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La belgitude littéraire vue de Flandre
On peut se demander si le concept de « belgitude » porte sur un choix terminologique heureux. Il ne fait aucun doute que la notion a secoué les lettres belges francophones. Mais la problématisation identitaire qu’elle convoque concerne-t-elle forcément le nord du pays aussi ? Ou plus précisément : la Flandre se sent-elle concernée par le débat ?
En 2011, pendant que le monde politique belge fédéral s’engluait dans ce qui allait devenir la plus longue formation gouvernementale connue à ce jour, ma collègue et moi préparions un volume d’hommage à l’occasion de l’éméritat de notre bienaimée promotrice Sonja Vanderlinden. Le titre : Literaire belgitude littéraire. Bruggen en beelden. Vues du Nord. Tandis que le nord et le sud du pays exploraient leurs déséquilibres idéologiques, nous prenions la mesure de nos « mélanges » à quatre mains. Notre équipe de l’université catholique de Louvain était spécialisée en littérature néerlandaise. Il allait donc de soi que l’ouvrage serait bilingue. Si notre titre témoignait d’une belle symétrie, nos sous-titres visaient plutôt la complémentarité informative : Bruggen en beelden. Vues du Nord.
Asymétries
Mais fallait-il attendre de la Flandre qu’elle nous raconte la même « belgitude littéraire » que la Belgique francophone ? L’histoire même du concept nous apprend à quel point cela serait impossible. On le sait, le terme trouve officiellement son origine dans le discours belge francophone des années 1970 et 1980 du siècle passé, où il renvoie avant tout à une affirmation d’identité culturelle en creux, un malêtre belge qui se démarquait de la capitale culturelle française. Devant la grandiloquence parisienne se dessinait une identité belge contradictoire, forte tant qu’elle se déclinait par la négation.
Ce débat identitaire tel qu’il fut mené alors n’a jamais vraiment atteint la Flandre. Sur fond de construction de ce qui allait devenir l’Union européenne, la première réforme de l’État belge, en 1970, inaugure les Communautés culturelles. Leurs compétences concernent avant tout la culture et les questions de politique linguistique. Contrairement au sud du pays, la Flandre disposait déjà à l’époque d’une identité culturelle solide fondée sur cent-cinquante ans de Mouvement flamand (Vlaamse Beweging) et de lutte pour la langue (taalstrijd). Cette identité s’accompagnait d’une forte conscience historique partagée par la toute grande majorité de la communauté, même si elle n’était pas exempte d’une certaine glorification hyperbolisante ; pensons à la bataille des Éperons d’Or en 1302. Pourquoi la Flandre se serait-elle, à ce moment-là, penchée sur un débat à mille lieues de ses préoccupations alors qu’on venait de négocier des compétences culturelles et linguistiques qu’il s’agissait justement de faire fructifier ?
Près de quarante ans plus tard, cette autonomie culturelle est plus évidente que jamais. Le cas du champ des médias est flagrant. La Flandre dispose de ses propres chaines télévisées (une dizaine), avec ses propres soaps (Thuis, Familie…), de ses jeux télévisés indémodables (Blokken), de ses Bekende Vlamingen dont la vie privée est étalée sous format tabloïd. Tout comme la Belgique francophone, la Flandre dispose aussi de ses propres chaine de radios, d’organes de presse nationale et locale. Le secteur est dominé par des grands groupes de médias tels que De Persgroep (propriétaire également de plusieurs quotidiens néerlandais), Roularta, Corelio et Concentra. Si ces groupes sont flamands, certains éditent des titres francophones. Roularta possède par exemple Le Vif/L’Express et De Persgroep a conclu un accord de collaboration avec le groupe Rossel.
Le champ de l’édition littéraire présente une autonomie encore plus marquée puisque celui-ci est majoritairement tourné vers la capitale (culturelle) néerlandaise. Si les lettres belges francophones se définissent selon l’humeur parisienne, au nord du pays, c’est Amsterdam qui bat la mesure. Tous les grands auteurs flamands sont édités par des éditeurs hollandais comme De Bezige Bij (Hugo Claus, Stefan Hertmans, Erwin Mortier), Prometheus (Tom Lanoye, Peter Verhelst), Atlas Contact (Dimitri Verhulst), Querido (Leonard Nolens). N’y a‑t-il pas d’éditeurs littéraires flamands ? L’éditeur historiquement bruxellois Manteau appartient au groupe hollandais WPG, qui détient les rênes de maisons amstellodamoises telles que De Arbeiderspers, Querido, Nijgh & Van Ditmar, Athenaeum-Polak & Van Gennep, De Bezige Bij et Standaard Uitgeverij. L’éditeur flamand Houtekiet, quant à lui, appartient au groupe hollandais VBK Uitgevers. Des cendres de De Bezige Bij Antwerpen, qui disparut en 2014, est née Uitgeverij Polis, avec Uitgeverij Vrijdag l’unique « grand » éditeur littéraire indépendant flamand, auquel il faut ajouter des enseignes spécialisées en poésie comme le Poëziecentrum à Gand et Uitgeverij P à Leuven. Le petit éditeur alostois Het Balanseer est tourné, quant à lui, vers la littérature expérimentale.
Il y a fort heureusement aussi quelques brèches qui relient les deux systèmes. Cette porosité médiatique demeure cependant bien discrète, à l’image du couloir du bâtiment Reyers qui sépare symboliquement la VRT de la RTBF. Certains Flamands populaires ont réussi une percée au-delà de la frontière linguistique, comme l’humoriste Bert Kruismans — d’ailleurs coauteur avec Pierre Kroll de la série bilingue Foert, non di dju — ou, dans l’autre sens, le journaliste Christophe Deborsu, d’ailleurs auteur d’une Wallonie pour les nuls en néerlandais : Dag Vlaanderen ! Hoe Walen écht leven en denken (2011). Ces deux exemples font cependant figure d’exceptions qui confirment la règle.
Enfin, le monde politique flamand et néerlandais n’hésite pas à promouvoir sérieusement ses lettres en engageant les fonds nécessaires à une large diffusion de ses auteurs. C’est ainsi que la traduction littéraire ouvre les portes des éditeurs parisiens à de nombreux auteurs flamands. Cette stratégie de diffusion internationale extrêmement bien rôdée porte ses fruits, il suffit pour s’en convaincre de jeter un œil aux sites internet du Letterenfonds (Pays-Bas) et du Vlaams Fonds voor de Letteren (Flandre).
Belgitude, « à la flamande »
Pour en venir au concept de belgitude, extrayons-le de son cadre historique et focalisons-nous uniquement sur le contenu. Tout comme Sophie de Schaepdrijver en 19931, il faut constater — encore, toujours — que la Belgique est un pays dont la forme et le contenu refusent de se correspondre. La Belgique a tout d’un pays, mais le Belge ne s’en préoccupe guère. En somme, le pays n’en est pas vraiment un ; et ce n’est pas vraiment un problème non plus. Notre patriotisme ne puiserait-il pas sa force dans cette absence de patriotisme ? N’est-il pas magnifique de se doter d’une identité nationale aux antipodes des nationalismes convulsifs ?
Nombreux sont les écrivains flamands qui partagent cet avis et qui, ces dernières décennies, s’insurgent publiquement contre un excès de nationalisme flamand, non par nostalgie de la Belgique de papa, ni de celle du Congo belge ou de l’Expo 58. Ils le font encore moins au nom d’un quelconque royalisme de boite à biscuits Delacre ou par amour de leur équipe de football ou de hockey. À travers leurs œuvres et leurs interventions publiques, ces écrivains interrogent la Belgique, jaugeant le pays à la lumière des enjeux des nationalismes. C’est dans cette démarche interrogative qu’on repère leur belgitude, même s’il faut ajouter immédiatement qu’il ne s’agit pas ici d’un constat qui engage l’ensemble de la scène littéraire flamande. Notons également que certains écrivains flamands n’hésitent pas à afficher publiquement leur nationalisme, tel le poète Dirk van Bastelaere (1960), actuellement porte-parole de la fraction de la N‑VA à la Chambre. Enfin, rappelons que l’identité culturelle est inclusive : on peut se sentir Flamand tout en demeurant attaché à la Belgique, ou inversement se sentir d’abord Belge et ensuite Flamand, ou vouloir écrire au service de la Flandre, mais ne pas se reconnaitre dans les discours des partis nationalistes. Un positionnement n’exclut pas les autres.
Au nord de notre petit pays, l’asymétrie institutionnelle n’empêche donc pas un intérêt littéraire pour la Belgique ou, pour le dire plus précisément : pour ce que la Belgique est et/ou n’est pas, et pour les valeurs que cela mobilise, notamment en termes d’identité nationale. Aujourd’hui, la question semble plus pressante que jamais. Alors qu’un peu partout autour du globe, les nationalismes de tous genres refont surface, des écrivains flamands suivent de près les faits et gestes des partis nationalistes qui les entourent.
Le débat n’est cependant pas récent. Il se cristallise tout au long des nombreuses réformes institutionnelles que connut le pays. En 1989, par exemple, à l’occasion de la troisième grande réforme de l’État, parut l’ouvrage de l’écrivain bruxellois Geert van Istendael, Het Belgisch labyrint, consacré au fonctionnement du fédéralisme belge. Le livre, devenu désormais un classique, connut plusieurs actualisations : en 1991, 2001 et 2011. Le labyrinthe belge (2008) — c’est le titre de sa traduction par Vincent Marnix et Monique Nagielkopf au Castor astral — s’achève sur un plaidoyer en faveur du maintien d’une Belgique fédérale, ne serait-ce qu’en raison de la qualité de vie qui y est bien plus précieuse qu’on ne l’imagine. Van Istendael est aussi l’auteur de Het nut van België en 1993, consacré à l’utilité de la Belgique, et Arm Brussel (1992, revu en 2002 et en 2013), un état des lieux de Bruxelles.
Le débat qui oppose écrivains et nationalistes est plus que jamais actuel, maintenant que la N‑VA est au pouvoir en Flandre et qu’elle participe à la majorité fédérale. Il faut dire que certaines remarques firent grimper aux rideaux tout un pan du monde culturel flamand. Prenons l’essai consacré à l’art, publié par Bart De Wever dans le quotidien De Standaard, à la fin 2012. Le futur bourgmestre anversois défend un art au service de la communauté et s’interroge sur la pertinence de soutenir des artistes ou des œuvres dont on ne cerne pas l’apport pour la société. Jusque là, rien de très choquant, si ce n’est que le président de la N‑VA développe une approche binaire selon laquelle l’art pour l’art s’oppose nécessairement à une participation du public.
De nombreux acteurs culturels sont indignés et dénoncent une politique culturelle trop à droite, visant une instrumentalisation de l’art et de l’artiste ainsi qu’une polarisation du monde culturel. Pour le philosophe de la culture Lieven de Cauter, De Wever favorise d’un côté ceux qui, par leur art, cherchent le rapprochement avec la communauté — tout comme de nombreux artistes mirent leur art au service de l’émancipation flamande —, et renie de l’autre côté ceux qui créent au nom de leurs propres convictions esthétiques et idéologiques. Dans une interview accordée à De Standaard le 2 février 2013, De Wever qualifie ces derniers de « détachés et cosmopolites ». Sans que le président de la N‑VA ne les cite nommément, la remarque vise très probablement des écrivains renommés tels que Tom Lanoye — qui vit la moitié de l’année au Cap, en Afrique du sud —, Erwin Mortier qui aime revisiter l’histoire flamande, ou le cosmopolite convaincu Stefan Hertmans. Ce trio n’a jamais caché son mépris pour le nationalisme version « néolibéralisme N‑VA », auquel ils préfèrent la vision sociale et inclusive de l’identité flamande qu’ils défendent par leurs publications et par leurs interventions dans les médias. Hertmans et Lanoye sont probablement les écrivains les plus médiatisés de la bande. Dans Oorlog en terpentijn (2013), Hertmans utilise des fragments du journal de son grand-père pour reconstruire la Grande Guerre à travers les yeux d’un simple petit héros du front. Le roman connut un succès international retentissant. Six ans plus tôt, en 2007, parut sa correspondance avec l’écrivain québécois Gilles Pellerin Als in een troebele spiegel. Brieven. Leurs échanges portaient principalement sur la langue et l’identité, et concluaient par un très « cosmopolite » : « Je pense que c’est cette hybridité culturelle qui, malgré tout, peut nous donner un avantage dans la Babel qui, lentement, prend forme. » La citation rappelle une opinion publiée par l’écrivain sur le site forum.politics.be le 6 octobre 2002, à l’occasion d’une intervention de Bart De Wever dans le quotidien De Standaard le 24 mars : [« S]i nous le considérons comme une donnée positive, c’est une chance de vivre dans un monde plurilingue, ouvert, qui de ce point de vue rejoint tout à fait le futur de l’Europe. »
Lanoye, quant à lui, dans une trilogie2 grotesque consacrée au pays qui l’a vu naître, dépeint une Belgique pourrie de l’intérieur, rongée par un cancer auquel aucun establishment n’échappe. On y retrouve de nombreux scandales qui l’ont éclaboussée : meurtres politiques, enlèvements, tueries du Brabant, frasques politico-financières de la famille De Clerck (propriétaire du groupe textile Beaulieu) sont autant de symptômes du « mal » belge.
À ces trois noms, il convient probablement d’ajouter deux auteurs flamands à la posture moins engagée. Leur œuvre thématise cependant un certain imaginaire de la Belgique tout en questionnant le pays. Commençons par Eric de Kuyper (1942). Ce dernier est avant tout un réalisateur et un théoricien du cinéma. Ce n’est qu’en 1988 qu’il se lance dans l’écriture d’une série d’ouvrages autobiographiques qui puisent dans ses souvenirs d’enfance et d’adolescence, entre Bruxelles et Ostende. De Hoed van tante Jeannot. Taferelen uit de kinderjaren in Brussel (1989) est probablement son œuvre la plus connue. Koen Peeters (1959), quant à lui, est l’auteur d’une dizaine de romans centrés sur la Belgique. Il accorde une attention particulière à certains chapitres de son histoire canonique : l’Exposition universelle de 1958, le colonialisme, les jeunes années du roi Baudoin. Bruxelles y bénéficie d’une attention particulière. Elle est labyrinthique et chaotique, pleine de rencontres surprenantes, elle est polyglotte, sale et chic à la fois, elle sert aussi de laboratoire européen, elle peut être bureaucratique et mercantile, tout en demeurant un lieu de flâneries et de rêveries. Enfin, c’est une capitale à laquelle s’identifie difficilement une province attachée à son passé rural et dont le futur est inévitablement fait de profonds changements.
Ces auteurs ne sont pas les seuls à s’interroger sur la belgitude, des démarches collectives ont également vu le jour, même si, ici aussi, à l’exhaustivité on se limitera à quelques cas exemplaires. Songeons pour commencer à Niet in onze naam, cette action menée début 2011 sous l’impulsion d’artistes flamands inquiets de la tournure que prenait la construction gouvernementale. L’initiative atteignit son apogée le soir du 21 janvier lorsqu’une quarantaine d’artistes du nord (surtout) et du sud du pays se rassemblèrent au KVS à Bruxelles pour y témoigner de leur attachement à la solidarité plutôt qu’à la logique de confrontation.
On peut y ajouter la qualité de certaines publications collectives. J’ai déjà fait allusion à la correspondance entre Hertmans et Pellerin. Une autre correspondance est celle entretenue par l’écrivaine flamande Kristien Hemmerechts (1955) et Jean-Luc Outers (1949), Lettres du plat pays, parue aux éditions de la Différence en 2010. Attardons-nous par ailleurs sur trois recueils de poésie écrits à plusieurs mains et dans plusieurs langues. Le recueil de poésie Over en weer. De part et d’autre (2011), publié chez Uitgeverij P, comprend des poèmes de Marleen de Crée (1941) et de Marc Dugardin (1946), traduits par Stefaan van den Bremt (1941) et illustrés par Goedele Peeters (1960). Partant d’une lecture d’Imre Kertész et de la Todesfuge de Paul Celan, le recueil analyse les possibilités de communiquer malgré l’indicible. Des possibilités sont explorées par la poésie, où s’entremêlent forme et contenu, mais aussi par un double pont : celui de la traduction et celui de la gravure. Le recueil évoque ce qui demeure à jamais perdu car appartenant d’une part à l’inaccessible passé et d’une autre à ce qui résiste à la traduction. Et pourtant, c’est cette polyphonie poétique et graphique qui, au travers de son dialogisme, fournit une esquisse en creux de « ce qui reste et qui résiste ». Le poème de clôture semble indiquer qu’au plus profond du lecteur résidera toujours un espace ouvert à ce qui se fait percevoir dans son altérité : « le tutoiement d’une musique / quoi en nous d’inexplicable / où quelqu’un ne finit pas d’écouter ? » Si la problématique de la communication accède ici à une dimension universelle, elle n’en demeure pas moins aussi une problématique… bien belge.
Pour terminer, le Poëziecentrum à Gand soutient deux initiatives particulièrement méritoires. D’une part, le Belgium bordelio. Structure – 2015 est un recueil de poésie coédité par Les éditions de l’Arbre à Paroles et par le Poëziecentrum. Quinze auteurs flamands et quinze francophones s’y retrouvent présentés et traduits dans l’autre langue, pour former un joyeux méli-mélo, car la Belgique poétique c’est «[un] gouffre, un abîme de langues, et [c’est] à a fois un axe fort qui traverse l’ensemble, qui oriente le projet, du passé pas si lointain au futur qui se rapproche ». D’autre part, cette volonté de lancer des ponts entre communautés se retrouve également dans le projet Poète nationa’, né de la collaboration de la Maison de la poésie et de la langue française avec VONK & Zonen (Anvers) et Passa Porta. Il s’agit de nommer pour une durée de deux ans un poète tour à tour flamand, francophone et germanophone auquel l’on demande de composer au moins six poèmes en lien avec le pays. C’est ainsi qu’en 2014, Charles Ducal devint le successeur d’… Emile Verhaeren, poète national de 1908 à 1915. Les poèmes sont traduits et publiés dans les quotidiens De Morgen, l’Avenir et GrenzEcho. En outre, le Poëziecentrum publia en 2015 un recueil trilingue reprenant le fruit de deux années de travail de Charles Ducal. Le titre est placé sous le signe de la plus-value : Bewoond door iets groters. Au-delà de la frontière. Von Etwas Grösserem bewohnt, comme si ce pays à trois langues (et plus), valait mieux que tout ce qu’on en dit. En 2016, c’est Laurence Vielle qui devient poétesse nationale.
Question d’hospitalité
Le nationalisme économique vers lequel se dirige la Flandre en ce début de XXIe siècle se prête à plusieurs lectures. Une de ces lectures est qu’il remplace l’émancipation culturelle lancée par le Mouvement flamand au début du XIXe siècle, devenue obsolète au cours de l’histoire. Cette évolution vers une autonomie culturelle complète, si elle s’est accompagnée du questionnement de l’identité belge — quitte à la renier —, ne s’est cependant jamais préoccupée du débat sur la belgitude mené en Belgique francophone.
Il ne faut pas regretter cette tournure de l’histoire, qui semble avant tout confirmer l’accès à une maturité culturelle, comme nous l’avons vu. En outre, la conquête d’une autonomie en termes de compétences politiques ne signifie pas la fin des échanges. De temps en temps resurgit l’idée d’une circonscription fédérale, récemment encore certains politiciens ont remis sur le tapis la « refédéralisation » de certaines compétences au nom d’un État plus efficace. Du point de vue de la culture, certaines initiatives ont été pointées auxquelles il faudrait par honnêteté ajouter encore d’autres entreprises plurilingues sur le sol bruxellois, comme les activités organisées par Passa Porta, ou le surtitrage de nombreuses productions théâtrales, les fructueuses collaborations entre le Théâtre national et le KVS. L’on aime y voir encore un signe de cette maturité. L’on aime y voir une autonomie qui n’est pas synonyme de repli ou d’hermétisme, bien au contraire. L’on aime y voir une magnifique combinaison entre le service à la communauté et l’ouverture à l’expérimentation esthétique.
Dans les cas évoqués, l’identité n’est pas en creux. Au contraire, elle est bien établie. Et cette définition forte de soi, même si elle peut conduire à l’isolement — on le sait bien —, permet aussi d’accorder une place à l’autre et à sa langue. Cette possibilité d’accueil ne convoque aucun rapport hiérarchique puisqu’il s’agit de lui céder un espace dans un discours qui ne hiérarchise pas, et non de s’imposer à lui, voire de l’étouffer. Il s’agit encore moins d’un rapport de soumission. Cette cohabitation contribue à la construction d’un langage partagé, hétérolingue, dans lequel chacun se retrouve et trouve sa place. On l’a vu, c’est aussi, voire souvent, par le texte littéraire que les langues se rejoignent et cohabitent. La littérature est un espace d’hospitalité. Elle est probablement une des esthétisations les plus honnêtes de la polyglossie qui habite la langue. L’étudier, c’est parvenir à mieux comprendre un monde où la question de l’autre et de son accueil est d’une rare urgence.
- De Schaepdrijver Sophie, « België als idee » dans Van Istendael Geert (dir.), Het nut van België, Amsterdam, Atlas, 1993.
- Het goddelijke monster, Zwarte tranen, Boze tongen.