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La fin de l’innocence

Numéro 10 Octobre 2001 - par Rogers Joel -

Un Américain écrit à ses concitoyens. Cette tribune est parue sept jours après les attentats du mardi 11, dans le quotidien américain The Capital Times et elle a déclenché un torrent de réactions. Réactions positives de la part de citoyens américains soulagés que quelqu’un ose enfin écrire ce que certains pensent sans le dire de peur d’être traités de « traitre à la nation » ; mais également, de nombreuses réactions négatives, voire haineuses — en ce compris dans le New York Post sous la plume d’un éditorialiste conservateur — pour lesquelles entreprendre un dialogue critique sur l’action de son propre pays ne peut provenir que de personnes forcément non patriotes et indignes de porter la citoyenneté américaine. Dans le climat d’unanimisme soudé par l’émotion face aux morts américaines de l’est à l’ouest des Etats-Unis, le texte qui suit est inédit, incisif et courageux. Il ouvre le débat au sein même de la forteresse américaine.

Nous sommes le matin du vendredi 14 septembre 2001, septante-deux heures après les attaques terroristes aux États-Unis ; attaques historiques, totalement écœurantes et qui m’ont arrêté le cœur. À cette heure, je ne connais pas le décompte précis des morts et des blessés, encore moins la manière dont les États-Unis se proposent d’y répondre, contre qui et selon quelle logique ou quel principe de justice. Comme la plupart des Américains, je suis encore en état de choc, attristé, en colère et inquiet pour les amis dont je n’ai pas encore reçu de nouvelles, inquiet surtout à l’idée de ce que mon pays s’apprête à poser comme actes à l’égard de lui-même et vis-à-vis des autres. Mais, en même temps, je suis étrangement calme et concentré à la perspective de ce qui semble être le début d’une guerre.

On a déjà tant dit et écrit sur les évènements du 11 septembre qu’en dire plus risquerait de n’avoir aucun sens. Et prétendre dire quelque chose quand rien ne peut être vraiment dit risquerait d’occulter la vérité, à savoir que nous nous trouvons maintenant en présence d’un gouffre d’incertitude politique, de ceux qu’aucun d’entre nous n’avait encore jamais vu, et certainement pas traversé. Ce qui s’est passé mardi dernier a clairement changé notre monde, et ce, sans doute, dans de mauvaises directions. Et ces évènements s’offrent à présent comme nouvel aiguillon de la raison.

Prévoir ce qui arrivera par la suite n’est que pure conjecture, subitement vide de sens et d’une certaine manière inapproprié à la douleur du moment. Pure conjecture aussi, car ce qui va se produire devrait relever d’une décision politique prise après un débat national, et international, approfondi. Or celui-ci n’a même pas encore commencé.

Pourtant, un consensus s’est déjà formé à propos de la tâche qui nous attend. Celle-ci visera à détruire, des racines aux branches, les infrastructures terroristes qui sont à la base des attaques. L’« ennemi » n’est pas seulement un groupe de maniaques revanchards. Il est aussi incarné par ces gouvernements qui les soutiennent, voire les tolèrent. La liste est longue — l’Irak, la Lybie, le Soudan, la Syrie aussi bien que l’Afghanistan, pays qui regroupent un ensemble de plus de cent-soixante-millions d’habitants — et elle peut à tout instant s’étendre à d’autres.

Mardi dernier, comme certains l’ont dit, ne nous a pas seulement rappelé notre vulnérabilité. Il a aussi sonné le glas de l’innocence, voire de l’irresponsabilité, d’une paix sans objectif, telle que nous l’avons vécue depuis la fin de la guerre froide. En fait, la paix, comme la liberté, est une lutte constante qui requiert un ennemi à combattre. Et aujourd’hui, l’ennemi est nommé, c’est le terrorisme, et plus généralement tous ceux qui entendent perturber la progression des « sociétés ouvertes » fondées sur la liberté procédurale et la libre circulation des biens, des personnes et des investissements. À tous ceux-là, nous devrions dire aujourd’hui, à la manière de John McCain, « puisse Dieu avoir pitié de vous, car nous n’en aurons pas ».

Cependant, il me semble qu’à tout ceci s’impose une question préalable. II s’agit de nous demander, avant toute chose, dans quelle mesure nous devons accepter cette définition de notre dessein national. Et si nous ne pensons pas pouvoir l’accepter, quels objectifs alternatifs nous serions prêts à proposer. Répondre à ces questions requiert une véritable discussion entre nous et avec nous-mêmes, pas juste un sursaut de revanche.

Je pense que nous devons absolument insister pour avoir ce débat. Et à cette occasion, nous devons affirmer la pertinence de deux observations qui ne font pas partie du consensus conformiste établi. Ces deux observations sont introduites ici — je tiens à le souligner — sans essayer de minimiser tout le bien que les États-Unis ont offert au monde, ni de minimiser la terreur inexcusable dont nous venons d’être victimes.

Premièrement, nous ne pouvons pas perdre de vue le fait que notre gouvernement a été, tout au long de ces cinquante dernières années, le premier État « paria » (rogue State) du monde. Ne fût-ce qu’établir la liste des usages de la force non autorisés et tout à fait illégaux dont les Etats-Unis ont été responsables pendant la guerre froide et après — assassinats, tentatives de coups d’État, invasions militaires, forces de police terrorisantes, bombardements, etc. — prendrait à proprement parler des livres entiers. Et derrière cette liste se cachent les corps de centaines de milliers, voire de millions d’innocents, enfants pour la plupart, dont nous avons pris la vie sans aucune prétention de justice.

Comme Amnesty International l’a résumé au milieu des années 1990 : « A travers le monde et n’importe quel jour, un homme, une femme ou un enfant est susceptible d’être déplacé, torturé, tué ou de disparaitre par le fait de gouvernements ou de groupes politiques armés. Et le plus souvent, les Etats-Unis en partagent la responsabilité. » Et comme Auden l’a écrit dans September 1, 1939 alors que la Seconde Guerre mondiale commençait :
« Tout le monde, comme moi-même,
sait ce que tout élève apprend :
ceux à qui le mal est fait
rendent le mal en retour. »

Aujourd’hui que les proches et les descendants de la terreur que nous avons infligée dénombrent parmi eux — et pourtant seulement dans une infime mesure —, voire tolèrent, un groupe de déments ayant des intentions destructrices similaires vis-à-vis d’innocents aux Etats-Unis peut faire pleurer et mettre en rage. Mais cela ne peut pas nous étonner. Aussi, poursuivre aujourd’hui dans une voie semblable à celle du passé ne peut pas représenter une solution à nos problèmes de sécurité, et cela constituera encore moins un gardien pour nos âmes.

La seconde idée à peser réside dans le fait que la véritable sécurité dépend de la production d’une paix et d’une protection publique active, et pas seulement de leur simple protection défensive. Elle exige des institutions plus nourrissantes, qui dépassent les dimensions militaires ou policières, des configurations sociales qui soient plus respectueuses de la vie humaine que les seules règles de la « société ouverte ». Depuis plus d’une génération, aux États-Unis, nous avons pensé la protection publique au travers du prisme de la force plus que de la raison et au moyen de l’incarcération plus que de l’opportunité économique. A l’étranger, nous avons cherché à établir cette sécurité au travers de la croyance idiote que les « libres » marchés sont le meilleur garant du bonheur de l’être humain.

Aujourd’hui, nous voyons les fruits de tout ceci. Chez nous, une population carcérale qui a gonflé sur ces trente dernières années de quelque trois-cent-mille personnes à plus de deux-millions à présent ; des grandes villes, autrefois magnifiques, dont les centres sont presque complètement pourris ; une société où l’inégalité et les privilèges ont atteint des sommets inégalés dans l’histoire. A l’étranger, une communauté de nations effectivement plus démocratiques au sens procédural du terme mais avec moins de contrôle réel sur leur destin, face aux œuvres amorales d’un capital recherchant exclusivement le profit.

Cette voie ne peut plus être indéfiniment poursuivie si les États-Unis veulent se libérer de la menace de violences terrorisantes, et que celles-ci se parent des vertus d’une croisade morale ou politique ou non, qu’elles émanent de l’extérieur ou, comme cela a toujours été plus fréquent, de nos propres populations. Les implications de ceci vont bien au-delà des impératifs de sécurité du transport aérien — même si cela pourrait être là aussi un point de départ. Car quand on s’y penche, on trouve dans ce secteur des travailleurs sous-payés et peu formés censés constituer notre improbable première ligne de défense contre les pirates de l’air, des pilotes et du personnel de cabine généralement également peu rémunérés et une industrie dérégulée qui opère sans mettre en œuvre les normes de sécurité.

Voilà, j’espère que dans les décombres de mardi, à côté de tous les corps, nous allons trouver aussi la capacité de parler franchement entre nous de tout ceci. Et je ne crois pas que cet espoir soit irrationnel. Souvent, juste après une catastrophe d’une spectaculaire violence, il y a un moment au cours duquel on reprend sa respiration collectivement, un moment où le calme interrompt le bruit. Nous sommes arrivés à un de ces moments. Et aussi atroce qu’ait été cette catastrophe, nous devons — et nous en avons la capacité — faire en sorte que continue ce moment, quel que soit le temps que nous prendra le fait d’avoir cette discussion ensemble.

Joel Rogers est John D. MacArthur, professeur de droit, science politique et sociologie à l’université du Wisconsin-Madison (USA), directeur de COWS (Center on Wisconsin Strategy, UW-Madison). Conseiller politique majeur du mouvement syndical américain, il contribue aux revues Boston Review et The Nation (http://www.thenation.coml). Joel Rogers tient une chronique hebdomadaire dans The Capital Times.

(Traduit de l’américain par Jean-Claude Willame et Isabelle Ferreras.)

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