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La fin des sociétés, d’Alain Touraine

Numéro 9/10 septembre/octobre 2014 - démocratie sciences sociales par Albert Bastenier

septembre 2014

Pré­sen­ta­tion cri­tique de La fin des socié­tés, d’Alain Touraine 

Le der­nier ouvrage d’Alain Tou­raine1 est un livre com­plexe, arbo­res­cent et réso­lu­ment théo­rique2. En remet­tant sur le métier la notion de « sujet » — cen­trale dans la « socio­lo­gie de la moder­ni­té » que l’auteur éla­bore depuis près de cin­quante ans3—, il s’efforce de com­prendre ce qu’il y a de déci­sif dans la crise finan­cière qui a écla­té en 2008. Et, à par­tir de là, de carac­té­ri­ser ce que pour­rait être l’axe des luttes sociales du nou­veau siècle. Cette crise, dit-il, est bien plus fon­da­men­tale que ce que l’atonie intel­lec­tuelle de la plu­part des éco­no­mistes par­vient à y dis­cer­ner. Elle est le moment paroxys­tique d’un long pro­ces­sus de dis­lo­ca­tion du lien social moderne. Et bien que ses causes immé­diates soient éco­no­miques, elle exige d’être ana­ly­sée en des termes non économiques. 

L’ébranlement éco­no­mique actuel est le plus grave de ceux adve­nus dans l’histoire du capi­ta­lisme depuis 1929. Mais pour l’Europe plus spé­ci­fi­que­ment, dit Tou­raine, il consti­tue une catas­trophe sociale à ce point aigüe que le mot « crise » n’est même plus suffi­sant pour le qua­lifier. Son excep­tion­nelle impor­tance lui vient de ce qu’il consacre la rup­ture qui, à par­tir du début des années 1980, s’est radi­ca­li­sée entre les ambi­tions spé­cu­la­tives d’un capi­ta­lisme finan­cier deve­nu essen­tiel­le­ment ren­tier et l’activité pro­duc­tive du capi­ta­lisme indus­triel. L’ampleur de ce divorce est telle qu’il marque la fin d’une époque. Car on assiste bel et bien à un déman­tè­le­ment des ins­ti­tu­tions aux­quelles les social-démo­cra­ties euro­péennes s’étaient ral­liées en termes de normes sinon de valeurs. L’activité indus­trielle qui a ser­vi de moteur à la moder­ni­té euro­péenne, mais aus­si la régu­la­tion du mar­ché, les syn­di­cats et le sys­tème de pro­tec­tion sociale, la poli­tique elle-même sont en train d’y perdre le sens qu’on leur avait accor­dé. Tout cela n’exige rien moins que la rééva­lua­tion de ce qu’on appelle une « société ». 

L’expression « fin des socié­tés » ne veut évi­dem­ment pas dire qu’il n’y a plus de socié­té, mais bien que prenne fin ce qui, en Europe, avait été conçu à l’aide de cette notion. Parce qu’y est gra­ve­ment por­té atteinte à la notion de « sujet » — qui fait de cha­cun de nous un por­teur de droits —, c’est d’elle qu’il faut par­tir pour pen­ser la crise et défi­nir l’action qui nous orien­te­rait vers un ave­nir dif­fé­rent. Actuel­le­ment, nous sommes sous l’emprise de forces qui, à par­tir de pro­duits moné­taires qui n’ont plus aucune uti­li­té sociale, spé­culent dans la plus grande indif­fé­rence à l’égard du sort réser­vé à des mil­lions d’individus. Parce que désor­mais la vir­tua­li­té des tech­no­lo­gies finan­cières rend pos­sible à ces forces de se déve­lop­per hors sol, elles par­viennent à se situer au-des­sus des ins­ti­tu­tions et même des lois. Ce sont les droits défi­nis­sant le « sujet moderne » qui s’y trouvent remis en cause. 

À l’opposé de l’arrogance des­truc­trice d’un tel capi­ta­lisme existe tou­te­fois un autre registre de réflexion et d’action pour lequel les exi­gences éco­no­miques de la démo­cra­tie ne sont pas une vaine rhé­to­rique. Au nom de tous ceux qui demandent à être recon­nus comme des sujets por­teurs de droits, on ne peut se sou­mettre à pareille domi­na­tion. La vie col­lec­tive que la sau­va­ge­rie finan­cière casse en mor­ceaux doit être recomposée.

À quoi assistons-nous ?

Tou­raine com­mence par le récit de ce qui est en train de se pas­ser, rap­pe­lant d’abord que toute socié­té est consti­tuée de deux élé­ments fon­da­men­taux : ses res­sources maté­rielles et intel­lec­tuelles, d’une part, et les orien­ta­tions cultu­relles aux­quelles elle les asso­cie en vue de se fixer des objec­tifs, d’autre part. Si une rup­ture pro­fonde s’instaure entre ces deux élé­ments, on abou­tit à la des­truc­tion des ins­ti­tu­tions qui sou­tiennent l’existence de cette socié­té. C’est ce que nous sommes en train de vivre : s’effondrent les orien­ta­tions cultu­relles de la moder­ni­té aux­quelles les socié­tés euro­péennes étaient par­ve­nues au tra­vers d’une longue his­toire scan­dée par des séquences suc­ces­si­ve­ment ins­pi­rées par des objec­tifs reli­gieux d’abord, poli­tiques ensuite et éco­no­miques enfin. 

Avec la fin de l’empire romain, la vie col­lec­tive en Europe fut reprise en main par une reli­gion pla­çant la popu­la­tion sous la domi­na­tion presque abso­lue de ceux qui par­laient au nom de Dieu. Les objec­tifs don­nés aux res­sources dis­po­nibles dépen­dirent alors d’une « nature » répu­tée immuable parce que reçue de ses mains. Le dog­ma­tisme mono­théiste sacra­li­sa l’ordre social et ne lais­sa guère de place à une autre rai­son que la sienne. Ce qui dans la reli­gion chré­tienne peut être vu aujourd’hui encore comme l’annonce d’un sujet indi­vi­duel conscient et libre, vit son espace sin­gu­liè­re­ment réduit. À par­tir du XIVe siècle cepen­dant, dès que se mirent en place les villes-États tout d’abord, les monar­chies ensuite et, ulti­me­ment, les États natio­naux, cette repré­sen­ta­tion du monde dut pro­gres­si­ve­ment céder la place à une autre. La chose fut ponc­tuée de com­pro­mis, mais il s’est néan­moins agi d’une rup­ture pro­fonde puisqu’un pou­voir de type poli­tique par­vint à sub­sti­tuer pro­gres­si­ve­ment ses fina­li­tés sécu­lières à celles de la reli­gion. Au cours de ce remo­de­lage, les res­sources et les objec­tifs res­tèrent tou­te­fois concen­trés dans les mains des monarques ou des États. La conscience des sujets indi­vi­duels dut demeu­rer dis­crète, et le pou­voir poli­tique cen­tral gar­da le rôle déter­mi­nant dans la défi­ni­tion des pers­pec­tives de la vie col­lec­tive. C’est ain­si que, lorsqu’advint l’industrialisation qui allait être le prin­ci­pal res­sort de la moder­ni­sa­tion dans le cadre des jeunes États natio­naux, c’est lui qui fixa les buts d’une nou­velle tran­si­tion qui fut éco­no­mique. La main dans la main avec les sciences, les tech­niques, la pro­duc­tion et le com­merce, il reconfi­gu­ra la vie col­lec­tive à par­tir de la confiance nou­velle pla­cée dans les appli­ca­tions de la ratio­na­li­té ins­tru­men­tale. Au tra­vers d’une forte sys­té­ma­ti­sa­tion du tra­vail, la ver­sion moderne de la créa­ti­vi­té humaine se pro­pa­gea et cha­cun fut mis au
ser­vice de la « société ». 

Car c’est bien dans ce nou­vel envi­ron­ne­ment conçu à par­tir de la nature, mais contre elle, que vint à s’imposer la notion de « socié­té » qui n’avait guère été employée jusque-là pour dési­gner le cadre de l’existence col­lec­tive. Dès le XVIIe siècle l’idée s’était répan­due selon laquelle la défi­ni­tion des objec­tifs que se donnent les ensembles humains ne doit pas rési­der dans la seule volon­té de leurs chefs et miser plu­tôt sur l’interdépendance de tous ceux qui les com­posent. Ce fut une étape de l’entrée des masses sur la scène de l’histoire où, anté­rieu­re­ment, elles n’avaient guère eu de part signifi­ca­tive. Les « sujets du monarque » devinrent ain­si des « sujets indi­vi­duels », membres d’une « socié­té » conçue non plus comme l’émanation d’un ordre céleste, mais plu­tôt comme le fruit de son propre dyna­misme. Et mal­gré la domi­na­tion d’un capi­ta­lisme auto­ri­taire qui conti­nuait à peser, ceux qui avaient com­men­cé par accep­ter la sou­mis­sion aux maitres de l’économie et de la poli­tique en vinrent à reven­di­quer leur appar­te­nance à une com­mu­nau­té de citoyens et de tra­vailleurs dotés de pré­ro­ga­tives. De plus en plus la moder­ni­sa­tion impli­qua ain­si des indi­vi­dus dont la crois­sante liber­té de conscience appe­lait com­plé­men­tai­re­ment des droits per­son­nels. Tout au long des XIXe et XXe siècles, le culte du pro­grès célé­bré autour des objec­tifs du déve­lop­pe­ment éco­no­mique, les luttes sociales, prin­ci­pa­le­ment celles du mou­ve­ment ouvrier ain­si que le com­bat pour le suf­frage uni­ver­sel, contri­buèrent ensemble à l’établissement de ce que devint fina­le­ment la social-démo­cra­tie. Il n’en demeure pas moins que, de cette façon, s’est ins­tal­lé au cœur de la moder­ni­té ce qui allait y défi nir son anta­go­nisme cen­tral : la ten­sion entre les exi­gences objec­tives de la ratio­na­li­té ins­tru­men­tale et celles sub­jec­tives des sujets individuels. 

Les écrasantes contradictions du siècle

Un tel récit ne reprend tou­te­fois que cette part de la rhé­to­rique occi­den­tale qui aime voir son his­toire comme celle de l’émancipation des indi­vi­dus tous appe­lés au par­tage des bénéfices du pro­grès. Dans la période de crise actuelle, on en per­pé­tue le sou­ve­nir dans le sym­bole puis­sant des Trente Glo­rieuses. Pour­tant, même s’il n’est pas vide, ce sym­bole est pro­fon­dé­ment uni­la­té­ral en ce qu’il occulte que, durant le der­nier siècle, l’immense majo­ri­té des gens n’eurent d’existence per­son­nelle que moyen­nant leur par­ti­ci­pa­tion sou­mise au fonc­tion­ne­ment règle­men­taire des ins­ti­tu­tions sociales. Or, cette force coer­ci­tive de l’État et de la pro­duc­tion, peut diffi­ci­le­ment faire voir le XXe siècle comme un har­mo­nieux modèle de régu­la­tion. Cette période fut éga­le­ment faite d’écrasantes contra­dic­tions qui s’avérèrent fina­le­ment des­truc­trices de la moder­ni­té. Une autre lec­ture des choses, com­plé­men­taire ou alter­na­tive, est donc néces­saire pour com­prendre la décom­po­si­tion des ins­ti­tu­tions sociales qui s’observe aujourd’hui.
Dès ses débuts, la notion de « socié­té » se révé­la ambigüe en ce qu’elle fut conçue comme une sorte de syno­nyme des ver­tus publiques. Des ins­ti­tu­tions répu­tées capables de trans­for­mer posi­ti­ve­ment tous les aspects de l’existence s’y annon­çaient et il conve­nait de s’y sou­mettre. Pour tous, à gauche comme à droite, la socié­té se situait au-des­sus des indi­vi­dus qui, lais­sés à eux-mêmes, étaient vus comme n’incarnant que l’étroitesse des pré­oc­cu­pa­tions pri­vées. Dans la socio­lo­gie d’Émile Dur­kheim, par exemple, la notion de « socié­té » ne fut pas sim­ple­ment conçue comme le cadre du déploie­ment des pro­ces­sus sociaux, mais comme la source de l’évaluation posi­tive ou néga­tive des conduites de cha­cun eu égard à l’intégration fonc­tion­nelle du sys­tème social. Quant à la bureau­cra­ti­sa­tion de la vie moderne, que pour sa part Max Weber avait rapi­de­ment per­çue comme une « cage d’acier » dans laquelle les socié­tés occi­den­tales étaient en train de s’enfermer, elle fut plu­tôt accep­tée comme une ingrate néces­si­té. La force de la notion de socié­té fut donc très grande : elle per­mit que les indi­vi­dus soient mobi­li­sés au ser­vice d’une sou­ve­rai­ne­té poli­tique puis­sante, d’une culture natio­nale tolé­rant peu les par­ti­cu­la­rismes, d’une struc­ture éco­no­mique impo­sant ses exi­gences. Dans ce sys­tème d’ordre, toute réflexion sur le sujet fut éclip­sée. Les indi­vi­dus ne furent pas pris en consi­dé­ra­tion à par­tir du sens qu’ils pou­vaient don­ner à leurs propres conduites, mais seule­ment en fonc­tion de la place qu’ils y occu­paient. S’opéra ain­si un nou­veau genre de sacra­li­sa­tion des ins­ti­tu­tions qui, en trans­for­mant le droit des sujets en leur devoir, contri­bua en fait à assoir, d’une part, la puis­sance dis­ci­pli­naire de la pro­duc­tion, tan­dis que, d’autre part, il cachait que les ins­ti­tu­tions publiques avaient moins d’aptitudes que pré­vu à géné­rer des sujets res­pon­sables et créateurs. 

Par ailleurs, le XXe siècle qui s’était ouvert par la Grande Guerre qui, aujourd’hui encore, rap­pelle vers quoi pou­vait entrai­ner la pré­ten­tion bel­li­queuse des « sociétés
natio­nales », vit rapi­de­ment lui suc­cé­der la bru­ta­li­té poli­tique des régimes tota­li­taires. Le sta­li­nisme et le nazisme mirent sur pied des expres­sions paroxys­tiques de l’emprise des­truc­trice que peut cou­vrir la notion de « socié­té » lorsqu’on lui assigne la fonc­tion d’assurer coute que coute l’unité entre les dimen­sions col­lec­tives et indi­vi­duelles de l’existence. Or, dit Tou­raine, la révo­lu­tion bol­che­vique de 1917 n’eut pour prin­ci­pal résul­tat que la mise en escla­vage du mou­ve­ment ouvrier. La dic­ta­ture du par­ti com­mu­niste éri­gée au nom de la digni­té des tra­vailleurs ain­si que le gou­lag en furent les expres­sions poli­tiques dévoyées. Le natio­nal-socia­lisme, quant à lui, entre­prit l’épuration raciale de la « socié­té » en même temps que, pour sor­tir de la crise de 1929, il se tour­na vers une éco­no­mie de guerre aux consé­quences catas­tro­phiques. Vint alors l’hécatombe de la Seconde Guerre mon­diale à laquelle suc­cé­dèrent les méfaits idéo­lo­giques de la Guerre froide où deux blocs éco­no­mi­co-poli­tiques se dis­pu­tèrent la défi­ni­tion de la « bonne socié­té ». Des dizaines de mil­lions d’êtres humains furent sacri­fiées avant que l’on ne sorte du désastre de ces tota­li­ta­rismes. On ne peut mini­mi­ser non plus ce que furent les bru­ta­li­tés de l’entreprise colo­niale, aux­quelles suc­cé­dèrent les non moins bru­taux com­bats de l’inéluctable déco­lo­ni­sa­tion. Durant le der­nier quart du siècle enfin, on décou­vrit les graves contra­dic­tions de la crois­sance des « socié­tés éco­no­mi­que­ment avan­cées », impos­sible à géné­ra­li­ser à l’échelle de la pla­nète et lourde de consé­quences sur l’environnement et la vie de nom­breuses espèces y com­pris la nôtre. 

Pour Tou­raine, il importe que la tota­li­té de ce tableau du siècle soit mise en lumière parce que c’est son inté­gra­li­té qui per­met de voir que presque toutes les luttes qui y furent menées ont été mar­quées du même sceau : celui de l’affrontement entre l’esprit démo­cra­tique, d’une part, et de la domi­na­tion poli­tique et/ou éco­no­mique, d’autre part. Dit autre­ment : l’opposition entre l’universalisme des droits des sujets humains et la déshu­ma­ni­sa­tion des prin­cipes de gui­dance adop­tés par les « socié­tés ». Quant à la crise sur­ve­nue en 2008, elle n’a fait que conduire la décom­po­si­tion sociale à son terme dans un contexte d’économie glo­ba­li­sée et fi nan­cia­ri­sée de moins en moins contrô­lable par les ins­ti­tu­tions exis­tantes. Pour l’Europe, qu’y voir d’autre qu’un effon­dre­ment ? L’appareil indus­triel en est ébran­lé et pla­cé sous une tutelle spé­cu­la­tive qui exige des ren­de­ments rapides et éle­vés. Il en résulte une forte pres­sion sur les salaires ain­si qu’une extrême fai­blesse des orga­ni­sa­tions syn­di­cales. Et sur­tout une impres­sion­nante des­truc­tion de l’emploi, pri­vant des mil­lions de gens d’un tra­vail qui, dans le cadre de la citoyen­ne­té contem­po­raine, consti­tue pour­tant la source prin­ci­pale des droits. Faut-il n’y voir qu’une diffi culté pas­sa­gère comme le capi­ta­lisme en a connues tel­le­ment ? Est-il exa­gé­ré d’y voir une néga­tion du sujet per­son­nel ? Pour Tou­raine, le constat s’impose : les ins­ti­tu­tions qui devaient assu­rer le fonc­tion­ne­ment social ne sont plus arri­mées aux défis actuels. Elles ont atteint leur limite et l’idée de « socié­té » dont nous avons vécu durant deux ou trois siècles est arri­vée à son cré­pus­cule. Il faut pas­ser à autre chose. 

Au-delà des « sociétés »

En unis­sant le récit de cette fin à l’annonce d’un com­men­ce­ment, l’ouvrage de Tou­raine s’efforce d’apporter une contri­bu­tion à cette exi­gence. Certes, il est plus diffi­cile de décrire le para­dis que l’enfer. La situa­tion peut mener dans des direc­tions très diverses : depuis les conduites les plus déso­cia­li­sées de l’individualisme hédo­niste jusqu’à celles d’un retour dans l’ordre de la reli­gion vue comme la voie sal­va­trice. Y a‑t-il un au-delà de la « socié­té » qui ne soit pas stag­na­tion ou régres­sion ? Parce que la crise est totale, totale aus­si doit être la réplique qui doit lui être oppo­sée. L’enjeu prin­ci­pal est l’émergence du « sujet per­son­nel » por­teur de droits. C’est ce que Tou­raine appelle la « sub­jec­ti­va­tion », par laquelle est remise en cause l’opposition entre les pôles objec­tifs et sub­jec­tifs qui tour­mente la moder­ni­té. Même s’ils res­te­ront néces­sai­re­ment en ten­sion, il faut par­ve­nir à ce que les fruits posi­tifs de la ratio­na­li­té ins­tru­men­tale ne se retrouvent pas inféo­dés à la logique de la mar­chan­dise et que, dans sa quête d’émancipation, l’individu ne soit pas entra­vé par l’emprise des rôles que cherche à impo­ser le sys­tème social. Il s’agit d’un ren­ver­se­ment de la logique de hié­rar­chi­sa­tion qui avait jusqu’ici pri­vi­lé­gié la scène publique sur ce qui pro­vient du domaine privé. 

C’est à par­tir de là que Tou­raine se sépare de ceux qui, pour sor­tir de la situa­tion actuelle, placent leurs attentes dans la res­tau­ra­tion sinon l’accroissement de l’autorité de l’État. Beau­coup en effet, et avec eux des pen­seurs impor­tants comme Mar­cel Gau­chet ou Pierre Rosan­val­lon, estiment que seul le poli­tique est et demeure l’instance qui per­met à la socié­té de tenir ensemble. Pour lut­ter contre les forces dis­lo­ca­trices qui la tra­versent, c’est donc vers lui qu’il fau­drait reve­nir. Or, estime Tou­raine, intel­lec­tuel­le­ment c’est là aller un peu vite en besogne. L’expérience du siècle écou­lé conduit plu­tôt à sou­te­nir que le poli­tique n’est pas capable par lui-même et à lui seul de garan­tir ce que pro­met­tait d’être la « socié­té ». Comme ins­tru­ment de la moder­ni­sa­tion démo­cra­tique, elle devait tendre à accor­der à cha­cun les droits d’un sujet per­son­nel. Cepen­dant, l’équivalence qui a été éta­blie entre les termes « socié­té », « poli­tique » et « éta­tique » est ce qui a per­mis sinon favo­ri­sé l’établissement de ce que les Grecs anciens avaient déjà iden­tifié comme un arché­type non accep­table de gou­ver­ne­ment : l’oligarchie, cette forme poli­tique au sein de laquelle une petite frac­tion spé­cia­li­sée et puis­sante de la col­lec­ti­vi­té déli­bère entre pairs et impose ensuite ses déci­sions à l’ensemble. On n’y vit pas sous dic­ta­ture, et les élec­tions per­mettent de chan­ger les gou­ver­ne­ments, mais les débats élec­to­raux ne portent que sur un petit nombre de dos­siers soi­gneu­se­ment sélec­tion­nés et gérés par des équipes rivales expertes dans les tech­niques de per­sua­sion. Aujourd’hui, cette poli­tique pas­sée sous contrôle des « com­mu­ni­ca­teurs » est deve­nue une poli­tique-spec­tacle qui a engen­dré le sen­ti­ment d’une dépos­ses­sion d’eux-mêmes chez un grand nombre d’individus. En témoigne le scep­ti­cisme de larges sec­teurs de l’opinion à l’égard du jeu démocratique. 

Même si l’on s’empresse d’objecter à ce constat qu’il est donc urgent de réac­ti­ver les prin­cipes fon­da­teurs de l’adhésion et de la soli­da­ri­té des indi­vi­dus vis-à-vis des inté­rêts supé­rieurs de la vie col­lec­tive, cette adhé­sion ne pour­ra tou­te­fois exis­ter comme prin­cipe d’orientation des conduites que si on la conçoit à par­tir de ce qui contri­bue réel­le­ment à l’accès de tous à ce qu’Hannah Arendt a appe­lé le « droit d’avoir des droits ». Car ce qui fonde un sujet ne peut être que ce qui lui est dû : ses droits. L’affirmation des droits du sujet est donc un préa­lable capi­tal. Y est énon­cé le prin­cipe qui est le cœur de la résis­tance à l’arbitraire dans n’importe quelle situa­tion sociale. 

Que l’instance poli­tique garde un rôle néces­saire dans la ges­tion de la chose col­lec­tive n’est pas ce qui fait pro­blème aux yeux de Tou­raine. Il sait bien que sans le pas­sage à l’action poli­tique, le « sujet per­son­nel » est un thème qui part en fumée, qu’il est illu­soire de pen­ser que les indi­vi­dus puissent créer de manière iso­lée de nou­velles concep­tions d’eux-mêmes et de la vie col­lec­tive. Le sujet per­son­nel ne trouve sa tra­duc­tion concrète que dans la conflic­tua­li­té qui se défi­nit dans l’action col­lec­tive. Tou­te­fois, il y a une manière d’envisager le pas­sage au poli­tique qui témoigne d’une pen­sée qui reste en deçà de la signifi­ca­tion la plus pro­fonde de la crise actuelle. Et il est impos­sible de com­prendre la situa­tion actuelle sans prendre toute la mesure du cou­rant contem­po­rain ani­mé par des sujets qui reven­diquent la recon­nais­sance de leurs droits face à la domi­na­tion des ins­ti­tu­tions éco­no­miques et poli­tiques. Tou­raine revient de cette façon sur ce qu’il a cher­ché à mon­trer depuis cin­quante ans : la socié­té est le pro­duit d’une action par laquelle des acteurs — indi­vi­dus et mou­ve­ments sociaux — remettent conti­nuel­le­ment en marche le rap­port que l’humanité entre­tient avec ses propres œuvres. La recherche de sens des acteurs prime donc tou­jours sur la fonc­tion­na­li­té d’un sys­tème qu’il ne s’agit pas de sim­ple­ment pré­ser­ver ou res­tau­rer. Dès lors, les termes du rai­son­ne­ment sur la manière de sur­mon­ter la crise s’inversent et dis­cer­ner le sens des objec­tifs pour­sui­vis par les sujets per­son­nels pré­cède la réaffir­ma­tion du rôle du politique.

Une action éthique avant d’être politique

Les ins­ti­tu­tions sont là pour les indi­vi­dus et non les indi­vi­dus pour les ins­ti­tu­tions. L’ignorer conduit les par­ti­sans du retour direct au poli­tique à, une nou­velle fois, négli­ger les acteurs eux-mêmes ain­si que les mou­ve­ments sociaux par les­quels ils s’expriment. Mais si ce sont les exi­gences du sujet qui doivent pri­mer, où Tou­raine en voit-il la mani­fes­ta­tion ? De mul­tiples actions col­lec­tives, dit-il, mettent en lumière la pro­fonde aspi­ra­tion de l’individu contem­po­rain à être recon­nu comme sujet de droits. Même si leur effet demeure jusqu’ici extrê­me­ment limi­té, on ne peut mini­mi­ser la signifi­ca­tion de ce qui est mis en lumière par les indi­gnés de la Puer­ta del Sol à Madrid ou d’Occupy Wall
Street dont les cam­pe­ments se sont fi nale­ment dres­sés dans des cen­taines de villes, les insur­rec­tions du Prin­temps arabe ou les résis­tants de la place Tian’ammen. De la même façon, on ne peut qu’être frap­pé par la forte adhé­sion qu’ont entrai­née des per­son­na­li­tés comme Vaclav Havel, Aung San Suu Kyi et sur­tout Nel­son Man­de­la dont l’action fut éthique avant d’être poli­tique. Les gens ont recon­nu en eux la force des résis­tants, des dis­si­dents qui se fondent sur la néces­si­té de la recon­nais­sance des droits humains fon­da­men­taux comme condi­tion pre­mière de la démo­cra­tie. L’immense suc­cès édi­to­rial de l’Indignez-vous ! de Sté­phane Hes­sel a mon­tré que, pour des mil­lions de gens, la lutte pour la digni­té humaine est char­gée de sens et que l’action pour entrer dans l’ère « post-socié­tale » devra néces­sai­re­ment être éthique, expres­sive des valeurs atta­chées aux droits humains. Lorsque les ins­ti­tu­tions ont per­du leur capa­ci­té de gui­dance de la vie col­lec­tive, la puis­sance d’une nou­velle ligne d’horizon pour l’action appa­rait : celle des droits uni­ver­sels, qui doivent être com­pris non pas comme une nou­velle reli­gion trom­peuse qui se tien­drait au-des­sus de la vie réelle, mais comme ce qui donne à tous des droits fon­da­men­taux qui sont supé­rieurs au pou­voir de la « socié­té » sur ses membres. 

C’est pour­quoi, tel un leit­mo­tiv qui tra­verse tout son ouvrage, Tou­raine affi rme que « les droits se situent au-des­sus des lois ». Ils ont un fon­de­ment qui dépasse celui des lois qui ne sont jamais que par­ti­cu­lières, par­tielles et défi­nies en réfé­rence aux adap­ta­tions ou à la sur­vie des sys­tèmes sociaux exis­tants. Les lois appar­tiennent à la « socié­té », mais les droits n’appartiennent qu’au « sujet ». Bien évi­dem­ment, la supé­rio­ri­té des droits per­son­nels sur les lois n’implique pas l’acceptation de n’importe quelle reven­di­ca­tion que for­mu­le­rait un indi­vi­du. Ce que signifie l’impossibilité d’opposer une loi à un droit, c’est la force d’un « indi­vi­dua­lisme éthique » qui se met au ser­vice d’une liber­té mar­quant la limite que ne peuvent pas dépas­ser les règles des sys­tèmes poli­tiques et éco­no­miques. Et ce n’est cer­tai­ne­ment pas de la res­tau­ra­tion de l’autorité ancienne des États que l’on peut attendre l’établissement d’une telle liber­té. Pour les y for­cer, il fau­dra comp­ter sur la socié­té civile où des indi­vi­dus conscients trouvent en eux-mêmes la force d’être les acteurs de leur propre vie. 

Face à cette pers­pec­tive qui table sur une action plus morale que direc­te­ment sociale et poli­tique, Tou­raine entend bien l’objection que ne tardent pas à for­mu­ler cer­tains : avec ce « droit-de‑l’hommisme », on ne fait pas une poli­tique et il est ridi­cule de vou­loir bâtir l’avenir à par­tir de pareille uto­pie. Or, il ne s’agit nul­le­ment de rem­pla­cer des objec­tifs sociaux par des prin­cipes moraux, mais bien au contraire : c’est l’exigence d’être recon­nus comme sujets qui peut trans­for­mer en acteurs sociaux et poli­tiques ceux que le sys­tème veut domi­ner. L’appel aux prin­cipes éthiques n’est donc pas une com­pen­sa­tion de l’impuissance poli­tique, mais un appel à la digni­té humaine comme point de départ de la for­ma­tion de nou­veaux acteurs. Au len­de­main d’un siècle de tota­li­ta­rismes au cours duquel c’est sur l’éthique que l’on dut s’appuyer pour s’opposer à la bar­ba­rie, com­ment ose-t-on réduire les droits humains à de vagues bons sen­ti­ments dont on peut se moquer ? Nul ne peut rava­ler à un mora­lisme déri­soire ce qui consti­tue l’ultime rem­part de la digni­té humaine. 

La pré­oc­cu­pa­tion de Tou­raine n’est d’ailleurs d’aucune façon de pré­sen­ter un pro­gramme poli­tique. Il vise à défi­nir ce qui vient avant : le prin­cipe qui doit contri­buer à la for­ma­tion d’une confi gura­tion sociale au-delà de ce que la notion de « socié­té » recouvre encore. C’est-à-dire le pro­ces­sus de « sub­jec­ti­va­tion » au tra­vers duquel les indi­vi­dus deviennent agis­sants et créa­teurs sur la base de l’appel aux droits uni­ver­sels. Faire de la poli­tique aujourd’hui, ce n’est dès lors pas d’abord convaincre un maxi­mum de gens de ral­lier une repré­sen­ta­tion conve­nue de la vie sociale, mais contri­buer à l’accroissement de leur capa­ci­té per­son­nelle d’action.

Produire de nouveaux acteurs

Que le « sujet per­son­nel » soit deve­nu l’axe prin­ci­pal de la socio­lo­gie tou­rai­nienne pour­rait faire croire à une rup­ture intel­lec­tuelle chez celui qui s’est fait connaitre d’abord comme le théo­ri­cien des mou­ve­ments sociaux. Plu­tôt que de par­ler d’une rup­ture, il est plus exact de par­ler d’une inflexion dans sa pen­sée, de l’adoption d’un para­digme mieux à même de rendre compte de la logique sociale qui pré­side lorsque triomphent l’économie glo­bale et l’individualisme cultu­rel. Ce sont les déchi­re­ments actuels de la vie col­lec­tive qui inten­sifient sa réflexion sur la néces­si­té de mettre fin à la sacra­li­sa­tion dont les ins­ti­tu­tions sociales ont si long­temps bénéfi­cié dans la tra­di­tion socio­lo­gique. Désor­mais s’impose l’idée que le « sujet per­son­nel » doit être pla­cé au-des­sus de n’importe quelle fonc­tion poli­tique ou éco­no­mique qui contri­bue à la sou­mis­sion des indi­vi­dus. En cela, Tou­raine ne fait que radi­ca­li­ser la por­tée d’un argu­men­taire déjà pré­sent dans plu­sieurs de ses écrits anté­rieurs4.

Notre socié­té, dit-il, doit s’éloigner du modèle d’intégration qui s’était impo­sé dans la révo­lu­tion indus­trielle. Nous ne nous repré­sen­tons plus nous-mêmes comme les acteurs d’un sys­tème éco­no­mique autour duquel s’organise toute la vie sociale, ni à par­tir de com­man­de­ments divins ou poli­tiques fixant les places et l’utilité de cha­cun dans un corps social dont nous ne serions que des pièces. La conscience de soi l’emporte sur la conscience des règles et c’est pour­quoi l’acteur cherche à agir de plus en plus indé­pen­dam­ment du sys­tème. Désor­mais, ce qui per­met d’évaluer les situa­tions sociales et les conduites n’est plus la cor­res­pon­dance de cha­cun à des rôles conve­nus, mais la recon­nais­sance des droits, poli­tiques, sociaux et cultu­rels de tous. Ain­si, là où beau­coup conti­nuent de dénon­cer les méfaits de l’individualisme et appellent le poli­tique au secours, Tou­raine appelle plu­tôt à repen­ser l’individu et sa « sub­jec­ti­va­tion » mobilisatrice. 

Tou­te­fois, ce qui nous fera dépas­ser la « socié­té » reste actuel­le­ment de l’ordre de l’exigence. Car la décom­po­si­tion des cadres sociaux com­mence par engen­drer un indi­vi­du fra­gile et mal pré­pa­ré à s’opposer aux forces qui le réduisent à l’état de com­po­sante d’un sys­tème. Il est domes­ti­qué par toutes les publi­ci­tés qui l’empêchent de résis­ter au monde imper­son­nel de la consom­ma­tion. Écla­té en de mul­tiples réa­li­tés, il demeure sou­vent limi­té à son moi nar­cis­sique et n’est pas d’emblée le sujet conscient de ce qu’il ne peut récla­mer pour lui un droit qu’il refu­se­rait aux autres. Et le sujet lui-même n’est pas encore l’acteur qui, avec d’autres, s’oppose à la domi­na­tion des pou­voirs éco­no­miques et poli­tiques. Sans reje­ter l’individualisme qui est au cœur de la culture contem­po­raine, il fau­dra au contraire appro­fon­dir sa signifi­ca­tion véri­table pour pro­duire ces nou­veaux acteurs. 

Tou­raine ne cache pas non plus qu’à ses yeux peu d’initiatives struc­tu­rées répondent actuel­le­ment à l’appel du sujet. La scène de l’action lui paraît plu­tôt vide et, à
cet égard, on doit noter les accents pes­si­mistes qui affleurent dans cer­taines pages de La fin des socié­tés. Dans un contexte mar­qué par la peur des catas­trophes non seule­ment finan­cières, mais déclen­chées aus­si par l’ambition moderne de domi­na­tion de la nature, beau­coup res­tent para­ly­sés et se vivent comme des vic­times. Les classes popu­laires sont celles qui payent le plus lourd tri­but et les classes moyennes qui n’ont ces­sé de perdre du ter­rain au cours des der­nières décen­nies sont fati­guées des efforts qu’elles consacrent à leur propre sur­vie. Beau­coup se replient dès lors sur un front de conser­va­tisme. Beau­coup se sentent d’ailleurs impuis­sants face à des pou­voirs mon­dia­li­sés sur les­quels ils ne voient pas quelle influence ils pour­raient exercer. 

Les conflits, lieux d’expression de la liberté

Même s’il veut voir les choses telles qu’elles sont, Tou­raine ne cède cepen­dant pas au catas­tro­phisme pour lequel il n’y aurait plus d’action col­lec­tive. À ses yeux, la liber­té n’est pas une abs­trac­tion idéa­liste, mais l’expression de conflits qui devront être réso­lus. C’est ce qui le conduit à iden­tifier dif­fé­rents lieux de ten­sion où les exi­gences de liber­té du sujet s’expriment. C’est dans tous les com­bats contre la misère, la dépen­dance, l’aliénation ou la répres­sion que le fon­de­ment « post­so­cié­tal » de la vie col­lec­tive s’observe. Et mal­gré la fai­blesse des divers cou­rants qui œuvrent dans ce sens — par­mi les­quels une place cen­trale doit être recon­nue aux luttes pour la mai­trise des biens sym­bo­liques (celles qui viennent en appui aux mino­ri­tés poli­tiques et cultu­relles pri­vées de droits ain­si que celles qui cherchent à assu­rer pour tous les jeunes une édu­ca­tion véri­table en dehors de laquelle ne sau­raient appa­raitre des acteurs réflexifs et conscients) — il en repère tou­te­fois deux qui, à ses yeux, sont par­ti­cu­liè­re­ment por­teurs des exi­gences actuelles. 

Le mou­ve­ment des femmes tout d’abord. Outre la reven­di­ca­tion d’une éga­li­té réelle avec les hommes qui reste d’actualité, c’est au tra­vers de son oppo­si­tion à la plus grande des vio­lences — le viol, l’inceste, les vio­lences conju­gales — que ce mou­ve­ment fait bien voir que ce sont les enjeux de la vie pri­vée, de la digni­té et du res­pect de la per­son­na­li­té qui, pour le « sujet contem­po­rain », sont deve­nus cen­traux. Les femmes ne sont certes pas plus que d’autres des sujets de droit, mais la vio­lence durable exer­cée sur elles et le fait qu’elles ont long­temps été pri­vées de droits per­met de com­prendre que, plus que d’autres, elles sont les por­teuses des exi­gences du sujet per­son­nel. Ce mou­ve­ment est dès à pré­sent le prin­ci­pal acteur d’une trans­for­ma­tion des rap­ports sociaux parce qu’il réunifie ce qui n’aurait jamais dû être sépa­ré entre les sphères publiques et pri­vées de l’existence.

Le mou­ve­ment éco­lo­gique ensuite. Tou­raine n’est pas sans réserves à son égard : il craint que der­rière les exi­gences de la pro­tec­tion de l’environnement et du déve­lop­pe­ment durable, res­tent pré­sentes de fortes nos­tal­gies anti­mo­dernes qui ne sont pas por­teuses d’enseignement sur un nou­veau type de vie sociale. Il n’est pas non plus de ceux qui croient qu’il faut fuir la socié­té indus­trielle en accu­sant des tech­niques alors que ce sont des poli­tiques qu’il faut trans­for­mer. Pour lui, il n’y a pas de pro­grès en dehors du déve­lop­pe­ment et ce qu’il est urgent de conce­voir, c’est la mise en cor­res­pon­dance des res­sources avec les objec­tifs de la socié­té à construire. Ce qui tou­te­fois donne son rôle irrem­pla­çable à l’écologie poli­tique, c’est qu’en redéfi­nis­sant les rap­ports entre la nature et la culture, elle fixe de nou­velles balises aux pré­ten­tions de l’économie. Elle trouve aus­si son impor­tance dans le fait que, à l’inverse de l’obsession trop indi­vi­duelle de la sécu­ri­té dans la vie quo­ti­dienne, elle est l’un des seuls ; dis­cours à poser les pro­blèmes de l’avenir dans une pers­pec­tive de mobi­li­sa­tion collective.

Un nouveau moralisme ?

À la manière des « grands récits » d’hier, la thé­ma­tique tou­rai­nienne du « sujet » est-elle sus­cep­tible de redon­ner force aux aspi­ra­tions démo­cra­tiques qui ont ani­mé, mais fina­le­ment engen­dré beau­coup de scep­ti­cisme au cours du der­nier siècle ? Parce que la crise que nous tra­ver­sons est pro­fonde, les sciences sociales ont certes à explo­rer à nou­veaux frais les actions sus­cep­tibles de nous affran­chir de la rési­gna­tion qui bride l’imagination poli­tique contem­po­raine. C’est à cette tâche que Tou­raine entend appor­ter sa contri­bu­tion. On peut certes trou­ver que sa démarche embrasse très large, que, dans l’arborescence de ses ana­lyses, il ne dis­tingue pas tou­jours clai­re­ment ce qui est de ce qui devrait être, que son volon­ta­risme le conduit vers des posi­tions très en sur­plomb qui laissent par­fois ses lec­teurs dubitatifs. 

Mais dira-t-on fina­le­ment de sa socio­lo­gie de la moder­ni­té qu’elle s’égare dans un nou­veau mora­lisme ? En sou­te­nant que c’est par le recours à sa sub­jec­ti­vi­té éthique que l’acteur contem­po­rain par­vient à se pro­duire lui-même, est-elle encore une socio­lo­gie ? Le sché­ma tou­rai­nien de la dyna­mique du « sujet », par laquelle l’individu par­vient à la conscience d’une res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle, ne reste-t-il pas rede­vable d’une ques­tion qui lui avait déjà été adres­sée lors de la pre­mière for­mu­la­tion de ses thèses dans Socio­lo­gie de l’action (1965) ? Dit autre­ment : la concep­tion du « sujet » expli­ci­tée dans La fin des socié­tés n’est-elle pas pro­mé­théenne à l’excès ? Est-ce qu’une sorte d’intuition
pro­phé­tique de l’histoire ne rem­place pas la règle qui veut qu’en socio­lo­gie on n’en vienne à des inter­pré­ta­tions que sur la base d’observations empi­ri­que­ment bien éta­blies ? Or, l’imbrication des condi­tions au tra­vers des­quelles l’individu se trans­forme en sujet demeure sou­vent abs­traite. Cela consti­tue une réa­li­té sou­hai­tée plu­tôt que mon­trée. De son propre aveu d’ailleurs, la conscience éthique de l’individu réflexif qui revient sur lui-même dans une sorte de retour en boucle n’est pas une évi­dence mas­sive aujourd’hui. De sur­croit, la socio­lo­gie ne par­vient jamais à nous dire jusqu’à quel point la réflexi­vi­té de l’acteur fait de lui un « je » auto­nome, per­son­nel et libre. Quand elle parle du sujet, elle se situe tou­jours à la déli­cate inter­sec­tion entre ce qu’il y aurait de plat à en res­ter au strict niveau posi­ti­viste de l’observation et ce qui s’avère for­cé­ment ris­qué lorsqu’elle passe intel­lec­tuel­le­ment au niveau de l’interprétation.

Pour­tant, et c’est Edgar Morin5 qui le fait remar­quer, si la socio­lo­gie fait réfé­rence à un sujet qui n’est ni une sub­stance ni une essence, il ne s’agit pas pour autant d’une illu­sion. Car cette dis­ci­pline est une réflexion sur l’histoire qui engage inévi­ta­ble­ment une anthro­po­lo­gie. Elle est donc aux prises avec la diffi­cul­té qu’il y a à trai­ter de ce genre par­ti­cu­lier d’objets que sont les pra­tiques humaines qui sont des choses objec­tives en même temps qu’un champ de signifi­ca­tions et de luttes. Il n’y a pas moyen d’en écar­ter les dimen­sions sub­jec­tive et morale. Pour ne pas tom­ber dans un « cho­sisme » qui élu­de­rait cette spé­cifi­ci­té, elle est donc contrainte de prendre en charge la ques­tion de la conscience. Chez Tou­raine, l’appel à la notion d’« acteur-sujet » vise à mettre en lumière que la réflexi­vi­té humaine est celle d’individus qui ne sont pas i’ation leur a incul­qué. Et qu’il est donc pos­sible que se des­sine en eux une conscience de ce qu’ils en viennent his­to­ri­que­ment à consi­dé­rer comme les exi­gences poli­tiques d’un droit humain. De cette façon, la notion d’acteur-sujet ne vise pas à faire appa­raitre un sens de l’histoire qui pré­exis­te­rait à l’action, mais doit être com­prise comme un ins­tru­ment intel­lec­tuel qui, en amont de l’analyse, cherche à dis­cer­ner la forme et la force que prend la conscience chez ceux qui entendent remettre en cause l’architecture don­née à la vie col­lec­tive. Assu­ré­ment, l’appel fait à une telle notion comme source d’interprétation de la résis­tance aux logiques de domi­na­tion réin­tro­duit un prin­cipe non social dans l’explication du social. Mais com­ment une dis­ci­pline anthro­po­lo­gique pour­rait-elle l’éviter ? Et est-ce pour autant céder à un mora­lisme qui outre­passe les limites impo­sées à la connais­sance scien­tifique ? Si on peut certes dis­cu­ter la manière qu’a Tou­raine de s’acquitter intel­lec­tuel­le­ment de sa tâche, on ne peut cepen­dant pas lui deman­der d’évacuer la dimen­sion sub­jec­tive qui fait par­tie de la véri­té com­plète du monde social.

Je remer­cie Michel Moli­tor pour la relec­ture atten­tive de ce texte qui m’a per­mis de sen­si­ble­ment amé­lio­rer son contenu.

  1. Alain Tou­raine, La fin des socié­tés, Seuil, 2013, 665 p.
  2. Lors d’un sémi­naire à l’École des hautes études en sciences sociales en décembre 2013, Tou­raine est reve­nu sur ce qui consti­tue l’épine dor­sale de son pro­pos. Il y res­sai­sit clai­re­ment la visée de son ouvrage et j’utilise aus­si cette source acces­sible en ligne : http://bit.ly/1owcWN1
  3. Socio­logue de l’action, ouvrage publié en 1965, avait inau­gu­ré sa réflexion à pro­pos du « sujet his­to­rique », expres­sion qui désigne, au tra­vers de ce que font les acteurs des mou­ve­ments sociaux, le rap­port que l’humanité entre­tient avec ses propres œuvres. Comme prin­cipe d’interprétation non maté­ria­liste et non idéa­liste du sens que les indi­vi­dus et les groupes donnent à leur his­toire, la notion de « sujet » doit per­mettre de com­prendre pour­quoi, dans la dyna­mique des socié­tés modernes, les acteurs font ce qu’ils font. Voir à ce pro­pos : Dani­lo Mar­tu­cel­li, Socio­lo­gies de la moder­ni­té, Folio essais, 1999.
  4. Notam­ment Cri­tique de la moder­ni­té (Fayard, 1992), Qu’est-ce que la démo­cra­tie ? (Fayard, 1994), Pour­rons-nous vivre ensemble ? (Fayard, 1997), Un nou­veau para­digme (Fayard, 2005), Pen­ser autre­ment (Fayard, 2007), Après la crise (Seuil, 2010).
  5. Edgar Morin, « Le concept de sujet », dans Pen­ser le sujet. Autour l’Alain Tou­raine, col­loque de Ceri­sy, Fayard, 1995.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.