit-il la manifestation ? De multiples actions collectives, dit-il, mettent en lumière la profonde aspiration de l’individu contemporain à être reconnu comme sujet de droits. Même si leur effet demeure jusqu’ici extrêmement limité, on ne peut minimiser la signification de ce qui est mis en lumière par les indignés de la Puerta del Sol à Madrid ou d’Occupy Wall
Street dont les campements se sont fi nalement dressés dans des centaines de villes, les insurrections du Printemps arabe ou les résistants de la place Tian’ammen. De la même façon, on ne peut qu’être frappé par la forte adhésion qu’ont entrainée des personnalités comme Vaclav Havel, Aung San Suu Kyi et surtout Nelson Mandela dont l’action fut éthique avant d’être politique. Les gens ont reconnu en eux la force des résistants, des dissidents qui se fondent sur la nécessité de la reconnaissance des droits humains fondamentaux comme condition première de la démocratie. L’immense succès éditorial de l’Indignez-vous ! de Stéphane Hessel a montré que, pour des millions de gens, la lutte pour la dignité humaine est chargée de sens et que l’action pour entrer dans l’ère « post-sociétale » devra nécessairement être éthique, expressive des valeurs attachées aux droits humains. Lorsque les institutions ont perdu leur capacité de guidance de la vie collective, la puissance d’une nouvelle ligne d’horizon pour l’action apparait : celle des droits universels, qui doivent être compris non pas comme une nouvelle religion trompeuse qui se tiendrait au-dessus de la vie réelle, mais comme ce qui donne à tous des droits fondamentaux qui sont supérieurs au pouvoir de la « société » sur ses membres.
C’est pourquoi, tel un leitmotiv qui traverse tout son ouvrage, Touraine affi rme que « les droits se situent au-dessus des lois ». Ils ont un fondement qui dépasse celui des lois qui ne sont jamais que particulières, partielles et définies en référence aux adaptations ou à la survie des systèmes sociaux existants. Les lois appartiennent à la « société », mais les droits n’appartiennent qu’au « sujet ». Bien évidemment, la supériorité des droits personnels sur les lois n’implique pas l’acceptation de n’importe quelle revendication que formulerait un individu. Ce que signifie l’impossibilité d’opposer une loi à un droit, c’est la force d’un « individualisme éthique » qui se met au service d’une liberté marquant la limite que ne peuvent pas dépasser les règles des systèmes politiques et économiques. Et ce n’est certainement pas de la restauration de l’autorité ancienne des États que l’on peut attendre l’établissement d’une telle liberté. Pour les y forcer, il faudra compter sur la société civile où des individus conscients trouvent en eux-mêmes la force d’être les acteurs de leur propre vie.
Face à cette perspective qui table sur une action plus morale que directement sociale et politique, Touraine entend bien l’objection que ne tardent pas à formuler certains : avec ce « droit-de‑l’hommisme », on ne fait pas une politique et il est ridicule de vouloir bâtir l’avenir à partir de pareille utopie. Or, il ne s’agit nullement de remplacer des objectifs sociaux par des principes moraux, mais bien au contraire : c’est l’exigence d’être reconnus comme sujets qui peut transformer en acteurs sociaux et politiques ceux que le système veut dominer. L’appel aux principes éthiques n’est donc pas une compensation de l’impuissance politique, mais un appel à la dignité humaine comme point de départ de la formation de nouveaux acteurs. Au lendemain d’un siècle de totalitarismes au cours duquel c’est sur l’éthique que l’on dut s’appuyer pour s’opposer à la barbarie, comment ose-t-on réduire les droits humains à de vagues bons sentiments dont on peut se moquer ? Nul ne peut ravaler à un moralisme dérisoire ce qui constitue l’ultime rempart de la dignité humaine.
La préoccupation de Touraine n’est d’ailleurs d’aucune façon de présenter un programme politique. Il vise à définir ce qui vient avant : le principe qui doit contribuer à la formation d’une confi guration sociale au-delà de ce que la notion de « société » recouvre encore. C’est-à-dire le processus de « subjectivation » au travers duquel les individus deviennent agissants et créateurs sur la base de l’appel aux droits universels. Faire de la politique aujourd’hui, ce n’est dès lors pas d’abord convaincre un maximum de gens de rallier une représentation convenue de la vie sociale, mais contribuer à l’accroissement de leur capacité personnelle d’action.
Produire de nouveaux acteurs
Que le « sujet personnel » soit devenu l’axe principal de la sociologie tourainienne pourrait faire croire à une rupture intellectuelle chez celui qui s’est fait connaitre d’abord comme le théoricien des mouvements sociaux. Plutôt que de parler d’une rupture, il est plus exact de parler d’une inflexion dans sa pensée, de l’adoption d’un paradigme mieux à même de rendre compte de la logique sociale qui préside lorsque triomphent l’économie globale et l’individualisme culturel. Ce sont les déchirements actuels de la vie collective qui intensifient sa réflexion sur la nécessité de mettre fin à la sacralisation dont les institutions sociales ont si longtemps bénéficié dans la tradition sociologique. Désormais s’impose l’idée que le « sujet personnel » doit être placé au-dessus de n’importe quelle fonction politique ou économique qui contribue à la soumission des individus. En cela, Touraine ne fait que radicaliser la portée d’un argumentaire déjà présent dans plusieurs de ses écrits antérieurs4.
Notre société, dit-il, doit s’éloigner du modèle d’intégration qui s’était imposé dans la révolution industrielle. Nous ne nous représentons plus nous-mêmes comme les acteurs d’un système économique autour duquel s’organise toute la vie sociale, ni à partir de commandements divins ou politiques fixant les places et l’utilité de chacun dans un corps social dont nous ne serions que des pièces. La conscience de soi l’emporte sur la conscience des règles et c’est pourquoi l’acteur cherche à agir de plus en plus indépendamment du système. Désormais, ce qui permet d’évaluer les situations sociales et les conduites n’est plus la correspondance de chacun à des rôles convenus, mais la reconnaissance des droits, politiques, sociaux et culturels de tous. Ainsi, là où beaucoup continuent de dénoncer les méfaits de l’individualisme et appellent le politique au secours, Touraine appelle plutôt à repenser l’individu et sa « subjectivation » mobilisatrice.
Toutefois, ce qui nous fera dépasser la « société » reste actuellement de l’ordre de l’exigence. Car la décomposition des cadres sociaux commence par engendrer un individu fragile et mal préparé à s’opposer aux forces qui le réduisent à l’état de composante d’un système. Il est domestiqué par toutes les publicités qui l’empêchent de résister au monde impersonnel de la consommation. Éclaté en de multiples réalités, il demeure souvent limité à son moi narcissique et n’est pas d’emblée le sujet conscient de ce qu’il ne peut réclamer pour lui un droit qu’il refuserait aux autres. Et le sujet lui-même n’est pas encore l’acteur qui, avec d’autres, s’oppose à la domination des pouvoirs économiques et politiques. Sans rejeter l’individualisme qui est au cœur de la culture contemporaine, il faudra au contraire approfondir sa signification véritable pour produire ces nouveaux acteurs.
Touraine ne cache pas non plus qu’à ses yeux peu d’initiatives structurées répondent actuellement à l’appel du sujet. La scène de l’action lui paraît plutôt vide et, à
cet égard, on doit noter les accents pessimistes qui affleurent dans certaines pages de La fin des sociétés. Dans un contexte marqué par la peur des catastrophes non seulement financières, mais déclenchées aussi par l’ambition moderne de domination de la nature, beaucoup restent paralysés et se vivent comme des victimes. Les classes populaires sont celles qui payent le plus lourd tribut et les classes moyennes qui n’ont cessé de perdre du terrain au cours des dernières décennies sont fatiguées des efforts qu’elles consacrent à leur propre survie. Beaucoup se replient dès lors sur un front de conservatisme. Beaucoup se sentent d’ailleurs impuissants face à des pouvoirs mondialisés sur lesquels ils ne voient pas quelle influence ils pourraient exercer.
Les conflits, lieux d’expression de la liberté
Même s’il veut voir les choses telles qu’elles sont, Touraine ne cède cependant pas au catastrophisme pour lequel il n’y aurait plus d’action collective. À ses yeux, la liberté n’est pas une abstraction idéaliste, mais l’expression de conflits qui devront être résolus. C’est ce qui le conduit à identifier différents lieux de tension où les exigences de liberté du sujet s’expriment. C’est dans tous les combats contre la misère, la dépendance, l’aliénation ou la répression que le fondement « postsociétal » de la vie collective s’observe. Et malgré la faiblesse des divers courants qui œuvrent dans ce sens — parmi lesquels une place centrale doit être reconnue aux luttes pour la maitrise des biens symboliques (celles qui viennent en appui aux minorités politiques et culturelles privées de droits ainsi que celles qui cherchent à assurer pour tous les jeunes une éducation véritable en dehors de laquelle ne sauraient apparaitre des acteurs réflexifs et conscients) — il en repère toutefois deux qui, à ses yeux, sont particulièrement porteurs des exigences actuelles.
Le mouvement des femmes tout d’abord. Outre la revendication d’une égalité réelle avec les hommes qui reste d’actualité, c’est au travers de son opposition à la plus grande des violences — le viol, l’inceste, les violences conjugales — que ce mouvement fait bien voir que ce sont les enjeux de la vie privée, de la dignité et du respect de la personnalité qui, pour le « sujet contemporain », sont devenus centraux. Les femmes ne sont certes pas plus que d’autres des sujets de droit, mais la violence durable exercée sur elles et le fait qu’elles ont longtemps été privées de droits permet de comprendre que, plus que d’autres, elles sont les porteuses des exigences du sujet personnel. Ce mouvement est dès à présent le principal acteur d’une transformation des rapports sociaux parce qu’il réunifie ce qui n’aurait jamais dû être séparé entre les sphères publiques et privées de l’existence.
Le mouvement écologique ensuite. Touraine n’est pas sans réserves à son égard : il craint que derrière les exigences de la protection de l’environnement et du développement durable, restent présentes de fortes nostalgies antimodernes qui ne sont pas porteuses d’enseignement sur un nouveau type de vie sociale. Il n’est pas non plus de ceux qui croient qu’il faut fuir la société industrielle en accusant des techniques alors que ce sont des politiques qu’il faut transformer. Pour lui, il n’y a pas de progrès en dehors du développement et ce qu’il est urgent de concevoir, c’est la mise en correspondance des ressources avec les objectifs de la société à construire. Ce qui toutefois donne son rôle irremplaçable à l’écologie politique, c’est qu’en redéfinissant les rapports entre la nature et la culture, elle fixe de nouvelles balises aux prétentions de l’économie. Elle trouve aussi son importance dans le fait que, à l’inverse de l’obsession trop individuelle de la sécurité dans la vie quotidienne, elle est l’un des seuls ; discours à poser les problèmes de l’avenir dans une perspective de mobilisation collective.
Un nouveau moralisme ?
À la manière des « grands récits » d’hier, la thématique tourainienne du « sujet » est-elle susceptible de redonner force aux aspirations démocratiques qui ont animé, mais finalement engendré beaucoup de scepticisme au cours du dernier siècle ? Parce que la crise que nous traversons est profonde, les sciences sociales ont certes à explorer à nouveaux frais les actions susceptibles de nous affranchir de la résignation qui bride l’imagination politique contemporaine. C’est à cette tâche que Touraine entend apporter sa contribution. On peut certes trouver que sa démarche embrasse très large, que, dans l’arborescence de ses analyses, il ne distingue pas toujours clairement ce qui est de ce qui devrait être, que son volontarisme le conduit vers des positions très en surplomb qui laissent parfois ses lecteurs dubitatifs.
Mais dira-t-on finalement de sa sociologie de la modernité qu’elle s’égare dans un nouveau moralisme ? En soutenant que c’est par le recours à sa subjectivité éthique que l’acteur contemporain parvient à se produire lui-même, est-elle encore une sociologie ? Le schéma tourainien de la dynamique du « sujet », par laquelle l’individu parvient à la conscience d’une responsabilité personnelle, ne reste-t-il pas redevable d’une question qui lui avait déjà été adressée lors de la première formulation de ses thèses dans Sociologie de l’action (1965) ? Dit autrement : la conception du « sujet » explicitée dans La fin des sociétés n’est-elle pas prométhéenne à l’excès ? Est-ce qu’une sorte d’intuition
prophétique de l’histoire ne remplace pas la règle qui veut qu’en sociologie on n’en vienne à des interprétations que sur la base d’observations empiriquement bien établies ? Or, l’imbrication des conditions au travers desquelles l’individu se transforme en sujet demeure souvent abstraite. Cela constitue une réalité souhaitée plutôt que montrée. De son propre aveu d’ailleurs, la conscience éthique de l’individu réflexif qui revient sur lui-même dans une sorte de retour en boucle n’est pas une évidence massive aujourd’hui. De surcroit, la sociologie ne parvient jamais à nous dire jusqu’à quel point la réflexivité de l’acteur fait de lui un « je » autonome, personnel et libre. Quand elle parle du sujet, elle se situe toujours à la délicate intersection entre ce qu’il y aurait de plat à en rester au strict niveau positiviste de l’observation et ce qui s’avère forcément risqué lorsqu’elle passe intellectuellement au niveau de l’interprétation.
Pourtant, et c’est Edgar Morin5 qui le fait remarquer, si la sociologie fait référence à un sujet qui n’est ni une substance ni une essence, il ne s’agit pas pour autant d’une illusion. Car cette discipline est une réflexion sur l’histoire qui engage inévitablement une anthropologie. Elle est donc aux prises avec la difficulté qu’il y a à traiter de ce genre particulier d’objets que sont les pratiques humaines qui sont des choses objectives en même temps qu’un champ de significations et de luttes. Il n’y a pas moyen d’en écarter les dimensions subjective et morale. Pour ne pas tomber dans un « chosisme » qui éluderait cette spécificité, elle est donc contrainte de prendre en charge la question de la conscience. Chez Touraine, l’appel à la notion d’« acteur-sujet » vise à mettre en lumière que la réflexivité humaine est celle d’individus qui ne sont pas i’ation leur a inculqué. Et qu’il est donc possible que se dessine en eux une conscience de ce qu’ils en viennent historiquement à considérer comme les exigences politiques d’un droit humain. De cette façon, la notion d’acteur-sujet ne vise pas à faire apparaitre un sens de l’histoire qui préexisterait à l’action, mais doit être comprise comme un instrument intellectuel qui, en amont de l’analyse, cherche à discerner la forme et la force que prend la conscience chez ceux qui entendent remettre en cause l’architecture donnée à la vie collective. Assurément, l’appel fait à une telle notion comme source d’interprétation de la résistance aux logiques de domination réintroduit un principe non social dans l’explication du social. Mais comment une discipline anthropologique pourrait-elle l’éviter ? Et est-ce pour autant céder à un moralisme qui outrepasse les limites imposées à la connaissance scientifique ? Si on peut certes discuter la manière qu’a Touraine de s’acquitter intellectuellement de sa tâche, on ne peut cependant pas lui demander d’évacuer la dimension subjective qui fait partie de la vérité complète du monde social.
Je remercie Michel Molitor pour la relecture attentive de ce texte qui m’a permis de sensiblement améliorer son contenu.
- Alain Touraine, La fin des sociétés, Seuil, 2013, 665 p.
- Lors d’un séminaire à l’École des hautes études en sciences sociales en décembre 2013, Touraine est revenu sur ce qui constitue l’épine dorsale de son propos. Il y ressaisit clairement la visée de son ouvrage et j’utilise aussi cette source accessible en ligne : http://bit.ly/1owcWN1
- Sociologue de l’action, ouvrage publié en 1965, avait inauguré sa réflexion à propos du « sujet historique », expression qui désigne, au travers de ce que font les acteurs des mouvements sociaux, le rapport que l’humanité entretient avec ses propres œuvres. Comme principe d’interprétation non matérialiste et non idéaliste du sens que les individus et les groupes donnent à leur histoire, la notion de « sujet » doit permettre de comprendre pourquoi, dans la dynamique des sociétés modernes, les acteurs font ce qu’ils font. Voir à ce propos : Danilo Martucelli, Sociologies de la modernité, Folio essais, 1999.
- Notamment Critique de la modernité (Fayard, 1992), Qu’est-ce que la démocratie ? (Fayard, 1994), Pourrons-nous vivre ensemble ? (Fayard, 1997), Un nouveau paradigme (Fayard, 2005), Penser autrement (Fayard, 2007), Après la crise (Seuil, 2010).
- Edgar Morin, « Le concept de sujet », dans Penser le sujet. Autour l’Alain Touraine, colloque de Cerisy, Fayard, 1995.