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La dépossession démocratique

Numéro 4/5 avril-mai 2014 par John Pitseys

mai 2014

La crise éco­no­mique marque-t-elle éga­le­ment une crise, voire une mise en dan­ger des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques ? L’i­dée est cou­ram­ment avan­cée : la baisse du niveau de vie des citoyens euro­péens et l’im­pres­sion que les déci­sions poli­tiques prises pour lut­ter contre la crise sont à la fois inef­fi­caces et illi­sibles auraient contri­bué à une méfiance, ou à une défiance vis-à-vis des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques. Cette hypo­thèse est inexacte, ou du moins incom­plète. Crise éco­no­mique et crise démo­cra­tique sont liées parce qu’elles par­tagent en par­tie les mêmes causes : la désta­bilisation de la signi­fi­ca­tion de l’i­déal démo­cra­tique, l’im­puis­sance des modes de régu­la­tion actuels à prendre en charge la déci­sion col­lec­tive et une crise des pro­grammes poli­tiques. L’a­na­lyse de ces causes conduit à pen­ser que le sen­ti­ment de crise démo­cra­tique pré­cède sous de nom­breux aspects l’é­cla­te­ment de la crise éco­no­mique et finan­cière pro­pre­ment dite.

Sous quelles formes le sen­ti­ment de défiance démo­cra­tique se mani­feste-t-il ? La colère est sourde et sou­vent inex­pri­mée : dif­fu­sé dans la presse en novembre 2013, un rap­port confi­den­tiel du secré­ta­riat géné­ral du minis­tère de l’Intérieur fran­çais parle de « mécon­ten­te­ment latent » ou de « res­sen­ti­ment rési­gné », comme si des socié­tés cris­pées, exas­pé­rées, rageuses, mais ren­trées, ne vou­laient même plus trou­ver les mots pour tra­duire poli­ti­que­ment leur sen­ti­ment d’impuissance. Il trouve tou­te­fois un reflet tan­gible dans les enquêtes d’opinions ou les résul­tats élec­to­raux de ces quinze der­nières années. En France, en Ita­lie, en Espagne, mais aus­si dans les pays scan­di­naves ou d’Europe de l’Est, les enquêtes d’opinion montrent une baisse ten­dan­cielle de confiance dans la repré­sen­ta­tion poli­tique et les ins­ti­tu­tions publiques en géné­ral1. Cette baisse conduit plus lar­ge­ment à un repli poli­tique et socié­tal des opi­nions publiques euro­péennes, ain­si qu’en témoigne la mobi­li­sa­tion sur­pre­nante et mul­ti­forme autour de l’adoption de la loi rela­tive au mariage pour tous en France, au rejet du réfé­ren­dum rela­tif à la léga­li­sa­tion du mariage homo­sexuel en Croa­tie ou au main­tien en Com­mu­nau­té fla­mande de Bel­gique — pour­tant rela­ti­ve­ment pros­père — d’un impor­tant vote anti-sys­tème. Bien que ces ten­dances varient en fonc­tion des zones géo­gra­phiques, elles se tra­duisent par une pous­sée élec­to­rale des par­tis popu­listes un peu par­tout en Europe, depuis le début des années 1990 avec la mon­tée pro­gres­sive du Front natio­nal en France, du Vlaams Blok en Flandre ou du Par­ti de la liber­té d’Autriche. Cette mon­tée est accen­tuée ces cinq der­nières années dans l’Europe de l’Est, dans des contextes poli­tiques mar­qués par la cor­rup­tion des par­tis tra­di­tion­nels et un cli­mat de défiance vis-à-vis de la parole poli­tique. Dans le Nord, avec les résul­tats élec­to­raux pro­bants obte­nus par le PVV de Geert Wil­ders, le Par­ti popu­laire danois, le Par­ti des vrais Fin­lan­dais ou le Par­ti du pro­grès nor­vé­gien. Mais aus­si en Europe cen­trale et en Europe de l’Ouest, avec l’émergence du par­ti anti­eu­ro­péen UKIP de Nigel Far­rage et la remon­tée sen­sible du Par­ti natio­nal bri­tan­nique. Ces ten­dances accom­pagnent en outre un sou­hait crois­sant d’un pou­voir fort et une résur­gence des rhé­to­riques du « bouc émis­saire ». Ce sont du moins sur ces argu­ments qu’Aube Dorée, un par­ti ouver­te­ment néo­na­zi sou­te­nant ouver­te­ment la vio­lence poli­tique, obtient 7% aux élec­tions natio­nales en Grèce. En Grèce encore, un son­dage réa­li­sé en mai-juin 2011 révé­lait que 30% des son­dés sou­haitent que le pays soit diri­gé par un « groupe d’experts et de tech­no­crates », 22,7% par un « diri­geant puis­sant auquel Par­le­ment et élec­tion ne puissent pas faire obs­tacle » pour réfor­mer le pays et que moins d’un quart des son­dés estime qu’un gou­ver­ne­ment démo­cra­ti­que­ment élu est capable de faire face à la crise.

Une défiance aux traits inédits

Une ana­lyse rapide peut conduire à com­pa­rer ce sen­ti­ment de défiance à la situa­tion poli­tique de l’Europe dans les années 1930 ou à lier celui-ci à l’éclatement de la crise éco­no­mique en 2008 : ces deux intui­tions sont frap­pantes pour l’esprit, mais nous paraissent erro­nées — ou pour la seconde du moins, peu opérantes.

Cette crise pré­sente des traits nou­veaux qui l’en dis­tinguent très lar­ge­ment de celle des années 1930. L’Europe d’aujourd’hui s’est presque entiè­re­ment conver­tie au libé­ra­lisme poli­tique et à la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, Elle est domi­née par la figure de l’Union euro­péenne, qui regroupe vingt-huit pays et 400 mil­lions d’habitants sous un même cha­peau poli­tique, moné­taire, com­mer­cial et macroé­co­no­mique. Enfin, la situa­tion éco­no­mique et sociale de l’Europe d’aujourd’hui dif­fère sur des points capi­taux des années 1930. Les pays d’Europe ne pos­sèdent plus de blocs colo­niaux, se sont pour l’essentiel orien­tés vers le sec­teur des ser­vices et dis­posent — quoi qu’on pense de leur détri­co­tage pro­gres­sif — de sys­tèmes de pro­tec­tion sociale sans com­mune mesure avec ceux qui exis­taient avant-guerre.

Sur une échelle pure­ment chro­no­lo­gique et élec­to­rale, l’émergence de la crise démo­cra­tique n’est pas direc­te­ment cau­sée par la crise éco­no­mique en tant que telle. Un rapide sur­vol du pay­sage élec­to­ral euro­péen montre que les pays les plus tou­chés par la crise ne sont pas for­cé­ment ceux qui ont essuyé les pous­sées popu­listes les plus fortes ou les mani­fes­ta­tions les plus visibles de défiance démo­cra­tique. Les gou­ver­ne­ments sociaux-démo­crates por­tu­gais, espa­gnols et grecs ont certes été défaits dans les urnes, lors de scru­tins se dis­tin­guant par ailleurs par un très notable taux d’abstention. Il en fut de même pour le gou­ver­ne­ment irlan­dais, dont la tête échappe au Fian­na Fail lors des élec­tions légis­la­tives du 25 février 2011. Tou­te­fois, force est de consta­ter que ces pays n’ont ni connu de pous­sée popu­liste ni subi — à l’exception notable du mou­ve­ment des Indi­gna­dos de mai 2011 au prin­temps 2012 — de remise en cause fon­da­men­tale dans la rue. La poli­tique ita­lienne a connu de nom­breux sou­bre­sauts ain­si que l’émergence du mou­ve­ment Cinque Stelle, mais ces der­niers mois marquent une rela­tive sta­bi­li­sa­tion de la coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale entre le Par­ti Démo­crate et la droite clas­sique, ain­si qu’une désa­gré­ga­tion pro­gres­sive du ber­lus­co­nisme politique.

À l’inverse, la mon­tée de par­tis « hors sys­tème » — de gauche ou de droite — s’avère éga­le­ment mar­quée depuis 2008 dans des pays qu’on pré­sente sou­vent comme de « bons élèves » éco­no­miques de la classe euro­péenne : nous son­geons ici aux cas de la Fin­lande, de l’Autriche, du Dane­mark, du Royaume-Uni, de la France, des Pays-Bas. Si l’on se penche plus par­ti­cu­liè­re­ment sur la mon­tée des popu­lismes de droite, les thèmes prio­ri­taires de cam­pagne de ces par­tis ne portent d’ailleurs pas essen­tiel­le­ment sur les dos­siers éco­no­miques, mais sur la ques­tion de la sécu­ri­té, de l’immigration, de la cohé­sion cultu­relle. Les dif­fi­cul­tés poli­tiques que connait la Rou­ma­nie ain­si que la vic­toire du Forum civique en Hon­grie repré­sentent enfin des cas com­plexes, mêlant une réac­tion de l’électorat aux poli­tiques bud­gé­taires des gou­ver­ne­ments sor­tants, une exas­pé­ra­tion devant les poli­tiques menées par le gou­ver­ne­ment sor­tant de gauche libé­rale2 et divers élé­ments propres à la socié­té poli­tique de ces pays (phé­no­mènes de cor­rup­tion, ques­tion des mino­ri­tés, résur­gence du natio­na­lisme his­to­rique hongrois…).

La mon­tée du popu­lisme dans des pays ou des régions consi­dé­rés comme pros­pères est bien sûr exa­cer­bée par la crise éco­no­mique, dont la pro­lon­ga­tion sus­cite le doute quant à la capa­ci­té des repré­sen­tants à pré­ser­ver et à aug­men­ter le bien-être géné­ral des citoyens. Elle est en tout cas ali­men­tée par une sorte de « chau­vi­nisme du bien-être », mêlant le désir de pré­ser­va­tion éco­no­mique et la crainte « de ne plus faire par­tie du pelo­ton de tête » dans la course à l’échalote de l’économie mon­diale. La crise de 2008 et la période de dépres­sion qui l’a sui­vie ont for­cé­ment influen­cé les opi­nions publiques en ce sens. Tou­te­fois, cette anxié­té dif­fuse pré­exis­tait lar­ge­ment à la crise éco­no­mique. Elle conduit rare­ment à un rejet du capi­ta­lisme en tant que tel. Elle pro­cède plu­tôt d’une crainte par­fois assu­mée, par­fois plus hon­teuse, devant la mon­dia­li­sa­tion des règles du jeu éco­no­mique et la rela­tive éga­li­sa­tion de ses condi­tions de com­pé­ti­tion — l’Europe réa­li­sant sou­dain que le libre-échange prô­né depuis deux siècles ne lui pro­fi­tait qu’à condi­tion de se payer sur les blocs colo­niaux ou l’exploitation post­co­lo­niale. Cette crainte relève elle-même d’un sen­ti­ment d’incertitude quant au cadre de l’exercice du pou­voir politique.

À cet égard, il est inté­res­sant de consta­ter que la rela­tive radi­ca­li­sa­tion des opi­nions publiques ne mène pas à une radi­ca­li­sa­tion des extrêmes, mais plu­tôt à la struc­tu­ra­tion de nou­velles formes de popu­lisme. Les par­tis popu­listes voire extré­mistes que nous citions au début de ce texte se dis­tinguent sous quelques points essen­tiels des fas­cismes des années 1930, des groupes de lutte armée ou des mou­ve­ments extra­par­le­men­taires de l’après-guerre. Ils aban­donnent pour la plu­part une ligne racia­liste, un anti­sé­mi­tisme direct et la reven­di­ca­tion d’une supé­rio­ri­té onto­lo­gique ou bio­lo­gique des popu­la­tions blanches ou « indo-euro­péennes ». Ils acceptent la règle numé­rique du vote démo­cra­tique. Ils s’intègrent, tout en le dénon­çant, certes, dans le jeu par­ti­san — jusqu’à sou­te­nir de l’intérieur ou de l’extérieur des gou­ver­ne­ments, à l’instar du PVV néer­lan­dais, du Par­ti popu­laire danois ou du Par­ti du pro­grès nor­vé­gien. Ils tolèrent même, dans une cer­taine mesure, les prin­cipes de l’État de droit, n’hésitant pas à recou­rir aux tri­bu­naux ou aux cours consti­tu­tion­nelles afin de cen­su­rer des pro­pos qu’ils jugent dif­fa­ma­toires : si on met de côté le cas d’Aube Dorée ou du NPD en Alle­magne, ces par­tis ont par ailleurs renon­cé à l’exercice direct de la vio­lence phy­sique et prennent des dis­tances plus nettes avec le sou­ve­nir du nazisme et du fas­cisme italien

Ces recon­fi­gu­ra­tions ne sont pas sans consé­quence sur les pra­tiques poli­tiques des par­tis concer­nés ain­si que sur leurs pro­grammes poli­tiques — nous pen­sons par exemple à leurs posi­tions en matière socié­tale (avor­te­ment, sta­tut des mino­ri­tés sexuelles…). Elles les rendent plus accep­tables pour les élec­teurs que l’image des mira­dors effraie, mais que la pré­sence d’un étran­ger sur le palier inquiète. Elles leur per­mettent en outre de reprendre à leur compte cer­tains élé­ments choi­sis du lan­gage démo­cra­tique. Ain­si que l’analyse Pierre-André Taguieff, les valeurs de dif­fé­rence et de diver­si­té cultu­relle sont exal­tées quand elles per­mettent de jus­ti­fier la sépa­ra­tion et la pré­ser­va­tion des col­lec­ti­vi­tés natio­nales, ou de condam­ner — uti­li­sant par­fois le même dis­cours que la gauche radi­cale — l’ingérence euro­péenne ou amé­ri­caine en matière internationale.

Les concep­tions uni­ver­sa­listes du poli­tique sont, quant à elles, valo­ri­sées dès lors qu’elles jus­ti­fient la défense d’un cor­pus uni­fié de valeurs et per­mettent de récu­pé­rer les notions tra­di­tion­nel­le­ment asso­ciées au libé­ra­lisme démo­cra­tique. La laï­ci­té ne conduit plus à sépa­rer la sphère sociale de la sphère de l’État, mais à cri­ti­quer l’action des corps inter­mé­diaires et à poin­ter l’incompatibilité de cer­taines cultures ou civi­li­sa­tions avec ce qui est doré­na­vant pré­sen­té comme la « culture poli­tique » ou les « valeurs fon­da­men­tales » de la com­mu­nau­té poli­tique — l’assimilation des « us et cou­tumes » du pays aux règles par­ta­gées par la col­lec­ti­vi­té ren­ver­sant de manière curieuse le prin­cipe de sépa­ra­tion entre l’État et la socié­té. Un sou­dain enthou­siasme pour les valeurs de la liber­té d’expression per­met à ces par­tis de mieux dire tout haut ce que le peuple est cen­sé pen­ser tout bas, tout en n’hésitant pas à pour­suivre en jus­tice les cri­tiques trop vigou­reuses. L’idéal d’égalité est prô­né dès lors qu’il marque la soli­da­ri­té des membres authen­tiques de la com­mu­nau­té vis-à-vis de la figure de l’étranger. Si l’égalité n’est jamais défen­due en tant que telle, les nou­veaux popu­lismes comme la nou­velle extrême droite pré­sentent l’irruption de la dif­fé­rence comme une atteinte grave au bien-être de tous. Enfin, dans un pays comme la France par exemple, la mar­chan­di­sa­tion et l’«américanisation du monde » seront abon­dam­ment cri­ti­quées au pro­fit du retour des soli­da­ri­tés chaudes et de la fer­me­ture des frontières.

Or, si ces glis­se­ments tra­duisent de réelles trans­for­ma­tions pro­gram­ma­tiques, ils main­tiennent inchan­gés les traits carac­té­ris­tiques du popu­lisme natio­na­liste et de l’extrême droite. Ces mou­ve­ments ne consi­dèrent pas la poli­tique comme un affron­te­ment entre concur­rents ou adver­saires, mais comme l’opposition fatale et renou­ve­lée de l’ami et de l’ennemi, qu’on ne déteste pas for­cé­ment, avec qui on fraie­ra même à dis­tance, mais dont l’existence est vouée à res­ter radi­ca­le­ment étran­gère à la com­mu­nau­té poli­tique. C’est ce rêve ambi­gu d’une socié­té enfin débar­ras­sée de la figure schmit­tienne de l’«ennemi », qui per­met par exemple de com­prendre que, plus encore que des consi­dé­ra­tions d’ordre éco­no­mique et eth­nique, l’argument cen­tral que la Nieuw-Vlaamse Allian­tie (N‑VA) avance pour scin­der l’État belge consiste à affir­mer qu’un même pays ne peut voir coexis­ter deux démo­cra­ties qui ne se com­prennent pas — et plus impor­tant, sont vouées à ne pas se com­prendre. On peut négo­cier un trai­té mili­taire avec l’Arabie saou­dite, mais le Saou­dien reste un Arabe et sera refou­lé aux frontières.

Et, de manière géné­rale, la com­mu­nau­té poli­tique n’est consi­dé­rée comme une socié­té d’égaux que dans la mesure où elle est for­mée de per­sonnes sem­blables, qu’il s’agisse du « Fran­çais de souche », du « vrai Fin­lan­dais » ou du « hard­wer­kende Vla­ming ». Qu’ils s’avouent d’extrême droite, se disent natio­na­listes ou s’affirment « popu­laires », ces par­tis déve­loppent une concep­tion uni­taire du poli­tique ; le peuple forme un tout. Ils pro­posent une vision natu­ra­liste de la com­mu­nau­té poli­tique : le peuple est un ensemble stable aux carac­té­ris­tiques intrin­sèques iden­ti­fiables. Ils récusent la logique déli­bé­ra­tive au pro­fit d’une logique accla­ma­tive : la pra­tique de la dis­cus­sion est le fait d’élites décon­nec­tées, per­dues dans la défense divi­sée de leurs inté­rêts, ne tenant pas compte de la voix gron­dante de la majo­ri­té silen­cieuse. Si ces par­tis jouent les règles du jeu démo­cra­tique, ils rejettent donc le libé­ra­lisme poli­tique. Les ins­ti­tu­tions sont un pas­sage obli­gé pour la prise du pou­voir. Les élec­tions expriment la sou­ve­rai­ne­té popu­laire. Mais la démo­cra­tie n’a pas pour objec­tif de pro­mou­voir le plu­ra­lisme poli­tique ou de garan­tir le plu­ra­lisme social. Les nou­veaux popu­lismes de droites affi­che­ront des conver­genes de façade avec la gauche sou­ve­rai­niste, mais com­bat­tront l’action sociale et syn­di­cale. Ils assu­me­ront, voire appel­le­ront de leurs vœux, le choc civi­li­sa­tion­nel des capi­ta­lismes, mais cri­ti­que­ront la libre cir­cu­la­tion des biens, per­sonnes, et ser­vices. Ils défen­dront un appa­reil d’État fort, mais seront oppo­sés aux méca­nismes de pro­tec­tion du travail.

La mon­tée et la restruc­tu­ra­tion des popu­lismes nous rap­pellent bien sûr qu’il n’y a rien de plus ancré dans la pen­sée poli­tique que l’idée de « crise démo­cra­tique ». La démo­cra­tie est un régime sus­pect par essence, puisqu’elle consiste à don­ner à tout citoyen le droit de pen­ser et dire que ce que les autres pensent et disent est stu­pide. Comme le montre Can­fo­ra3, la pen­sée poli­tique s’est tou­jours mon­trée pro­fon­dé­ment scep­tique quant aux ver­tus de la démo­cra­tie. D’Aristote à Schum­pe­ter, l’idée que l’exercice de la sou­ve­rai­ne­té du peuple puisse construire l’intérêt géné­ral est consi­dé­rée comme hasar­deuse au mieux. Soit elle échoue à rem­plir ses objec­tifs, puisque le peuple démo­cra­tique ne repré­sente trop sou­vent qu’une masse pas­sive ou un agré­gat d’intérêts irré­con­ci­liables. Soit elle est sim­ple­ment un simu­lacre, per­met­tant aux plus puis­sants ou aux plus riches de gar­der le pou­voir avec l’assentiment du plus grand nombre. Comme Manin le sou­li­gnait dans ses Prin­cipes du gou­ver­ne­ment repré­sen­ta­tif, il n’est pas inutile de se sou­ve­nir que la mise en place de ce que nous défi­nis­sons aujourd’hui comme étant la forme-type même de la démo­cra­tie, à savoir le régime repré­sen­ta­tif, est en fait un com­pro­mis his­to­rique assu­mé entre des aspi­ra­tions de type démo­cra­tique et la volon­té de les conte­nir dans les bornes sup­po­sées de la rai­son — figu­rée par la sélec­tion d’une élite sup­po­sée de repré­sen­tants poli­tiques. Que le bien-être puisse être légi­ti­me­ment construit même par les membres les plus incom­pé­tents de la col­lec­ti­vi­té, et que cette construc­tion col­lec­tive ne soit pas un théâtre d’ombres au pro­fit des plus puis­sants, est tou­jours appa­ru comme une idée acrobatique.

Tou­te­fois, l’état de défiance actuel pré­sente aus­si des dimen­sions propres, struc­tu­relles, qui, au vrai, devraient nous conduire à réfu­ter le terme même de « crise » démo­cra­tique. Ces causes ne sont pas engen­drées par la crise éco­no­mique. Elles comptent au contraire par­mi ses fac­teurs. Elles consistent en un épui­se­ment idéo­lo­gique pro­fond, en une désta­bi­li­sa­tion de l’idée de com­mu­nau­té poli­tique, et une perte de signi­fi­ca­tion des tra­duc­tions ins­ti­tu­tion­nelles de l’idéal démocratique.

Plus de valeurs, ma bonne dame : tous des bons à rien

Un épui­se­ment idéo­lo­gique tout d’abord. Si on met de côté la ques­tion des inéga­li­tés sociales au sens strict, les conflits poli­tiques n’ont jamais été plus paci­fiés qu’aujourd’hui dans l’Union euro­péenne. Le com­mu­nisme n’est plus per­çu comme une alter­na­tive et pas davan­tage comme un cro­que­mi­taine. Le com­pro­mis libé­ral-démo­crate s’est lar­ge­ment impo­sé. Les inter­lo­cu­teurs sociaux ne par­ti­cipent pas par­tout à la négo­cia­tion et/ou à la mise en œuvre des poli­tiques sociales, mais béné­fi­cient néan­moins d’un sta­tut légal. Enfin, on a vite fait d’oublier le degré de vio­lence poli­tique que l’Europe a connu jusqu’au tour­nant des années 1980, que celle-ci fut per­pé­trée par des forces de police ou par des grou­pe­ments poli­tiques extra­par­le­men­taires. En revanche, la fin des pro­grammes majus­cules marque aus­si une période de rési­gna­tion pour le débat poli­tique. La démo­cra­tie chré­tienne a per­du une grande part de sa base confes­sion­nelle ain­si que la part d’attraction qu’elle exer­çait dans un monde bipo­laire : à l’instar de la CDU en Alle­magne, les par­tis qui en portent encore le flam­beau vivace ont quit­té un posi­tion­ne­ment inter­clas­siste pour se repo­si­tion­ner au centre-droit de l’échiquier poli­tique. Le libé­ra­lisme, quant à lui, ne paraît plus pou­voir don­ner les clés de ses pro­messes éco­no­miques et sociales, à savoir l’atteinte simul­ta­née d’une crois­sance éle­vée, du déve­lop­pe­ment éco­no­mique, de l’épanouissement de la classe moyenne et — in fine — d’une élé­va­tion géné­rale du bien-être : pour reprendre le voca­bu­laire de Smith, le libre-échange ne favo­rise plus for­cé­ment la richesse des nations et des indi­vi­dus qui les composent.

Enfin, la social-démo­cra­tie se pré­sente depuis vingt ans comme une doc­trine d’ajustement social du capi­ta­lisme. Soit celle-ci redé­fi­nit son iden­ti­té autour de valeurs « pro­gres­sistes » ou « démo­crates », comme si l’adhésion au libé­ra­lisme poli­tique suf­fi­sait pour défi­nir un modèle de redis­tri­bu­tion. Soit la social-démo­cra­tie se pré­sente comme une ver­sion « réa­liste » du socia­lisme sans que les lignes autour des­quelles s’articule sa concep­tion non idéale de la jus­tice soient clai­re­ment défi­nies pour autant. Au vrai, la social-démo­cra­tie ne pro­pose plus ni conte­nu ni méthode propre pour construire un com­pro­mis entre capi­tal et tra­vail. Elle cherche sur­tout à pro­mou­voir — ou sim­ple­ment parier sur — la crois­sance éco­no­mique la plus éle­vée pos­sible tout en pré­ser­vant la sta­bi­li­té sociale. À cet égard, la crise éco­no­mique comme la mon­tée de pays de blocs éco­no­miques concur­rents rap­pelle en creux que la social-démo­cra­tie s’est épa­nouie sur le suc­cès des idées qu’elle pré­tend com­battre, qu’il s’agisse de la crois­sance éco­no­mique sur la base d’un régime d’accumulation des biens, de la mise en place d’un mar­ché le plus glo­bal pos­sible de ser­vices et de biens, de la rente héri­tée des empires coloniaux.

La dis­pa­ri­tion de ces condi­tions semble avoir assé­ché éga­le­ment la manne à par­ta­ger. Dans ce cadre, la redis­tri­bu­tion des richesses laisse la place à une logique d’assistance aux plus faibles, désor­mais jus­ti­fiée au nom de l’«inclusion » ou de la « cohé­sion » sociale. La mise sous le bois­seau de l’idéal d’égalité sociale ne conduit pas seule­ment à un doute géné­ra­li­sé quant à la capa­ci­té des ins­ti­tu­tions poli­tiques à pro­mou­voir le bien-être de tous. Elle fra­gi­lise éga­le­ment le sens même du prin­cipe d’égalité poli­tique. L’idée qu’un régime légi­time doit pro­mou­voir l’expression plu­ra­liste des volon­tés indi­vi­duelles, ou qu’il repose sur la mise en place d’une citoyen­ne­té par­ta­gée est constam­ment détrom­pée par le constat que cer­tains acteurs dis­posent de tel­le­ment plus de res­sources, de voies d’accès au pou­voir, voire d’opportunités d’échec. Pour beau­coup, la démo­cra­tie n’est pas seule­ment déce­vante parce que ses acteurs semblent inca­pables de pro­duire des déci­sions justes et/ou effi­caces, mais parce qu’elle est per­çue comme un simulacre.

Le pouvoir sans territoire

Cette impres­sion d’impuissance idéo­lo­gique s’accompagne d’une dif­fi­cul­té crois­sante à iden­ti­fier la base sociale sur laquelle porte la démo­cra­tie. En d’autres termes, il devient plus com­pli­qué pour les citoyens de savoir à qui s’adressent les règles col­lec­tives et d’où elles émanent. L’idée qu’à toute démo­cra­tie est sup­po­sée cor­res­pondre une com­mu­nau­té et à toute com­mu­nau­té un ter­ri­toire, est bat­tue en brèche. Il est banal de rap­pe­ler que la ges­tion publique fait face à un double pro­ces­sus de déna­tio­na­li­sa­tion et de dés­éta­ti­sa­tion4. Ce pro­ces­sus ne conduit pas seule­ment à remettre en cause l’État-nation comme réfé­rent de la déci­sion poli­tique. Il conduit éga­le­ment à l’élision du droit et de l’administration moderne, carac­té­ri­sée par la sépa­ra­tion des pou­voirs et des fonc­tions poli­tiques, la pyra­mide des normes juri­diques, le prin­cipe de l’État de droit, le mono­pole de l’État sur les admi­nis­tra­tions col­lec­tives. L’émergence de ce que Fran­çois Ost et Michel van de Ker­chove appe­lèrent un « droit en réseau5 » ne repré­sente pas for­cé­ment une défaite du droit devant la force. Elle répond à des contraintes propres, elles-mêmes asso­ciées à des aspi­ra­tions crois­santes à davan­tage de sou­plesse, de réflexi­vi­té, d’ouverture dans la concep­tion et l’application de la norme. Elle tend tou­te­fois à accroitre les incer­ti­tudes du citoyen quant aux lieux, pro­cé­dures et acteurs de la décision.

Qui décide ? Les États, des ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales publiques ou pri­vées, des réseaux d’acteurs ? Quelles sont les étapes de la déci­sion ? Com­ment est-il pos­sible de les influen­cer ? Les trans­for­ma­tions contem­po­raines du champ juri­dique donnent l’impression que l’action des repré­sen­tants devient soit illi­sible — quand la déci­sion est prise par des repré­sen­tants élus ou coop­tés, au troi­sième, voire qua­trième degré, au sein d’instances de plus en plus éloi­gnées du regard public — soit déri­soire. Les règles col­lec­tives ne sont pas seule­ment édic­tées à l’extérieur du ter­ri­toire natio­nal, par des ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales ou supra­na­tio­nales. Elles sont éga­le­ment édic­tées en dehors de tout réfé­rent ter­ri­to­rial, et en toute auto­no­mie des régimes légaux natio­naux, que ces règles prennent la forme de lois et de règle­ments assor­tis d’un régime de sanc­tions obli­ga­toires, ou de recom­man­da­tions, d’indicateurs, de rap­ports abou­tis­sant à sanc­tions sociales par les pairs.

Le pre­mier exemple qui vient à l’esprit est bien sûr l’entreprise com­mer­ciale, ou plu­tôt la mul­ti­tude d’entreprises com­mer­ciales dont les acti­vi­tés échappent à un ordre juri­dique natio­nal par­ti­cu­lier. Mais nous pour­rions aus­si évo­quer le sys­tème de « peer pres­sure » mis en place par les agences de nota­tion inter­na­tio­nale, la juri­di­ci­té « grise » du droit spor­tif inter­na­tio­nal, ou le déve­lop­pe­ment d’une mer­ca­to­ria — un ensemble de règles de droit ser­vant à enca­drer les rela­tions contrac­tuelles entre com­mer­çants —, en grande par­tie déta­ché des contin­gences éta­tiques. À cet égard, la ques­tion posée aux par­tis, aux ins­ti­tu­tions, aux citoyens n’est pas seule­ment, ni même essen­tiel­le­ment de savoir si le niveau natio­nal est le plus adé­quat pour gérer les affaires publiques. Mais de s’interroger sur la manière d’assurer une prise démo­cra­tique sur des ins­ti­tu­tions sociales qui, dis­tinctes de l’État, influencent pour­tant consi­dé­ra­ble­ment la vie de la collectivité.

Le pouvoir sans le peuple

Enfin, et ramas­sant d’une cer­taine manière les deux pre­miers points, le sen­ti­ment col­lec­tif de défiance pro­cède d’une perte appa­rente de signi­fi­ca­tion de l’idéal démo­cra­tique. Le bas­cu­le­ment de la démo­cra­tie vers un régime fort ou le gou­ver­ne­ment tech­no­cra­tique n’est pas le fait d’une prise de pou­voir sou­daine par les mou­ve­ments fas­cistes ou un mys­té­rieux groupe d’experts en cos­tume cra­vate, mais de la remise en cause pro­gres­sive, pas­sive de l’idée que la légi­ti­mi­té poli­tique découle de l’exercice col­lec­tif de l’égalité poli­tique de chacun.

Cette remise en ques­tion passe d’une part par une neu­tra­li­sa­tion et un détour­ne­ment pro­gres­sif du prin­cipe repré­sen­ta­tif, ain­si qu’en témoigne un rapide sur­vol du fonc­tion­ne­ment actuel des ins­ti­tu­tions euro­péennes. Sou­vent contes­tées pour leur fonc­tion­ne­ment obs­cur ou bureau­cra­tique, les ins­ti­tu­tions euro­péennes ont peut-être contri­bué à endi­guer — fût-ce a mini­ma — les pous­sées anti­dé­mo­cra­tiques les plus graves en Europe. Elles fonc­tionnent par ailleurs de manière plus démo­cra­tique qu’il y a seule­ment dix ans, qu’il s’agisse de l’extension des pou­voirs du Par­le­ment euro­péen ou de l’écho média­tique de plus en plus large que reçoivent les poli­tiques euro­péennes. Tou­te­fois, leur fonc­tion­ne­ment nour­rit éga­le­ment un pro­fond sen­ti­ment de dépos­ses­sion col­lec­tive, indé­pen­dam­ment même du conte­nu des poli­tiques menées pour lut­ter contre la crise ban­caire et finan­cière. Sur le papier en effet, l’existence de l’Union euro­péenne a per­mis à ses États membres d’échapper aux dyna­miques infla­tion­nistes, de coor­don­ner une réponse macroé­co­no­mique com­mune à la crise et de mettre en œuvre cer­tains élé­ments de fédé­ra­lisme bud­gé­taire : la nature de ces choix peut être contes­tée, mais pas leur effectivité.

Ce que la crise met en lumière, ce n’est pas l’absence d’action de l’Union euro­péenne, mais son manque per­çu de qua­li­té démo­cra­tique, dont les élé­ments pré­existent en réa­li­té à la crise. La Com­mis­sion euro­péenne est per­çue comme un organe de déci­sion à la fois par­tial, illi­sible et non contrô­lé par le peuple. Les acti­vi­tés du Par­le­ment euro­péen ne suf­fisent pas à construire un espace public com­mun à l’Union euro­péenne, dont elles auraient pour­tant besoin afin de sus­ci­ter un sen­ti­ment plus ancré de légi­ti­mi­té. Enfin, le fait que le Conseil euro­péen est com­po­sé de repré­sen­tants des gou­ver­ne­ments natio­naux ne le rend pas démo­cra­tique pour autant : quelles que soient les posi­tions idéo­lo­giques défen­dues sur ces ques­tions, les débats ayant eu lieu sur la conclu­sion d’un éven­tuel trai­té trans­at­lan­tique avec les États-Unis ou la conclu­sion du Trai­té sur la sta­bi­li­té, la coor­di­na­tion et la gou­ver­nance au sein de l’Union euro­péenne (TSCG) laissent l’impression que le fonc­tion­ne­ment du Conseil euro­péen est court-cir­cui­té par le direc­toire de cer­tains États membres impor­tants, que la Com­mis­sion euro­péenne se sai­sit de cette occa­sion pour exer­cer sur les poli­tiques natio­nales une influence que les trai­tés ne lui accordent pas, que le tra­vail du Par­le­ment euro­péen reste aux marges du pro­ces­sus de déci­sion et que les tra­vaux du Conseil sont loin de cor­res­pondre aux exi­gences de publi­ci­té d’un pro­ces­sus démocratique.

La démo­cra­tie ne consiste pas seule­ment en l’octroi du droit de vote et en l’exercice de la repré­sen­ta­tion, mais en l’octroi à chaque citoyen de ce que la lit­té­ra­ture poli­tique anglo-saxonne appel­le­rait un « equal say », à savoir une pré­ro­ga­tive de même nature de faire valoir non seule­ment son point de vue, mais son idée de ce qui doit être fait. Le fonc­tion­ne­ment de l’Union euro­péenne donne à contra­rio l’impression que la légi­ti­mi­té repré­sen­ta­tive des repré­sen­tants du Conseil, que la publi­ci­té des acti­vi­tés de la Com­mis­sion euro­péenne et que les débats des par­le­ments euro­péens et natio­naux ne per­mettent pas de faire remon­ter les opi­nions issues de l’espace social et de la socié­té civile. La jus­ti­fi­ca­tion des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques par la repré­sen­ta­tion atteint ses limites dès lors qu’elle conduit à jus­ti­fier le pro­ces­sus d’adoption des trai­tés addi­tion­nels au Pacte de sta­bi­li­té — les mesures dites « six-packs », « two-packs », ain­si que le Trai­té sur la sta­bi­li­té, la gou­ver­nance et la coor­di­na­tion euro­péenne — et de crois­sance euro­péen sur la base du simple fait que ses négo­cia­teurs sont des repré­sen­tants élus. Réduire la démo­cra­tie à un rap­port infi­ni­ment dilué entre le vote du citoyen, la for­ma­tion d’un pro­gramme de gou­ver­ne­ment, et la tra­duc­tion négo­ciée de ce pro­gramme au niveau euro­péen, tout cela ren­force l’idée que le scru­tin démo­cra­tique n’exerce qu’un impact déri­soire sur la ges­tion publique.

En ce sens, la crise démo­cra­tique n’est pas seule­ment liée à une neu­tra­li­sa­tion de la repré­sen­ta­tion poli­tique, mais aus­si à un détour­ne­ment de l’idéal plu­ra­liste au pro­fit d’un nou­veau type d’élitisme. En réponse aux mou­ve­ments popu­listes évo­qués ci-des­sus, cer­tains estiment aujourd’hui que la démo­cra­tie n’évitera de déri­ver vers le règne aveugle de la foule qu’en déve­lop­pant, presque à regret, des formes de gou­ver­ne­ments mixtes capables de repré­sen­ter la socié­té dans sa diver­si­té tout en y extra­yant une parole ration­nelle. Un régime légi­time devra dès lors tem­pé­rer la vie poli­tique par­ti­sane en ins­tau­rant des contrôles juri­diques sur l’action, ou des méca­nismes dis­cur­sifs et édu­ca­tifs d’assurer la réflexi­vi­té, l’impartialité, mais aus­si la culture civique du débat public6. Il contras­te­ra en tout cas avec l’idée que la légi­ti­mi­té démo­cra­tique repose avant tout sur l’égalité poli­tique des citoyens : la légi­ti­mi­té démo­cra­tique consiste soit « dans une expres­sion saine et ouverte des conflits d’intérêts et des dif­fé­rends d’appréciation7 », soit en l’instauration de lieux d’impartialité char­gées d’assurer les condi­tions équi­tables du débat poli­tique. Dans ce cadre, les pré­ten­tions réelles au pou­voir des membres de l’espace social sont éva­cuées au pro­fit du déve­lop­pe­ment de « sys­tèmes déli­bé­ra­tifs8 » char­gés de les sélec­tion­ner et les dis­til­ler dans l’espace poli­tique. Les cri­tiques poli­tiques et théo­riques du prin­cipe repré­sen­ta­tif mènent à un dis­cours ambi­gu sur les ver­tus de la démo­cra­tie d’«acteurs » ou de la poly­ar­chie. De Majone hier à Scharpf ou Rosan­val­lon plus récem­ment, une ample lit­té­ra­ture exal­te­ra ain­si les ver­tus du gou­ver­ne­ment par la concer­ta­tion des acteurs, la mise en place d’agences indé­pen­dantes et plu­ra­listes, la créa­tion d’organes de contrôle inter­mé­diaires char­gés de contrô­ler le pou­voir ou de mul­ti­plier ses instances.

« La grève est inutile », lit-on par­fois dans la presse : au peuple invi­sible semble devoir se sub­sti­tuer le peuple dis­pa­ru. Le dévoie­ment popu­liste de l’idée démo­cra­tique consiste à recher­cher le lan­gage angé­lique dans l’existence sup­po­sée d’une com­mu­nau­té de pen­sées ou de sen­ti­ments. Le nou­vel éli­tisme plu­ra­liste cherche quant à lui le moyen mira­cu­leux de syn­thé­ti­ser les dif­fé­rentes opi­nions expri­mées au sein de la socié­té sous une parole enfin claire et ration­nelle. En Bel­gique comme au niveau de l’Union euro­péenne, la mise en place d’une socié­té civile pro­fes­sion­na­li­sée, hyper­spé­cia­li­sée et étroi­te­ment reliée aux leviers de pou­voir per­met sans doute d’assurer un relai cog­ni­tif entre la sphère publique dans son ensemble, à savoir les dif­fé­rents lieux où sont dis­cu­tés et débat­tus les enjeux col­lec­tifs, et l’espace poli­tique à pro­pre­ment par­ler, à savoir le lieu où la déci­sion col­lec­tive est déli­bé­rée et exé­cu­tée. Elle fait tou­te­fois l’impasse sur la par­ti­ci­pa­tion des citoyens. Elle conduit éga­le­ment à confondre la sphère de la socié­té civile et poli­tique, et l’espace public pro­pre­ment dit. Pour le fonc­tion­naire ou le lob­byiste euro­péen se ren­dant accueilli par les bornes d’information télé­vi­sées du Ber­lay­mont ou du bâti­ment Spi­nel­li, peu d’endroits sont plus trans­pa­rents et inclu­sifs en leur sein que le qua­dri­la­tère de bâti­ments for­mant le quar­tier euro­péen à Bruxelles. Peu de milieux sociaux font cir­cu­ler l’information poli­tique de manière aus­si fluide qu’au sein du sys­tème conso­cia­tif belge. Mais il s’agit d’un espace qui reste res­treint spa­tia­le­ment, qui n’inclut que les sphères les plus orga­ni­sées de la socié­té civile et qui laisse donc le citoyen sur le bord de la route.

Le régime démo­cra­tique ne se réduit pas à amé­na­ger les condi­tions du plu­ra­lisme poli­tique et du contrôle mutuel. Il désigne un mode par­ti­cu­lier de par­ti­ci­pa­tion à la vie poli­tique, que Hans Kel­sen dési­gnait dans l’entre-deux-guerres comme une « socié­té de frères ». À contra­rio, le gou­ver­ne­ment repré­sen­ta­tif est avant tout un régime mixte mêlant, pour reprendre Manin, des traits de sou­ve­rai­ne­té popu­laire et des traits éli­taires. Ces traits éli­taires se ren­forcent dès lors que la répar­ti­tion des res­pon­sa­bi­li­tés entre les dif­fé­rentes ins­tances repré­sen­ta­tives n’est pas cla­ri­fiée. Que la construc­tion d’un consen­sus au niveau fédé­ral, natio­nal ou euro­péen demande de com­bi­ner des inté­rêts tel­le­ment divers que les déci­sions les plus simples requièrent une négo­cia­tion à huis clos. Et que la mise en place de confé­rences diplo­ma­tiques mul­ti­ni­veaux en vient à accroitre la pré­séance des organes exé­cu­tifs. La cour­roie de la repré­sen­ta­tion popu­laire n’opère plus comme un moyen de légi­ti­ma­tion, mais comme un mode pra­tique de dési­gna­tion des acteurs ame­nés à négo­cier la déci­sion publique. Qu’il s’agisse du niveau natio­nal, régio­nal ou euro­péen, les ins­ti­tu­tions ne par­viennent pas à jus­ti­fier en quoi le prin­cipe repré­sen­ta­tif a une valeur intrin­sè­que­ment démo­cra­tique. Enfin, alors que la fonc­tion­na­li­té et la ratio­na­li­té des ins­ti­tu­tions repré­sen­ta­tives sont loin d’être évi­dentes, la mise en place de pro­ces­sus déli­bé­ra­tifs ou de tech­niques de démo­cra­tie directe est hâti­ve­ment écar­té pour son carac­tère impra­ti­cable ou sa dimen­sion popu­liste — comme si « davan­tage de péda­go­gie » ou la « culture du résul­tat » répon­dait davan­tage au sen­ti­ment des citoyens d’être dépos­sé­dés de la déci­sion politique.

Le dérou­le­ment de la crise finan­cière depuis 2008 a rap­pe­lé que notre sys­tème éco­no­mique et poli­tique per­met à un très faible nombre de per­sonnes d’influencer de manière déter­mi­nante les condi­tions de vie de l’ensemble des membres de la col­lec­ti­vi­té. Elle a mis en lumière le fait que l’existence de pro­fondes inéga­li­tés éco­no­miques com­pro­met le sens même de l’égalité poli­tique — le slo­gan « We are the 99%» repré­sen­tant moins un coup de gueule contre les aspects pro­pre­ment éco­no­miques du capi­ta­lisme qu’un cri de rage contre la cap­ta­tion par cer­tains de l’ensemble des res­sources éco­no­miques, cultu­relles et poli­tiques. Mais sur­tout, elle tra­duit une crise idéo­lo­gique et démo­cra­tique qui lui pré­existe et dont elle par­tage en par­tie les causes. Une crise idéo­lo­gique, comme si la pro­messe d’une crois­sance finan­cière inin­ter­rom­pue était deve­nue le seul pro­jet de déve­lop­pe­ment poli­tique pos­sible. Une crise de la régu­la­tion, comme si la figure de l’État était deve­nue un obs­tacle à la fois moral et pra­tique à la libé­ra­tion des éner­gies éco­no­miques. Et une per­ver­sion du sens don­né à l’égalité poli­tique, ici réduit à la liber­té de l’individu éco­no­mique, et là mis sous cloche par les ins­tances admi­nis­tra­tives ou gou­ver­ne­ments d’experts char­gés de pro­po­ser les mesures « déta­chées du court terme » pour lut­ter contre la crise.

Le recul du popu­lisme ne dépend pas seule­ment d’un com­bat poli­tique patient ou d’une reprise éco­no­mique, mais aus­si d’un tra­vail idéo­lo­gique cri­tique. Ce tra­vail devra per­mettre d’exhumer les rai­sons pour les­quelles la nou­velle extrême droite par­vient si avan­ta­geu­se­ment à reprendre les ori­peaux théo­riques de ses adver­saires tout en conser­vant la même matrice. Il deman­de­ra en par­ti­cu­lier, pour la gauche comme pour la droite, de ravi­ver leur réflexion théo­rique tout en pre­nant acte que les condi­tions d’émergence du libé­ra­lisme et du socia­lisme démo­cra­tique soit ont dis­pa­ru, soit sont pro­fon­dé­ment trans­for­mées. Enfin, sans réflexion sur les formes de la par­ti­ci­pa­tion poli­tique, la manière de réin­tro­duire de l’aléatoire dans la sélec­tion des diri­geants, la recon­nexion de l’espace public avec les espaces de déci­sion (en ce com­pris les espaces de déci­sion éco­no­miques), et les condi­tions de pré­dis­tri­bu­tion, on n’a pas le droit de s’étonner que le citoyen alterne entre un pro­fond sen­ti­ment d’impuissance et un pro­fond sen­ti­ment d’injustice. Et on conti­nue­ra à assis­ter à la mon­tée de par­tis cher­chant à res­sus­ci­ter l’aspiration à des fron­tières clai­re­ment défi­nies, le fan­tasme d’un peuple majus­cule et le gout repo­sant de la simplicité.

  1. Pour ne prendre que les chiffres de l’Eurobaromètre de mai 2013, 31% seule­ment des citoyens euro­péens inter­ro­gés décla­raient avoir confiance dans les ins­ti­tu­tions euro­péennes, 26% seule­ment pour ce qui concerne leurs Par­le­ments natio­naux, et 25% pour leur gou­ver­ne­ment. Ces chiffres sont en baisse constante depuis l’Eurobaromètre du prin­temps 2007. Voy. Euro­ba­ro­mètre Stan­dart 79, prin­temps 2013. Le degré de confiance dans les ins­ti­tu­tions baisse éga­le­ment en Bel­gique, même s’il est plus éle­vé que la moyenne euro­péenne : le « Pano­ra­ma des admi­nis­tra­tions publiques 2013 » (OCDE) indique ain­si que 44% des Belges son­dés ont confiance dans le gou­ver­ne­ment fédé­ral, pour 60% en 2007.
  2. En ce sens, voy. K.Szombati, « What is going on in Hun­ga­ry », Green Euro­pean Jour­nal, vol. 1,
    février 2012.
  3. L. Can­fo­ra, La démo­cra­tie. His­toire d’une idéo­lo­gie, Seuil, 2006.
  4. Jes­sop B., « Capi­ta­lism and its future : remarks on regu­la­tion, Govern­ment and Gover­nance », Rev. Int. Polit. Econ, 1997, n°4, p.561 – 581 ; Aman A., « Glo­ba­li­za­tion, Demo­cra­cy, and the Need for a New Admi­nis­tra­tive Law », India­na J. Glob. Leg. Stud., 2003, n°10, p.125 – 155.
  5. Ost F., Van de Ker­chove M., De la pyra­mide au réseau ? Pour une théo­rie dia­lec­tique du droit, Publi­ca­tions des Facul­tés uni­ver­si­taires Saint-Louis, 2002.
  6. Rosan­val­lon P., Impar­tia­li­té, réflexi­vi­té, proxi­mi­té, Seuil, 2008, p.121 – 194 et p.258 ; Fer­ry J.-M., La ques­tion de l’État euro­péen, Gal­li­mard, 2000.
  7. Rosan­val­lon P., La légi­ti­mi­té démo­cra­tique, op. cit., p.191.
  8. Pour une dis­cus­sion sur la ques­tion, voy. Papa­do­pou­los Yan­nis, « On the embed­ded­ness of deli­be­ra­tive sys­tems : why eli­tist inno­va­tions mat­ter more », et Par­kin­son John, « Demo­cra­ti­zing deli­be­ra­tive sys­tems », dans Par­kin­son John et Mans­brige Jane (dir.), Deli­be­ra­tive sys­tems. Deli­be­ra­tive demo­cra­cy at the large scale, Cam­bridge Uni­ver­si­ty press, 2012, p.125 – 150 et p.173 – 177.

John Pitseys


Auteur

John Pitseys est licencié en droit et en philosophie, docteur en philosophie à l’UCLouvain (Chaire Hoover d’éthique économique et sociale), député au Parlement bruxellois et sénateur, chef du groupe Ecolo au Parlement régional bruxellois