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« La colonisation n’aura été qu’une (énorme) parenthèse ».Colonialité et rapports postcoloniaux
Dans le cadre de la remise du doctorat honoris causa qui lui a été attribué par l’université catholique de Louvain en octobre 2017, Achille Mbembe a accordé un entretien à La Revue nouvelle. Ce fut l’occasion de revenir sur une série de thématiques abordées dans son œuvre. Comment se structurent les rapports entre les anciennes puissances colonisatrices et leurs anciennes possessions, notamment en Afrique ? Quel est le poids de la période coloniale sur la situation actuelle des unes et des autres ? Quels sont les enjeux, notamment épistémiques, dans les luttes postcoloniales et contre le racisme ? L’horizon politique qu’il dresse ne vise pas seulement à une égalité entre les êtres humains, mais s’étend à l’ensemble du monde vivant.
La Revue nouvelle : Certaines critiques postcoloniales estiment que les processus de décolonisation n’ont pas constitué une totale remise à plat des relations entre anciennes nations colonisées et colonisatrices. À contrario, il est difficile d’affirmer que ces processus s’inscrivent dans une continuité parfaite tant les violences qui les ont marqués sont le signe malgré tout d’une certaine rupture. Quelle est votre analyse sur les points de rupture et de continuité entre les périodes coloniales et postcoloniales dans les relations qu’entretiennent les anciennes nations colonisées, en particulier en Afrique, avec le reste du monde ? Existe-t-il des différences en fonction de l’ancienne puissance colonisatrice concernée ?
Achille Mbembe : Il existe des variations historiques. Le Mozambique ou l’Angola, par exemple, n’entretiennent pas avec le Portugal la même relation que la Côte d’Ivoire ou le Sénégal cultivent avec la France. Je veux dire que les formes prises par le processus de décolonisation ont eu un impact sur la nature des relations qui ont survécu à l’occupation en tant que telle. Certains pays ont arraché leur indépendance à la suite de mouvements révolutionnaires, y compris armés. D’autres ont négocié un transfert de pouvoir à partir d’une position de faiblesse caractérisée. Certains ont su, mieux que d’autres, jouer de la relative autonomie qu’ils avaient pour forger leur destin.
Mais pour l’essentiel, tant que l’Afrique restera divisée en une multitude de petits États faibles, repliés sur eux-mêmes et coincés dans un tête-à-tête stérile avec les anciennes puissances coloniales, elle ne pèsera guère sur l’échiquier mondial. Il y a donc d’énormes variations, y compris en termes d’équilibre entre l’État et la société ou en termes de relations entre élites et forces sociales que rend possible la collusion entre le capitalisme financier global et les économies d’extraction qui prévalent chez nous. Et il faudrait les prendre en considération si on veut rendre compte de la qualité de la domination qui persiste néanmoins en dépit des indépendances formelles. Il convient par ailleurs de faire attention à cette diversité des trajectoires historiques si, véritablement, le projet est de faire de l’Afrique ce que j’appelle sa « puissance propre ».
RN : Quels seraient selon vous les facteurs qui expliqueraient, par exemple, le fait que la France traite différemment ses anciennes colonies que la Grande-Bretagne ? Sont-ce davantage des facteurs culturels dus à son histoire, que ce soit l’histoire coloniale ou même son histoire antérieure, ou plutôt des facteurs liés à sa structure économique ?
AM : Je crois qu’il y en a plusieurs. Il y a d’abord l’incapacité interne des sociétés colonisées à faire corps et à opposer au pouvoir colonial un contrepouvoir d’intensité relativement égal. Les sociétés colonisées par la France en Afrique subsaharienne ont été, dans l’ensemble, incapables de lui opposer une force de résistance suffisamment solide pour transformer durablement la nature des rapports de pouvoir au lendemain de la colonisation. Mais il y a également des facteurs purement militaires qui ont permis à la France de mettre en place au lendemain des indépendances une forme d’État postcolonial qui est au fond un « État sous tutelle ». La structure extractive des économies africaines et la capture de l’État et de la bureaucratie par les forces privées locales et internationales ont permis la constitution d’un bloc hégémonique dont les intérêts sont à l’opposé du projet africain d’émancipation totale.
RN : La façon dont vous abordez les relations postcoloniales implique une grande diversité de situations. On a pourtant tendance quand on évoque l’Afrique à en parler avec un grand « A » et au singulier. Quelles seraient donc la singularité et l’unité de cette entité qu’on pourrait penser à priori n’être qu’une pure convention géographique ? L’expérience de la colonisation et de l’esclavagisme pourraient-ils à eux seuls constituer une spécificité de ce point de vue ? N’y a‑t-il pas aussi un risque d’essentialisation, voire d’une forme d’exaltation patriotique à l’échelle d’un continent ?
AM : Ce danger est réel. Mais je pense que fondamentalement, on a affaire ici à une chaine de sociétés dont l’histoire est très longue. Elle ne peut pas être réduite à la colonisation et à l’esclavage. Pour comprendre les dynamiques contemporaines, il faut revenir à la longue durée des sociétés africaines, et en particulier aux dynamiques précoloniales dont la vitalité est loin d’avoir été émasculée par l’évènement colonial en tant que tel. Si on prend au sérieux ces dynamiques précoloniales faites de flux divers, d’hétérogénéité structurale, de polycentricité, de frontières mouvantes, de mobilités et de circulations incessantes, alors on peut imaginer l’existence d’une entité qui ne serait pas un simple accident géographique. Je ne pense pas que l’on puisse réduire l’Afrique à cela.
Je pense que l’Afrique est à la fois une réalité historique faite de chaines, de chainons ou de nœuds, de flux qui s’interpénètrent, qui circulent… au fond c’est une entité circulante, en mouvement, presque plastique et donc capable d’absorber plusieurs formes, de prendre elle-même plusieurs formes. Et cette capacité circulante et presque motrice n’a pas fait l’objet de théorisations appropriées. Enfin l’Afrique, c’est également un projet : l’espoir qu’un jour nous serons notre puissance propre, notre force propre, notre centre propre, ouvert à lui-même et au monde. Je crois que ce que l’on nomme l’Afrique se situe justement à l’interface entre cette réalité et ce projet.
RN : Vous récusez donc en quelque sorte les discours qui font peser sur les évènements contemporains que connait l’Afrique le poids considérable de la période coloniale, et cela tant d’un point de vue positif que négatif ?
AM : L’Afrique ne se résume ni à la colonisation ni à la traite des esclaves. Je crois que c’est un énorme tort qu’on fait à l’Afrique chaque fois qu’on en réduit la longue histoire à ce qui, au fond, n’aura été qu’une énorme ponctuation. Il existe une histoire avant et après la colonisation. Et l’histoire de la colonisation elle-même ne consiste absolument pas en une abrogation des capacités intrinsèques des sociétés colonisées, mais plutôt en un détournement de celles-ci. Ce que la colonisation fait est de détourner les capacités des Africains à peser sur leur propre sort et sur le sort du monde. Mais il n’y a pas eu abrogation de ces capacités au moment de la colonisation.
Et il importe de rappeler ces données dans les débats contemporains si l’on veut faire justice au concept de colonialité. La colonialité dans son essence implique par définition plus d’un acteur, des frictions, des ratés, une dialectique. Il y a par ailleurs une part de la colonialité qui relève de la collusion et de la complicité, et pas seulement de la collision ou de la résistance. Il faut arrêter de lire l’histoire des dominés sous le seul prisme de la vertu. Le dire ne signifie en rien nier la violence constitutive du rapport colonial, le prix très élevé que certains ont dû payer pour que ce rapport soit institué et pour qu’il se reproduise. Je crois que ces précisions valent la peine si on veut ouvrir des chemins d’avenir pour une politique du monde qui accorde une place essentielle à l’idée de l’en-commun.
RN : Il est vrai que la manière dont, en Europe ou dans les anciennes puissances colonisatrices, la question de l’histoire de l’Afrique est traitée est de ce point de vue éclairante. Mais comment pourrait s’expliquer cet immobilisme, cette difficulté à penser l’Afrique qu’on retrouve également chez les intellectuels en Afrique ? Le fait d’utiliser des outils conceptuels qui sont, par leur genèse, issus de l’Europe ou de l’Occident est-il un frein à l’émancipation ? Une épistémologie spécifique serait-elle nécessaire pour y parvenir ?
AM : Dans mon travail, je me pose la question différemment. Je pars de l’idée selon laquelle l’Europe, le Nord, l’Occident, tout ce que l’on veut… a développé, peut-être plus que d’autres entités historiques, les concepts, les ressources de sa propre critique. On retrouve, dans ce que l’on pourrait appeler de manière générale les archives de l’Europe un ensemble d’idées, de catégories, de schèmes de la pensée nécessaires pour sa propre critique. Et c’est peut-être au fond une des choses qui la différencie des autres entités culturelles humaines. Et donc rien n’empêche à priori de puiser dans ces concepts et ces catégories, ces figures de la pensée, de les utiliser contre l’Europe elle-même puisque de toutes les façons elle les utilise d’ores et déjà contre elle-même.
Des non-Européens ont d’ailleurs participé à la formation de ces gisements critiques. Pourquoi donc nous déposséder nous-mêmes de ce qui, à plusieurs égards, est une co-invention ? Nous avons donc un droit d’héritage sur ce trésor qui n’appartient pas uniquement à l’Europe. Il n’est donc pas question de s’en dessaisir dans la tâche critique qu’est la décolonisation épistémologique. C’est vrai qu’une histoire critique approfondie du legs européen nous permet justement d’articuler cette espèce de réclamation qui relève aussi d’un acte de réparation et de restitution. Et l’avantage que nous avons est que nous héritons non seulement du legs européen, mais aussi des legs d’autres mondes : le monde arabe, africain précolonial, chinois, japonais, indien, inca, etc. Et ce qui m’intéresse, c’est d’orchestrer toutes ces ressources du « Tout-Monde » pour penser ce que pourrait être une décolonisation radicale qui ne passe pas du tout par l’amputation ou par l’érection de murs conceptuels, mais en fait par une espèce d’appropriation créative de ce que l’humanité dans son ensemble nous a légué pour accomplir cette tâche essentielle en ce moment planétaire. Pour affronter les grands défis du monde de demain, je crois que l’on n’a pas besoin de retourner à l’époque de la ségrégation ou de l’apartheid conceptuel. Il nous faut comprendre qu’il y a en nous une part de l’Occident dont nous ne parviendrons plus jamais à nous débarrasser.
RN : Vous pensez que cette coconstruction que vous évoquez est reconnue sur la scène intellectuelle internationale ?
AM : Non, il y a très peu de gens qui y pensent. Prenez, par exemple, la modernité nord-américaine, elle est impensable sans l’apport des esclaves. Complètement impensable. Or la logique dominante consiste à nier cette contribution venue du bas et à convaincre à peu près tout le monde du fait de cette inexistence. Dans ces conditions le projet critique n’est pas de dire « Oui ça ne nous appartient pas, il nous faut inventer quelque chose à nous ». Le projet critique consiste à réclamer ce qui nous est dû et aller à la recherche de tous les suppléments possibles qui permettent justement de relativiser ce qui, autrement, apparait comme écrasant et dominateur. Je crois pour ma part que cette démarche nous offre davantage de possibilités de mouvement et de flexibilité qui permettent justement de se confronter à la complexité de ce à quoi nous faisons face.
RN : Une série d’auteurs, dont vous faites partie, estiment que le projet colonial a été un moment décisif dans l’émergence de la modernité occidentale. Comment expliquez-vous que les différentes conquêtes coloniales, celles des Amériques, de l’Afrique, etc. aient pu être décisives dans la construction de cette modernité et en particulier de la rationalité, c’est-à-dire en fait d’une certaine rationalité occidentale ?
AM : Je crois qu’on ne peut pas nier que l’Occident, peut-être mieux que les autres cultures et entités historiques, se soit projeté hors de lui et ait, à un moment donné, mieux assimilé l’idée du monde ; qu’il ait mieux que d’autres pensé et mis en œuvre cette stratégie de « mondanisation », pesé sur et construit le monde. Que ce soit par la conquête militaire, les découvertes scientifiques, l’évangélisation ou l’expatriation de ses propres ressortissants et leur établissement sur des terres qui appartenaient à d’autres. Il y est parvenu de manière plus importante que d’autres « civilisations ». Je pense qu’à l’opposé de l’Occident, il y a des entités humaines qui n’ont pas développé, jusqu’à ses ultimes conséquences, ce concept de « monde » et pour lesquelles l’idée même du monde a toujours fonctionné presque à huis clos. Si l’Occident a pu exercer une telle domination sur une partie très importante de la planète, c’est qu’il a su forger, à un moment donné, un concept du monde qui a ensuite servi de base à son projet d’expansion.
Mais aussi bien la « fabrique du monde » que l’exercice de cette domination ont requis l’enrôlement de tout ce qui n’était pas occidental en termes de ressources naturelles et humaines, d’idées, de matériaux de divers ordres. Et cet enrôlement s’est effectué, pour l’essentiel, par le biais de l’émergence du système capitaliste. La conséquence de tout cela est que cette province a eu un impact massif sur l’ensemble de notre monde. Mais ce faisant s’est amorcée une phase de l’histoire de l’humanité où il devient difficile de déterminer la part de ce qui est externe et la part de ce qui est interne à l’Occident. En fait s’ouvre à partir de ce moment-là une histoire du monde qui est une histoire de l’imbrication, une histoire de l’enchâssement des mondes. Et pour nous, pour ce qui nous concerne, cela rend très difficile la détermination de ce qui nous est propre et de ce qui ne l’est pas. Désormais l’un est dans l’autre et l’autre est dans l’un. À moins de porter une attention précise sur ce processus d’imbrication, je pense qu’on rate une part énorme de ce qui s’est passé.
RN : Dans vos écrits, vous indiquez que la race est historiquement le résultat et la réaffirmation de l’idée générale de l’irréductibilité des différences sociales. Vous ajoutez que, en contexte colonial, elle a été un des principes structurant des rapports sociaux et de l’exercice du pouvoir. Or ce concept, vous le mobilisez aussi pour critiquer, notamment, le modèle républicain français qui nierait le fait racial alors qu’il serait imbu de préjugés racistes. Comment dès lors éviter un usage raciste lorsque cette catégorie conceptuelle de race est mobilisée ?
AM : La puissance de ce concept vient de sa capacité presque infinie de prolifération. C’était l’argument essentiel. Le cas français que vous citez servait d’illustration de cette capacité foisonnante qui fait que, au fond, il est de la nature du racisme d’à chaque fois précéder presque toute tactique qui sert à le contrer. En définitive, nos luttes contre le racisme sont toujours un peu en retard par rapport à l’acte raciste lui-même. Mon but était très modeste, ce qui n’élimine pas le paradoxe que vous soulevez.
Mais ce paradoxe s’explique aussi historiquement. Le propre de la trajectoire française est de proclamer l’existence d’une humanité originaire, de proclamer un au-delà de la différence, de se réclamer d’un universel qui transcende toute particularité et d’établir cela comme horizon du politique. Tout cela en pratiquant néanmoins dans les colonies, qu’elles soient esclavagistes, de peuplement ou d’exploitation, des formes de discrimination qui font l’objet de codifications juridiques, qui sont prises en compte dans l’aménagement urbain, dans les normes de socialisation, etc. Des pratiques qui finalement contredisent cet idéal. Et donc la question pour ceux qui en sont les victimes est « sur quelles bases pouvons-nous réclamer notre appartenance à l’universel » ? Et comme souvent malheureusement, la plupart de ces luttes se font dans les termes mêmes de la marginalisation de leurs acteurs.
RN : À ce propos, vous opposez les concepts d’universel et d’en-commun, en ce que le premier promeut une vision à priori de l’humanité à laquelle il s’agirait de faire adhérer l’Autre, y compris par la coercition tandis que le second, que vous promouvez, consiste en une coconstruction avec chacun dans sa singularité et son altérité de ce qui ferait notre commune humanité.
AM : Cette coconstruction implique d’ailleurs non seulement les êtres humains, mais l’ensemble du vivant, c’est-à-dire une coconstruction qui prendrait ses distances avec l’anthropomorphisme, qui décentrerait l’humain et sortirait de ce carcan où les humains sont au pinacle et le monde à leur disposition.
RN : Ce que vous soulevez est intéressant car cette extension pourrait naïvement faire penser que les temps où l’on s’interrogeait sur l’appartenance à l’humanité de certains hommes et certaines femmes sont désormais révolus. Or il n’en est rien. Quels sont pour vous les enjeux qui continuent à persister dans les luttes pour la définition de ce qu’est l’humanité ?
AM : Les vieux enjeux évidemment, comme disait Fanon, tels que la reconnaissance réciproque du fait que l’autre et moi sommes des êtres humains comme tous les autres. Cette sorte d’égalité de base qui ne saurait faire l’objet de dénégation sans que soit remis en cause le tout. Cette égalité primaire — les Anglais diraient Communality —, cette prérogative que l’on a en commun et qui est inaliénable. Personne ne peut vous exproprier de ce privilège qui, au demeurant, n’en est pas un parce qu’il appartient à tous, et duquel découlent tous les autres. Cela reste un enjeu, surtout en ce moment avec la réémergence des formes primaires de racisme, avec le surinvestissement affectif et politique tout à fait irrationnel dans l’idée des frontières, avec l’islamophobie et le désir de ségrégation ou même d’autoségrégation qui semblent caractériser notre époque.
Mais il y a un deuxième enjeu en rapport avec ce qu’on pourrait appeler la « politique du futur » qui vise à mettre un terme au privilège que les humains ont eu dans la constitution de notre monde. À l’ère où notre planète devient plus petite que jamais, à l’ère de la crise écologique et à l’ère où se pose de façon urgente la question même de la survie de toutes les espèces, et pas seulement celle des espèces humaines. Pour ma part, les enjeux se situent à ce double niveau, le défi étant d’aller au-delà du fétichisme de la différence pour penser ensemble quelle forme pourrait prendre cette idée de l’en-commun et comment on pourrait aller au-delà d’une démocratie qui ne vaudrait que pour les humains.
RN : Que pouvez-vous opposer à celles et ceux qui estiment malgré tout possible de se prévaloir d’une forme d’altérité radicale sans qu’elle n’implique nécessairement la subalternité ? Que diriez-vous à celles et ceux qui affirment, par exemple, « Nous souhaitons mettre en place des frontières, non parce que nous serions supérieurs ou que les autres ne seraient pas des êtres humains, mais simplement parce que, de par notre différence, nous souhaitons vivre chacun de son côté » ?
AM : Le discours sur les frontières est un discours qui s’origine dans l’idée selon laquelle quelque chose nous menace, menace notre mode de vie, quelque chose nous menace dans qui nous sommes fondamentalement. Et qui nous sommes fondamentalement diffère profondément de qui sont les autres. Je crois qu’il y a cette peur massive qui elle-même prend sa source dans l’idée qu’il y a quelque chose qui nous sépare des autres, qui fait de nous une entité tout à fait distincte qui ne saurait se dissoudre dans aucune autre. Et ce quelque chose d’unique et de singulier, il nous faut le conserver à tout prix et le meilleur moyen de le faire est d’ériger des frontières entre nous et le reste.
C’est une métaphysique de la menace et du conflit qui suppose des formes de territorialisation tout à fait visibles, manifestes, calculables, mais aussi, de nos jours, des formes d’emmurement de plus en plus abstraites, digitales et électroniques. La reproduction de ces formes d’emmurement requiert un certain gouvernement de la mobilité, une certaine redistribution inégale du mouvement, une économie frontalière au sein de laquelle certains auraient le privilège de se mouvoir n’importe où et n’importe quand, sur toute la surface de la planète, alors que d’autres ne pourraient le faire qu’à certaines conditions, et d’autres encore ne devraient absolument pas bouger.
Et donc, en réalité, la grande affaire en ce début de siècle, c’est celle du droit d’habitation de cette planète qui nous est commune, du droit universel à la mobilité, un droit humain fondamental. La grande question est de savoir qui a le droit d’habiter entièrement la planète ? Qui ne peut l’habiter que partiellement ? Qui ne peut l’habiter qu’à la marge, dans des espaces de relégation et des enclos qui ne cessent de se multiplier et où les populations superflues sont entassées et exposées à toutes sortes de périls ? Voilà les enjeux et je ne suis pas favorable à un partage inégal d’un monde qui, fondamentalement, nous est commun et dont nous sommes, à parts égales, les ayants droit.
RN : Vous indiquez dans vos écrits que, en contexte postcolonial, dominants et dominés s’inscrivent dans une même épistémè. Vous en appelez d’ailleurs à un processus d’autodécolonisation tant chez les uns que chez les autres. Peut-on dire pour autant que ce processus est identique dans les deux cas ? Par exemple les structures sociales sous-jacentes à l’idée de race s’incorporent-elles de la même manière dans les structures psychiques et mentales des dominants et des dominés ? Quels en seraient les différences et les points communs ?
AM : Ce ne sont pas du tout les mêmes. L’idée est que, pour fonctionner, les formes de domination les plus durables ont quelque part besoin de créer des nœuds de connivence. La violence brute permet de créer les conditions de cette connivence, mais elle n’est pas suffisante. Lorsqu’on parle de connivence, de complicité ou de collusion, on ne nie pas pour autant le caractère structural de la violence coloniale. On est en train de dire que pour se reproduire jusque dans les pores les plus intimes de la société, la violence primaire et originaire a besoin de relais au sein des classes qui en sont les principales victimes.
Mais toute forme de violence durable doit également exploiter les gisements de peurs et de désirs avoués ou inavoués qui existent au sein de la société dominée. Elle doit puiser à pleines mains dans ces passions, sentiments et pulsions, puis mettre ainsi en exergue la possibilité d’une satisfaction immédiate ou lointaine de ces désirs. Et c’est ainsi que cette forme de domination peut capter et capturer le dominé et l’installer dans une position d’attente sans cesse prolongée de satisfaction de pulsions. Et donc l’idée est de compliquer un peu le débat sur la résistance et la domination en prenant très au sérieux la question des raisons pour lesquelles les gens ne se soulèvent pas, même lorsque, objectivement, tout porte à croire qu’ils vivent des situations insupportables. Il s’agit d’ouvrir la voie à cette réflexion sur les limites du supportable qui expliquent que, dans certaines conditions, les gens choisissent de militer contre ce qui nous apparait comme leurs propres intérêts. Parce que si tout était facile, nous serions dans un monde en soulèvement permanent. Alors pourquoi il y en a si peu bien que tout porte à croire qu’on a atteint les limites du supportable ?
RN : On a l’impression que vous voulez sortir d’une approche étroitement matérialiste des rapports sociaux pour mettre en évidence aussi l’importance des structures psychiques, mentales qui ont des effets aussi concrets pour porter une société que ne peut l’être une économie ou une armée ?
AM : Tout à fait. Il faut sortir des faux dualismes et cesser de réduire l’agir humain aux seules motivations économiques et utilitaristes. Il faut prendre au sérieux l’ensemble des mondes de la vie, des tissus de la vie. Ceux-ci sont cousus de fils souvent ténus et variés. Les fils pulsionnels en font définitivement partie.
RN : On peut parler à cet égard d’une économie symbolique des rapports coloniaux et postcoloniaux.
AM : C’est un peu dans cette direction que se dirige mon travail. Il ne s’agit pas de dire que le matériel n’est pas important, mais de le conjuguer avec d’autres ressorts très concrets pour les sujets impliqués dans les processus historiques.