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La « cancel culture » à l’assaut du débat public

Numéro 4 – 2021 - cancel culture liberté d'expression Médias par Renaud Maes

juin 2021

Il y a de cela quelques mois, un auteur pro­po­sa un texte à La Revue nou­velle, trai­tant d’un aspect par­ti­cu­lier de la « déco­lo­ni­sa­tion ». Deux spé­cia­listes recon­nus inter­na­tio­na­le­ment relurent cette pro­po­si­tion et la jugèrent trop cari­ca­tu­rale. À les suivre, sa publi­ca­tion ne contri­bue­rait qu’à pola­ri­ser le débat public, sans l’éclairer suf­fi­sam­ment sur des enjeux réels. Le pro­ces­sus se solda […]

Éditorial

Il y a de cela quelques mois, un auteur pro­po­sa un texte à La Revue nou­velle, trai­tant d’un aspect par­ti­cu­lier de la « déco­lo­ni­sa­tion ». Deux spé­cia­listes recon­nus inter­na­tio­na­le­ment relurent cette pro­po­si­tion et la jugèrent trop cari­ca­tu­rale. À les suivre, sa publi­ca­tion ne contri­bue­rait qu’à pola­ri­ser le débat public, sans l’éclairer suf­fi­sam­ment sur des enjeux réels. Le pro­ces­sus se sol­da donc par un refus.

La pro­cé­dure de relec­ture des pro­po­si­tions par deux per­sonnes bien infor­mées vise à garan­tir la rigueur fac­tuelle des articles que nous publions et d’éviter les sim­pli­fi­ca­tions abu­sives des pro­blé­ma­tiques dont ils traitent. Il s’agit de res­pec­ter l’engagement de La Revue nou­velle de refu­ser de don­ner des « leçons » sur les thèmes qu’elle aborde, et d’accompagner les lec­teurs dans l’élaboration de leur point de vue auto­nome. Les relec­teurs sont donc invi­tés en amont à se foca­li­ser sur la qua­li­té de l’argumentation et en aval, leur éva­lua­tion est soi­gneu­se­ment ana­ly­sée par la rédac­tion avant trans­mis­sion à l’auteur. Si le moindre doute appa­rait, l’article fait l’objet d’un débat en comi­té de rédac­tion. En l’occurrence, il n’y avait aucun doute.

L’auteur de la pro­po­si­tion refu­sée répon­dit tou­te­fois par un mes­sage à la rédac­tion — en met­tant en copie quelques per­son­na­li­tés —, mes­sage dans lequel il sug­gé­rait qu’il était vic­time de la « can­cel culture » et déplo­rait qu’elle puisse influen­cer jusqu’à La Revue nou­velle. C’était la pre­mière fois que nous étions confron­tés à cette accu­sa­tion, mais elle nous sem­bla grave : ce que l’auteur récla­mait, fina­le­ment, ce n’était pas tant l’accès à une éva­lua­tion impar­tiale de son texte. Ce qu’il exi­geait, c’était bel et bien un droit abso­lu à la publi­ca­tion, même si son article ne res­pec­tait pas la charte édi­to­riale de notre revue. Il ne contes­tait d’ailleurs pas les argu­ments des relec­teurs, mais les accu­sait, publi­que­ment et sans les connaitre, de par­ti pris idéo­lo­gique. Et en adres­sant cette cri­tique à une audience — certes limi­tée, mais dont il connais­sait le poids sym­bo­lique —, il exer­çait de fait une pres­sion visant à contour­ner notre pro­ces­sus édi­to­rial et, ce fai­sant, notre ligne éditoriale.

Un rapide son­dage auprès de rédac­tions de revues par­te­naires mit en évi­dence que plu­sieurs d’entre elles avaient déjà dû faire face à une telle accu­sa­tion, par­fois divul­guée par mail envoyé à la can­to­nade, par­fois lan­cée sur les réseaux sociaux et lar­ge­ment relayée.

Cet épi­sode inter­vient dans un contexte qui voit les revues intel­lec­tuelles éprou­ver d’importantes dif­fi­cul­tés à assu­rer leur finan­ce­ment, par­tout en Europe, même dans les pays où les popu­listes de droite n’ont pas pris le pou­voir. Elles dépendent presque toutes de sub­sides publics et, dans ce cadre, les accu­sa­tions de can­cel­ling peuvent avoir des effets délé­tères : les pou­voirs publics, effrayés par les rumeurs — même infon­dées —, pour­raient rapi­de­ment cou­per les vivres aux revues.

Une menace pèse­rait donc sur les revues… et ques­tionne notre capa­ci­té à pou­voir main­te­nir une ligne éditoriale.

Dégonfler la « cancel culture »

Mais, dans le fond, qu’est-ce vrai­ment que la « can­cel culture » et com­ment se manifeste-t-elle ?

La notion est impor­tée des débats média­tiques amé­ri­cains, où elle a d’abord dési­gné des ten­sions sur les cam­pus uni­ver­si­taires et cer­taines contro­verses sur les réseaux sociaux1. Comme le résume Réjane Sénac, le syn­tagme « can­cel culture appa­rait aux États-Unis pour décrire les actions mili­tantes dis­cré­di­tant une per­son­na­li­té publique en la dénon­çant non pas via un recours juri­dique, mais à tra­vers des attaques coor­don­nées, géné­ra­le­ment lan­cées en ligne, contre une per­sonne afin de détruire sa répu­ta­tion et de la rendre infré­quen­table, avec des consé­quences sur sa vie pro­fes­sion­nelle et per­son­nelle. Cette expres­sion est alors uti­li­sée pour cri­ti­quer les ten­dances au dog­ma­tisme et à la coer­ci­tion à tra­vers la stig­ma­ti­sa­tion et la mise au ban des per­sonnes dont les prises de posi­tion sont consi­dé­rées comme non conformes, et ceci au sein même du camp pro­gres­siste2. »

La chose inquiète lar­ge­ment les aca­dé­miques amé­ri­cains à la suite de quelques cas par­ti­cu­liè­re­ment média­ti­sés de cam­pagnes d’organisations étu­diantes contre des pro­fes­seurs. Ces quelques cas ont d’ailleurs ser­vi d’exemples aux cent-cin­quante per­son­na­li­tés signa­taires de la tri­bune publiée dans le maga­zine Harper’s et lar­ge­ment repu­bliée par­tout dans le monde, « A Let­ter on Jus­tice and Open Debate ».

Un repé­rage des « vic­times » de la « can­cel culture » a éga­le­ment été mis en place par la Natio­nal Asso­cia­tion of Scho­lars, une orga­ni­sa­tion rela­ti­ve­ment cor­po­ra­tiste d’académiques défen­dant un prin­cipe de « neu­tra­li­té » de l’enseignement supé­rieur, en juin 20203. Cette liste, actua­li­sée depuis, compte aujourd’hui cent-sep­tante-deux « annu­la­tions ». Il faut tou­te­fois consi­dé­rer atten­ti­ve­ment chaque cas : rapi­de­ment, lorsqu’on retire les per­sonnes « cha­hu­tées » lors de remises de prix ou de confé­rences, on se rend compte que les cas de sanc­tions dis­ci­pli­naires sont réduits à quatre-vingt-deux, avec au maxi­mum qua­rante-cinq licen­cie­ments par l’institution uni­ver­si­taire. En creu­sant encore, on observe que sur ces qua­rante-cinq licen­cie­ments, au moins treize sont moti­vés par un ensemble de griefs incluant des faits recon­nus de har­cè­le­ment ou de détour­ne­ments de fonds. Ce qui fait donc un total de maxi­mum trente-deux licen­cie­ments liés direc­te­ment à une contro­verse entre l’enseignant·e et ses étudiant·es autour d’une ques­tion sociale. Or, si l’on ne consi­dère que le per­son­nel ensei­gnant à temps plein, le Natio­nal Cen­ter for Edu­ca­tion Sta­tis­tics recense quelque 638702 employés sur l’ensemble des États-Unis. La « can­cel culture » aca­dé­mique semble donc fina­le­ment un phé­no­mène mino­ri­taire — sinon anec­do­tique —, même aux États-Unis.

Le rôle des « médias dominants »

Com­ment peut-on dès lors com­prendre que l’expression soit aus­si fré­quem­ment reprise, qu’autant de tri­bunes s’inquiètent de cette « ten­dance » sur les cam­pus et au-delà ?

Un pre­mier effet néces­site avant tout exa­men : glo­ba­le­ment, on observe une évo­lu­tion de la ligne édi­to­riale de médias à large audience visant à jouer sur les affects du public pour mieux cap­ter son atten­tion. Cette évo­lu­tion se tra­duit ain­si dans le choix des thèmes, du voca­bu­laire, etc., des médias d’information4.

Dans ce cadre, les situa­tions conflic­tuelles sur les cam­pus, qui sont en fait inhé­rentes à la dyna­mique de débats intel­lec­tuels propres à l’université, depuis le XIXe siècle au moins, connaissent une cou­ver­ture média­tique crois­sante et de plus en plus dra­ma­ti­sée. À titre d’illustration, on trou­ve­ra dans la figure 1 l’exemple du trai­te­ment dans deux quo­ti­diens de réfé­rence (Le Soir et La Libre) des inter­rup­tions de débats et confé­rences offi­cielles orga­ni­sées par les auto­ri­tés de l’ULB entre 1960 et aujourd’hui5. On remar­que­ra qu’entre 1960 et 1969, quelque sep­tante-sept confé­rences et débats orga­ni­sés par les auto­ri­tés uni­ver­si­taires ont été inter­rom­pus sur les cam­pus de l’ULB, évè­ne­ments men­tion­nés dans vingt-trois articles (onze fois dans Le Soir et douze fois dans La Libre). Entre 2010 et 2019, une seule inter­rup­tion de cet ordre a tou­te­fois été men­tion­née dans autant d’articles (douze fois dans Le Soir et onze fois dans La Libre).

Cette « dra­ma­ti­sa­tion » d’évènements conflic­tuels a pour consé­quence une décon­nexion entre leur impor­tance sym­bo­lique et leur ampleur pra­tique qui tend à don­ner l’impression d’être face à des « faits sociaux » là où l’un des cri­tères de Dur­kheim pour méri­ter cette éti­quette — à savoir une cer­taine signi­fi­ca­ti­vi­té sta­tis­tique — n’est jamais rempli.

Mais il y a un autre effet de dis­po­si­tif média­tique, déjà décrit dans revue, qui par­ti­cipe à la construc­tion de la « can­cel culture » comme « véri­table pro­blème » : c’est « le méca­nisme Ador­no ». Le phi­lo­sophe alle­mand connut en effet de ter­ribles ten­sions avec ses étu­diants à la fin de sa vie, culmi­nant par le buse­nat­ten­tat (atten­tat aux seins) de 1969. Ces ten­sions prirent racine dans l’incapacité d’Adorno d’ouvrir un dia­logue avec les étu­diants qui, pour­tant, se récla­maient ini­tia­le­ment de sa pen­sée, autour de leurs mobi­li­sa­tions : il com­men­ça par don­ner dans la presse et à la radio des avis tran­chés et peu fon­dés empi­ri­que­ment, puis répon­dit sys­té­ma­ti­que­ment aux récri­mi­na­tions des étu­diants via des tri­bunes média­tiques et mul­ti­plia les entre­tiens avec des jour­na­listes où il se répan­dit en pro­pos viru­lents. « En adop­tant une atti­tude sur­plom­bante d’universitaire, en défen­dant un « rai­son­ne­ment abs­trait » et le pri­mat de la « réflexion théo­rique », et refu­sant de ques­tion­ner les effets de pou­voir de son propre dis­cours, il se retrou­va pris au piège d’un dis­po­si­tif qu’il ali­men­ta conti­nu­ment en pre­nant des posi­tions de plus en plus radi­cales, et qui abou­tit à un divorce incroyable entre lui et ses étu­diants. Pire encore, alors qu’il avait été une figure impor­tante de la lutte contre l’autoritarisme, il ser­vit de pré­texte à la répres­sion auto­ri­taire des mou­ve­ments étu­diants dès jan­vier 19706. »

Le méca­nisme Ador­no, cette esca­lade liée à l’incapacité à consi­dé­rer le point de vue de son oppo­sant, à oppo­ser des « valeurs abs­traites » face à des vécus, et au choix d’une média­ti­sa­tion du conflit plu­tôt que d’une média­tion, joue plei­ne­ment dans la plu­part des cas de pro­fes­seurs amé­ri­cains appa­rem­ment « can­cel­lés ». Dans ces cas-là, il faut poin­ter qu’il existe une res­pon­sa­bi­li­té des auto­ri­tés uni­ver­si­taires qui, au lieu de ten­ter de cal­mer la média­ti­sa­tion du conflit pour ouvrir un espace de média­tion, ce qui implique sou­vent des pro­cé­dures longues, pré­fèrent régler le pro­blème rapi­de­ment en pre­nant par­ti pour « le camp » qui est le plus por­teur média­ti­que­ment, géné­ra­le­ment dans le but de « limi­ter la casse » pour « l’image de marque » de l’institution.

Réseaux sociaux et brutalisation

Un troi­sième effet tient dans les dyna­miques col­lec­tives propres aux réseaux socio­nu­mé­riques ou ampli­fiées par ceux-ci. On le sait, plu­sieurs méca­nismes contri­buent à faire des réseaux sociaux des lieux où les débats idéo­lo­giques tournent faci­le­ment à l’affrontement entre des clans. Un pre­mier méca­nisme est le ren­for­ce­ment des opi­nions per­son­nelles lié à l’exposition à des infor­ma­tions sus­cep­tibles de nous plaire et donc de nous confor­ter dans nos croyances, même si elles sont inexactes. En nous pro­fi­lant, les algo­rithmes des réseaux sociaux nous affichent pro­gres­si­ve­ment les conte­nus les plus proches de nos options et nous invitent à inter­agir sur­tout avec les gens par­ta­geant nos avis. Se construisent de la sorte des « noyaux » (clus­ters) d’utilisateurs qui se ren­forcent mutuel­le­ment dans leurs sys­tèmes de croyances et s’enferment dans une même « bulle de filtre »7. Un second méca­nisme est lié au média lui-même : le fait qu’il y ait une dis­tance par l’usage d’un ordi­na­teur, par le pas­sage à l’écrit, par les délais de réponses lors d’interactions, fait que l’on ne res­sent pas de la même manière l’effet d’un affron­te­ment avec un autre uti­li­sa­teur, on ne voit pas concrè­te­ment ce qu’une réponse vio­lente peut pro­vo­quer. Le média a ici un rôle de « frein » au déve­lop­pe­ment de l’empathie. Un troi­sième méca­nisme est lié aux for­mats d’échanges per­mis par les pla­te­formes : plus celles-ci imposent des textes courts, plus ceux-ci seront peu nuan­cés ; plus elles incitent à des réac­tions de sou­tien et de désap­pro­ba­tion sous forme d’émoticônes, plus elles vont pro­vo­quer des glis­se­ments vers le registre des émo­tions ; plus elles invitent les autres uti­li­sa­teurs à réagir aux publi­ca­tions des autres plu­tôt qu’à pro­duire leurs propres conte­nus, plus elles ren­forcent l’importance de ne pas perdre la face devant un « public » — là où dans un échange plus confi­den­tiel, deux uti­li­sa­teurs pour­raient s’accorder. Le qua­trième est lié à la pos­si­bi­li­té de sépa­rer son « ava­tar » sur un réseau social de son iden­ti­té sociale réelle : plus il est pos­sible d’être ano­nyme, plus il est facile de ne plus res­pec­ter les conven­tions sociales qui s’imposent dans un débat.

Ces méca­nismes, bien connus et docu­men­tés, amènent fina­le­ment à une forme de « bru­ta­li­sa­tion » des débats8, qui n’est pas com­plè­te­ment propre aux réseaux sociaux. On observe dans de nom­breux autres endroits, des par­le­ments aux confé­rences, des essais aux débats télé­vi­suels, une forme de pola­ri­sa­tion crois­sante des échanges9, mais qui est ampli­fiée par ceux-ci. Les réseaux sociaux forment fina­le­ment une forme de « caisse de réso­nance et d’amplification » qui abou­tit à une rup­ture des codes de l’échange ouvert, du débat d’idées, lequel implique notam­ment de prendre en compte une cer­taine com­plexi­té et de refu­ser toute une série de sophismes.

Cette décon­nexion de « cadre usuel du débat d’idées » qui impose notam­ment la cri­tique des sources et la pos­si­bi­li­té de recon­naitre une erreur, amène des faits divers à connaitre une publi­ci­té bien au-delà de leur impor­tance réelle, voire à des infor­ma­tions fausses de cir­cu­ler plus rapi­de­ment que des faits véri­fiés. Il faut remar­quer à ce niveau un effet per­vers du « débun­kage » des fake news : plus on tente de confron­ter au réel une fake news, plus on par­ti­cipe en fait à gon­fler la polé­mique en aug­men­tant méca­ni­que­ment les occur­rences d’affichage de l’information erronée.

Pour com­prendre la dif­fu­sion de l’hypothèse d’une mon­tée en puis­sance de la « can­cel culture » en dépit des faits, il faut abso­lu­ment tenir compte de l’ensemble de ces méca­nismes qui ont contri­bué à faire « explo­ser » l’usage de l’expression sur les réseaux sociaux.

Une histoire à dormir debout

Cepen­dant, on ne peut se conten­ter d’une liste d’effets liés aux dis­po­si­tifs média­tiques et de com­mu­ni­ca­tion, sans poin­ter que la chose est aus­si, et sur­tout, une ques­tion poli­tique. Pour l’illustrer, on évo­que­ra un scan­dale récent qui tourne autour de Blanche Neige. Pour résu­mer, deux jour­na­listes du San Fran­cis­co Gate se sont sim­ple­ment deman­dé, dans un article élo­gieux à l’égard d’une attrac­tion de Dis­ney World ins­pi­rée du Blanche neige de Dis­ney, si le fameux bai­ser du prince — qui est par essence non consen­ti — ne posait pas fina­le­ment un pro­blème en termes d’éducation des enfants à la notion de consen­te­ment. Cet article a ensuite été repé­ré par Fox News, qui a lan­cé un débat et une série d’entretiens en pré­ten­dant que « les fémi­nistes veulent annu­ler Blanche Neige ». Cette infor­ma­tion, hors de toute pro­por­tion avec le conte­nu de l’article ini­tial, a été reprise en France, dif­fu­sée notam­ment par Le Figa­ro, Le Point, etc., pour ensuite créer des débats intenses sur les réseaux sociaux. Dans la fou­lée, la nou­velle cari­ca­tu­riste rési­dente de Libé­ra­tion et ancienne de Char­lie Heb­do, Coco, a sur­fé sur cette vague, dési­reuse elle aus­si d’en découdre avec la « can­cel culture », fai­sant dire à Blanche Neige qu’après avoir eu des rap­ports sexuels avec les nains, elle n’était plus à un bai­ser même non consen­ti près. Cette cari­ca­ture a été lar­ge­ment dif­fu­sée et a par­ti­ci­pé à l’affirmation mas­sive de dis­cours condam­nant les « néo­fé­mi­nistes », les « wokes10 » et les « com­mu­nau­ta­ristes iden­ti­taires11 », et dénon­çant une poten­tielle « dic­ta­ture » qui serait en train d’advenir. Un petit rele­vé des hash­tags les plus asso­ciés à #can­cel­cul­ture et à #blan­che­neige sur 3.751 tweets recueillis sur Twit­ter le dimanche 9 mai vers 21 heures per­met de se rendre comp­teque 16% d’entre eux dénon­çaient un risque de « dic­ta­ture », 12% de « tota­li­ta­risme », 6% condam­nant les « fémi­na­zies12 ».

Rap­pe­lons et insis­tons : il n’a jamais été ques­tion « d’annuler » l’attraction voire, comme l’ont pré­ten­du nombre de com­men­ta­teurs, de « réécrire l’histoire de Blanche Neige » (en tout cas la réin­ter­pré­ta­tion par Walt Dis­ney de cette his­toire). On le voit par cet exemple, fina­le­ment, l’accusation de « can­cel culture » est pour les popu­listes de droite, la droite radi­ca­li­sée et tous ceux qui se four­voient dans son sillage, un moyen de faire peur et de condam­ner à prio­ri tout mou­ve­ment qui porte une cri­tique de la socié­té et un pro­jet d’évolution pro­gres­siste visant à la rendre plus égalitaire.

Il faut noter au pas­sage que cer­tains des contemp­teurs les plus zélés de la « can­cel culture » se plaignent lar­ge­ment de ne plus pou­voir rien dire à lon­gueur de jour­née dans divers médias, y com­pris des médias à très large audience. Ain­si, quelques-uns des chro­ni­queurs de CNews, qui est deve­nue la chaine d’information conti­nue la plus regar­dée en France, uti­lisent extrê­me­ment fré­quem­ment ce concept — comme Pas­cal Praud, Eric Zem­mour, etc. — et n’hésitent pas à se pré­tendre eux-mêmes empê­chés de par­ler publi­que­ment. L’évocation d’une pré­ten­due menace sur sa parole publique et média­tique alors même que l’on s’exprime publi­que­ment dans un média sans inter­rup­tion ni réelle contes­ta­tion, est un stra­ta­gème rhé­to­rique qu’utilisent abon­dam­ment les popu­listes de droite, l’extrême droite et les néo­fas­cistes par­tout dans le monde, qui leur per­met de dif­fu­ser l’idée com­plo­tiste d’une « menace de l’intérieur » visant à « désta­bi­li­ser la société ».

Mais, plus fon­da­men­ta­le­ment, l’accusation de « can­cel culture », c’est en fait un moyen d’imposer un ordre social spé­ci­fique. On a tort en effet de consi­dé­rer le pro­jet por­té par le popu­lisme de droite et ses ava­tars plus extrêmes, comme un « retour en arrière ». Il est plus que cela : il vise à construire un ordre social. Certes, celui-ci est par­fois assi­mi­lé à un « Âge d’Or », mais ce der­nier est fic­tion­nel et, géné­ra­le­ment, ceux qui s’y réfèrent ne l’ont pas connu13. Cet objet « exo­nos­tal­gique » doit donc moins être lu comme une célé­bra­tion du pas­sé que comme un idéal poli­tique à atteindre. Or, cet idéal poli­tique pro­meut un ordre social où ceux que l’on qua­li­fie de « com­mu­nau­ta­ristes » sont exclus de l’expression publique, où seuls les domi­nants peuvent expri­mer leur vision du monde sans que jamais leur posi­tion ne soit remise en ques­tion. Dans une telle socié­té, la cri­tique est exclue, voire plus fon­da­men­ta­le­ment, le débat public lui-même.

C’est à cela que sert l’accusation « can­cel culture » jetée à tort et à tra­vers : à rendre impos­sible la pen­sée cri­tique et le débat public. Et l’on com­prend dès lors que toutes les revues qui se sont don­né pour mis­sion de déve­lop­per la pre­mière pour mieux contri­buer au second soient dans la ligne de mire de ceux qui veulent, seuls, tenir les tri­bunes où déver­ser la pro­pa­gande du carac­tère légi­time de leurs privilèges.

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Ce texte fait suite à un expo­sé le 11 mai dans le cadre des « midis de l’éthique » de la Chaire Hoo­ver (UCL), à l’invitation d’Axel Gosseries.

Je dois remer­cier les par­ti­ci­pants et l’autre inter­ve­nant au débat, Charles Gérard, leurs apports ayant nour­ri for­te­ment ma réflexion.

  1. C’est en tout cas comme ça que la pré­sente Natha­lie Hei­nich, dans une tri­bune publiée dans Le Monde du 7 aout 2020.
  2. Sénac R., « Fémi­nismes et “conver­gence des luttes” au temps de la Covid-19 et de la can­cel culture », Dio­gène, 2019/3 – 4 (n° 267 – 268), p. 234 – 253.
  3. Ace­ve­do D., « Tra­cking « Can­cel Culture » in Higher Edu­ca­tion », Natio­nal Asso­cia­tion of Scholars.
  4. Sur cette évo­lu­tion, on ren­ver­ra, par exemple, à Cit­ton Y. (dir.), L’économie de l’attention. Nou­vel hori­zon du capi­ta­lisme ?, La Décou­verte, Paris, 2014.
  5. Ces chiffres ont été comp­ta­bi­li­sés « à la main » en dépouillant les archives du CA de l’ULB et, en regard, les archives des deux quo­ti­diens, il est pro­bable qu’il demeure quelques erreurs de comp­tage résiduelles.
  6. Maes R., « L’expert dans le miroir », La Revue nou­velle, n° 3, 2017.
  7. Gentz­kow M., Sha­pi­ro J. M., « Ségré­ga­tion idéo­lo­gique en ligne et hors ligne », The Quar­ter­ly Jour­nal of Eco­no­mics, vol. 126, n° 4, novembre 2011.
  8. Badouard R., Le désen­chan­te­ment de l’internet. Rumeur, pro­pa­gande et dés­in­for­ma­tion, FYP, 2017.
  9. McCoy J., Rah­man T. et Somer M. (2018), « Pola­ri­za­tion and the Glo­bal Cri­sis of Demo­cra­cy : Com­mon Pat­terns, Dyna­mics, and Per­ni­cious Conse­quences for Demo­cra­tic Poli­ties », Ame­ri­can Beha­vio­ral Scien­tist, 62(1), 16 – 42.
  10. Cette expres­sion d’origine amé­ri­caine, deve­nue une marque de mépris dans le dis­cours popu­liste de droite, désigne à l’origine les per­sonnes qui se décla­raient « éveillées » (woke) quant aux inéga­li­tés per­sis­tantes de nos socié­tés et récla­maient la fin des inéga­li­tés sociales. Le chro­ni­queur conser­va­teur du New York Times, David Brooks, a popu­la­ri­sé ce terme dans une accep­tion plus inju­rieuse, l’utilisant à la manière dont cer­tains chro­ni­queurs fran­co­phones uti­lisent le terme « bobo ».
  11. L’expression « iden­ti­taires » et « com­mu­nau­ta­ristes iden­ti­taires » s’est pro­gres­si­ve­ment impo­sée dans le débat média­tique fran­çais pour dési­gner les mili­tants déco­lo­niaux, LGBT, fémi­nistes, etc. On note­ra d’ailleurs que cet usage amène une grande confu­sion, puisque l’étiquette « iden­ti­taire » était ori­gi­nel­le­ment reven­di­quée par des groupes natio­na­listes et d’extrême droite. Cer­tains édi­to­ria­listes et chro­ni­queurs de droite radi­ca­li­sée uti­lisent cette éti­quette ini­tia­le­ment réser­vée à l’extrême droite à des­sein pour délé­gi­ti­mer des mou­ve­ments mili­tants plu­tôt à « gauche » poli­ti­que­ment, dans le cadre d’une stra­té­gie « d’inversion des concepts ». Cette stra­té­gie se mani­feste notam­ment par le fait de se récla­mer uni­ver­sa­liste alors qu’on défend une poli­tique xéno­phobe, d’utiliser le terme « col­la­bo » pour dési­gner les sou­tiens béné­voles aux migrants, etc.
  12. Quelque 3.751 tweets recueillis en une minute via un script R uti­li­sant le package de rou­tines Twit­teR, depuis Bruxelles, à 21h09.
  13. Sur la nos­tal­gie de « l’Âge d’Or » fic­tion­nel, voir Ber­li­ner D., Perdre sa culture, Bruxelles, Zones sen­sibles, 2018.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).