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La Grèce brûle

Numéro 11 Novembre 2007 par Paul Palsterman

novembre 2007

La Grèce est pas­sée en quelques années de l’é­tat de socié­té agri­cole à celui de socié­té de consom­ma­tion urba­ni­sée. Les incen­dies de l’é­té montrent l’in­suf­fi­sance de l’ac­com­pa­gne­ment de cette trans­for­ma­tion, notam­ment dans la ges­tion des déchets et des ter­rains lais­sés en friche. En cher­chant des expli­ca­tions dans des com­plots cri­mi­nels ou ter­ro­ristes, les pre­mières réac­tions poli­tiques sont assez déce­vantes. Cer­tains grands artistes voient plus clair. 

« Trois rochers, quelques pins cal­ci­nés… »1

Le ven­dre­di 24 aout, je me ren­dais de « mon » vil­lage, dans les montagnes
d’Eu­bée, vers le port de Patras, où je devais m’embarquer pour la fin des
vacances. À par­tir de Mégare, on ne pou­vait pas man­quer d’a­per­ce­voir une épaisse
colonne de fumée brune qui s’é­le­vait haut dans le ciel, au-delà de Corinthe. À
l’isthme, dans les éta­blis­se­ments un peu délais­sés depuis l’ou­ver­ture de la
nou­velle auto­route, on ne sem­blait guère s’en sou­cier. En défi­ni­tive, c’était
une col­line qui était en feu, quelques kilo­mètres au delà du rocher qui porte la
vieille cita­delle de l’A­cro­co­rinthe. Quelques dizaines de kilo­mètres plus loin,
un feu du même genre ache­vait de se consu­mer. Encore un peu plus loin, des
col­lines que j’a­vais vues cou­vertes de maquis et de gar­rigue, à la mi-juillet,
étaient désor­mais noires et cal­ci­nées. Tris­tesse mêlée de fatalisme.

Spéculation financière

Les incen­dies de ce genre, sur des ter­rains de ce type, sont hélas un sport
natio­nal en Grèce. À proxi­mi­té de la mer, avec un sta­tut mal déter­mi­né entre le
ter­rain vague, la friche, des restes de terres culti­vées et la vraie forêt,
c’est la proie des spé­cu­la­teurs immo­bi­liers. Les traces d’un incen­die mettent
cinq à dix ans à se résor­ber, selon la végé­ta­tion concer­née et les efforts
accom­plis pour éva­cuer les débris et replan­ter. Assez, pour ceux qui ont le
temps, et l’argent, pour rache­ter des ter­rains ayant consi­dé­ra­ble­ment dimi­nué de
valeur, et les revendre ensuite, avec plus­va­lue, pour y construire des villas
avec vue impre­nable. Bien enten­du, ce sport n’est pas à la por­tée du premier
venu. Il faut des connexions dans l’ad­mi­nis­tra­tion et dans la poli­tique pour
obte­nir les auto­ri­sa­tions, voire des chan­ge­ments dans les plans d’af­fec­ta­tion du
sol. Signe des temps, ceux qui pos­sèdent et déve­loppent ce genre de connexions
ne sont pas des mafio­si aco­qui­nés à des poli­ti­ciens véreux et à des
fonc­tion­naires com­plai­sants. Il y a aus­si des socié­tés immo­bi­lières ayant pignon
sur rue, dont les actions sont déte­nues par des fonds de pen­sion pour employés,
qui peuvent per­sua­der les déci­deurs que leur inté­rêt cor­res­pond à celui de
l’é­lec­to­rat, voire à l’in­té­rêt éco­no­mique du pays.

Sujet de médi­ta­tion : où s’in­ves­tit l’argent des fonds de pen­sion pri­vés (voire
des sys­tèmes de capi­ta­li­sa­tion publics ou semi-publics), dans nos socié­tés où
l’in­dus­trie « noble » ne nour­rit plus guère la crois­sance, au contraire,
notam­ment, de la spé­cu­la­tion immo­bi­lière et d’ac­ti­vi­tés « de ser­vice » dont on
pré­fère par­fois ne pas trop pré­ci­ser la nature ? À Patras, le jeune homme qui
m’a ser­vi de l’es­sence a confir­mé mes intui­tions avec un sou­rire en coin : « Il
fait chaud, aujourd’­hui, hein ? Il y a beau­coup d’in­cen­dies. Mais vous le savez
bien : c’est pour construire des vil­las et des hôtels ! Mal­heu­reu­se­ment, on fait
cou­rir des risques aux pom­piers. Il y en a qui sont morts ! Enfin, à la grâce de
Dieu ! Bon voyage ! » En arri­vant au port, j’ai vu à l’ho­ri­zon, vers le sud, une
colonne de fumée encore plus haute, plus vaste et plus brune. En regar­dant les
actua­li­tés à la télé­vi­sion, dans le salon du bateau, j’ai com­pris qu’il
s’a­gis­sait du bourg de Zacha­ro, non loin de Pyr­gos, à hau­teur d’O­lym­pie, à
cent­cin­quante kilo­mètres de Patras. C’est là que trois pom­piers, et aus­si six
vil­la­geois, avaient trou­vé la mort. J’a­vais vu, un jour, un repor­tage sur
Zacha­ro. Un écart de plus en plus grand se creuse entre les habi­tants des
villes, dont le niveau de vie n’est guère éloi­gné du nôtre, et les habi­tants des
campagnes.

L’arcadie mythique

Même en Arca­die2, la vie d’é­le­veur de chèvres ou de plan­teur de tomates n’a rien d’i­dyl­lique, si du moins on doit en vivre et en faire vivre une famille. Les hommes de Zacha­ro ne trouvent plus per­sonne à épou­ser. Le bourg­mestre avait cru trou­ver une solu­tion en allant démar­cher des jeunes filles dans une petite ville russe. Argu­ments : h. âge mûr (par­fois très mûr !), exploi­tant agri­cole, ch. j. f. sachant cui­si­ner et faire la les­sive en vue mariage dans pays ortho­doxe enso­leillé, vil­lage de Zacha­ro (que l’en­tre­met­teur tra­dui­sait par « Sugar City » !). Le repor­tage mon­trait les jeunes filles (ou femmes plus toutes jeunes) un peu réser­vées, mais fina­le­ment dis­po­sées à ten­ter l’ex­pé­rience. Toutes ont tout de même fini par s’en retour­ner dans leur pays, non convain­cues après avoir ren­con­tré leur pro­mis (ou, dans cer­tains cas, leur future belle-mère !). Est-ce donc aus­si dans ce genre d’en­droits qu’il y a de la spé­cu­la­tion immo­bi­lière ? Ceux qui mènent des opé­ra­tions de ce genre von­tils jus­qu’à ris­quer des vies humaines ? Et puis le sur­len­de­main, arri­vé à Bruxelles, l’an­nonce du cata­clysme. Le feu de Zacha­ro, ou un autre, s’est répan­du dans toute la val­lée de l’Al­phée, qui accueille le site d’O­lym­pie. Dans cet écrin de paix et de ver­dure, les cités de l’an­ti­qui­té oubliaient un moment leurs que­relles et se confron­taient en joutes spor­tives plu­tôt qu’en guerres ouvertes. On est par­ve­nu de jus­tesse à sau­ver le site antique, et le musée y atte­nant, au prix de négli­ger les vil­lages actuels et leurs habi­tants. Dans le Magne en feu, à la pointe sud du Pélo­pon­nèse, des petites vieilles en pleurs ont été éva­cuées on ne sait où (l’or­ga­ni­sa­tion des secours semble tota­le­ment impro­vi­sée). Le Tay­gète, le Par­non, qui figurent par­mi les plus belles mon­tagnes de Grèce : en feu aussi.

Le feu S’étend

Et puis, le télé­phone s’est mis à son­ner. Le feu avait pris aus­si « chez nous », en Eubée. Les deux routes qui servent la région, entre la mon­tagne et la mer, sont cou­pées. On ne peut plus ni entrer ni sor­tir. La forêt de Seta est en feu. L’in­cen­die a tou­ché le vil­lage de Mani­kia, où six jeunes gens sont morts en com­bat­tant le feu, et celui d’E­pis­ko­pi, à la limite de « notre » commune.

Seta ? Mani­kia ? Epis­ko­pi ? Allons donc ! J’y étais encore pas­sé le jour même de mon départ.

Seta est un minus­cule vil­lage au milieu des sapins, dans la mon­tagne. Il nous est connu sur­tout parce qu’un poète local un peu fou, aujourd’­hui décé­dé, y a construit de ses mains un petit théâtre à l’an­tique. Sa veuve et son fils, qui ont consti­tué une troupe de théâtre ama­teur, y donnent chaque été des repré­sen­ta­tions, notam­ment de tra­gé­dies d’Es­chyle, Sophocle ou Euri­pide, tra­duites en grec moderne. À nos yeux, cela vaut lar­ge­ment le fes­ti­val d’E­pi­daure, car, tout ama­teurs qu’ils soient, ces gens ont un réel talent, et le site est vrai­ment magique et émou­vant. Les bois qui entourent le vil­lage sont de la « vraie forêt », exploi­tée par des buche­rons et des char­bon­niers ; des api­cul­teurs y déposent leurs ruches, des ber­gers y mettent leurs ani­maux à paitre. Impos­sible qu’un tel endroit soit vic­time de spé­cu­la­tion immobilière.

Et Mani­kia ? Un vil­lage de ber­gers, un peu plus bas que Seta, dans un site extra­or­di­naire de falaises ocres, à l’ex­tré­mi­té de « notre » mon­tagne, les Koty­laia qui dominent le pays de Kymi. Là, pas ques­tion de forêt, ni de brous­sailles : ce sont des oli­ve­raies, des ver­gers de figuiers, des champs culti­vés. Quant à Epis­ko­pi, c’est tout juste un hameau dans les oli­viers, au pied de la col­line de Dra­go­na­ra, qui porte les ruines d’une for­te­resse véni­tienne, elle-même, dit-on, construite sur le site de la légen­daire cité d’Oe­cha­lie, qui fut détruite par Hérak­lès pour enle­ver la belle Iole, fille du roi Eurytos.

Après la pre­mière panique pour « notre » vil­lage, qui se trouve juste au-delà de la mon­tagne, à moins de dix kilo­mètres à vol d’oi­seau, la colère.

On voit à la télé­vi­sion le Pre­mier ministre de droite, il est vrai poli­ti­que­ment aux abois, qui ne dénonce rien moins qu’un com­plot ter­ro­riste (de qui ? avec quels objec­tifs ?). Ou le chef de file de la gauche, qui dénonce sans ver­gogne la désor­ga­ni­sa­tion des ser­vices d’in­cen­die et les « nomi­na­tions poli­tiques » à la tête de ceux-ci. Il faut oser : la droite n’est reve­nue au pou­voir qu’il y a quelques années, après plus d’une décen­nie de vie poli­tique domi­née par le père de l’ac­tuel lea­deur de gauche, qui s’y connais­sait pas mal en matière de népo­tisme dans les nomi­na­tions. Évi­dem­ment, à part peu­têtre en Hol­lande ou en Suède, il est dans l’ordre des choses que le débat poli­tique domine la consta­ta­tion des faits. Mais tout de même ! Est-il si com­pli­qué de déter­mi­ner l’o­ri­gine d’un feu ?

En ce qui concerne « notre » région, en tout cas, on voit mal quelle puis­sance étran­gère, quel groupe ter­ro­riste ou quel pro­mo­teur immo­bi­lier aurait inté­rêt à pro­vo­quer de telles catas­trophes. L’ex­pli­ca­tion est sans doute plus simple, plus pro­saïque et plus redoutable.

La région n’at­tire guère les tou­ristes (bien à tort d’ailleurs ; je me suis quelques fois pro­mis de peler un œuf avec l’é­di­teur des guides soi-disant spé­cia­li­sés dans le « tou­risme hors pistes »). La plu­part des vil­lages entrent à peu près en hiber­na­tion en novembre (après la cueillette des olives) pour se réveiller vers Pâques. Mais même pen­dant leur période de veille, ils sont très calmes, sauf les deux ou trois semaines qui entourent le 15 aout, fête de l’As­somp­tion et cœur de la sai­son des figues.

Décharges sauvages

Dans notre vil­lage, les pou­belles sont cen­sées être pla­cées dans des conte­neurs, qui sont rele­vés deux fois par semaine par un camion de la com­mune, lequel s’en va les dis­per­ser au som­met d’une col­line où se trouve une ancienne car­rière. Il y a cinq ou six conte­neurs répar­tis à divers endroits du vil­lage. En tant nor­mal, cela suf­fit. Mais autour du 15 aout, les conte­neurs com­mencent à débor­der quelques heures après le ramas­sage. Lorsque le camion repasse, trois ou quatre jours plus tard, les ouvriers doivent ramas­ser à la main l’é­qui­valent de deux ou trois conte­neurs, répan­du à côté du conte­neur offi­ciel. Beau­coup de gens qui se trouvent dans le vil­lage à ce moment n’y passent que quelques jours par an et ne sont pas vrai­ment concer­nés par ce qui s’y passe. Quelques-uns se font un petit pécule pour com­plé­ter leur pen­sion, en cueillant les figues des ver­gers fami­liaux, en les fai­sant sécher selon la méthode tra­di­tion­nelle et en les ven­dant à la coopé­ra­tive. Pour les autres, c’est avant tout le lieu où, une fois par an, on s’en­nuie à visi­ter les oncles et les tantes, où l’on échange des sala­ma­lecs contraints avec le cou­sin qui exhibe une BMW plus étin­ce­lante ou un 4x4 plus impo­sant. Les bords des routes, les fos­sés, les four­rés, les lits des rivières sont encom­brés de sacs pou­belles, de car­casses de voi­tures, d’ap­pa­reils ména­gers divers, de vieux fau­teuils. Exac­te­ment comme la forêt de Soignes et les ter­rains vagues des ban­lieues de Bruxelles, dans mon enfance.

En quelques années, la Grèce est pas­sée du sta­tut de pays médi­ter­ra­néen agri­cole à celui de socié­té de consom­ma­tion. Les infra­struc­tures publiques n’ont pas sui­vi le mou­ve­ment. Cela vien­dra peut-être un jour, même si l’é­poque n’est pas à la glo­ri­fi­ca­tion du ser­vice public.

En atten­dant, presque tous les feux dont j’ai per­son­nel­le­ment été témoin avaient les pou­belles et les déchets pour ori­gine. Ils étaient évi­dem­ment favo­ri­sés par la sèche­resse et atti­sés par le vent, et tiraient pro­fit de ce que beau­coup de champs, d’o­li­ve­raies et de ver­gers sont en déshé­rence et ne sont plus débrous­saillés. Et de ce que, contrai­re­ment à ce que naguère fai­saient spon­ta­né­ment les ber­gers, per­sonne ne se sou­cie de tra­cer des coupe-feux dans des ter­rains pour­tant beau­coup plus expo­sés que nos humides forêts d’Ardenne.

En juillet, la petite ville de Kymi, qui est le chef-lieu du pays, avait reçu la grande Maria Faran­tou­ri, la magni­fique inter­prète des chants héroïques de Mikis Theo­do­ra­kis. Au clair de lune, sur la col­line de Pro­fi­ti Ilia qui domine la bour­gade, les falaises qui plongent dans la mer Egée et le petit port, elle a chan­té des textes d’un poète local, Kostas Kar­te­lias, mis en musique par Mikis Theo­do­ra­kis. Il ne s’a­git plus de paroles mili­tantes, ni de mélo­dies pour enflam­mer les foules.

Les textes, très recher­chés, parlent de mer et d’a­mour, sous le titre géné­ral de « Odys­sée ». La musique, jouée au pia­no et à la cla­ri­nette, rap­pelle celle de lie­der du XIXe siècle. Le réci­tal s’est ache­vé par « une ou deux chan­sons déjà connues ». Le « cau­che­mar de Per­sé­phone3 », de Manos Hat­zi­da­kis, évoque ce qu’est deve­nu le site d’E­leu­sis4, mais pour­rait bien ser­vir de para­bole plus générale :

Là où la mer devenait

béné­dic­tion

Et où les bêle­ments étaient

la prière de la plaine,

Main­te­nant des camions transportent

vers les chan­tiers navals

Des corps vides, des fer­railles, des enfants

et des tôles.

Dors, Per­sé­phone, dans les bras de la terre,

Sur le bal­con du monde, ne sors jamais plus.

Dans un petit dis­cours intro­duc­tif, la can­ta­trice a expli­qué sa démarche et celle des com­po­si­teurs qu’elle inter­prète. La Grèce a main­te­nant des diri­geants élus démo­cra­ti­que­ment. Elle fait par­tie de l’Eu­rope, a l’eu­ro pour mon­naie. Ce n’est plus la « petite patrie pau­vrette » dont les enfants s’exilent aux quatre coins du monde, mais un pays de l’es­pace Schen­gen qui accueille avec sus­pi­cion des immi­grants. En somme, elle a réa­li­sé ce qu’ap­pe­laient les chants de naguère, même si la réa­li­té n’est pas à la hau­teur de l’i­déal rêvé. Il ne lui reste plus qu’à retrou­ver ce qu’elle risque bien de perdre après l’a­voir don­né au monde : le sens de la beau­té. Que dire de plus ? Y com­pris pour nous.

  1. Georges Sefe­ris, « Bou­teille à la
    mer », dans Poèmes, trad. J. Lacar­rière, E. Mavra­ki, Mer­cure de France.
  2. Il s’a­git ici, bien sûr, de l’Ar­ca­die sym­bo­lique ; la cir­cons­crip­tion admi­nis­tra­tive (nome) d’Ar­ca­die n’est pas très éloi­gnée, mais Zacha­ro se trouve dans le nome d’Elide.
  3. 3e strophe, trad. personnelle.
  4. Le sanc­tuaire d’E­leu­sis accueillait des « mys­tères » dédiés à Démé­ter, la terre-mère, et à sa fille Per­sé­phone, reine des enfers, où elle séjourne en hiver, et dont le retour sur terre, au prin­temps, pro­voque le renou­veau de la végé­ta­tion. Eleu­sis est aujourd’­hui un cau­che­mar de raf­fi­ne­ries de pétrole, de chan­tiers de démo­li­tion de navires, d’en­tre­prises de fer­raillage et de ter­rains vagues encom­brés de détri­tus divers.

Paul Palsterman


Auteur

juriste, secrétaire régional bruxellois de la CSC et président en exercice de Brupartners, le Conseil économique et social bruxellois, paul.palsterman@acv-csc.be