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La chaleur de l’été

Numéro 4 Avril 2011 par Far

avril 2011

On attend un taxi. Il n’y a plus grand monde dans les rues, mais encore beau­coup de voi­tures de toutes les cou­leurs. Tout le monde klaxonne. Je crois que les voi­tures naissent comme ça. Bruyantes. Les pigeons bleus ou blancs deve­nus gris ont trou­vé un coin d’ombre. Gen­tils. Les cor­beaux noirs conti­nuent à fouiller aux abords des […]

On attend un taxi. Il n’y a plus grand monde dans les rues, mais encore beau­coup de voi­tures de toutes les cou­leurs. Tout le monde klaxonne. Je crois que les voi­tures naissent comme ça. Bruyantes.

Les pigeons bleus ou blancs deve­nus gris ont trou­vé un coin d’ombre. Gentils.

Les cor­beaux noirs conti­nuent à fouiller aux abords des égouts à ciel ouvert avec leur mince filet d’eau au fond. Intré­pides et lourds. On attend un taxi. Tout le monde se hâte pour ren­trer. Ce sera bien­tôt l’heure du déjeu­ner. Il est midi. Ce n’est pas vrai­ment man­ger qui est impor­tant, mais rentrer.

Ren­trer pour se mettre à l’a­bri du soleil, et sur­tout des quelques heures qui vont suivre. Rentrer.

Mettre les pieds sur le sol, sur les dalles froides. Pas­ser et repas­ser devant les ven­ti­la­teurs et l’air condi­tion­né. S’as­per­ger de petites gout­te­lettes d’eau, à l’aide d’un éven­tail tres­sé en paille (bad­be­zanne), trem­pé depuis le matin dans l’eau fraiche d’un bas­sin du patio.

Boire du lait bat­tu gla­cé, juste avant de s’é­va­nouir ou presque, sur son lit en cher­chant un sup­plé­ment de frai­cheur sur chaque cen­ti­mètre car­ré de drap. C’est le début d’un rituel concer­nant un évè­ne­ment impor­tant : la sieste. L’air condi­tion­né qui se prend pour quel­qu’un et à juste titre est à son maxi­mum. Il est secon­dé par-ci par-là de plu­sieurs ven­ti­la­teurs timides qui tournent leur tête dès que je m’ap­proche. Les fri­gos débordent de fruits de toutes les cou­leurs et de tous les gouts.

Sur­tout des petits rai­sins, noirs, (angoor yaghoo­ti) uniques au monde. Et ne pas oublier d’a­va­ler en quelques minutes une pas­tèque rouge et juteuse, et tant pis pour les pépins. On attend tou­jours un taxi. Le soleil tape et il a l’air bien exci­té aujourd’­hui. Comme tous les jours de l’été.

Au milieu du rond­point, je vois quelques jets d’eau maigres pour arro­ser un gazon chauve, bru­lé par la cha­leur. Je fais le pre­mier pas pour tra­ver­ser et prendre une petite douche, quand la main de maman m’ar­rête devant une voi­ture cou­leur orange. On n’at­tend plus un taxi. Les ban­quettes sont bru­lantes. On ne sait com­ment s’as­soir sans hur­ler dans la cha­leur de ce four.

La porte est à peine fer­mée que déjà le chauf­feur démarre. On est reje­tée en arrière et col­lée cette fois défi­ni­ti­ve­ment au dos­sier de la ban­quette. Un démar­rage sec et inutile. La voi­ture de devant est à peine à trois mètres. Je regarde à l’in­té­rieur. Les quatre vitres sont ouvertes et les poi­gnées absentes. Un vent chaud s’en­gouffre à l’in­té­rieur, irres­pi­rable. Un bus à deux étages de cou­leur verte passe et, juste près de nous, il accé­lère. Résul­tat, un gros nuage noir dans nos narines, et une série d’in­jures, que maman m’in­vite à ne pas écou­ter, sur la famille du conduc­teur du bus, de la part de notre chauf­feur tatoué et moustachu.

Je n’é­coute pas, mais j’en­tends. Les injures sont bizarres. Cela donne : père chien ou père bru­lé… Et sur­tout il est ques­tion d’un poi­son de ser­pent ! Je ne com­prends abso­lu­ment rien.

Je regarde dans le petit miroir qui est à l’in­té­rieur de chaque voi­ture et qui sert à regar­der le conduc­teur. Il mâchouille les bouts de sa mous­tache. Je crois qu’il n’a plus de che­wing-gum, le mal­heu­reux. Il a des des­sins un peu par­tout sur ses bras. Comme un vrai livre.

Il y a sur­tout cette rose des­si­née sur sa main gauche posée sur le côté oppo­sé du volant. La rose est triste, elle pleure et ses larmes sont toutes bleues. Le taxi est orange, le bus est vert, la rose est bleue. Peu à peu les cou­leurs m’a­mènent à des pen­sées plus sérieuses : les crèmes glacées.

Oh qu’il fait chaud ! Notre taxi a du mal à avan­cer. On dirait que toute la ville veut venir chez nous. La cha­leur fait dan­ser l’am­biance. Tout flotte. Tout tremble de loin. La terre cuit. Des larmes inco­lores perlent dans nos cous. Mais nos yeux sont secs. Il faut qu’on arrive vite à la mai­son. Maman ne sup­porte pas la cha­leur. Nos courses nous paraissent tota­le­ment inutiles.

Pour pas­ser le temps, je plonge dans les cartes pos­tales et ins­crip­tions col­lées sur les portes sous un plas­tique trans­pa­rent. Encore un livre. Je demande à maman de me lire les quelques lignes :

« Fer­mez dou­ce­ment la por­tière, s’il vous plait. » Et aus­si plu­sieurs poèmes avec des phrases qui se ter­minent tout le temps avec le même mot. C’est beau, ça change. Je vais essayer aus­si de ter­mi­ner mes phrases avec le même rythme. On ver­ra ; il faut que j’é­tu­die cette affaire plus tard. Pour le moment j’ai trop chaud. Il y a beau­coup de bruit dehors. Il y a beau­coup de bruit dedans. Des cha­pe­lets de toutes les cou­leurs sont atta­chés autour du petit miroir. Ils s’a­gitent à chaque coup d’ac­cé­lé­ra­teur et à chaque coup de frein. Ils bougent et dansent. Maman n’aime pas la cha­leur. Il faut qu’on arrive, mais notre taxi n’a­vance pas trop. Le chauf­feur roule bizar­re­ment. La voi­ture fait des bonds au lieu de rou­ler, et s’ar­rête après trois mètres, juste à trois mil­li­mètres des taxis qui sont devant nous. Et bien sûr à chaque fois, maman pousse un cri.

Les klaxons, les cha­pe­lets, les nou­velles injures du chauf­feur, cette fois ce sont sur les mères et leurs chiens, et encore cette his­toire du ser­pent à poi­son, enfin quelque chose comme ça et les coups de freins et les coups d’ac­cé­lé­ra­teur et aus­si bien sûr et encore les petits cris de maman.

Cela fait beau­coup pour mes petites oreilles sur un long tra­jet. Dehors tout vibre et ondule. La terre cuit. Encore. Mais peu à peu l’es­poir. On s’ap­proche de la mai­son. On arrive. Enfin.

Maman donne un papier et n’at­tend pas le reste. D’ha­bi­tude quand on donne un papier, on reçoit des pièces d’argent en retour. L’as­phalte de la rue res­semble au cara­mel mou que j’ai man­gé hier. Mais l’o­deur est dif­fé­rente. Celui-ci ne sent pas bon. Je suis maman. À chaque pas, ses talons crayons rentrent dans ce sol noir. De tout petits trous dans le sol. Un monde magique, c’est un jar­din noir.

Quelles fleurs pous­se­ront de ces trous noirs ? Je m’i­ma­gine dans un jeu. Je suis ses pas, je compte, je m’a­muse. La porte du jar­din. Le jar­din. La porte de la ter­rasse. La ter­rasse. Le hall. Et c’est tout de suite la frai­cheur. Je cours vers la cui­sine, vers les fri­gos. J’ouvre tout et je rentre presque dedans. Tant pis si je suis gelée à mon tour. Maman dit qu’elle ne sor­ti­ra plus durant les deux autres mois de l’été.

Mon frère rit. Mon père sou­rit. Je suis d’ac­cord. Et je m’é­touffe presque en ava­lant des cerises jaunes d’Is­pa­han, en sachant que peut-être pas demain, mais après demain, on res­sor­ti­ra et tout recommencera.

Extrait du récit Ambre et lumière (une enfance persane)

Far


Auteur

assistante et professeure à Bruxelles, elle a travaillé comme architecte d'intérieur