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La belgitude littéraire vue de Flandre

Numéro 7 - 2016 par Matthieu Sergier

novembre 2016

On peut se deman­der si le concept de « bel­gi­tude » porte sur un choix ter­mi­no­lo­gique heu­reux. Il ne fait aucun doute que la notion a secoué les lettres belges fran­co­phones. Mais la pro­blé­ma­ti­sa­tion iden­ti­taire qu’elle convoque concerne-t-elle for­cé­ment le nord du pays aus­si ? Ou plus pré­ci­sé­ment : la Flandre se sent-elle concer­née par le débat ?

Dossier

En 2011, pen­dant que le monde poli­tique belge fédé­ral s’engluait dans ce qui allait deve­nir la plus longue for­ma­tion gou­ver­ne­men­tale connue à ce jour, ma col­lègue et moi pré­pa­rions un volume d’hommage à l’occasion de l’éméritat de notre bie­nai­mée pro­mo­trice Son­ja Van­der­lin­den. Le titre : Lite­raire bel­gi­tude lit­té­raire. Brug­gen en beel­den. Vues du Nord. Tan­dis que le nord et le sud du pays explo­raient leurs dés­équi­libres idéo­lo­giques, nous pre­nions la mesure de nos « mélanges » à quatre mains. Notre équipe de l’université catho­lique de Lou­vain était spé­cia­li­sée en lit­té­ra­ture néer­lan­daise. Il allait donc de soi que l’ouvrage serait bilingue. Si notre titre témoi­gnait d’une belle symé­trie, nos sous-titres visaient plu­tôt la com­plé­men­ta­ri­té infor­ma­tive : Brug­gen en beel­den. Vues du Nord.

Asymétries

Mais fal­lait-il attendre de la Flandre qu’elle nous raconte la même « bel­gi­tude lit­té­raire » que la Bel­gique fran­co­phone ? L’histoire même du concept nous apprend à quel point cela serait impos­sible. On le sait, le terme trouve offi­ciel­le­ment son ori­gine dans le dis­cours belge fran­co­phone des années 1970 et 1980 du siècle pas­sé, où il ren­voie avant tout à une affir­ma­tion d’identité cultu­relle en creux, un malêtre belge qui se démar­quait de la capi­tale cultu­relle fran­çaise. Devant la gran­di­lo­quence pari­sienne se des­si­nait une iden­ti­té belge contra­dic­toire, forte tant qu’elle se décli­nait par la négation.

Ce débat iden­ti­taire tel qu’il fut mené alors n’a jamais vrai­ment atteint la Flandre. Sur fond de construc­tion de ce qui allait deve­nir l’Union euro­péenne, la pre­mière réforme de l’État belge, en 1970, inau­gure les Com­mu­nau­tés cultu­relles. Leurs com­pé­tences concernent avant tout la culture et les ques­tions de poli­tique lin­guis­tique. Contrai­re­ment au sud du pays, la Flandre dis­po­sait déjà à l’époque d’une iden­ti­té cultu­relle solide fon­dée sur cent-cin­quante ans de Mou­ve­ment fla­mand (Vlaamse Bewe­ging) et de lutte pour la langue (taal­stri­jd). Cette iden­ti­té s’accompagnait d’une forte conscience his­to­rique par­ta­gée par la toute grande majo­ri­té de la com­mu­nau­té, même si elle n’était pas exempte d’une cer­taine glo­ri­fi­ca­tion hyper­bo­li­sante ; pen­sons à la bataille des Épe­rons d’Or en 1302. Pour­quoi la Flandre se serait-elle, à ce moment-là, pen­chée sur un débat à mille lieues de ses pré­oc­cu­pa­tions alors qu’on venait de négo­cier des com­pé­tences cultu­relles et lin­guis­tiques qu’il s’agissait jus­te­ment de faire fructifier ?

Près de qua­rante ans plus tard, cette auto­no­mie cultu­relle est plus évi­dente que jamais. Le cas du champ des médias est fla­grant. La Flandre dis­pose de ses propres chaines télé­vi­sées (une dizaine), avec ses propres soaps (Thuis, Fami­lie…), de ses jeux télé­vi­sés indé­mo­dables (Blok­ken), de ses Bekende Vla­min­gen dont la vie pri­vée est éta­lée sous for­mat tabloïd. Tout comme la Bel­gique fran­co­phone, la Flandre dis­pose aus­si de ses propres chaine de radios, d’organes de presse natio­nale et locale. Le sec­teur est domi­né par des grands groupes de médias tels que De Pers­groep (pro­prié­taire éga­le­ment de plu­sieurs quo­ti­diens néer­lan­dais), Rou­lar­ta, Core­lio et Concen­tra. Si ces groupes sont fla­mands, cer­tains éditent des titres fran­co­phones. Rou­lar­ta pos­sède par exemple Le Vif/L’Express et De Pers­groep a conclu un accord de col­la­bo­ra­tion avec le groupe Rossel.

Le champ de l’édition lit­té­raire pré­sente une auto­no­mie encore plus mar­quée puisque celui-ci est majo­ri­tai­re­ment tour­né vers la capi­tale (cultu­relle) néer­lan­daise. Si les lettres belges fran­co­phones se défi­nissent selon l’humeur pari­sienne, au nord du pays, c’est Amster­dam qui bat la mesure. Tous les grands auteurs fla­mands sont édi­tés par des édi­teurs hol­lan­dais comme De Bezige Bij (Hugo Claus, Ste­fan Hert­mans, Erwin Mor­tier), Pro­me­theus (Tom Lanoye, Peter Verhel­st), Atlas Contact (Dimi­tri Verhul­st), Que­ri­do (Leo­nard Nolens). N’y a‑t-il pas d’éditeurs lit­té­raires fla­mands ? L’éditeur his­to­ri­que­ment bruxel­lois Man­teau appar­tient au groupe hol­lan­dais WPG, qui détient les rênes de mai­sons amstel­lo­da­moises telles que De Arbei­ders­pers, Que­ri­do, Nijgh & Van Dit­mar, Athe­naeum-Polak & Van Gen­nep, De Bezige Bij et Stan­daard Uit­ge­ve­rij. L’éditeur fla­mand Hou­te­kiet, quant à lui, appar­tient au groupe hol­lan­dais VBK Uit­ge­vers. Des cendres de De Bezige Bij Ant­wer­pen, qui dis­pa­rut en 2014, est née Uit­ge­ve­rij Polis, avec Uit­ge­ve­rij Vri­j­dag l’unique « grand » édi­teur lit­té­raire indé­pen­dant fla­mand, auquel il faut ajou­ter des enseignes spé­cia­li­sées en poé­sie comme le Poë­zie­cen­trum à Gand et Uit­ge­ve­rij P à Leu­ven. Le petit édi­teur alos­tois Het Balan­seer est tour­né, quant à lui, vers la lit­té­ra­ture expérimentale.

Il y a fort heu­reu­se­ment aus­si quelques brèches qui relient les deux sys­tèmes. Cette poro­si­té média­tique demeure cepen­dant bien dis­crète, à l’image du cou­loir du bâti­ment Reyers qui sépare sym­bo­li­que­ment la VRT de la RTBF. Cer­tains Fla­mands popu­laires ont réus­si une per­cée au-delà de la fron­tière lin­guis­tique, comme l’humoriste Bert Kruis­mans — d’ailleurs coau­teur avec Pierre Kroll de la série bilingue Foert, non di dju — ou, dans l’autre sens, le jour­na­liste Chris­tophe Debor­su, d’ailleurs auteur d’une Wal­lo­nie pour les nuls en néer­lan­dais : Dag Vlaan­de­ren ! Hoe Walen écht leven en den­ken (2011). Ces deux exemples font cepen­dant figure d’exceptions qui confirment la règle.

Enfin, le monde poli­tique fla­mand et néer­lan­dais n’hésite pas à pro­mou­voir sérieu­se­ment ses lettres en enga­geant les fonds néces­saires à une large dif­fu­sion de ses auteurs. C’est ain­si que la tra­duc­tion lit­té­raire ouvre les portes des édi­teurs pari­siens à de nom­breux auteurs fla­mands. Cette stra­té­gie de dif­fu­sion inter­na­tio­nale extrê­me­ment bien rôdée porte ses fruits, il suf­fit pour s’en convaincre de jeter un œil aux sites inter­net du Let­te­ren­fonds (Pays-Bas) et du Vlaams Fonds voor de Let­te­ren (Flandre).

Belgitude, « à la flamande »

Pour en venir au concept de bel­gi­tude, extra­yons-le de son cadre his­to­rique et foca­li­sons-nous uni­que­ment sur le conte­nu. Tout comme Sophie de Schaep­dri­j­ver en 19931, il faut consta­ter — encore, tou­jours — que la Bel­gique est un pays dont la forme et le conte­nu refusent de se cor­res­pondre. La Bel­gique a tout d’un pays, mais le Belge ne s’en pré­oc­cupe guère. En somme, le pays n’en est pas vrai­ment un ; et ce n’est pas vrai­ment un pro­blème non plus. Notre patrio­tisme ne pui­se­rait-il pas sa force dans cette absence de patrio­tisme ? N’est-il pas magni­fique de se doter d’une iden­ti­té natio­nale aux anti­podes des natio­na­lismes convulsifs ?

Nom­breux sont les écri­vains fla­mands qui par­tagent cet avis et qui, ces der­nières décen­nies, s’insurgent publi­que­ment contre un excès de natio­na­lisme fla­mand, non par nos­tal­gie de la Bel­gique de papa, ni de celle du Congo belge ou de l’Expo 58. Ils le font encore moins au nom d’un quel­conque roya­lisme de boite à bis­cuits Delacre ou par amour de leur équipe de foot­ball ou de hockey. À tra­vers leurs œuvres et leurs inter­ven­tions publiques, ces écri­vains inter­rogent la Bel­gique, jau­geant le pays à la lumière des enjeux des natio­na­lismes. C’est dans cette démarche inter­ro­ga­tive qu’on repère leur bel­gi­tude, même s’il faut ajou­ter immé­dia­te­ment qu’il ne s’agit pas ici d’un constat qui engage l’ensemble de la scène lit­té­raire fla­mande. Notons éga­le­ment que cer­tains écri­vains fla­mands n’hésitent pas à affi­cher publi­que­ment leur natio­na­lisme, tel le poète Dirk van Bas­te­laere (1960), actuel­le­ment porte-parole de la frac­tion de la N‑VA à la Chambre. Enfin, rap­pe­lons que l’identité cultu­relle est inclu­sive : on peut se sen­tir Fla­mand tout en demeu­rant atta­ché à la Bel­gique, ou inver­se­ment se sen­tir d’abord Belge et ensuite Fla­mand, ou vou­loir écrire au ser­vice de la Flandre, mais ne pas se recon­naitre dans les dis­cours des par­tis natio­na­listes. Un posi­tion­ne­ment n’exclut pas les autres.

Au nord de notre petit pays, l’asymétrie ins­ti­tu­tion­nelle n’empêche donc pas un inté­rêt lit­té­raire pour la Bel­gique ou, pour le dire plus pré­ci­sé­ment : pour ce que la Bel­gique est et/ou n’est pas, et pour les valeurs que cela mobi­lise, notam­ment en termes d’identité natio­nale. Aujourd’hui, la ques­tion semble plus pres­sante que jamais. Alors qu’un peu par­tout autour du globe, les natio­na­lismes de tous genres refont sur­face, des écri­vains fla­mands suivent de près les faits et gestes des par­tis natio­na­listes qui les entourent.

Le débat n’est cepen­dant pas récent. Il se cris­tal­lise tout au long des nom­breuses réformes ins­ti­tu­tion­nelles que connut le pays. En 1989, par exemple, à l’occasion de la troi­sième grande réforme de l’État, parut l’ouvrage de l’écrivain bruxel­lois Geert van Isten­dael, Het Bel­gisch laby­rint, consa­cré au fonc­tion­ne­ment du fédé­ra­lisme belge. Le livre, deve­nu désor­mais un clas­sique, connut plu­sieurs actua­li­sa­tions : en 1991, 2001 et 2011. Le laby­rinthe belge (2008) — c’est le titre de sa tra­duc­tion par Vincent Mar­nix et Monique Nagiel­kopf au Cas­tor astral — s’achève sur un plai­doyer en faveur du main­tien d’une Bel­gique fédé­rale, ne serait-ce qu’en rai­son de la qua­li­té de vie qui y est bien plus pré­cieuse qu’on ne l’imagine. Van Isten­dael est aus­si l’auteur de Het nut van Bel­gië en 1993, consa­cré à l’utilité de la Bel­gique, et Arm Brus­sel (1992, revu en 2002 et en 2013), un état des lieux de Bruxelles.

Le débat qui oppose écri­vains et natio­na­listes est plus que jamais actuel, main­te­nant que la N‑VA est au pou­voir en Flandre et qu’elle par­ti­cipe à la majo­ri­té fédé­rale. Il faut dire que cer­taines remarques firent grim­per aux rideaux tout un pan du monde cultu­rel fla­mand. Pre­nons l’essai consa­cré à l’art, publié par Bart De Wever dans le quo­ti­dien De Stan­daard, à la fin 2012. Le futur bourg­mestre anver­sois défend un art au ser­vice de la com­mu­nau­té et s’interroge sur la per­ti­nence de sou­te­nir des artistes ou des œuvres dont on ne cerne pas l’apport pour la socié­té. Jusque là, rien de très cho­quant, si ce n’est que le pré­sident de la N‑VA déve­loppe une approche binaire selon laquelle l’art pour l’art s’oppose néces­sai­re­ment à une par­ti­ci­pa­tion du public.

De nom­breux acteurs cultu­rels sont indi­gnés et dénoncent une poli­tique cultu­relle trop à droite, visant une ins­tru­men­ta­li­sa­tion de l’art et de l’artiste ain­si qu’une pola­ri­sa­tion du monde cultu­rel. Pour le phi­lo­sophe de la culture Lie­ven de Cau­ter, De Wever favo­rise d’un côté ceux qui, par leur art, cherchent le rap­pro­che­ment avec la com­mu­nau­té — tout comme de nom­breux artistes mirent leur art au ser­vice de l’émancipation fla­mande —, et renie de l’autre côté ceux qui créent au nom de leurs propres convic­tions esthé­tiques et idéo­lo­giques. Dans une inter­view accor­dée à De Stan­daard le 2 février 2013, De Wever qua­li­fie ces der­niers de « déta­chés et cos­mo­po­lites ». Sans que le pré­sident de la N‑VA ne les cite nom­mé­ment, la remarque vise très pro­ba­ble­ment des écri­vains renom­més tels que Tom Lanoye — qui vit la moi­tié de l’année au Cap, en Afrique du sud —, Erwin Mor­tier qui aime revi­si­ter l’histoire fla­mande, ou le cos­mo­po­lite convain­cu Ste­fan Hert­mans. Ce trio n’a jamais caché son mépris pour le natio­na­lisme ver­sion « néo­li­bé­ra­lisme N‑VA », auquel ils pré­fèrent la vision sociale et inclu­sive de l’identité fla­mande qu’ils défendent par leurs publi­ca­tions et par leurs inter­ven­tions dans les médias. Hert­mans et Lanoye sont pro­ba­ble­ment les écri­vains les plus média­ti­sés de la bande. Dans Oor­log en ter­pen­ti­jn (2013), Hert­mans uti­lise des frag­ments du jour­nal de son grand-père pour recons­truire la Grande Guerre à tra­vers les yeux d’un simple petit héros du front. Le roman connut un suc­cès inter­na­tio­nal reten­tis­sant. Six ans plus tôt, en 2007, parut sa cor­res­pon­dance avec l’écrivain qué­bé­cois Gilles Pel­le­rin Als in een troe­bele spie­gel. Brie­ven. Leurs échanges por­taient prin­ci­pa­le­ment sur la langue et l’identité, et concluaient par un très « cos­mo­po­lite » : « Je pense que c’est cette hybri­di­té cultu­relle qui, mal­gré tout, peut nous don­ner un avan­tage dans la Babel qui, len­te­ment, prend forme. » La cita­tion rap­pelle une opi­nion publiée par l’écrivain sur le site forum.politics.be le 6 octobre 2002, à l’occasion d’une inter­ven­tion de Bart De Wever dans le quo­ti­dien De Stan­daard le 24 mars : [« S]i nous le consi­dé­rons comme une don­née posi­tive, c’est une chance de vivre dans un monde plu­ri­lingue, ouvert, qui de ce point de vue rejoint tout à fait le futur de l’Europe. »

Lanoye, quant à lui, dans une tri­lo­gie2 gro­tesque consa­crée au pays qui l’a vu naître, dépeint une Bel­gique pour­rie de l’intérieur, ron­gée par un can­cer auquel aucun esta­blish­ment n’échappe. On y retrouve de nom­breux scan­dales qui l’ont écla­bous­sée : meurtres poli­tiques, enlè­ve­ments, tue­ries du Bra­bant, frasques poli­ti­co-finan­cières de la famille De Clerck (pro­prié­taire du groupe tex­tile Beau­lieu) sont autant de symp­tômes du « mal » belge.

À ces trois noms, il convient pro­ba­ble­ment d’ajouter deux auteurs fla­mands à la pos­ture moins enga­gée. Leur œuvre thé­ma­tise cepen­dant un cer­tain ima­gi­naire de la Bel­gique tout en ques­tion­nant le pays. Com­men­çons par Eric de Kuy­per (1942). Ce der­nier est avant tout un réa­li­sa­teur et un théo­ri­cien du ciné­ma. Ce n’est qu’en 1988 qu’il se lance dans l’écriture d’une série d’ouvrages auto­bio­gra­phiques qui puisent dans ses sou­ve­nirs d’enfance et d’adolescence, entre Bruxelles et Ostende. De Hoed van tante Jean­not. Tafe­re­len uit de kin­der­ja­ren in Brus­sel (1989) est pro­ba­ble­ment son œuvre la plus connue. Koen Pee­ters (1959), quant à lui, est l’auteur d’une dizaine de romans cen­trés sur la Bel­gique. Il accorde une atten­tion par­ti­cu­lière à cer­tains cha­pitres de son his­toire cano­nique : l’Exposition uni­ver­selle de 1958, le colo­nia­lisme, les jeunes années du roi Bau­doin. Bruxelles y béné­fi­cie d’une atten­tion par­ti­cu­lière. Elle est laby­rin­thique et chao­tique, pleine de ren­contres sur­pre­nantes, elle est poly­glotte, sale et chic à la fois, elle sert aus­si de labo­ra­toire euro­péen, elle peut être bureau­cra­tique et mer­can­tile, tout en demeu­rant un lieu de flâ­ne­ries et de rêve­ries. Enfin, c’est une capi­tale à laquelle s’identifie dif­fi­ci­le­ment une pro­vince atta­chée à son pas­sé rural et dont le futur est inévi­ta­ble­ment fait de pro­fonds changements.

Ces auteurs ne sont pas les seuls à s’interroger sur la bel­gi­tude, des démarches col­lec­tives ont éga­le­ment vu le jour, même si, ici aus­si, à l’exhaustivité on se limi­te­ra à quelques cas exem­plaires. Son­geons pour com­men­cer à Niet in onze naam, cette action menée début 2011 sous l’impulsion d’artistes fla­mands inquiets de la tour­nure que pre­nait la construc­tion gou­ver­ne­men­tale. L’initiative attei­gnit son apo­gée le soir du 21 jan­vier lorsqu’une qua­ran­taine d’artistes du nord (sur­tout) et du sud du pays se ras­sem­blèrent au KVS à Bruxelles pour y témoi­gner de leur atta­che­ment à la soli­da­ri­té plu­tôt qu’à la logique de confrontation.

On peut y ajou­ter la qua­li­té de cer­taines publi­ca­tions col­lec­tives. J’ai déjà fait allu­sion à la cor­res­pon­dance entre Hert­mans et Pel­le­rin. Une autre cor­res­pon­dance est celle entre­te­nue par l’écrivaine fla­mande Kris­tien Hem­me­rechts (1955) et Jean-Luc Outers (1949), Lettres du plat pays, parue aux édi­tions de la Dif­fé­rence en 2010. Attar­dons-nous par ailleurs sur trois recueils de poé­sie écrits à plu­sieurs mains et dans plu­sieurs langues. Le recueil de poé­sie Over en weer. De part et d’autre (2011), publié chez Uit­ge­ve­rij P, com­prend des poèmes de Mar­leen de Crée (1941) et de Marc Dugar­din (1946), tra­duits par Ste­faan van den Bremt (1941) et illus­trés par Goe­dele Pee­ters (1960). Par­tant d’une lec­ture d’Imre Ker­tész et de la Todes­fuge de Paul Celan, le recueil ana­lyse les pos­si­bi­li­tés de com­mu­ni­quer mal­gré l’indicible. Des pos­si­bi­li­tés sont explo­rées par la poé­sie, où s’entremêlent forme et conte­nu, mais aus­si par un double pont : celui de la tra­duc­tion et celui de la gra­vure. Le recueil évoque ce qui demeure à jamais per­du car appar­te­nant d’une part à l’inaccessible pas­sé et d’une autre à ce qui résiste à la tra­duc­tion. Et pour­tant, c’est cette poly­pho­nie poé­tique et gra­phique qui, au tra­vers de son dia­lo­gisme, four­nit une esquisse en creux de « ce qui reste et qui résiste ». Le poème de clô­ture semble indi­quer qu’au plus pro­fond du lec­teur rési­de­ra tou­jours un espace ouvert à ce qui se fait per­ce­voir dans son alté­ri­té : « le tutoie­ment d’une musique / quoi en nous d’inexplicable / où quelqu’un ne finit pas d’écouter ? » Si la pro­blé­ma­tique de la com­mu­ni­ca­tion accède ici à une dimen­sion uni­ver­selle, elle n’en demeure pas moins aus­si une pro­blé­ma­tique… bien belge.

Pour ter­mi­ner, le Poë­zie­cen­trum à Gand sou­tient deux ini­tia­tives par­ti­cu­liè­re­ment méri­toires. D’une part, le Bel­gium bor­de­lio. Struc­ture – 2015 est un recueil de poé­sie coédi­té par Les édi­tions de l’Arbre à Paroles et par le Poë­zie­cen­trum. Quinze auteurs fla­mands et quinze fran­co­phones s’y retrouvent pré­sen­tés et tra­duits dans l’autre langue, pour for­mer un joyeux méli-mélo, car la Bel­gique poé­tique c’est «[un] gouffre, un abîme de langues, et [c’est] à a fois un axe fort qui tra­verse l’ensemble, qui oriente le pro­jet, du pas­sé pas si loin­tain au futur qui se rap­proche ». D’autre part, cette volon­té de lan­cer des ponts entre com­mu­nau­tés se retrouve éga­le­ment dans le pro­jet Poète natio­na’, né de la col­la­bo­ra­tion de la Mai­son de la poé­sie et de la langue fran­çaise avec VONK & Zonen (Anvers) et Pas­sa Por­ta. Il s’agit de nom­mer pour une durée de deux ans un poète tour à tour fla­mand, fran­co­phone et ger­ma­no­phone auquel l’on demande de com­po­ser au moins six poèmes en lien avec le pays. C’est ain­si qu’en 2014, Charles Ducal devint le suc­ces­seur d’… Emile Verhae­ren, poète natio­nal de 1908 à 1915. Les poèmes sont tra­duits et publiés dans les quo­ti­diens De Mor­gen, l’Avenir et Gren­zE­cho. En outre, le Poë­zie­cen­trum publia en 2015 un recueil tri­lingue repre­nant le fruit de deux années de tra­vail de Charles Ducal. Le titre est pla­cé sous le signe de la plus-value : Bewoond door iets gro­ters. Au-delà de la fron­tière. Von Etwas Grös­se­rem bewohnt, comme si ce pays à trois langues (et plus), valait mieux que tout ce qu’on en dit. En 2016, c’est Lau­rence Vielle qui devient poé­tesse nationale.

Question d’hospitalité

Le natio­na­lisme éco­no­mique vers lequel se dirige la Flandre en ce début de XXIe siècle se prête à plu­sieurs lec­tures. Une de ces lec­tures est qu’il rem­place l’émancipation cultu­relle lan­cée par le Mou­ve­ment fla­mand au début du XIXe siècle, deve­nue obso­lète au cours de l’histoire. Cette évo­lu­tion vers une auto­no­mie cultu­relle com­plète, si elle s’est accom­pa­gnée du ques­tion­ne­ment de l’identité belge — quitte à la renier —, ne s’est cepen­dant jamais pré­oc­cu­pée du débat sur la bel­gi­tude mené en Bel­gique francophone.

Il ne faut pas regret­ter cette tour­nure de l’histoire, qui semble avant tout confir­mer l’accès à une matu­ri­té cultu­relle, comme nous l’avons vu. En outre, la conquête d’une auto­no­mie en termes de com­pé­tences poli­tiques ne signi­fie pas la fin des échanges. De temps en temps resur­git l’idée d’une cir­cons­crip­tion fédé­rale, récem­ment encore cer­tains poli­ti­ciens ont remis sur le tapis la « refé­dé­ra­li­sa­tion » de cer­taines com­pé­tences au nom d’un État plus effi­cace. Du point de vue de la culture, cer­taines ini­tia­tives ont été poin­tées aux­quelles il fau­drait par hon­nê­te­té ajou­ter encore d’autres entre­prises plu­ri­lingues sur le sol bruxel­lois, comme les acti­vi­tés orga­ni­sées par Pas­sa Por­ta, ou le sur­ti­trage de nom­breuses pro­duc­tions théâ­trales, les fruc­tueuses col­la­bo­ra­tions entre le Théâtre natio­nal et le KVS. L’on aime y voir encore un signe de cette matu­ri­té. L’on aime y voir une auto­no­mie qui n’est pas syno­nyme de repli ou d’hermétisme, bien au contraire. L’on aime y voir une magni­fique com­bi­nai­son entre le ser­vice à la com­mu­nau­té et l’ouverture à l’expérimentation esthétique.

Dans les cas évo­qués, l’identité n’est pas en creux. Au contraire, elle est bien éta­blie. Et cette défi­ni­tion forte de soi, même si elle peut conduire à l’isolement — on le sait bien —, per­met aus­si d’accorder une place à l’autre et à sa langue. Cette pos­si­bi­li­té d’accueil ne convoque aucun rap­port hié­rar­chique puisqu’il s’agit de lui céder un espace dans un dis­cours qui ne hié­rar­chise pas, et non de s’imposer à lui, voire de l’étouffer. Il s’agit encore moins d’un rap­port de sou­mis­sion. Cette coha­bi­ta­tion contri­bue à la construc­tion d’un lan­gage par­ta­gé, hété­ro­lingue, dans lequel cha­cun se retrouve et trouve sa place. On l’a vu, c’est aus­si, voire sou­vent, par le texte lit­té­raire que les langues se rejoignent et coha­bitent. La lit­té­ra­ture est un espace d’hospitalité. Elle est pro­ba­ble­ment une des esthé­ti­sa­tions les plus hon­nêtes de la poly­glos­sie qui habite la langue. L’étudier, c’est par­ve­nir à mieux com­prendre un monde où la ques­tion de l’autre et de son accueil est d’une rare urgence.

  1. De Schaep­dri­j­ver Sophie, « Bel­gië als idee » dans Van Isten­dael Geert (dir.), Het nut van Bel­gië, Amster­dam, Atlas, 1993.
  2. Het god­de­lijke mons­ter, Zwarte tra­nen, Boze tongen.

Matthieu Sergier


Auteur

docteur en langues et littératures modernes, chargé de cours à l’université Saint-Louis-Bruxelles et à l’UCL