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La boucle du Karaïme

Numéro 2 - 2017 par Bernard De Backer

mars 2017

C’est une double page de cahier d’écolier qui porte l’empreinte d’agrafes rouillées en son centre, deux petites feuilles sage­ment lignées aux bords râpés. Une écri­ture ferme y a tra­cé les topo­nymes d’une qua­ran­taine de lieux, de fleuves, de pays — ain­si qu’un grand lac de forme oblongue et ver­ti­cale, dans lequel se déverse une rivière. Les noms, indexés […]

Italique

C’est une double page de cahier d’écolier qui porte l’empreinte d’agrafes rouillées en son centre, deux petites feuilles sage­ment lignées aux bords râpés. Une écri­ture ferme y a tra­cé les topo­nymes d’une qua­ran­taine de lieux, de fleuves, de pays — ain­si qu’un grand lac de forme oblongue et ver­ti­cale, dans lequel se déverse une rivière. Les noms, indexés par­fois d’une date, sont reliés entre eux par des lignes conti­nues ou poin­tillées. Comme les feuilles sont petites et étroites, les étapes de ce qui res­semble à un iti­né­raire sont sépa­rées par la ner­vure cen­trale et deux sub­di­vi­sions internes. L’on démarre en haut de la page de gauche pour fran­chir ensuite la ner­vure médiane vers la droite, pour­suivre de l’autre côté puis des­cendre, dans le sens des aiguilles d’une montre et, enfin, retra­ver­ser la feuille vers le bas de la page de gauche. Le tra­jet semble se ter­mi­ner là, à proxi­mi­té du point de départ, mais sépa­ré de lui par une épaisse ligne horizontale. 

Guillotine glacée

Les dates indi­quées donnent à pen­ser qu’il ne s’agit pas d’un pro­jet de voyage ou d’un cro­quis d’expédition. Tout le tra­jet s’est dérou­lé durant la Seconde Guerre, entre 1941 à Vil­nius en Litua­nie, et 1946 à Qua­ken­brück en Basse-Saxe. Par ailleurs, en titre, page de gauche, on lit : « Voyage vers l’inconnu. Com­men­cé le 9 aout 1940 ». Pour que ce voyage ait débu­té en 1940 et non en 1941, l’irruption de « l’inconnu » a dû se pro­duire dès aout 1940. L’URSS annexa l’actuelle capi­tale de Litua­nie, Vil­nius (alors Wil­no en Pologne), le 3 aout 1940 ; l’auteur du cro­quis fut peut-être fait pri­son­nier ou pas­sa à la clan­des­ti­ni­té. Moins d’un an plus tard, dans la nuit du 13 au 14 juin 1941, les « organes » sovié­tiques dépor­tèrent trente-cinq mille Litua­niens en Sibé­rie. Le voyage recommença. 

Une lec­ture du des­sin montre l’ampleur du tra­jet, d’une durée de cinq années. L’homme est par­ti en 1941 de Vil­nius vers Minsk pour atteindre Gor­ki (Nij­ni Nov­go­rod). De cette ville, il pour­sui­vit vers Kot­las, situé au nord-est (le Kot­las­lag est un lieu de dépor­ta­tion dans l’oblast d’Arkhangelsk). À par­tir de cet endroit, le crayon a tra­cé une sorte de tra­jet en étoile, le long d’une route ou d’une rivière, et a indi­qué, semble-t-il, une dis­tance de sept-cents kilo­mètres au départ de Kot­las. Quelques noms sont men­tion­nés, dont Vor­kou­ta au pied de l’Oural, un des camps les plus sinistres du gou­lag (sur­nom­mé « la guillo­tine gla­cée ») dans lequel l’homme semble avoir pas­sé plu­sieurs mois avant de reve­nir à Kotlas. 

L’itinéraire oblique ensuite vers le sud-est, atteint Svier­dosvk (Eka­te­rin­bourg) au sud de l’Oural, Tachkent et Guzar au Kir­ghi­zis­tan en 1942, avant de pivo­ter vers la Cas­pienne et Kras­no­vod­sk (aujourd’hui Turk­men­ba­shi, capi­tale du Turk­mé­nis­tan). De là, une ligne poin­tillée tra­verse la mer Cas­pienne vers le sud-ouest, pour atteindre Pah­lew en Iran le 21 aout 1942. Après avoir tra­ver­sé ce der­nier pays, puis l’Irak et la Pales­tine, le trait atteint Port-Saïd en Égypte et la Grande-Bre­tagne, le 21 juillet 1944. La ligne rejoint ensuite Kolo­nia (Cologne) en novembre 1945, puis Qua­ken­brück en 1946. La seule vue du des­sin évoque l’itinéraire d’un dépor­té litua­nien au gou­lag, qui se serait ensuite échap­pé en sui­vant « l’axe du loup », ren­du célèbre par des ouvrages plus ou moins fan­tai­sistes1. Mais plu­tôt que de tra­ver­ser le désert de Gobi et l’Himalaya, l’homme s’est diri­gé vers l’Iran et le Moyen-Orient, avant de rejoindre l’Angleterre et — après un an de séjour — l’Allemagne vain­cue. Mais quelle est la véri­table his­toire qui se cache der­rière cette curieuse carte, visi­ble­ment extraite d’un car­net qui en dit plus long ? 

Naïades de Vytautas 

C’est tout près de son point de départ, Vil­nius, que nous décou­vrons ce des­sin en ren­con­trant le fils de l’évadé, soixante-neuf ans après la fin de l’Odyssée pater­nelle. Le « jeune homme », comme l’appelle son épouse — une dame expan­sive et poly­glotte qui par­tage sa vie entre Var­so­vie et Monte-Car­lo — n’est pas loin d’avoir nonante ans. Le couple revient chaque année dans la petite ville de Tra­kai, située au bord d’un lac échan­cré à une ving­taine de kilo­mètres de Vil­nius. Ali­gnées au bout d’une pénin­sule, des mai­sons de bois d’un étage y jouxtent, posé au milieu d’une ile voi­sine, un châ­teau de briques de style « gothique mili­taire » sur­mon­té de tou­relles aux toits pointus. 

On avait eu du mal à trou­ver Tra­kai en venant de Mazu­rie, ancien frag­ment de la Prusse orien­tale situé au nord de la Pologne. Dès la fron­tière litua­nienne fran­chie, après avoir lon­gé l’enclave de Kali­nin­grad, le pay­sage est plus ensau­va­gé, clair­se­mé. De nom­breuses routes ne sont plus que rubans de terre. Autant la Mazu­rie semble avoir été « détruite et recons­truite2 », autant la Litua­nie appa­rait d’une rura­li­té syl­vestre, com­po­sée de vil­lages assou­pis joux­tant des bourgs sovié­tiques indus­trieux et rui­nés. Un hameau à l’écart de la route est une oasis de lupins, de pavés her­beux et de mai­sons en bois ouvra­gé. Puis la natio­nale se fait rec­ti­ligne et gou­dron­née, bor­dée d’arbres et de champs en friche. On lorgne les bas-côtés en quête de la route vers le fameux châ­teau de Vytau­tas le Grand. 

Vil­nius ne doit plus être loin. Un pan­neau indique « Senie­ji-Tra­kai » à gauche. Senie­ji ? La voi­ture vire sur un étroit che­min de terre en caho­tant. Per­plexes, nous inter­ro­geons une per­sonne âgée qui nous dit que c’est bien la direc­tion de Tra­kai. Pour­quoi une voie aus­si rus­tique pour un des hauts lieux de l’histoire litua­nienne, alors que la carte indique une large route ? Un peu plus loin, une jeune cycliste nous met sur le bon che­min. On finit par débou­cher sur une large voie menant à Tra­kai ; d’abord un bourg moderne au début de la presqu’ile, puis une grappe de mai­sons de bois, avec trois fenêtres côté rue, dans le quar­tier karaïme et sa kenes­sa (syna­gogue) fai­sant face au châ­teau de Vytau­tas. Nous nous arrê­tons enfin près d’une mai­son bor­dée d’un espace pavé. 

La dame poly­glotte nous ouvre, sur­prise de nous voir. Elle parle un fran­çais mâti­né de russe. C’est l’épouse du « jeune homme ». Le couple est issu de la com­mu­nau­té juive karaïme3 de Tra­kai, et pré­pare avec des amis la réunion annuelle ain­si que l’école de langue tatare pour les enfants. On pas­se­ra des moments sur­pre­nants, à boire de la bière et à les écou­ter chan­ter dans un drôle de turc. La dame nous évo­que­ra la Cri­mée, où elle entre­tient tou­jours des contacts sui­vis. Une ancienne gra­vure de la ville for­te­resse de Tchou­fout-Kalé orne un mur. « Il est très dif­fi­cile d’y voya­ger aujourd’hui, nous dit-elle, il faut pas­ser par Mos­cou…» « Mais soyez les bien­ve­nus, j’appelle la patronne qui a sans doute oublié votre réser­va­tion ; elle vient de perdre sa mère. » La mai­son karaïme est une anti­qui­té for­te­ment moder­ni­sée, avec de larges pièces ser­vant de lieu de réunion pour la com­mu­nau­té, une cui­sine et des chambres en loca­tion sous le toit. 

Outre le russe, le fran­çais, le polo­nais et le litua­nien, nos hôtes parlent un idiome sépa­ré de sa source depuis plus d’un demi-mil­lé­naire. Cette langue tur­co­phone et la culture qui y est asso­ciée sont le motif prin­ci­pal de leur séjour, car les Karaïmes ori­gi­naires de Tra­kai y orga­nisent chaque année une sorte de « camp d’été », afin de main­te­nir les liens com­mu­nau­taires et d’enseigner le tatar aux jeunes géné­ra­tions. Depuis leur enga­ge­ment for­cé dans la garde rap­pro­chée du Grand-duc litua­nien, Vytau­tas le Grand (1350 – 1430), qui avait conquis la Tau­ride (Cri­mée) au XIVe siècle, les Tatars conver­tis au judaïsme karaïte forment une petite com­mu­nau­té, béné­fi­ciant de pri­vi­lèges impor­tants, dans ce bourg proche de Vil­nius où rési­dait le Grand-duc. Sous l’Empire russe, au XIXe siècle, les Karaïtes se démar­quèrent des Juifs rab­bi­niques — dont ils étaient déjà dis­tincts par des traits reli­gieux et de langue —, notam­ment pour échap­per aux lois anti-juives de l’Empire et conser­ver leur sta­tut eth­no­cul­tu­rel pri­vi­lé­gié, sous le nom de Karaïmes. C’est la rai­son pour laquelle ils échap­pèrent à la Shoah, mais pas aux dépor­ta­tions soviétiques. 

Nous visi­tons le châ­teau fort insu­laire de Tra­kai, ser­ti d’arbres épais, un rude ensemble gothique cou­leur rouge sang, avec tours d’angles sur­mon­tées d’oriflammes, cour­tines et mâchi­cou­lis, le tout recons­truit « à l’identique » au XXe siècle. Autour de la place ducale, les salles de garde sont deve­nues des lieux d’exposition consa­crés à l’histoire litua­nienne, et au som­met du don­jon se trouve une assem­blée du trône fai­sant face à celui de Vytau­tas, haut et étroit, aux accou­doirs courbes en forme de naïade. L’une des salles expose, en lumière rasante, une col­lec­tion de sta­tues de saint Jean Népo­mu­cène. La sculp­ture sur bois est une forme d’expression fré­quente en Litua­nie, sur­tout dans les cam­pagnes où l’on ren­contre d’étranges totems à la croi­sée des che­mins : sil­houettes de sor­ciers, ani­maux sacrés et autres créa­tures mytho­lo­giques. Le paga­nisme pointe le bout du nez, dans ce pays conver­ti tar­di­ve­ment au chris­tia­nisme4.

Magnificence, guerre et déportation 

C’est au retour du châ­teau que la dame nous montre le maga­zine karaïme où se trouve la double page du cahier d’écolier, ain­si qu’une pho­to de son mari avec son beau-père, le dépor­té de 1941. L’article expli­ca­tif est en langue polo­naise ; la belle-fille du dépor­té nous résume l’histoire en sabir fran­co-russe. Nous en dédui­sons par erreur que l’homme fut envoyé au gou­lag en tant que « frère de la forêt », nom don­né aux résis­tants anti­com­mu­nistes dans les Pays baltes. Le des­sin se prête peu ou prou à cette interprétation. 

Ren­tré en Bel­gique, une tra­duc­tion5 de l’article me donne des expli­ca­tions davan­tage fiables. C’est tout un pan du des­tin des Karaïmes de Litua­nie qui vient alors au jour, dont la dépor­ta­tion au gou­lag n’est qu’un épi­sode. Pour y voir clair, il convient de savoir que les fron­tières actuelles ne cor­res­pondent évi­dem­ment pas à celles du pas­sé. La Litua­nie fut long­temps unie à la Pologne (« Répu­blique des Deux Nations », 1569 – 1795) et puis incluse dans l’Empire russe jusqu’à la fin de la Pre­mière Guerre. La par­tie litua­nienne fit donc par­tie inté­grante de la Rus­sie entre 1795 et 1918. Entre 1918 et 1939, elle fut indé­pen­dante (capi­tale Kau­nas), mais Vil­nius et Tra­kai demeu­rèrent dans la répu­blique de Pologne. Enfin, après les inva­sions nazies et sovié­tiques, la Litua­nie devint répu­blique sovié­tique (capi­tale Vil­nius) jusqu’à la seconde indé­pen­dance de 1991. 

L’histoire du dépor­té fut donc d’abord russe, ensuite polo­naise répu­bli­caine, puis celle d’un zek relé­gué au gou­lag, et, fina­le­ment, polo­naise com­mu­niste. Elle témoigne des péré­gri­na­tions d’une famille karaïme aisée dans l’immensité de l’Empire russe, avant le cou­pe­ret des guerres et les dépor­ta­tions sta­li­niennes, ain­si que des vicis­si­tudes de l’après-guerre. Mais aus­si des des­tins sépa­rés des Karaïmes et des Juifs rabbiniques. 

Le texte est sen­si­ble­ment hagio­gra­phique et « mon­dain ». La famille du Karaïme était visi­ble­ment for­tu­née et bien inté­grée dans l’Empire des Roma­nov. Son père (offi­cier au ser­vice du tsar, puis pro­prié­taire ter­rien après avoir été « ver­sé dans la réserve ») avait en effet acquis le domaine d’Upniki — pas moins de deux-mille hec­tares « aux bords de la rivière Swie­ta » à une soixan­taine de kilo­mètres de Vil­nius. Son fils dépor­té est né à Vil­nius, en 1896, mais il a gran­di avec ses frères et sœurs dans la pro­prié­té fami­liale « sous l’œil de leurs nour­rices, une made­moi­selle fran­çaise et une frau­lein alle­mande ». On y apprend notam­ment que « le quin­zième anni­ver­saire de mariage fut encore fêté à Upni­ki. Toute la famille afflua de Vil­nius, Kov­no, Saint Peters­bourg. » La grande vie… 

Mais les bâti­ments d’exploitation prirent feu et, après la vente du domaine, la tri­bu démé­na­gea en Let­to­nie dans « une autre belle pro­prié­té, située au bord d’un lac et entou­rée de mille hec­tares de bois : la baron­nie Jumur­den ». (Le manoir de Jumur­da en Let­to­nie du Nord.) L’hiver let­ton s’avérant rigou­reux et les com­mu­ni­ca­tions dif­fi­ciles, le père reven­dit la baron­nie pour ache­ter — net­te­ment plus au sud cette fois — à Odes­sa en « nou­velle Rus­sie », « l’hôtel St. Peters­burg domi­nant l’escalier Riche­lieu deve­nu célèbre grâce au film Cui­ras­sé Potem­kine ». Dans cette ville d’Odessa, les parents « menaient une riche vie de socié­té et cultu­relle au sein de la com­mu­nau­té karaïte locale ». 

La Pre­mière Guerre éclate, le père est trop âgé pour com­battre, mais ses fils s’enrôlent dans l’armée blanche du géné­ral Deni­kine après la révo­lu­tion de 1917. Ils finissent par se réfu­gier en Cri­mée (sin­gu­lier retour du des­tin); les fils y embar­que­ront dans un des der­niers navires leur per­met­tant d’échapper aux bol­ché­viques, le croi­seur blin­dé Wal­deck-Rous­seau mouillé en rade de Sébas­to­pol. Ren­tré en Pologne indé­pen­dante avec son frère, après diverses péré­gri­na­tions en Rou­ma­nie et Bul­ga­rie, le futur dépor­té se marie à Tra­kai en 1926. À l’instar de son père, mais sur une échelle plus modeste (140 hec­tares), il devient pro­prié­taire ter­rien à Mejs­za­goła, au nord de Vil­nius et s’engage dans l’exploitation agri­cole pen­dant une dizaine d’années. Puis, après les labours et les trac­teurs, appa­rut sou­dain le rude camion des « organes » staliniens. 

« Le 9 aout 1940 à l’aube, par une route qua­si impra­ti­cable, un camion sovié­tique se gare devant le manoir », note le dépor­té dans son car­net. Il ajoute ce pro­pos d’une employée de mai­son : « Mon­sieur, mon­sieur, levez-vous, ils sont arri­vés ! ». L’arrestation se serait donc pro­duite quelques jours après l’annexion de Vil­nius et de la par­tie orien­tale de la Pologne par Sta­line. Le car­net conti­nue : « À la porte, la cui­si­nière et la femme de chambre, tout en larmes me font leurs adieux ; un peu plus loin un groupe d’ouvriers, apeu­rés et silen­cieux. Ma femme me glisse dans la poche des tar­tines, apporte de l’argent. Ils me disent de m’assoir sur une ban­quette, les sol­dats montent aus­si avec leurs mitraillettes — ils sont onze ou douze. L’officier s’assied à côté du conduc­teur et nous par­tons vers l’inconnu : ain­si ont com­men­cé de longs jours et nuits d’errance. »

Le camion les conduit à la pri­son de Vil­nius. « Le por­tail s’ouvre, puis se referme pour neuf longs mois dif­fi­ciles. À tra­vers plu­sieurs por­tails et cours, ils nous conduisent dans le hall du cin­quième régi­ment. Ils nous enlèvent les montres, les bagues, les papiers, l’argent et tout ce que nous avons dans les poches. Ils nous conduisent par un cou­loir à la cel­lule numé­ro dix-sept. La porte se referme, nous sommes seuls […] La plu­part sont convain­cus qu’on nous dépor­te­ra au nord, sans pro­cès aucun. Mais l’humour ne nous quitte pas, on se raconte des blagues et nos expé­riences. La nuit à moi­tié insom­niaque, le mate­las de paille sur un lit de fer semble dur. » En mars 1941, « la sen­tence est pro­non­cée : huit ans de camp de tra­vail ». En mai de la même année, il est trans­fé­ré à Kot­las et en juin à Usa près de Vor­ku­ta. « Il ne devait plus jamais revoir ni Wil­no ni Mejs­za­goła. » Mon hypo­thèse ini­tiale sur les nom­breux mois de pri­son à Vil­nius, sui­vis de la dépor­ta­tion au gou­lag, s’avère donc exacte. 

Le récit four­nit cepen­dant un éclai­rage sur­pre­nant sur la seconde par­tie du tra­jet, vers la Cas­pienne, l’Iran, l’Égypte et enfin l’Angleterre. Car quelques mois après son trans­fert à Vor­kou­ta, dans un des camps les plus durs du gou­lag, le 18 sep­tembre 1941, il se voit déli­vrer une attes­ta­tion : « En ver­tu de l’arrêté du Bureau du conseil suprême de l’URSS en date du 12 aout 1941, il est amnis­tié comme res­sor­tis­sant polo­nais ». Sta­line vient de conclure des accords avec le gou­ver­ne­ment polo­nais en exil à Londres — après l’invasion alle­mande de l’URSS par l’opération Bar­ba­ros­sa — pour consti­tuer une armée polo­naise en Union sovié­tique, sous le com­man­de­ment du géné­ral Anders. Notre homme s’y engage et sera fina­le­ment éva­cué vers l’Iran avec des dizaines de mil­liers de sol­dats qui iront rejoindre l’armée bri­tan­nique6. Il y tra­vaille­ra dans l’aviation, « affec­té à la Divi­sion de construc­tion des aéro­ports à Gat­wick et, en juin, il devient le res­pon­sable tech­nique des tra­vaux à l’aéroport de la RAF à Nor­tholt ». Vinrent ensuite l’Allemagne et Quakenbrück. 

Puis il retour­ne­ra, avec sa femme, en Pologne com­mu­niste, à Wro­claw, où il vivra trente ans. L’ancien dépor­té y tra­vaille­ra jusqu’à sa retraite comme ingé­nieur dans le domaine de l’assainissement des eaux. L’article se ter­mine par ces phrases : « Ils sont morts l’un après l’autre, à une semaine d’intervalle. Ils ont été ense­ve­lis le 28 juillet 1978 au cime­tière karaïte à Var­so­vie. Qu’ils reposent en paix ! » Leur tombe est tou­jours fleurie. 

Disparus de Trakai 

L’article du maga­zine karaïme, basé en par­tie sur les car­nets du dépor­té, ne com­porte aucune men­tion du géno­cide des Juifs de Vil­nius, « la Jéru­sa­lem du Nord », qui fit plus de sep­tante-mille vic­times lors des mas­sacres de Pona­ry, à quelques kilo­mètres de la ville. Il n’en est jamais ques­tion dans ce récit, exclu­si­ve­ment pri­vé, pas plus, d’ailleurs, que de la dépor­ta­tion de trente-cinq-mille Litua­niens vers la Sibé­rie en 1941. D’autre part, la sépa­ra­tion du des­tin des Karaïmes de celui des Juifs rab­bi­niques y appa­rait totale, que ce soit sous l’Empire russe ou dans les périodes sui­vantes. Si le texte évoque des rela­tions, notam­ment fami­liales, avec des Russes et des Polo­nais, on n’y recon­nait aucun Juif. On apprend cepen­dant, dans la YIVO Ency­clo­pe­dia of Jews in Eas­tern Europe7, que le bourg de Tra­kaï comp­tait trois-cent-sep­tante-sept Karaïmes et mille-cent-douze Juifs rab­bi­niques en 1893. Durant le géno­cide, les nazis consi­dé­raient que les Karaïmes étaient de « race turque » et ils ne furent pas per­sé­cu­tés. Les lea­deurs karaïmes four­nirent une liste de tous les membres de leur com­mu­nau­té aux auto­ri­tés alle­mandes, afin — tou­jours selon cette source — d’éviter une « infil­tra­tion » des Juifs rab­bi­niques. Tous les Juifs de Tra­kaï et envi­rons, soit deux-mille-cinq-cents per­sonnes, furent dépor­tés sur une ile du lac et mas­sa­crés le 30 novembre 1941. S’il y a un bien un vieux cime­tière juif à Tra­kai, nous n’avons trou­vé aucune trace mémo­rielle du mas­sacre de 1941. Une consé­quence de l’antisémitisme asso­cié au déni de la Shoah par le régime com­mu­niste, comme en témoigne le poète litua­nien Tomas Ven­clo­va8.

  1. Dont le récit très contes­té de Sła­wo­mir Rawicz, The Long Walk (1955) et le film Les Che­mins de la liber­té (2010) qui s’en est libre­ment ins­pi­ré. L’Axe du loup est un livre écrit par Syl­vain Tes­son, Laf­font, 2004.
  2. Une grande par­tie de la Mazu­rie actuelle était alle­mande. La popu­la­tion ger­ma­nique a été rem­pla­cée par des Polo­nais, notam­ment en pro­ve­nance d’Ukraine (Gali­cie), ain­si que par des Lem­kos des Car­pates (opé­ra­tion Vis­tule, 1947). Cela dans le contexte des dépla­ce­ments de popu­la­tion, vou­lus par Sta­line après la vic­toire de 1945. Les villes et vil­lages alle­mands ont été en bonne par­tie détruits par la guerre.
  3. Le karaïsme (de l’hébreu qaraout) désigne un cou­rant reli­gieux juif, fon­dé en Méso­po­ta­mie au VIIe siècle de notre ère, refu­sant l’autorité rab­bi­nique et s’appuyant sur la seule loi reli­gieuse écrite. Sans entrer dans les détails d’une his­toire com­pli­quée et dis­pu­tée, ajou­tons que les Karaïtes ou Karaïmes du sud de l’Ukraine se consi­dèrent parents des Kha­zars, peuple tur­co­phone conver­ti au judaïsme. Cer­tains d’entre eux s’établirent en Litua­nie à la fin du XIVe siècle, à la suite de la vic­toire sur la Horde d’or de Vytau­tas le Grand. Au sujet de la ville karaïte de Tchou­fout-Kalé en Cri­mée, voir mon récit « Au sud de la mer Putride », La Revue nou­velle, 3/2016. Les Karaïmes de Cri­mée ont approu­vé l’annexion russe.
  4. Phé­no­mène riche­ment décrit dans le roman ins­pi­ré par l’enfance litua­nienne de l’écrivain polo­nais Czes­law Milosz, Sur les bords de l’Issa, tra­duc­tion fran­çaise chez Gal­li­mard, 1956. Voir aus­si, sur ce thème, le livre de Julien Oeuillet, Litua­nie. Les feux de pierre, éd. Névi­ta­ca, coll. « L’âme des peuples », 2015.
  5. Mes remer­cie­ments à Pio­tr Porays­ki-Pom­sta pour sa traduction.
  6. Tel le poète litua­nien Juo­zas Keks­tas, éga­le­ment dépor­té à Vor­ku­ta, enga­gé dans l’armée d’Anders, éva­cué ensuite vers l’Iran, puis l’Europe (il par­ti­ci­pe­ra à la bataille de Monte Cassino).
  7. Selon Judith Kalik. Sur ces évè­ne­ments, et notam­ment les soup­çons de col­la­bo­ra­tion des Karaïmes litua­niens à la Shoah, voir l’article plus nuan­cé « Karaites in the Holo­caust ? A Case of Mis­ta­ken Iden­ti­ty » publié sur le blog Nehemia’s Wall en novembre 2014. Ain­si que la biblio­gra­phie au bas de cet article, et notam­ment W.P. Green, Nazi Racial Poli­cy Towards the Karaites, Soviet Jewish Affairs 8,2 (1978). Ce texte est éga­le­ment en ligne.
  8. Dans « Lithua­nians and Jews : What’s Chan­ged and What Hasn’t over the last For­ty Years ? », confé­rence à Vil­nius le 17 avril 2015 et publié en ligne par Defen­ding His­to­ry. Tomas Ven­clo­va, né en 1937, était cofon­da­teur du groupe litua­nien des accords d’Helsinki, poète et tra­duc­teur de renom­mée internationale.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur