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La CPI face à ses victimes

Numéro 1 - 2015 - droit par Marie-Laurence Hébert-Dolbec Julien Pieret

janvier 2015

L’un des apports les plus remar­qués et com­men­tés du Sta­tut de la Cour pénale inter­na­tio­nale est la place inédite qu’il ménage aux vic­times. Au regard d’une socio­lo­gie poli­tique du droit, cette inser­tion de la vic­time par­mi les règles fon­da­trices de la Cour illustre la fonc­tion par­ti­cu­lière que jouent les règles juri­diques et leurs objets dans la jus­ti­fi­ca­tion de pra­tiques menées par les dif­fé­rents acteurs d’un pro­jet poli­tique par­ti­cu­lier, comme l’est celui por­té par la jus­tice pénale inter­na­tio­nale. Les contro­verses ani­mant la mise en œuvre de ce régime per­mettent, en outre, de réa­li­ser que les vic­times consti­tuent un enjeu de la plus haute importance.

Dossier

Du silence à la saturation

À n’en pas dou­ter, la place que réserve la jus­tice pénale inter­na­tio­nale aux vic­times des crimes qu’elle pré­tend pour­suivre et répri­mer consti­tue l’une des thé­ma­tiques les plus en vogue actuel­le­ment trai­tées par la lit­té­ra­ture scien­ti­fique1. Tel ne fut pas tou­jours le cas : jusqu’il y a peu, la vic­time était la grande absente des dis­po­si­tifs mis en place pour tra­duire en jus­tice les per­sonnes sus­pec­tées de crimes inter­na­tio­naux. Ain­si, point de vic­time à Nurem­berg ou Tokyo ; il est vrai que le zèle bureau­cra­tique des régimes hit­lé­rien et nip­pon évi­ta tout recours (inutile) aux vic­times en vue d’établir cer­tains faits. C’est davan­tage les crimes contre la paix que ceux subis par des mil­lions de civils qu’il s’agissait avant tout de condam­ner au sor­tir immé­diat de la Seconde Guerre mon­diale. Quinze ans plus tard, à Jéru­sa­lem, dans le cadre du pro­cès d’Adolf Eich­mann, le témoi­gnage de la vic­time acquit enfin un droit de cité dans le dérou­le­ment des pro­cès visant les crimes de masse. On se rap­pel­le­ra la décla­ra­tion de Gideon Haus­ner, pro­cu­reur en chef lors du pro­cès tenu en 1961, qui par­la au nom des six mil­lions de pro­cu­reurs qu’en quelque sorte, il repré­sen­tait. La mobi­li­sa­tion des vic­times relève alors et avant tout d’un registre moral : il s’agit de convo­quer le sou­ve­nir de la souf­france en vue de jus­ti­fier la puni­tion des bour­reaux. Cette dimen­sion éthique fut plus récem­ment com­plé­tée par une pers­pec­tive utilitaire.

En effet, alors que leur sta­tut ne pré­voyait presque rien à l’attention des vic­times, les tri­bu­naux pénaux inter­na­tio­naux créés par le Conseil de sécu­ri­té des Nations unies à la suite des conflits you­go­slave et rwan­dais eurent mas­si­ve­ment recours aux témoi­gnages des vic­times à défaut de pou­voir béné­fi­cier de preuves dument docu­men­tées sur les­quelles le tri­bu­nal de Nurem­berg avait pu fon­der son action (Her­nan­dez, 2006). Res­pec­tant une pro­cé­dure accu­sa­toire propre aux régimes de Com­mon Law au sein des­quels la vic­time occupe, dans les pro­cès cri­mi­nels, un rôle tra­di­tion­nel­le­ment pas­sif (Wal­leyn, 2011), les tri­bu­naux de La Haye et d’Arusha ont dû assoir leurs juge­ments sur les récits des vic­times convo­quées en tant que témoins.

Sur la scène judi­ciaire, vic­times et témoins (s)ont cepen­dant des rôles dif­fé­rents. Il est évident que le biais du témoi­gnage modi­fia tant sur le fond que la forme la parole des vic­times, qui devait cor­res­pondre à celle de l’une ou l’autre des par­ties au pro­cès — la défense ou, plus fré­quem­ment, l’accusation — afin d’être per­ti­nente aux oreilles des juges. En bref, à La Haye ou Aru­sha, il était enten­du que le pro­cu­reur pou­vait vala­ble­ment repré­sen­ter les inté­rêts des vic­times — sup­po­sé­ment en phase avec ceux de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale — et que leur par­ti­ci­pa­tion, en tant que témoins, avait pour objec­tif exclu­sif d’établir la culpa­bi­li­té des accu­sés2. Tout se pas­sait comme si cette culpa­bi­li­té était néces­saire et glo­ba­le­ment suf­fi­sante à la satis­fac­tion des inté­rêts des vic­times alors que nombre d’études empi­riques montrent que la seule dimen­sion rétri­bu­tive du pro­cès pénal mani­fes­tée par un ver­dict de culpa­bi­li­té et une peine cor­ré­la­tive est, à elle seule, inca­pable de répondre vala­ble­ment aux besoins expri­més par les vic­times (Find­ley, 2009).

Cette situa­tion fut à la source de nom­breuses frus­tra­tions : confron­tées à l’éloignement géo­gra­phique des tri­bu­naux et à la vio­lence des pro­cé­dures judi­ciaires accu­sa­toires — en par­ti­cu­lier lors des contrin­ter­ro­ga­toires dont elles firent l’objet —, les vic­times et leurs repré­sen­tants dénon­cèrent régu­liè­re­ment le sort peu enviable que leur réser­vaient les ins­ti­tu­tions créées sinon en leur nom, à tout le moins en leur mémoire. Pour ne citer qu’un exemple, on se sou­vien­dra que plu­sieurs asso­cia­tions de vic­times rwan­daises mirent fin à leur col­la­bo­ra­tion avec le tri­bu­nal d’Arusha pour cri­ti­quer le peu d’égards aux­quels avaient droit les vic­times. À Rome, lieu de signa­ture du Sta­tut de la Cour pénale inter­na­tio­nale, débu­ta en 1998 une tout autre his­toire. Kofi Annan, alors secré­taire géné­ral des Nations unies, signa­la à l’inauguration des négo­cia­tions que l’intérêt des vic­times devait être le tou­rillon de la jus­tice pénale inter­na­tio­nale et mobi­li­sa le regard des vic­times pas­sées, pré­sentes et futures sur les négo­cia­tions en vue d’en sou­li­gner la gra­vi­té et l’importance.

États, ONG3 et experts prirent le relai et firent du droit des vic­times l’un des thèmes majeurs des dis­cus­sions nouées à Rome. Le résul­tat fut sans pré­cé­dent : ain­si, le terme « vic­time », dont l’importance est recon­nue dès le pré­am­bule au titre de jus­ti­fi­ca­tion du pro­jet de la jus­tice pénale inter­na­tio­nale4, appa­rait à plus de trente-cinq reprises dans le texte du Sta­tut ! Illus­tra­tion para­dig­ma­tique du chan­ge­ment de men­ta­li­té à l’œuvre — et de l’influence de la pro­cé­dure inqui­si­toire d’origine ger­ma­no-cano­nique5 —, le cadre sta­tu­taire et règle­men­taire de la Cour accorde un droit à la pro­tec­tion, à la par­ti­ci­pa­tion et à la répa­ra­tion aux vic­times de crimes pour les­quels elle est com­pé­tente. La pré­sence des vic­times va au-delà de la simple pro­cé­dure ; elle s’inscrit au sein de la struc­ture même de cette jus­tice pénale inter­na­tio­nale renou­ve­lée puisque elles ont notam­ment jus­ti­fié la mise en place d’organes leur étant spé­ci­fi­que­ment consa­crés (Uni­té d’aide aux vic­times et aux témoins, Fonds au pro­fit des vic­times, etc.).

Vu l’espace res­treint de cet article, l’on s’intéressera ici au seul droit à la par­ti­ci­pa­tion, droit nova­teur au regard des expé­riences pré­cé­dentes de jus­tice pénale inter­na­tio­nale. Sur ce point, le Sta­tut pré­voit que : « Lorsque les inté­rêts per­son­nels des vic­times sont concer­nés, la Cour per­met que leurs vues et pré­oc­cu­pa­tions soient expo­sées et exa­mi­nées, à des stades de la pro­cé­dure qu’elle estime appro­priés et d’une manière qui n’est ni pré­ju­di­ciable ni contraire aux droits de la défense et aux exi­gences d’un pro­cès équi­table et impar­tial. Ces vues et pré­oc­cu­pa­tions peuvent être expo­sées par les repré­sen­tants légaux des vic­times lorsque la Cour l’estime appro­prié, confor­mé­ment au Règle­ment de pro­cé­dure et de preuve. » L’on revien­dra sur l’interprétation qu’il s’agira de réser­ver à cette dis­po­si­tion et sur les enjeux, loin d’être seule­ment tech­niques, que révèlent les contro­verses sur ce point… À ce stade, force est de consta­ter que les vic­times consti­tuent désor­mais la notion trans­ver­sale d’un texte de droit posi­tif ; cette modi­fi­ca­tion sta­tu­taire de la réfé­rence vic­ti­maire — du registre exclu­si­ve­ment moral à un impé­ra­tif désor­mais juri­di­que­ment codi­fié — ouvre des pistes de réflexion par­ti­cu­liè­re­ment fécondes. En effet, comme nous le ver­rons ci-des­sous, la for­ma­li­sa­tion juri­dique d’un enjeu abou­tit à sa dépo­li­ti­sa­tion et sans doute, n’est-il pas neutre de consta­ter que cette for­ma­li­sa­tion prend place dans un contexte où les attaques, visant la dimen­sion poli­tique du pro­jet pénal inter­na­tio­nal, tendent à se mul­ti­plier, contexte que se pro­pose pré­ci­sé­ment de décryp­ter cette livrai­son de La Revue nou­velle.

Du registre moral à la règle de droit

Dans une pers­pec­tive de socio­lo­gie poli­tique du droit, telle qu’elle s’attache à élu­ci­der le rôle du dis­cours et des pra­tiques juri­diques dans les rela­tions de pou­voir et les conflits cor­ré­la­tifs qui agitent les acteurs sociaux, il est cru­cial d’observer la pré­fé­rence argu­men­ta­tive que mani­festent ces acteurs en lutte en vue de légi­ti­mer leurs pré­ten­tions res­pec­tives (Cor­ten, 1998, p. 347 – 370). S’agira-t-il de pri­vi­lé­gier, par­mi le stock d’arguments dis­po­nibles, ceux rele­vant du registre moral, poli­tique ou juri­dique ? Or, et au départ des réflexions de Max Weber sur la ratio­na­li­sa­tion des opé­ra­tions de légi­ti­ma­tion qui scandent la moder­ni­té, il est constant d’observer qu’à l’heure actuelle, « le droit exerce une fonc­tion déter­mi­nante de légi­ti­ma­tion dans une socié­té capi­ta­liste libé­rale » (Cor­ten, 2002, p. 187 – 188). Aujourd’hui, dans une démo­cra­tie, il ne s’agit plus d’exercer le pou­voir de façon héré­di­taire — légi­ti­mi­té tra­di­tion­nelle — ou en rai­son de pré­dis­po­si­tions par­ti­cu­lières — légi­ti­mi­té cha­ris­ma­tique —, mais bien en res­pec­tant (voire, sinon sur­tout, en pré­ten­dant res­pec­ter) les règles juri­diques qui en fixent les moda­li­tés d’exercice — légi­ti­mi­té légale-ration­nelle. Dans un même mou­ve­ment, une chose est de jus­ti­fier son action par un impé­ra­tif éthique — il est juste de faire — ou une exi­gence poli­tique — nos inté­rêts bien com­pris com­mandent que —, autre chose est de recou­rir au dis­cours juri­dique en vue d’appuyer son inter­ven­tion — nous n’avons pas le choix, le droit nous oblige à. Il semble bien que l’arène de la jus­tice pénale inter­na­tio­nale et, en par­ti­cu­lier, l’évolution de la place des vic­times en son sein consti­tuent une illus­tra­tion par­faite de cette leçon de socio­lo­gie poli­tique du droit.

En effet, la vic­time est ain­si suc­ces­si­ve­ment pas­sée du domaine de la morale — ère de Nurem­berg — à celui du juri­dique — ère de Rome — en pas­sant par celui du poli­tique — ère de La Haye et d’Arusha. En 1945, la vic­time, phy­si­que­ment absente, est seule­ment pré­sente dans les dis­cours éthiques sur le ton du « plus jamais cela ». Devant les tri­bu­naux ad hoc, les vic­times sont convo­quées comme ins­tru­ments indis­pen­sables d’une poli­tique de pour­suite et d’établissement des faits. Avec l’avènement de la Cour pénale inter­na­tio­nale, la vic­time fait désor­mais son entrée dans le registre juri­dique à tra­vers son ins­crip­tion constante dans le Sta­tut de la Cour ain­si que dans le texte fixant ses élé­ments de preuve et de pro­cé­dure. Et le constat que cette ins­crip­tion est contem­po­raine d’une remise en cause de plus en plus per­sis­tante qui s’attaque à la légi­ti­mi­té même de la jus­tice pénale inter­na­tio­nale n’est sans doute pas ano­din. Ain­si, après une double décen­nie d’enthousiasme doc­tri­nal, les cri­tiques tendent à se mul­ti­plier dans la bouche et sous la plume des obser­va­teurs de cette jus­tice qui semble régu­liè­re­ment inca­pable de rem­plir les (trop?) nom­breux objec­tifs qu’on lui a fixés (Damaš­ka, 2008, p. 331 ; Ber­nard et Sca­lia, 2013).

En effet, les fina­li­tés tra­di­tion­nelles de la jus­tice pénale — puni­tion et dis­sua­sion — ne semblent que très impar­fai­te­ment assu­rées par les tri­bu­naux pénaux inter­na­tio­naux dont les pro­mo­teurs sont dès lors en recherche de « dis­cours secon­daires de légi­ti­ma­tion » (Jouan­net, 2009, p. 17). Et par­mi eux, celui rela­tif aux vic­times, déjà ancré his­to­ri­que­ment, char­gé émo­tion­nel­le­ment, est désor­mais cou­lé dans les formes juri­diques. Il n’est guère sur­pre­nant, dès lors, de lire, sous la plume des com­men­ta­teurs les plus avi­sés, que l’inclusion plus abou­tie des vic­times dans le pro­jet pénal inter­na­tio­nal que met en œuvre le Sta­tut de Rome consti­tue l’axe clé, sinon aujourd’hui exclu­sif, de la légi­ti­mi­té de la jus­tice pénale inter­na­tio­nale. Avant d’envisager, com­ment, concrè­te­ment, les acteurs de cette jus­tice puisent dans le réser­voir que consti­tuent les vic­times en vue de conso­li­der leurs inter­ven­tions, il faut atti­rer l’attention sur l’un des effets secon­daires pro­duits par la juri­di­ci­sa­tion des vic­times : il a trait à l’occultation de la dimen­sion fon­ciè­re­ment poli­tique de la qua­li­té de vic­time et, par­tant, du pro­ces­sus lui étant consacré.

Faut-il le rap­pe­ler ? Le pro­jet pénal inter­na­tio­nal fut et reste émi­nem­ment poli­tique tant dans sa mise en œuvre que dans son fonc­tion­ne­ment et c’est pré­ci­sé­ment le dévoi­le­ment de cette dimen­sion poli­tique qui cris­tal­lise l’essentiel des cri­tiques aujourd’hui adres­sées aux pro­ces­sus inter­na­tio­naux de péna­li­sa­tion. On le sait, se pré­sen­tant neutre et abs­trait, le droit est un puis­sant ins­tru­ment de dépo­li­ti­sa­tion des enjeux sociaux. C’est par­ti­cu­liè­re­ment le cas en droit pénal, les caté­go­ries juri­diques contri­buant à lar­ge­ment dépo­li­ti­ser l’idéologie à l’œuvre der­rière la défi­ni­tion tant de ce que sont les crimes et délits que des moda­li­tés de leur pour­suite. Inté­grer les vic­times en son dis­cours per­met, fina­le­ment de mini­mi­ser toute apo­rie poli­tique pou­vant encore sub­sis­ter dans le chef des vic­times. Car ne nous y trom­pons pas : la vic­time se doit d’être apo­li­tique ; telle est la condi­tion sine qua non pour que la jus­tice ren­due en son nom le soit aus­si. Or, « en tant que per­sonne poli­tique — déve­lop­pant des inté­rêts, des rela­tions et des stra­té­gies — une vic­time char­rie avec elle une nar­ra­tion poli­tique du pas­sé et une vision du futur dont peut dif­fi­ci­le­ment s’accommoder un pro­ces­sus judi­ciaire et en par­ti­cu­lier le pro­jet pénal inter­na­tio­nal » (Ken­dall et Nou­wen, 2014, p. 259). Par l’insertion des vic­times dans son cor­pus juri­dique, ce der­nier ne vise pas moins qu’à « désa­vouer ses propres ori­gines et consé­quences poli­tiques » (ibi­dem). Aux yeux des acteurs de ce pro­jet, s’approprier la parole des vic­times consti­tue une stra­té­gie dou­ble­ment payante : elle légi­time l’intervention et, simul­ta­né­ment, la dépo­li­tise. Les lignes qui suivent don­ne­ront un aper­çu de telles stra­té­gies actuel­le­ment à l’œuvre dans les bureaux feu­trés des dif­fé­rents agents de la jus­tice pénale internationale.

La victime comme enjeu de lutte

Rap­pe­lons-nous le texte pivot du Sta­tut de la Cour pénale inter­na­tio­nale en matière de droit des vic­times, qui consacre, en bref, un droit de par­ti­ci­pa­tion au béné­fice des vic­times des crimes pour les­quels la Cour est com­pé­tente : à deux reprises, il est pré­vu que les moda­li­tés de ce droit de par­ti­ci­pa­tion seront fixées dans la mesure où « la Cour l’estime appro­prié ». Dès pre­mière lec­ture, il est donc expli­cite qu’un droit auto­nome, dont les moda­li­tés d’exercice seraient préa­la­ble­ment et clai­re­ment iden­ti­fiées, n’a pas été recon­nu dans le chef des vic­times. À l’inverse, les négo­cia­teurs du texte ont, en défi­ni­tive, réser­vé à la Cour un pou­voir dis­cré­tion­naire assez peu bali­sé, notam­ment par les élé­ments de preuve et de pro­cé­dure, en vue d’associer les vic­times à son office. Ce libel­lé, signe d’un régime mar­qué par une impor­tante « flexi­bi­li­té », annon­çait des contro­verses d’interprétation sur ce qu’il s’agit de consi­dé­rer comme « approprié ».

Et, après seule­ment quelques années de fonc­tion­ne­ment, les diver­gences de juris­pru­dence entre les dif­fé­rentes chambres qui com­posent la Cour se sont mul­ti­pliées sur le quand, le com­ment et le pour­quoi de la par­ti­ci­pa­tion des vic­times lors des affaires res­pec­tives dont ces chambres étaient sai­sies… Les chambres n’étant pas tenues entre elles, les chro­niques juris­pru­den­tielles de la Cour sont par­se­mées d’évènements contro­ver­sés et dont toute cohé­rence semble avoir disparu.

Par­mi les nom­breuses dis­cor­dances juris­pru­den­tielles dont fait l’objet la vic­time par­ti­ci­pante, un exemple mani­feste concerne leur accès à la pro­cé­dure. En per­pé­tuelle quête d’un sys­tème adé­quat de ges­tion du nombre crois­sant de vic­times sou­hai­tant par­ti­ci­per aux pro­cès, les chambres de la Cour ont cha­cune (ou presque) opté pour un pro­to­cole plus ou moins dif­fé­rent. Aux pre­mières affaires pour les­quelles les juges pri­vi­lé­gièrent un trai­te­ment indi­vi­dua­li­sé des demandes de par­ti­ci­pa­tion (où chaque vic­time doit com­plé­ter un for­mu­laire — situa­tions congo­laises et ougan­daises) suc­cé­da l’adoption de diverses for­mules pas­sant par un pro­ces­sus de par­ti­ci­pa­tion par­tiel­le­ment col­lec­tif (où les vic­times doivent com­plé­ter col­lec­ti­ve­ment un for­mu­laire en plus d’un autre — bien que plus court — indi­vi­duel­le­ment — situa­tion ivoi­rienne) ou encore une approche dif­fé­ren­ciée où seules les vic­times sou­hai­tant com­pa­raitre devant la Cour doivent com­plé­ter un for­mu­laire — situa­tion kenyane… De ces pali­no­dies en cours, aus­si par­tielles qu’éphémères, il appa­rait, d’une part, que les vic­times dis­posent en réa­li­té d’une faible auto­no­mie dans la mise en œuvre de leur droit à la par­ti­ci­pa­tion au pro­cès et, d’autre part, qu’elles consti­tuent dès lors un espace ouvert que les dif­fé­rents acteurs domi­nants de la jus­tice pénale inter­na­tio­nale tentent d’occuper. La pièce qui se joue sous nos yeux n’est en effet pas avare en rebon­dis­se­ments paradoxaux.

Ain­si, lors d’une des pre­mières enquêtes ouvertes, celle visant le res­sor­tis­sant congo­lais Tho­mas Luban­ga Dyi­lo, les vic­times se sont retrou­vées confron­tées à une alliance objec­tive à prio­ri sur­pre­nante entre le pro­cu­reur et les avo­cats de la défense tant sur les charges rete­nues que sur la déter­mi­na­tion des vic­times auto­ri­sées à par­ti­ci­per6. Et la Chambre de pre­mière ins­tance de don­ner rai­son au pro­cu­reur : seules les vic­times directes, soit à ses yeux les enfants sol­dats recru­tés par les forces rebelles diri­gées par Tho­mas Luban­ga, pour­raient se voir octroyer le sta­tut de vic­time par­ti­ci­pante. Cette affaire, où bour­reaux et vic­times se confon­daient, sus­ci­ta des ten­sions impor­tantes qui abou­tirent à plu­sieurs, mais vaines ten­ta­tives intra et extra-pro­cé­du­rales d’élargir le spectre cou­vert par le man­dat d’arrêt émis l’encontre de Tho­mas Luban­ga, notam­ment en incluant dans le man­dat d’arrêt des chefs d’accusation d’esclavage sexuel.

Sur­tout, elle révé­la que les chambres de la Cour, qui sta­tu­tai­re­ment dis­posent d’un pou­voir de contrôle assez impor­tant, laissent géné­ra­le­ment les cou­dées franches au bureau du pro­cu­reur dans la conduite de ses affaires, comme s’il s’agissait de se pré­mu­nir de toute cri­tique et de lais­ser sur les seules épaules de la pour­suite la res­pon­sa­bi­li­té des cas por­tés devant la Cour. Liber­té au bureau du pro­cu­reur, mais contrainte à l’égard des vic­times : en effet, dans le sillage de l’activité des tri­bu­naux ad hoc, les chambres semblent très net­te­ment ne consi­dé­rer la par­ti­ci­pa­tion des vic­times comme légi­time que dans la mesure où elle contri­bue à l’objectif sta­tu­taire assi­gné aux chambres, soit la « mani­fes­ta­tion de la véri­té ». Si les vic­times peuvent dépo­ser des élé­ments de preuve, cette capa­ci­té par­ti­ci­pa­tive est sou­mise au pou­voir qu’ont les chambres de pre­mière ins­tance de requé­rir la pré­sen­ta­tion de tels élé­ments. Pour le dire autre­ment et en bref, tout concorde à conclure que « la par­ti­ci­pa­tion des vic­times est clai­re­ment orien­tée et res­treinte au regard des impé­ra­tifs du pro­cès » (Has­lam, 2011, p. 236).

Que conclure de cette rapide pré­sen­ta­tion d’un aspect par­ti­cu­lier de la jus­tice pénale inter­na­tio­nale rela­tif à la par­ti­ci­pa­tion des vic­times aux pro­cé­dures les concer­nant ? Tout d’abord que le droit consti­tue autant une lutte que le résul­tat d’une lutte dans un « domaine jugé de pre­mière impor­tance » (Alliot, 1983): l’article 68.3 du Sta­tut de la Cour pénale inter­na­tio­nale, consa­crant le droit de par­ti­ci­pa­tion des vic­times, consti­tue le résul­tat d’une lutte de longue haleine menée par les acti­vistes mili­tant en faveur du droit des vic­times —, mais éga­le­ment le moteur d’une lutte sub­sé­quente — celle visant à faire valoir une inter­pré­ta­tion de ce texte conforme aux objec­tifs ini­tia­le­ment pour­sui­vis par les acteurs en cause.

Et c’est ce second conflit qui se joue actuel­le­ment sous nos yeux et qui abou­tit, en tout cas pro­vi­soi­re­ment, à ce que les vic­times demeurent des actrices dis­po­sant d’une faible capa­ci­té d’action : elles ne pos­sèdent pas les atouts — auto­ri­té poli­tique, exper­tise juri­dique — dont béné­fi­cient les acteurs domi­nants du champ de la jus­tice pénale inter­na­tio­nale — juges, pro­cu­reurs ou plus géné­ra­le­ment, pro­fes­sion­nels de jus­tice. On nous avait pro­mis une par­ti­ci­pa­tion auto­nome des vic­times, on l’avait même presque écrit… Fina­le­ment, le constat per­sis­tant que « tous les acteurs situés à l’intérieur ou à l’extérieur de la CPI — juges, pro­cu­reurs, ONG, mais aus­si com­men­ta­teurs aca­dé­miques — assurent que les vic­times sont repré­sen­tées à tra­vers leur tra­vail » (Ken­dall et Nou­wen, 2014, p. 240). acte le deuil para­doxal d’une par­ti­ci­pa­tion auto­nome des vic­times : si tous ces acteurs conti­nuent de se reven­di­quer des vic­times, c’est bien la preuve, a contra­rio, que celles-ci sont encore inca­pables d’être enten­dues sans inter­mé­diaires qui en filtrent stra­té­gi­que­ment les propos.

Nous avons poin­té le rôle par­ti­cu­lier que jouent les règles juri­diques dans les stra­té­gies de légi­ti­ma­tion que déve­loppent les acteurs du champ de la jus­tice pénale inter­na­tio­nale. Or, c’est pré­ci­sé­ment la com­bi­nai­son entre, d’un côté, des enjeux au départ exclu­si­ve­ment moraux, désor­mais aus­si et sur­tout juri­diques, liés aux vic­times et, d’un autre côté, ce pou­voir d’action limi­té, qui explique que ces der­nières consti­tuent un objet de lutte entre les dif­fé­rents acteurs domi­nants de la jus­tice pénale inter­na­tio­nale. Pour le dire cru­ment, c’est celui qui sem­ble­ra le plus proche des vic­times qui empor­te­ra les par­ties sym­bo­liques jouées devant la CPI. En d’autres termes, autant pro­vi­soires que désen­chan­tés et dépas­sant la seule ana­lyse des textes juri­diques, les vic­times sont moins des actrices auto­nomes qu’une res­source que tentent de s’approprier les joueurs clés de la jus­tice pénale inter­na­tio­nale. Une telle ins­tru­men­ta­li­sa­tion est-elle obser­vable dans le cadre d’autres ini­tia­tives post-conflic­tuelles moins judi­ciaires par exemple les com­mis­sions dites de récon­ci­lia­tion et de véri­té ? La ques­tion demeure ouverte, mais, face au juge pénal inter­na­tio­nal, tout se passe comme si le recours à la vic­time comme élé­ment de jus­ti­fi­ca­tion d’une inter­ven­tion était lar­ge­ment indis­cu­table sans doute et pré­ci­sé­ment parce que tout est orga­ni­sé pour que per­sonne ne dis­cute réel­le­ment avec elle…

  1. Entre autres, cet ouvrage récent : Auré­lien-Thi­bault Lemas­son, La vic­time devant la jus­tice pénale inter­na­tio­nale : Pour une action civile inter­na­tio­nale, Pulim, 2012. En anglais, Luke Mof­fet, Jus­tice for Vic­tims Before the Inter­na­tio­nal Cri­mi­nal Court, Rout­ledge, 2014.
  2. On note­ra d’ailleurs que la réso­lu­tion du Conseil de sécu­ri­té fon­da­trice du tri­bu­nal pénal pour l’ex-Yougoslavie esti­mait sa créa­tion indis­pen­sable à la ces­sa­tion des atro­ci­tés, et ce « sans pré­ju­dice du droit des vic­times de deman­der répa­ra­tion par les voies appro­priées pour les dom­mages résul­tant de vio­la­tions du droit huma­ni­taire inter­na­tio­nal ». Répres­sion et répa­ra­tion étaient ain­si et dès le départ soi­gneu­se­ment distinguées.
  3. Plu­sieurs de ces der­nières furent, et sont tou­jours, regrou­pées sous l’égide du groupe de tra­vail pour les droits des vic­times créé sous les aus­pices de la coa­li­tion pour la Cour pénale inter­na­tio­nale, www.vrwg.org. Ain­si, il publie régu­liè­re­ment une mise à jour des pro­grès ou reculs enre­gis­trés devant la CPI.
  4. Ain­si, en adop­tant le Sta­tut, les États par­ties ont « à l’esprit qu’au cours de ce siècle, des mil­lions d’enfants, de femmes et d’hommes ont été vic­times d’atrocités qui défient l’imagination et heurtent pro­fon­dé­ment la conscience humaine ».
  5. La pro­cé­dure sui­vie par la CPI est hybride, emprun­tant aux deux grandes tra­di­tions juri­diques occi­den­tales (Kress, 2003).
  6. Les choix stra­té­giques en matière de pour­suite sont pour­tant à la base de l’entonnoir des­ti­né à sélec­tion­ner les vic­times par­ti­ci­pantes. Il est capi­tal de pré­ci­ser que les vic­times fina­le­ment auto­ri­sées à par­ti­ci­per, modes­te­ment, aux pro­cès ne consti­tuent que la pointe d’un ice­berg, dont l’essentiel reste pro­fon­dé­ment immer­gé dans les eaux troubles des conflits armés.

Marie-Laurence Hébert-Dolbec


Auteur

Julien Pieret


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