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« La colonisation n’aura été qu’une (énorme) parenthèse ».Colonialité et rapports postcoloniaux

Numéro 1 - 2018 par Azzedine Hajji Achille Mbembe

février 2018

Dans le cadre de la remise du doc­to­rat hono­ris cau­sa qui lui a été attri­bué par l’université catho­lique de Lou­vain en octobre 2017, Achille Mbembe a accor­dé un entre­tien à La Revue nou­velle. Ce fut l’occasion de reve­nir sur une série de thé­ma­tiques abor­dées dans son œuvre. Com­ment se struc­turent les rap­ports entre les anciennes puis­sances colo­ni­sa­trices et leurs anciennes pos­ses­sions, notam­ment en Afrique ? Quel est le poids de la période colo­niale sur la situa­tion actuelle des unes et des autres ? Quels sont les enjeux, notam­ment épis­té­miques, dans les luttes post­co­lo­niales et contre le racisme ? L’horizon poli­tique qu’il dresse ne vise pas seule­ment à une éga­li­té entre les êtres humains, mais s’étend à l’ensemble du monde vivant.

Dossier

La Revue nou­velle : Cer­taines cri­tiques post­co­lo­niales estiment que les pro­ces­sus de déco­lo­ni­sa­tion n’ont pas consti­tué une totale remise à plat des rela­tions entre anciennes nations colo­ni­sées et colo­ni­sa­trices. À contra­rio, il est dif­fi­cile d’affirmer que ces pro­ces­sus s’inscrivent dans une conti­nui­té par­faite tant les vio­lences qui les ont mar­qués sont le signe mal­gré tout d’une cer­taine rup­ture. Quelle est votre ana­lyse sur les points de rup­ture et de conti­nui­té entre les périodes colo­niales et post­co­lo­niales dans les rela­tions qu’entretiennent les anciennes nations colo­ni­sées, en par­ti­cu­lier en Afrique, avec le reste du monde ? Existe-t-il des dif­fé­rences en fonc­tion de l’ancienne puis­sance colo­ni­sa­trice concernée ?

Achille Mbembe : Il existe des varia­tions his­to­riques. Le Mozam­bique ou l’Angola, par exemple, n’entretiennent pas avec le Por­tu­gal la même rela­tion que la Côte d’Ivoire ou le Séné­gal cultivent avec la France. Je veux dire que les formes prises par le pro­ces­sus de déco­lo­ni­sa­tion ont eu un impact sur la nature des rela­tions qui ont sur­vé­cu à l’occupation en tant que telle. Cer­tains pays ont arra­ché leur indé­pen­dance à la suite de mou­ve­ments révo­lu­tion­naires, y com­pris armés. D’autres ont négo­cié un trans­fert de pou­voir à par­tir d’une posi­tion de fai­blesse carac­té­ri­sée. Cer­tains ont su, mieux que d’autres, jouer de la rela­tive auto­no­mie qu’ils avaient pour for­ger leur destin.

Mais pour l’essentiel, tant que l’Afrique res­te­ra divi­sée en une mul­ti­tude de petits États faibles, repliés sur eux-mêmes et coin­cés dans un tête-à-tête sté­rile avec les anciennes puis­sances colo­niales, elle ne pèse­ra guère sur l’échiquier mon­dial. Il y a donc d’énormes varia­tions, y com­pris en termes d’équilibre entre l’État et la socié­té ou en termes de rela­tions entre élites et forces sociales que rend pos­sible la col­lu­sion entre le capi­ta­lisme finan­cier glo­bal et les éco­no­mies d’extraction qui pré­valent chez nous. Et il fau­drait les prendre en consi­dé­ra­tion si on veut rendre compte de la qua­li­té de la domi­na­tion qui per­siste néan­moins en dépit des indé­pen­dances for­melles. Il convient par ailleurs de faire atten­tion à cette diver­si­té des tra­jec­toires his­to­riques si, véri­ta­ble­ment, le pro­jet est de faire de l’Afrique ce que j’appelle sa « puis­sance propre ».

RN : Quels seraient selon vous les fac­teurs qui expli­que­raient, par exemple, le fait que la France traite dif­fé­rem­ment ses anciennes colo­nies que la Grande-Bre­tagne ? Sont-ce davan­tage des fac­teurs cultu­rels dus à son his­toire, que ce soit l’histoire colo­niale ou même son his­toire anté­rieure, ou plu­tôt des fac­teurs liés à sa struc­ture économique ?

AM : Je crois qu’il y en a plu­sieurs. Il y a d’abord l’incapacité interne des socié­tés colo­ni­sées à faire corps et à oppo­ser au pou­voir colo­nial un contre­pou­voir d’intensité rela­ti­ve­ment égal. Les socié­tés colo­ni­sées par la France en Afrique sub­sa­ha­rienne ont été, dans l’ensemble, inca­pables de lui oppo­ser une force de résis­tance suf­fi­sam­ment solide pour trans­for­mer dura­ble­ment la nature des rap­ports de pou­voir au len­de­main de la colo­ni­sa­tion. Mais il y a éga­le­ment des fac­teurs pure­ment mili­taires qui ont per­mis à la France de mettre en place au len­de­main des indé­pen­dances une forme d’État post­co­lo­nial qui est au fond un « État sous tutelle ». La struc­ture extrac­tive des éco­no­mies afri­caines et la cap­ture de l’État et de la bureau­cra­tie par les forces pri­vées locales et inter­na­tio­nales ont per­mis la consti­tu­tion d’un bloc hégé­mo­nique dont les inté­rêts sont à l’opposé du pro­jet afri­cain d’émancipation totale.

RN : La façon dont vous abor­dez les rela­tions post­co­lo­niales implique une grande diver­si­té de situa­tions. On a pour­tant ten­dance quand on évoque l’Afrique à en par­ler avec un grand « A » et au sin­gu­lier. Quelles seraient donc la sin­gu­la­ri­té et l’unité de cette enti­té qu’on pour­rait pen­ser à prio­ri n’être qu’une pure conven­tion géo­gra­phique ? L’expérience de la colo­ni­sa­tion et de l’esclavagisme pour­raient-ils à eux seuls consti­tuer une spé­ci­fi­ci­té de ce point de vue ? N’y a‑t-il pas aus­si un risque d’essentialisation, voire d’une forme d’exaltation patrio­tique à l’échelle d’un conti­nent ?

AM : Ce dan­ger est réel. Mais je pense que fon­da­men­ta­le­ment, on a affaire ici à une chaine de socié­tés dont l’histoire est très longue. Elle ne peut pas être réduite à la colo­ni­sa­tion et à l’esclavage. Pour com­prendre les dyna­miques contem­po­raines, il faut reve­nir à la longue durée des socié­tés afri­caines, et en par­ti­cu­lier aux dyna­miques pré­co­lo­niales dont la vita­li­té est loin d’avoir été émas­cu­lée par l’évènement colo­nial en tant que tel. Si on prend au sérieux ces dyna­miques pré­co­lo­niales faites de flux divers, d’hétérogénéité struc­tu­rale, de poly­cen­tri­ci­té, de fron­tières mou­vantes, de mobi­li­tés et de cir­cu­la­tions inces­santes, alors on peut ima­gi­ner l’existence d’une enti­té qui ne serait pas un simple acci­dent géo­gra­phique. Je ne pense pas que l’on puisse réduire l’Afrique à cela.

Je pense que l’Afrique est à la fois une réa­li­té his­to­rique faite de chaines, de chai­nons ou de nœuds, de flux qui s’interpénètrent, qui cir­culent… au fond c’est une enti­té cir­cu­lante, en mou­ve­ment, presque plas­tique et donc capable d’absorber plu­sieurs formes, de prendre elle-même plu­sieurs formes. Et cette capa­ci­té cir­cu­lante et presque motrice n’a pas fait l’objet de théo­ri­sa­tions appro­priées. Enfin l’Afrique, c’est éga­le­ment un pro­jet : l’espoir qu’un jour nous serons notre puis­sance propre, notre force propre, notre centre propre, ouvert à lui-même et au monde. Je crois que ce que l’on nomme l’Afrique se situe jus­te­ment à l’interface entre cette réa­li­té et ce projet.

RN : Vous récu­sez donc en quelque sorte les dis­cours qui font peser sur les évè­ne­ments contem­po­rains que connait l’Afrique le poids consi­dé­rable de la période colo­niale, et cela tant d’un point de vue posi­tif que négatif ?

AM : L’Afrique ne se résume ni à la colo­ni­sa­tion ni à la traite des esclaves. Je crois que c’est un énorme tort qu’on fait à l’Afrique chaque fois qu’on en réduit la longue his­toire à ce qui, au fond, n’aura été qu’une énorme ponc­tua­tion. Il existe une his­toire avant et après la colo­ni­sa­tion. Et l’histoire de la colo­ni­sa­tion elle-même ne consiste abso­lu­ment pas en une abro­ga­tion des capa­ci­tés intrin­sèques des socié­tés colo­ni­sées, mais plu­tôt en un détour­ne­ment de celles-ci. Ce que la colo­ni­sa­tion fait est de détour­ner les capa­ci­tés des Afri­cains à peser sur leur propre sort et sur le sort du monde. Mais il n’y a pas eu abro­ga­tion de ces capa­ci­tés au moment de la colonisation.

Et il importe de rap­pe­ler ces don­nées dans les débats contem­po­rains si l’on veut faire jus­tice au concept de colo­nia­li­té. La colo­nia­li­té dans son essence implique par défi­ni­tion plus d’un acteur, des fric­tions, des ratés, une dia­lec­tique. Il y a par ailleurs une part de la colo­nia­li­té qui relève de la col­lu­sion et de la com­pli­ci­té, et pas seule­ment de la col­li­sion ou de la résis­tance. Il faut arrê­ter de lire l’histoire des domi­nés sous le seul prisme de la ver­tu. Le dire ne signi­fie en rien nier la vio­lence consti­tu­tive du rap­port colo­nial, le prix très éle­vé que cer­tains ont dû payer pour que ce rap­port soit ins­ti­tué et pour qu’il se repro­duise. Je crois que ces pré­ci­sions valent la peine si on veut ouvrir des che­mins d’avenir pour une poli­tique du monde qui accorde une place essen­tielle à l’idée de l’en-commun.

RN : Il est vrai que la manière dont, en Europe ou dans les anciennes puis­sances colo­ni­sa­trices, la ques­tion de l’histoire de l’Afrique est trai­tée est de ce point de vue éclai­rante. Mais com­ment pour­rait s’expliquer cet immo­bi­lisme, cette dif­fi­cul­té à pen­ser l’Afrique qu’on retrouve éga­le­ment chez les intel­lec­tuels en Afrique ? Le fait d’utiliser des outils concep­tuels qui sont, par leur genèse, issus de l’Europe ou de l’Occident est-il un frein à l’émancipation ? Une épis­té­mo­lo­gie spé­ci­fique serait-elle néces­saire pour y parvenir ?

AM : Dans mon tra­vail, je me pose la ques­tion dif­fé­rem­ment. Je pars de l’idée selon laquelle l’Europe, le Nord, l’Occident, tout ce que l’on veut… a déve­lop­pé, peut-être plus que d’autres enti­tés his­to­riques, les concepts, les res­sources de sa propre cri­tique. On retrouve, dans ce que l’on pour­rait appe­ler de manière géné­rale les archives de l’Europe un ensemble d’idées, de caté­go­ries, de schèmes de la pen­sée néces­saires pour sa propre cri­tique. Et c’est peut-être au fond une des choses qui la dif­fé­ren­cie des autres enti­tés cultu­relles humaines. Et donc rien n’empêche à prio­ri de pui­ser dans ces concepts et ces caté­go­ries, ces figures de la pen­sée, de les uti­li­ser contre l’Europe elle-même puisque de toutes les façons elle les uti­lise d’ores et déjà contre elle-même.

Des non-Euro­péens ont d’ailleurs par­ti­ci­pé à la for­ma­tion de ces gise­ments cri­tiques. Pour­quoi donc nous dépos­sé­der nous-mêmes de ce qui, à plu­sieurs égards, est une co-inven­tion ? Nous avons donc un droit d’héritage sur ce tré­sor qui n’appartient pas uni­que­ment à l’Europe. Il n’est donc pas ques­tion de s’en des­sai­sir dans la tâche cri­tique qu’est la déco­lo­ni­sa­tion épis­té­mo­lo­gique. C’est vrai qu’une his­toire cri­tique appro­fon­die du legs euro­péen nous per­met jus­te­ment d’articuler cette espèce de récla­ma­tion qui relève aus­si d’un acte de répa­ra­tion et de res­ti­tu­tion. Et l’avantage que nous avons est que nous héri­tons non seule­ment du legs euro­péen, mais aus­si des legs d’autres mondes : le monde arabe, afri­cain pré­co­lo­nial, chi­nois, japo­nais, indien, inca, etc. Et ce qui m’intéresse, c’est d’orchestrer toutes ces res­sources du « Tout-Monde » pour pen­ser ce que pour­rait être une déco­lo­ni­sa­tion radi­cale qui ne passe pas du tout par l’amputation ou par l’érection de murs concep­tuels, mais en fait par une espèce d’appropriation créa­tive de ce que l’humanité dans son ensemble nous a légué pour accom­plir cette tâche essen­tielle en ce moment pla­né­taire. Pour affron­ter les grands défis du monde de demain, je crois que l’on n’a pas besoin de retour­ner à l’époque de la ségré­ga­tion ou de l’apartheid concep­tuel. Il nous faut com­prendre qu’il y a en nous une part de l’Occident dont nous ne par­vien­drons plus jamais à nous débarrasser.

RN : Vous pen­sez que cette cocons­truc­tion que vous évo­quez est recon­nue sur la scène intel­lec­tuelle internationale ?

AM : Non, il y a très peu de gens qui y pensent. Pre­nez, par exemple, la moder­ni­té nord-amé­ri­caine, elle est impen­sable sans l’apport des esclaves. Com­plè­te­ment impen­sable. Or la logique domi­nante consiste à nier cette contri­bu­tion venue du bas et à convaincre à peu près tout le monde du fait de cette inexis­tence. Dans ces condi­tions le pro­jet cri­tique n’est pas de dire « Oui ça ne nous appar­tient pas, il nous faut inven­ter quelque chose à nous ». Le pro­jet cri­tique consiste à récla­mer ce qui nous est dû et aller à la recherche de tous les sup­plé­ments pos­sibles qui per­mettent jus­te­ment de rela­ti­vi­ser ce qui, autre­ment, appa­rait comme écra­sant et domi­na­teur. Je crois pour ma part que cette démarche nous offre davan­tage de pos­si­bi­li­tés de mou­ve­ment et de flexi­bi­li­té qui per­mettent jus­te­ment de se confron­ter à la com­plexi­té de ce à quoi nous fai­sons face.

RN : Une série d’auteurs, dont vous faites par­tie, estiment que le pro­jet colo­nial a été un moment déci­sif dans l’émergence de la moder­ni­té occi­den­tale. Com­ment expli­quez-vous que les dif­fé­rentes conquêtes colo­niales, celles des Amé­riques, de l’Afrique, etc. aient pu être déci­sives dans la construc­tion de cette moder­ni­té et en par­ti­cu­lier de la ratio­na­li­té, c’est-à-dire en fait d’une cer­taine ratio­na­li­té occidentale ?

AM : Je crois qu’on ne peut pas nier que l’Occident, peut-être mieux que les autres cultures et enti­tés his­to­riques, se soit pro­je­té hors de lui et ait, à un moment don­né, mieux assi­mi­lé l’idée du monde ; qu’il ait mieux que d’autres pen­sé et mis en œuvre cette stra­té­gie de « mon­da­ni­sa­tion », pesé sur et construit le monde. Que ce soit par la conquête mili­taire, les décou­vertes scien­ti­fiques, l’évangélisation ou l’expatriation de ses propres res­sor­tis­sants et leur éta­blis­se­ment sur des terres qui appar­te­naient à d’autres. Il y est par­ve­nu de manière plus impor­tante que d’autres « civi­li­sa­tions ». Je pense qu’à l’opposé de l’Occident, il y a des enti­tés humaines qui n’ont pas déve­lop­pé, jusqu’à ses ultimes consé­quences, ce concept de « monde » et pour les­quelles l’idée même du monde a tou­jours fonc­tion­né presque à huis clos. Si l’Occident a pu exer­cer une telle domi­na­tion sur une par­tie très impor­tante de la pla­nète, c’est qu’il a su for­ger, à un moment don­né, un concept du monde qui a ensuite ser­vi de base à son pro­jet d’expansion.

Mais aus­si bien la « fabrique du monde » que l’exercice de cette domi­na­tion ont requis l’enrôlement de tout ce qui n’était pas occi­den­tal en termes de res­sources natu­relles et humaines, d’idées, de maté­riaux de divers ordres. Et cet enrô­le­ment s’est effec­tué, pour l’essentiel, par le biais de l’émergence du sys­tème capi­ta­liste. La consé­quence de tout cela est que cette pro­vince a eu un impact mas­sif sur l’ensemble de notre monde. Mais ce fai­sant s’est amor­cée une phase de l’histoire de l’humanité où il devient dif­fi­cile de déter­mi­ner la part de ce qui est externe et la part de ce qui est interne à l’Occident. En fait s’ouvre à par­tir de ce moment-là une his­toire du monde qui est une his­toire de l’imbrication, une his­toire de l’enchâssement des mondes. Et pour nous, pour ce qui nous concerne, cela rend très dif­fi­cile la déter­mi­na­tion de ce qui nous est propre et de ce qui ne l’est pas. Désor­mais l’un est dans l’autre et l’autre est dans l’un. À moins de por­ter une atten­tion pré­cise sur ce pro­ces­sus d’imbrication, je pense qu’on rate une part énorme de ce qui s’est passé.

RN : Dans vos écrits, vous indi­quez que la race est his­to­ri­que­ment le résul­tat et la réaf­fir­ma­tion de l’idée géné­rale de l’irréductibilité des dif­fé­rences sociales. Vous ajou­tez que, en contexte colo­nial, elle a été un des prin­cipes struc­tu­rant des rap­ports sociaux et de l’exercice du pou­voir. Or ce concept, vous le mobi­li­sez aus­si pour cri­ti­quer, notam­ment, le modèle répu­bli­cain fran­çais qui nie­rait le fait racial alors qu’il serait imbu de pré­ju­gés racistes. Com­ment dès lors évi­ter un usage raciste lorsque cette caté­go­rie concep­tuelle de race est mobilisée ?

AM : La puis­sance de ce concept vient de sa capa­ci­té presque infi­nie de pro­li­fé­ra­tion. C’était l’argument essen­tiel. Le cas fran­çais que vous citez ser­vait d’illustration de cette capa­ci­té foi­son­nante qui fait que, au fond, il est de la nature du racisme d’à chaque fois pré­cé­der presque toute tac­tique qui sert à le contrer. En défi­ni­tive, nos luttes contre le racisme sont tou­jours un peu en retard par rap­port à l’acte raciste lui-même. Mon but était très modeste, ce qui n’élimine pas le para­doxe que vous soulevez.

Mais ce para­doxe s’explique aus­si his­to­ri­que­ment. Le propre de la tra­jec­toire fran­çaise est de pro­cla­mer l’existence d’une huma­ni­té ori­gi­naire, de pro­cla­mer un au-delà de la dif­fé­rence, de se récla­mer d’un uni­ver­sel qui trans­cende toute par­ti­cu­la­ri­té et d’établir cela comme hori­zon du poli­tique. Tout cela en pra­ti­quant néan­moins dans les colo­nies, qu’elles soient escla­va­gistes, de peu­ple­ment ou d’exploitation, des formes de dis­cri­mi­na­tion qui font l’objet de codi­fi­ca­tions juri­diques, qui sont prises en compte dans l’aménagement urbain, dans les normes de socia­li­sa­tion, etc. Des pra­tiques qui fina­le­ment contre­disent cet idéal. Et donc la ques­tion pour ceux qui en sont les vic­times est « sur quelles bases pou­vons-nous récla­mer notre appar­te­nance à l’universel » ? Et comme sou­vent mal­heu­reu­se­ment, la plu­part de ces luttes se font dans les termes mêmes de la mar­gi­na­li­sa­tion de leurs acteurs.

RN : À ce pro­pos, vous oppo­sez les concepts d’universel et d’en-commun, en ce que le pre­mier pro­meut une vision à prio­ri de l’humanité à laquelle il s’agirait de faire adhé­rer l’Autre, y com­pris par la coer­ci­tion tan­dis que le second, que vous pro­mou­vez, consiste en une cocons­truc­tion avec cha­cun dans sa sin­gu­la­ri­té et son alté­ri­té de ce qui ferait notre com­mune humanité.

AM : Cette cocons­truc­tion implique d’ailleurs non seule­ment les êtres humains, mais l’ensemble du vivant, c’est-à-dire une cocons­truc­tion qui pren­drait ses dis­tances avec l’anthropomorphisme, qui décen­tre­rait l’humain et sor­ti­rait de ce car­can où les humains sont au pinacle et le monde à leur disposition.

RN : Ce que vous sou­le­vez est inté­res­sant car cette exten­sion pour­rait naï­ve­ment faire pen­ser que les temps où l’on s’interrogeait sur l’appartenance à l’humanité de cer­tains hommes et cer­taines femmes sont désor­mais révo­lus. Or il n’en est rien. Quels sont pour vous les enjeux qui conti­nuent à per­sis­ter dans les luttes pour la défi­ni­tion de ce qu’est l’humanité ?

AM : Les vieux enjeux évi­dem­ment, comme disait Fanon, tels que la recon­nais­sance réci­proque du fait que l’autre et moi sommes des êtres humains comme tous les autres. Cette sorte d’égalité de base qui ne sau­rait faire l’objet de déné­ga­tion sans que soit remis en cause le tout. Cette éga­li­té pri­maire — les Anglais diraient Com­mu­na­li­ty —, cette pré­ro­ga­tive que l’on a en com­mun et qui est inalié­nable. Per­sonne ne peut vous expro­prier de ce pri­vi­lège qui, au demeu­rant, n’en est pas un parce qu’il appar­tient à tous, et duquel découlent tous les autres. Cela reste un enjeu, sur­tout en ce moment avec la réémer­gence des formes pri­maires de racisme, avec le surin­ves­tis­se­ment affec­tif et poli­tique tout à fait irra­tion­nel dans l’idée des fron­tières, avec l’islamophobie et le désir de ségré­ga­tion ou même d’autoségrégation qui semblent carac­té­ri­ser notre époque.

Mais il y a un deuxième enjeu en rap­port avec ce qu’on pour­rait appe­ler la « poli­tique du futur » qui vise à mettre un terme au pri­vi­lège que les humains ont eu dans la consti­tu­tion de notre monde. À l’ère où notre pla­nète devient plus petite que jamais, à l’ère de la crise éco­lo­gique et à l’ère où se pose de façon urgente la ques­tion même de la sur­vie de toutes les espèces, et pas seule­ment celle des espèces humaines. Pour ma part, les enjeux se situent à ce double niveau, le défi étant d’aller au-delà du féti­chisme de la dif­fé­rence pour pen­ser ensemble quelle forme pour­rait prendre cette idée de l’en-com­mun et com­ment on pour­rait aller au-delà d’une démo­cra­tie qui ne vau­drait que pour les humains.

RN : Que pou­vez-vous oppo­ser à celles et ceux qui estiment mal­gré tout pos­sible de se pré­va­loir d’une forme d’altérité radi­cale sans qu’elle n’implique néces­sai­re­ment la subal­ter­ni­té ? Que diriez-vous à celles et ceux qui affirment, par exemple, « Nous sou­hai­tons mettre en place des fron­tières, non parce que nous serions supé­rieurs ou que les autres ne seraient pas des êtres humains, mais sim­ple­ment parce que, de par notre dif­fé­rence, nous sou­hai­tons vivre cha­cun de son côté » ?

AM : Le dis­cours sur les fron­tières est un dis­cours qui s’origine dans l’idée selon laquelle quelque chose nous menace, menace notre mode de vie, quelque chose nous menace dans qui nous sommes fon­da­men­ta­le­ment. Et qui nous sommes fon­da­men­ta­le­ment dif­fère pro­fon­dé­ment de qui sont les autres. Je crois qu’il y a cette peur mas­sive qui elle-même prend sa source dans l’idée qu’il y a quelque chose qui nous sépare des autres, qui fait de nous une enti­té tout à fait dis­tincte qui ne sau­rait se dis­soudre dans aucune autre. Et ce quelque chose d’unique et de sin­gu­lier, il nous faut le conser­ver à tout prix et le meilleur moyen de le faire est d’ériger des fron­tières entre nous et le reste.

C’est une méta­phy­sique de la menace et du conflit qui sup­pose des formes de ter­ri­to­ria­li­sa­tion tout à fait visibles, mani­festes, cal­cu­lables, mais aus­si, de nos jours, des formes d’emmurement de plus en plus abs­traites, digi­tales et élec­tro­niques. La repro­duc­tion de ces formes d’emmurement requiert un cer­tain gou­ver­ne­ment de la mobi­li­té, une cer­taine redis­tri­bu­tion inégale du mou­ve­ment, une éco­no­mie fron­ta­lière au sein de laquelle cer­tains auraient le pri­vi­lège de se mou­voir n’importe où et n’importe quand, sur toute la sur­face de la pla­nète, alors que d’autres ne pour­raient le faire qu’à cer­taines condi­tions, et d’autres encore ne devraient abso­lu­ment pas bouger.

Et donc, en réa­li­té, la grande affaire en ce début de siècle, c’est celle du droit d’habitation de cette pla­nète qui nous est com­mune, du droit uni­ver­sel à la mobi­li­té, un droit humain fon­da­men­tal. La grande ques­tion est de savoir qui a le droit d’habiter entiè­re­ment la pla­nète ? Qui ne peut l’habiter que par­tiel­le­ment ? Qui ne peut l’habiter qu’à la marge, dans des espaces de relé­ga­tion et des enclos qui ne cessent de se mul­ti­plier et où les popu­la­tions super­flues sont entas­sées et expo­sées à toutes sortes de périls ? Voi­là les enjeux et je ne suis pas favo­rable à un par­tage inégal d’un monde qui, fon­da­men­ta­le­ment, nous est com­mun et dont nous sommes, à parts égales, les ayants droit.

RN : Vous indi­quez dans vos écrits que, en contexte post­co­lo­nial, domi­nants et domi­nés s’inscrivent dans une même épis­té­mè. Vous en appe­lez d’ailleurs à un pro­ces­sus d’autodécolonisation tant chez les uns que chez les autres. Peut-on dire pour autant que ce pro­ces­sus est iden­tique dans les deux cas ? Par exemple les struc­tures sociales sous-jacentes à l’idée de race s’incorporent-elles de la même manière dans les struc­tures psy­chiques et men­tales des domi­nants et des domi­nés ? Quels en seraient les dif­fé­rences et les points communs ?

AM : Ce ne sont pas du tout les mêmes. L’idée est que, pour fonc­tion­ner, les formes de domi­na­tion les plus durables ont quelque part besoin de créer des nœuds de conni­vence. La vio­lence brute per­met de créer les condi­tions de cette conni­vence, mais elle n’est pas suf­fi­sante. Lorsqu’on parle de conni­vence, de com­pli­ci­té ou de col­lu­sion, on ne nie pas pour autant le carac­tère struc­tu­ral de la vio­lence colo­niale. On est en train de dire que pour se repro­duire jusque dans les pores les plus intimes de la socié­té, la vio­lence pri­maire et ori­gi­naire a besoin de relais au sein des classes qui en sont les prin­ci­pales victimes.

Mais toute forme de vio­lence durable doit éga­le­ment exploi­ter les gise­ments de peurs et de dési­rs avoués ou inavoués qui existent au sein de la socié­té domi­née. Elle doit pui­ser à pleines mains dans ces pas­sions, sen­ti­ments et pul­sions, puis mettre ain­si en exergue la pos­si­bi­li­té d’une satis­fac­tion immé­diate ou loin­taine de ces dési­rs. Et c’est ain­si que cette forme de domi­na­tion peut cap­ter et cap­tu­rer le domi­né et l’installer dans une posi­tion d’attente sans cesse pro­lon­gée de satis­fac­tion de pul­sions. Et donc l’idée est de com­pli­quer un peu le débat sur la résis­tance et la domi­na­tion en pre­nant très au sérieux la ques­tion des rai­sons pour les­quelles les gens ne se sou­lèvent pas, même lorsque, objec­ti­ve­ment, tout porte à croire qu’ils vivent des situa­tions insup­por­tables. Il s’agit d’ouvrir la voie à cette réflexion sur les limites du sup­por­table qui expliquent que, dans cer­taines condi­tions, les gens choi­sissent de mili­ter contre ce qui nous appa­rait comme leurs propres inté­rêts. Parce que si tout était facile, nous serions dans un monde en sou­lè­ve­ment per­ma­nent. Alors pour­quoi il y en a si peu bien que tout porte à croire qu’on a atteint les limites du supportable ?

RN : On a l’impression que vous vou­lez sor­tir d’une approche étroi­te­ment maté­ria­liste des rap­ports sociaux pour mettre en évi­dence aus­si l’importance des struc­tures psy­chiques, men­tales qui ont des effets aus­si concrets pour por­ter une socié­té que ne peut l’être une éco­no­mie ou une armée ?

AM : Tout à fait. Il faut sor­tir des faux dua­lismes et ces­ser de réduire l’agir humain aux seules moti­va­tions éco­no­miques et uti­li­ta­ristes. Il faut prendre au sérieux l’ensemble des mondes de la vie, des tis­sus de la vie. Ceux-ci sont cou­sus de fils sou­vent ténus et variés. Les fils pul­sion­nels en font défi­ni­ti­ve­ment partie.

RN : On peut par­ler à cet égard d’une éco­no­mie sym­bo­lique des rap­ports colo­niaux et postcoloniaux.

AM : C’est un peu dans cette direc­tion que se dirige mon tra­vail. Il ne s’agit pas de dire que le maté­riel n’est pas impor­tant, mais de le conju­guer avec d’autres res­sorts très concrets pour les sujets impli­qués dans les pro­ces­sus historiques.

Azzedine Hajji


Auteur

Azzedine Hajji est codirecteur de {La Revue nouvelle}, assistant-doctorant en sciences psychologiques et de l’éducation à l’université libre de Bruxelles. Il a été auparavant professeur de mathématiques dans l’enseignement secondaire, et psychopédagogue en Haute École dans le cadre de la formation initiale d’enseignant·e·s du secondaire. Ses sujets de recherche portent principalement sur les questions d’éducation et de formation, en particulier les inégalités socio-scolaires dans leurs dimensions pédagogiques, didactiques et structurelles. Les questions de racialité et de colonialité constituent également un objet de réflexion et d’action qui le préoccupent depuis plus de quinze ans.

Achille Mbembe


Auteur

historien et enseignant à l’université du Witwatersrand de Johannesburg en Afrique du Sud. Ses travaux portent notamment sur l’histoire et la politique de l’Afrique. Il est aussi l’auteur d’ouvrages majeurs sur le thème du postcolonialisme