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La Pologne retrouve sa mémoire juive

Numéro 05/6 Mai-Juin 2008 - par Roland Baumann -

Dire que la Pologne est un pays antisémite semblait presque un pléonasme. Et pourtant une « nouvelle Pologne », fière de son passé juif et de l’héritage multiculturel qui faisaient jadis la grandeur de la nation, est en plein essor. Après avoir enthousiasmé l’Europe de l’Ouest par son courage militant au temps de Solidarité, la Pologne nous offre-t-elle à présent l’exemple édifiant d’un dialogue interculturel réussi, qui, au terme d’un long travail de mémoire, exorciserait enfin les haines du passé  ? Un exemple pour l’Europe à l’heure du « devoir de mémoire » et de la montée des conflits identitaires  ?

Envahie par l’Allemagne et l’Union soviétique en septembre 1939, la Pologne ne saurait partager la même mémoire de la Seconde Guerre mondiale que les autres pays de l’Europe occupée. Six millions de citoyens polonais, dont trois millions de Juifs périssent durant le confl it. Massivement entrée en résistance, la société polonaise ne jouit pas dans l’aprèsguerre de la gloire de son sacrifice. Amputée par l’URSS d’une partie de son territoire et de vieux centres de culture polonaise, tels Wilno (Vilnius) et Lwów, la Pologne est sacrifi ée à Staline par les alliés. La diversité multiculturelle de la République d’avant-guerre fait place à une société « épurée » de sa noblesse comme de ses minorités et assujettie à une idéologie communiste ad hoc, qui « recycle » à son profi t le nationalisme antisémite. Premier pays d’Europe de l’Est à se donner un gouvernement démocratique (août 1989), la Pologne est aujourd’hui au coeur de profonds bouleversements mémoriels alors que toutes les anciennes « démocraties populaires » réinventent leur histoire nationale et entament un dialogue avec leur passé et ses zones d’ombre, dérangeantes pour l’honneur national. Cette reconstruction de l’histoire s’opère alors que, devenus membres de l’Union, ces pays sont incités à rattacher leur passé national au récit en chantier de l’histoire de l’Europe. Les vicissitudes de la mémoire polonaise dans ses rapports ambivalents au passé juif de la République illustrent les enjeux historiques de ces confl its mémoriels. Nous nous limitons ici à « la question juive », même si l’histoire polonaise comporte d’autres zones de turbulences, en particulier dans ses rapports à l’Allemagne, l’Ukraine et la Russie. La Pologne se réconcilie-t-elle enfi n avec sa mémoire juive ? Les commémorations du soixante-cinquième anniversaire de l’insurrection du ghetto de Varsovie semblent le confirmer...

Retrouver un passé occulté

Comme le notait une journaliste du Figaro (Laure Mandeville « Les retrouvailles des Juifs et des Polonais », Le Figaro, 22 avril 2008), la Pologne « a commencé à remplir son devoir de mémoire » face à son passé juif. Ce travail de mémoire est d’abord le fait d’individus qui, confrontés aux vestiges oubliés d’un monde juif disparu, ont décidé de combler ces trous de mémoire dans les consciences locales. Le travail de Thomas Pietrasiewicz, fondateur du centre culturel de la porte Grodzka à Lublin (Osrodek « Brama Grodzka - Teatr NN ») est un cas de fi gure parmi de nombreuses initiatives locales visant à rendre à la Pologne la mémoire de sa culture juive. En 1939, les Juifs formaient 40 % de la population de Varsovie. Aujourd’hui, seul le cimetière juif révèle encore leur importance dans l’histoire de la capitale. L’occultation de ce passé sous le communisme n’a pas comblé l’énorme vide historique causé par l’anéantissement de la plus nombreuse communauté juive d’Europe. Un grand musée, retraçant plus de mille ans d’histoire juive polonaise devrait s’ouvrir en 2011, face au monument du ghetto de Varsovie [1]. Ce projet ambitieux, dont les débuts remontent à 1996, jouit du soutien du président Lech Kaczynski qui, le 15 avril, lors des cérémonies du soixante-cinquième anniversaire de l’insurrection du ghetto, en présence de son homologue israélien, Shimon Peres, a réaffi rmé l’engagement des autorités polonaises à construire ce musée, dont la première pierre a été posée en juin 2007. Financé aussi par l’Allemagne, la France, les États-Unis, ce projet mobilise un réseau international de comités de soutien, en particulier dans la diaspora juive, qui redéfi nit ses relations avec la nouvelle Pologne. Survivants et descendants de Juifs polonais reviennent au pays de leurs ancêtres, à la recherche des vestiges d’un patrimoine mémoriel dont ils ont été spoliés par la Shoah. Ce retour et l’essor d’un dialogue judéo-chrétien ont été favorisés par des secteurs de l’Église catholique, inspirés par l’action de Jean-Paul II. Depuis 1989 renaît une petite communauté juive, composée surtout de « néojuifs » qui se reconstruisent une identité disparue par assimilation sous l’ère communiste. Chaque été, le Festival de culture juive de Cracovie attire des foules de jeunes Polonais fascinés par les musiques du Yiddishland.

L’historiographie polonaise entre dialogue et nationalisme

En janvier 2005, à la Bibliothèque nationale de France, le colloque « Les juifs et la Pologne, 1939-2004 », fruit d’une collaboration franco-polonaise, présentait au public français une historiographie polonaise, souvent jugée dérangeante en Pologne, parce qu’elle démontre que les Polonais n’ont pas seulement été dans l’histoire les martyrs de la liberté et de la démocratie (Nicolas Weill, « Les ambiguïtés du peuple polonais face à la Shoah », Le Monde, 14 janvier 2005). Legs de la vieille hostilité religieuse qui coexistait avec la prospérité et la remarquable autonomie dont jouissaient les communautés juives dans la République nobiliaire de Pologne à l’apogée de sa puissance, l’antisémitisme devient un des ciments du nationalisme polonais à la fi n du XIXe siècle. Associé à l’antibolchévisme, cet antisémitisme religieux et racial prospère dans la Pologne indépendante après 1918. Eux-mêmes victimes des Allemands, les Polonais sont souvent les témoins passifs et indifférents de la destruction des Juifs [2]. Dans la Pologne communiste, l’antisémitisme devient une technique du pouvoir (1956, 1968), achevant de vider le pays de ses Juifs. L’affaire du Carmel d’Auschwitz (1985) mobilise les organisations juives occidentales et tend à renforcer l’image d’une Pologne prisonnière de ses vieux démons antisémites [3]. L’arrivée de la démocratie ouvre de nombreuses archives, favorise les publications historiques et le débat public. En 2000, le livre de l’historien d’origine polonaise Jan T. Gross, sur le massacre des Juifs de Jedwabne par leurs voisins polonais (1941) déclenche un débat national, suivi des excuses offi - cielles du président Kwasniewski (2001). Ce début de véritable dialogue entre la nation polonaise et son passé irrite les milieux nationalistes.

Les commémorations du soixantième anniversaire de l’insurrection de Varsovie en 1944, suivent l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne (2004) et marquent une volonté d’inscrire l’historiographie polonaise dans l’histoire de l’Europe. La victoire du parti conservateur PiS (Droit et Justice) aux élections présidentielles et aux législatives (2005) favorise le sursaut nationaliste. Certes, Lech Kaczynski affi rme dès le début de son mandat présidentiel son désir de dialogue avec la communauté juive de Pologne, mais des membres de Samoobrona (SRP) et de la Ligue des familles polonaises (LPR), les deux partis associés au PiS dans la coalition gouvernementale, multiplient les dérapages ultranationalistes, xénophobes ou antisémites. Le projet de loi de lustration (2007) suscite la polémique en Pologne comme à l’étranger et tend à instrumentaliser l’histoire au service du politique. La coalition gouvernementale éclate et le PiS perd les élections législatives d’octobre 2007 face aux libéraux de la Plateforme civique (PO) de Donald Tusk.

Concurrence des mémoires

L’entrée dans l’Union européenne incite la Pologne à faire connaître son histoire nationale à l’étranger. Lors des commémorations de l’été 2004, historiens et médias polonais s’accordent à déplorer que l’insurrection du ghetto de Varsovie en 1943 soit connue du monde entier, alors que le soulèvement général de la ville le 1er août 1944 ne jouit pas de la même notoriété [4]. Pour les nationalistes, l’heure est à la concurrence des mémoires : la presse étrangère parlerait trop des victimes juives de la Seconde Guerre mondiale en Pologne et pas assez des souffrances des Polonais, persécutés par les nazis et par les communistes.

Cette martyrologie polonaise est symbolisée par le massacre de Katyn, versant soviétique d’une politique commune à Staline et à Hitler qui, l’un comme l’autre, voulaient liquider l’élite polonaise pour rayer défi nitivement l’État-nation de la carte de l’Europe. Sujet tabou sous le régime communiste qui l’attribuait aux Allemands, ce crime « génocidaire » a été porté à l’écran par Andrzej Wajda, qui à travers ce fi lm historique, honore la mémoire de son père, capitaine de l’armée polonaise, et les milliers d’offi ciers assassinés en 1940 par le NKVD. Sorti en septembre 2007, Katyn est un triomphe commercial en Pologne et, en février dernier, il remporte la nomination aux Oscars 2008 comme meilleur film en langue étrangère. Le 9 novembre 2007, au monument du Soldat inconnu à Varsovie, la Pologne rend hommage aux victimes de Katyn. Citant tous les noms des quelque treize mille offi ciers assassinés, l’armée polonaise fait de cette cérémonie - qui dure plus de quarante heures, jusqu’à la fête de l’indépendance, le 11 novembre - un impressionnant acte de mémoire, évoquant la lecture des noms des victimes de l’Holocauste dans certaines communautés juives lors de Yom Hashoah. La commémoration met aussi en valeur le lien historique profond entre la martyrologie polonaise et l’indépendance nationale. En juin 2007, à la demande du gouvernement polonais, le Comité du patrimoine mondial de l’Unesco a offi ciellement changé le nom du « Camp de concentration d’Auschwitz » en « Auschwitz Birkenau. Camp allemand nazi de concentration et d’extermination [5] ». Ce changement de dénomination vise à éviter l’amalgame fréquent entre la Pologne et l’industrie de mort nazie. Ainsi, le maire d’Oswiecim ne cesse de déplorer que sa ville n’est connue de l’étranger que comme le lieu du génocide juif, Auschwitz, le nom allemand de cette vieille localité de Silésie. Le 27 janvier 2008 à Auschwitz-Birkenau, lors de l’hommage aux victimes de l’Holocauste, une vingtaine d’habitants d’Oswiecim sont décorés de hautes distinctions polonaises pour avoir aidé clandestinement les détenus et les fugitifs du camp. Un acte de mémoire qui soulage les rapports diffi ciles de la petite ville polonaise avec la mémoire oppressante de l’ancien camp de la mort nazi. Début janvier, la sortie de la traduction polonaise d’un nouveau livre de Gross sur le pogrom de Kielce (1946) et l’antisémitisme d’après-guerre suscite une levée de boucliers des publicistes nationalistes et même une menace de poursuites judiciaires pour « diffamation publique contre la nation polonaise », révélant ainsi la fragilité du dialogue judéo-polonais et les ambivalences d’une certaine « judéophilie » offi cielle [6].

Après cette nouvelle « affaire Gross », le début 2008 est ensuite marqué par le quarantième anniversaire de « mars 68 » et de la vague d’antisémitisme qui suivit la protestation étudiante contre la censure, chassant du pays ses derniers Juifs. Signe de repentance, le gouvernement polonais annonce qu’il restitue la nationalité polonaise aux exilés de 68. Dans son discours à la gare de Gdansk, où passaient à l’époque les trains internationaux, le président Lech Kaczynski, inaugure une plaque commémorative, déclarant que mars 68 a été une période honteuse de l’histoire nationale, très négative pour l’image de la Pologne dans le monde. En manifestant cette volonté de réparation envers les victimes de l’antisémitisme communiste en 68, les autorités montrent aujourd’hui qu’elles veulent renforcer les liens entre la Pologne et Israël et contribuer à la renaissance de la vie juive dans le pays.

Le souvenir de l’insurrection du ghetto

Les cérémonies du soixante-cinquième anniversaire de l’insurrection du ghetto de Varsovie ont confi rmé cette orientation mémorielle, marquant les premiers pas d’une politique de mémoire partagée entre la Pologne et Israël. Comme l’exposait à la presse Ewa Junczyk-Ziomecka, ministre de la chancellerie présidentielle, Lech Kaczynski a voulu que la commémoration de l’insurrection du 19 avril 1943 rassemble les Juifs et les Polonais. Il a donc invité le président Shimon Peres afi n que les deux chefs d’État manifestent ensemble le même respect du passé.

Les biens privés appartenant à des citoyens polonais, dont les Juifs, et qui furent nationalisés par le régime communiste après la Seconde Guerre mondiale, sont à l’origine d’un long contentieux entre la Pologne et les organisations internationales juives. Le Premier ministre Donald Tusk a abordé la question lors de son voyage en Israël début avril, promettant qu’une loi de compensation interviendrait d’ici à l’automne, dédommageant les propriétaires et ayants droit pour 15 à 20 % de la valeur de leurs biens. En 2001, une loi de restitution votée par la Diète avait été bloquée par le veto du président Alexandre Kwasniewski. Tusk qui inaugurait l’« année polonaise » en Israël s’est entretenu avec le Premier ministre Olmert d’une intensifi cation des échanges culturels entre les deux pays, précisant qu’il ne faut pas que la Pologne soit vue comme le cimetière du peuple juif et que les jeunes Israéliens doivent être informés des siècles de coexistence pacifi - que qui caractérisaient les relations entre Polonais et Juifs avant la Shoah. Tusk a souligné les liens étroits unissant les deux pays en évoquant la souffrance commune des Polonais et des Juifs sous le nazisme. Il a affi rmé la volonté polonaise d’élaborer un futur commun avec l’État juif.

Sans atteindre pour autant l’ampleur des commémorations de l’insurrection polonaise de 1944, le poids donné cette année par les autorités polonaises aux cérémonies honorant la mémoire des combattants du ghetto témoigne d’une volonté politique de conférer aux deux soulèvements des charges symboliques comparables, envers l’opinion polonaise comme envers l’étranger. Le Parlement polonais, dans une session spéciale, a honoré la mémoire des combattants juifs du ghetto dont le sacrifi ce mérite la plus haute admiration, le respect et la mémoire. Honorés tant à la Diète que dans les médias, comme Juifs et Polonais, les insurgés du ghetto appartiennent donc intégralement à l’histoire polonaise. Outre une importante délégation israélienne, ces commémorations ont rassemblé de nombreuses personnalités étrangères, dont Bernard Kouchner et Richard Prasquier, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), lui-même d’origine polonaise qui a affi rmé que le rôle des Juifs est de serrer la main de « la nouvelle Pologne » et examiner avec elle la construction d’une histoire commune.

La rencontre des présidents

Le lundi 14 avril, Shimon Peres visite le mémorial de Treblinka avec Lech Kaczynski. Celui-ci cite les bonnes relations entre les deux pays qu’il souhaite améliorer puis, évoquant les Justes polonais qui risquaient leur vie pour sauver les Juifs, il remercie Peres de son soutien à la campagne pour la nomination d’Irena Sendler au prix Nobel de la Paix (fi nalement attribué à Al Gore). La plus célèbre des Justes polonais, cette femme de nonante- huit ans, reconnue en 1965 Juste parmi les Nations par le mémorial de Yad Vashem sauva plus de deux mille enfants dans son travail pour l’organisation clandestine d’assistance aux Juifs Zegota. Le discours de Peres répond aux attentes de son hôte : pendant mille ans des millions de Juifs ont vécu en Pologne, leur extermination est l’oeuvre des nazis, non du peuple polonais. Le même soir, à la synagogue de Varsovie, le président israélien rappelle « la dette d’Israël » à l’égard de la Pologne, d’où sont issus tant de leaders sionistes, le hassidisme, etc. Il ajoute : « Aujourd’hui nous sommes ici pour dire que des Juifs peuvent vivre leur judaïsme en Pologne. » Une déclaration qui contraste radicalement avec les visions souvent très négatives de la majorité des Juifs, en diaspora ou en Israël, à propos de la vie juive en Pologne.

Le 15 avril, au monument du ghetto, en présence des milliers d’invités et de détachements de l’armée polonaise rendant hommage à la mémoire des insurgés juifs, Lech Kaczynski s’exprime « au nom de toute la Pologne », déclarant que le soulèvement du ghetto fait partie intégrante de l’histoire nationale. Et il conclut : « Nous voulons faire tout pour que nos relations avec l’État d’Israël soient les meilleures possibles. Nous considérons que c’est notre devoir. » Shimon Peres évoque à nouveau l’« histoire commune » des Juifs et des Polonais. Après la cérémonie, les deux chefs d’État rendent visite à Irena Sendler. Marek Edelman, dernier commandant des insurgés de 1943, n’a pas assisté à cette cérémonie, préférant commémorer l’insurrection en privé, le 19 avril, jour anniversaire du début du soulèvement. Ce 15 avril, avant la cérémonie, à l’ambassade de France, il reçoit de Bernard Kouchner les insignes de commandeur de la Légion d’honneur. En 1988, Edelman a été fait chevalier de l’ordre de l’Aigle blanc, la plus haute distinction polonaise. En 2003, les cinq seuls autres survivants de l’insurrection, dont quatre venus d’Israël, ont aussi été décorés à Varsovie, recevant « au pays du ghetto et des pogroms, ce qu’aucun président de l’État juif ne leur a jamais donné » comme le note Marion Van Renterghem (« Marek Edelman, le révolté du ghetto », Le Monde, 20 avril 2008).

Le 17 avril, au dernier jour de sa visite, Shimon Peres visite le Musée de l’insurrection de Varsovie, écrivant dans le livre d’honneur du musée que les deux insurrections, juive en 1943 et polonaise en 1944, incarnaient les sommets du courage et de l’espoir. Inauguré en 2004, grâce au soutien de Lech Kaczynski, alors maire de Varsovie, ce musée est le haut lieu de la martyrologie polonaise, mais il manifeste aussi, tant dans son exposition permanente qu’à travers ses projets de publications ou d’expositions temporaires, une volonté indéniable de reconnaître « la part juive » de la mémoire combattante varsovienne [7]. Le président israélien se rend ensuite au Sénat et y prononce un discours dans lequel il fait aussi référence aux insurgés de 1944 lorsqu’il évoque les combattants du ghetto (Gazeta Wyborcza, 18 avril 2008). Exaltant la Pologne nouvelle et l’importance de l’héritage judéopolonais, il rappelle que l’histoire des Juifs en Pologne est aussi longue que celle de l’État polonais. Comme il l’a fait dans toutes ses déclarations, Peres souligne que seuls les Allemands sont responsables de la Shoah et qu’elle s’est accomplie en Pologne occupée. Il précise aussi que c’est le leader communiste, Gomułka, qui est le responsable des expulsions de 1968. Le président israélien résume les enjeux historiques de son voyage : « Je suis venu en Pologne au nom des morts et des vivants, pour renouer les liens anciens et regarder l’histoire dans les yeux. Je suis venu d’un nouvel Israël dans une nouvelle Pologne qui s’intègre à l’Europe. » Parlant des rapports historiques entre la Pologne et les Juifs, ainsi que de son identité juive, Peres décrit son enfance polonaise à Wishneva (aujourd’hui en Biélorussie), son grandpère, brûlé vif par les nazis dans la synagogue avec les habitants du shtetl. Un discours très personnel dit en hébreu, dans sa terre natale, la Pologne, qu’il quitta en 1934 pour émigrer en Palestine (The Jerusalem Post, 17 avril 2008). Citant de grands noms de l’histoire juive, tous nés en Pologne : Ben-Gourion, Begin, les écrivains Bialik, Agnon et Singer, Arthur Rubinstein, etc., Peres affi rme la pérennité de l’héritage juif de Pologne dans la société israélienne contemporaine. Il caractérise aussi la Pologne comme le meilleur ami d’Israël en Europe. Le président de la Diète, Bronisław Komorowski, souligne l’importance historique de la déclaration du président israélien, qui jette les bases d’une histoire partagée par les Polonais et les Juifs. Dans sa réponse, il affi rme que la Pologne est fi ère de sa tradition séculaire de tolérance, mais honteuse de Jedwabne et de 1968.

Conclusion

Sans avoir pour autant le caractère d’un acte de repentance officielle ou d’une « confession collective » de la Pologne, tant pour sa part de responsabilités dans la destruction des Juifs par les nazis que pour l’antisémitisme virulent dont furent victimes les survivants de la Shoah après 1945, les différents actes de mémoire liés aux commémorations de l’insurrection du ghetto en 2008 rompent indéniablement avec ce refus d’être confronté aux épisodes infamants de la mémoire nationale qui caractérisait le pays dans ses essais de dialogues avec la diaspora juive polonaise. Le futur dira si la « réconciliation » judéo-polonaise opérée par le président de la Pologne et son homologue israélien conduira à l’invention d’une véritable histoire partagée. Les liens de coopération entre la Pologne et l’État d’Israël semblent faciliter cette reconnaissance mutuelle nécessaire, pour les Polonais comme pour les Juifs, en Israël et en diaspora. Le soixantecinquième anniversaire de l’insurrection du ghetto de Varsovie a uni une « nouvelle Pologne » et un « nouvel Israël », car si la Pologne retrouve sa mémoire juive, le président Peres, quand à lui, s’est exprimé au nom d’un « nouvel Israël », qui a retrouvé sa mémoire polonaise.


[1Museum of the History of Polish Jews. Voir le site web du musée : http://www.jewishmuseum.org.

[2Dans son essai récent Les Juifs et la Pologne, qui accompagne la traduction française du journal de Rutka Laskier, l’écrivain Marek Halter, originaire de Varsovie, résume le ressentiment de nombreux Juifs polonais à propos des attitudes polonaises durant la Shoah : « La plupart des Polonais sont restés passifs devant la déportation de leurs Juifs. Certains y ont même prêté la main, beaucoup ont dénoncé. Après la guerre, le poète Czesław Miłosz, prix Nobel de littérature, rappela à ses compatriotes qu’ils restèrent indifférents dans leur majorité devant l’extermination des Juifs et que, pour certains, ils avaient éprouvé un lâche soulagement à l’idée qu’Hitler allait résoudre la question juive à leur place » dans Laskier, R., Le journal de Rutka, Paris, Robert Laffont, 2008, p. 115

[3On se souvient du Premier ministre israélien Yitzhak Shamir, déclarant en septembre 1989, en pleine crise du Carmel, que les Polonais tètent l’antisémitisme avec le lait de leur mère...

[4Cf. Michel Rosset dans sa préface au récit autobiographique d’Anna Szatkowska, La maison brûlée. Une volontaire de seize ans dans Varsovie insurgée, Lausanne, Les éditions Noirs sur Blanc, 2005, p. 5.

[6Sur ce nouveau livre de Gross qui paraîtra bientôt en français : voir Baumann, R. , « La peur : le pogrom de Kielce et l’antisémitisme en Pologne après la Shoah », Les Cahiers de la mémoire contemporaine, n° 7 (2006-2007), p. 195-203. Sur la polémique déclenchée par la publication de sa traduction polonaise et les dessous de la menace d’inculpation de l’auteur par la justice polonaise voir : Baumann, A. et Baumann, R., « La Pologne a-t-elle peur de son passé ? », Points Critiques, n° 284 (mars 2008), p. 12-13.

[7Muzeum Powstania Warszawskiego. Voir le site web du musée : www.1944.pl.

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Roland Baumann


Auteur

Roland Baumann est historien d’art et ethnologue, professeur à l’Institut de radioélectricité et de cinématographie (Inraci), assistant à l’Université libre de Bruxelles (ULB).