Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
La CPI face à ses victimes
L’un des apports les plus remarqués et commentés du Statut de la Cour pénale internationale est la place inédite qu’il ménage aux victimes. Au regard d’une sociologie politique du droit, cette insertion de la victime parmi les règles fondatrices de la Cour illustre la fonction particulière que jouent les règles juridiques et leurs objets dans la justification de pratiques menées par les différents acteurs d’un projet politique particulier, comme l’est celui porté par la justice pénale internationale. Les controverses animant la mise en œuvre de ce régime permettent, en outre, de réaliser que les victimes constituent un enjeu de la plus haute importance.
Du silence à la saturation
À n’en pas douter, la place que réserve la justice pénale internationale aux victimes des crimes qu’elle prétend poursuivre et réprimer constitue l’une des thématiques les plus en vogue actuellement traitées par la littérature scientifique1. Tel ne fut pas toujours le cas : jusqu’il y a peu, la victime était la grande absente des dispositifs mis en place pour traduire en justice les personnes suspectées de crimes internationaux. Ainsi, point de victime à Nuremberg ou Tokyo ; il est vrai que le zèle bureaucratique des régimes hitlérien et nippon évita tout recours (inutile) aux victimes en vue d’établir certains faits. C’est davantage les crimes contre la paix que ceux subis par des millions de civils qu’il s’agissait avant tout de condamner au sortir immédiat de la Seconde Guerre mondiale. Quinze ans plus tard, à Jérusalem, dans le cadre du procès d’Adolf Eichmann, le témoignage de la victime acquit enfin un droit de cité dans le déroulement des procès visant les crimes de masse. On se rappellera la déclaration de Gideon Hausner, procureur en chef lors du procès tenu en 1961, qui parla au nom des six millions de procureurs qu’en quelque sorte, il représentait. La mobilisation des victimes relève alors et avant tout d’un registre moral : il s’agit de convoquer le souvenir de la souffrance en vue de justifier la punition des bourreaux. Cette dimension éthique fut plus récemment complétée par une perspective utilitaire.
En effet, alors que leur statut ne prévoyait presque rien à l’attention des victimes, les tribunaux pénaux internationaux créés par le Conseil de sécurité des Nations unies à la suite des conflits yougoslave et rwandais eurent massivement recours aux témoignages des victimes à défaut de pouvoir bénéficier de preuves dument documentées sur lesquelles le tribunal de Nuremberg avait pu fonder son action (Hernandez, 2006). Respectant une procédure accusatoire propre aux régimes de Common Law au sein desquels la victime occupe, dans les procès criminels, un rôle traditionnellement passif (Walleyn, 2011), les tribunaux de La Haye et d’Arusha ont dû assoir leurs jugements sur les récits des victimes convoquées en tant que témoins.
Sur la scène judiciaire, victimes et témoins (s)ont cependant des rôles différents. Il est évident que le biais du témoignage modifia tant sur le fond que la forme la parole des victimes, qui devait correspondre à celle de l’une ou l’autre des parties au procès — la défense ou, plus fréquemment, l’accusation — afin d’être pertinente aux oreilles des juges. En bref, à La Haye ou Arusha, il était entendu que le procureur pouvait valablement représenter les intérêts des victimes — supposément en phase avec ceux de la communauté internationale — et que leur participation, en tant que témoins, avait pour objectif exclusif d’établir la culpabilité des accusés2. Tout se passait comme si cette culpabilité était nécessaire et globalement suffisante à la satisfaction des intérêts des victimes alors que nombre d’études empiriques montrent que la seule dimension rétributive du procès pénal manifestée par un verdict de culpabilité et une peine corrélative est, à elle seule, incapable de répondre valablement aux besoins exprimés par les victimes (Findley, 2009).
Cette situation fut à la source de nombreuses frustrations : confrontées à l’éloignement géographique des tribunaux et à la violence des procédures judiciaires accusatoires — en particulier lors des contrinterrogatoires dont elles firent l’objet —, les victimes et leurs représentants dénoncèrent régulièrement le sort peu enviable que leur réservaient les institutions créées sinon en leur nom, à tout le moins en leur mémoire. Pour ne citer qu’un exemple, on se souviendra que plusieurs associations de victimes rwandaises mirent fin à leur collaboration avec le tribunal d’Arusha pour critiquer le peu d’égards auxquels avaient droit les victimes. À Rome, lieu de signature du Statut de la Cour pénale internationale, débuta en 1998 une tout autre histoire. Kofi Annan, alors secrétaire général des Nations unies, signala à l’inauguration des négociations que l’intérêt des victimes devait être le tourillon de la justice pénale internationale et mobilisa le regard des victimes passées, présentes et futures sur les négociations en vue d’en souligner la gravité et l’importance.
États, ONG3 et experts prirent le relai et firent du droit des victimes l’un des thèmes majeurs des discussions nouées à Rome. Le résultat fut sans précédent : ainsi, le terme « victime », dont l’importance est reconnue dès le préambule au titre de justification du projet de la justice pénale internationale4, apparait à plus de trente-cinq reprises dans le texte du Statut ! Illustration paradigmatique du changement de mentalité à l’œuvre — et de l’influence de la procédure inquisitoire d’origine germano-canonique5 —, le cadre statutaire et règlementaire de la Cour accorde un droit à la protection, à la participation et à la réparation aux victimes de crimes pour lesquels elle est compétente. La présence des victimes va au-delà de la simple procédure ; elle s’inscrit au sein de la structure même de cette justice pénale internationale renouvelée puisque elles ont notamment justifié la mise en place d’organes leur étant spécifiquement consacrés (Unité d’aide aux victimes et aux témoins, Fonds au profit des victimes, etc.).
Vu l’espace restreint de cet article, l’on s’intéressera ici au seul droit à la participation, droit novateur au regard des expériences précédentes de justice pénale internationale. Sur ce point, le Statut prévoit que : « Lorsque les intérêts personnels des victimes sont concernés, la Cour permet que leurs vues et préoccupations soient exposées et examinées, à des stades de la procédure qu’elle estime appropriés et d’une manière qui n’est ni préjudiciable ni contraire aux droits de la défense et aux exigences d’un procès équitable et impartial. Ces vues et préoccupations peuvent être exposées par les représentants légaux des victimes lorsque la Cour l’estime approprié, conformément au Règlement de procédure et de preuve. » L’on reviendra sur l’interprétation qu’il s’agira de réserver à cette disposition et sur les enjeux, loin d’être seulement techniques, que révèlent les controverses sur ce point… À ce stade, force est de constater que les victimes constituent désormais la notion transversale d’un texte de droit positif ; cette modification statutaire de la référence victimaire — du registre exclusivement moral à un impératif désormais juridiquement codifié — ouvre des pistes de réflexion particulièrement fécondes. En effet, comme nous le verrons ci-dessous, la formalisation juridique d’un enjeu aboutit à sa dépolitisation et sans doute, n’est-il pas neutre de constater que cette formalisation prend place dans un contexte où les attaques, visant la dimension politique du projet pénal international, tendent à se multiplier, contexte que se propose précisément de décrypter cette livraison de La Revue nouvelle.
Du registre moral à la règle de droit
Dans une perspective de sociologie politique du droit, telle qu’elle s’attache à élucider le rôle du discours et des pratiques juridiques dans les relations de pouvoir et les conflits corrélatifs qui agitent les acteurs sociaux, il est crucial d’observer la préférence argumentative que manifestent ces acteurs en lutte en vue de légitimer leurs prétentions respectives (Corten, 1998, p. 347 – 370). S’agira-t-il de privilégier, parmi le stock d’arguments disponibles, ceux relevant du registre moral, politique ou juridique ? Or, et au départ des réflexions de Max Weber sur la rationalisation des opérations de légitimation qui scandent la modernité, il est constant d’observer qu’à l’heure actuelle, « le droit exerce une fonction déterminante de légitimation dans une société capitaliste libérale » (Corten, 2002, p. 187 – 188). Aujourd’hui, dans une démocratie, il ne s’agit plus d’exercer le pouvoir de façon héréditaire — légitimité traditionnelle — ou en raison de prédispositions particulières — légitimité charismatique —, mais bien en respectant (voire, sinon surtout, en prétendant respecter) les règles juridiques qui en fixent les modalités d’exercice — légitimité légale-rationnelle. Dans un même mouvement, une chose est de justifier son action par un impératif éthique — il est juste de faire — ou une exigence politique — nos intérêts bien compris commandent que —, autre chose est de recourir au discours juridique en vue d’appuyer son intervention — nous n’avons pas le choix, le droit nous oblige à. Il semble bien que l’arène de la justice pénale internationale et, en particulier, l’évolution de la place des victimes en son sein constituent une illustration parfaite de cette leçon de sociologie politique du droit.
En effet, la victime est ainsi successivement passée du domaine de la morale — ère de Nuremberg — à celui du juridique — ère de Rome — en passant par celui du politique — ère de La Haye et d’Arusha. En 1945, la victime, physiquement absente, est seulement présente dans les discours éthiques sur le ton du « plus jamais cela ». Devant les tribunaux ad hoc, les victimes sont convoquées comme instruments indispensables d’une politique de poursuite et d’établissement des faits. Avec l’avènement de la Cour pénale internationale, la victime fait désormais son entrée dans le registre juridique à travers son inscription constante dans le Statut de la Cour ainsi que dans le texte fixant ses éléments de preuve et de procédure. Et le constat que cette inscription est contemporaine d’une remise en cause de plus en plus persistante qui s’attaque à la légitimité même de la justice pénale internationale n’est sans doute pas anodin. Ainsi, après une double décennie d’enthousiasme doctrinal, les critiques tendent à se multiplier dans la bouche et sous la plume des observateurs de cette justice qui semble régulièrement incapable de remplir les (trop?) nombreux objectifs qu’on lui a fixés (Damaška, 2008, p. 331 ; Bernard et Scalia, 2013).
En effet, les finalités traditionnelles de la justice pénale — punition et dissuasion — ne semblent que très imparfaitement assurées par les tribunaux pénaux internationaux dont les promoteurs sont dès lors en recherche de « discours secondaires de légitimation » (Jouannet, 2009, p. 17). Et parmi eux, celui relatif aux victimes, déjà ancré historiquement, chargé émotionnellement, est désormais coulé dans les formes juridiques. Il n’est guère surprenant, dès lors, de lire, sous la plume des commentateurs les plus avisés, que l’inclusion plus aboutie des victimes dans le projet pénal international que met en œuvre le Statut de Rome constitue l’axe clé, sinon aujourd’hui exclusif, de la légitimité de la justice pénale internationale. Avant d’envisager, comment, concrètement, les acteurs de cette justice puisent dans le réservoir que constituent les victimes en vue de consolider leurs interventions, il faut attirer l’attention sur l’un des effets secondaires produits par la juridicisation des victimes : il a trait à l’occultation de la dimension foncièrement politique de la qualité de victime et, partant, du processus lui étant consacré.
Faut-il le rappeler ? Le projet pénal international fut et reste éminemment politique tant dans sa mise en œuvre que dans son fonctionnement et c’est précisément le dévoilement de cette dimension politique qui cristallise l’essentiel des critiques aujourd’hui adressées aux processus internationaux de pénalisation. On le sait, se présentant neutre et abstrait, le droit est un puissant instrument de dépolitisation des enjeux sociaux. C’est particulièrement le cas en droit pénal, les catégories juridiques contribuant à largement dépolitiser l’idéologie à l’œuvre derrière la définition tant de ce que sont les crimes et délits que des modalités de leur poursuite. Intégrer les victimes en son discours permet, finalement de minimiser toute aporie politique pouvant encore subsister dans le chef des victimes. Car ne nous y trompons pas : la victime se doit d’être apolitique ; telle est la condition sine qua non pour que la justice rendue en son nom le soit aussi. Or, « en tant que personne politique — développant des intérêts, des relations et des stratégies — une victime charrie avec elle une narration politique du passé et une vision du futur dont peut difficilement s’accommoder un processus judiciaire et en particulier le projet pénal international » (Kendall et Nouwen, 2014, p. 259). Par l’insertion des victimes dans son corpus juridique, ce dernier ne vise pas moins qu’à « désavouer ses propres origines et conséquences politiques » (ibidem). Aux yeux des acteurs de ce projet, s’approprier la parole des victimes constitue une stratégie doublement payante : elle légitime l’intervention et, simultanément, la dépolitise. Les lignes qui suivent donneront un aperçu de telles stratégies actuellement à l’œuvre dans les bureaux feutrés des différents agents de la justice pénale internationale.
La victime comme enjeu de lutte
Rappelons-nous le texte pivot du Statut de la Cour pénale internationale en matière de droit des victimes, qui consacre, en bref, un droit de participation au bénéfice des victimes des crimes pour lesquels la Cour est compétente : à deux reprises, il est prévu que les modalités de ce droit de participation seront fixées dans la mesure où « la Cour l’estime approprié ». Dès première lecture, il est donc explicite qu’un droit autonome, dont les modalités d’exercice seraient préalablement et clairement identifiées, n’a pas été reconnu dans le chef des victimes. À l’inverse, les négociateurs du texte ont, en définitive, réservé à la Cour un pouvoir discrétionnaire assez peu balisé, notamment par les éléments de preuve et de procédure, en vue d’associer les victimes à son office. Ce libellé, signe d’un régime marqué par une importante « flexibilité », annonçait des controverses d’interprétation sur ce qu’il s’agit de considérer comme « approprié ».
Et, après seulement quelques années de fonctionnement, les divergences de jurisprudence entre les différentes chambres qui composent la Cour se sont multipliées sur le quand, le comment et le pourquoi de la participation des victimes lors des affaires respectives dont ces chambres étaient saisies… Les chambres n’étant pas tenues entre elles, les chroniques jurisprudentielles de la Cour sont parsemées d’évènements controversés et dont toute cohérence semble avoir disparu.
Parmi les nombreuses discordances jurisprudentielles dont fait l’objet la victime participante, un exemple manifeste concerne leur accès à la procédure. En perpétuelle quête d’un système adéquat de gestion du nombre croissant de victimes souhaitant participer aux procès, les chambres de la Cour ont chacune (ou presque) opté pour un protocole plus ou moins différent. Aux premières affaires pour lesquelles les juges privilégièrent un traitement individualisé des demandes de participation (où chaque victime doit compléter un formulaire — situations congolaises et ougandaises) succéda l’adoption de diverses formules passant par un processus de participation partiellement collectif (où les victimes doivent compléter collectivement un formulaire en plus d’un autre — bien que plus court — individuellement — situation ivoirienne) ou encore une approche différenciée où seules les victimes souhaitant comparaitre devant la Cour doivent compléter un formulaire — situation kenyane… De ces palinodies en cours, aussi partielles qu’éphémères, il apparait, d’une part, que les victimes disposent en réalité d’une faible autonomie dans la mise en œuvre de leur droit à la participation au procès et, d’autre part, qu’elles constituent dès lors un espace ouvert que les différents acteurs dominants de la justice pénale internationale tentent d’occuper. La pièce qui se joue sous nos yeux n’est en effet pas avare en rebondissements paradoxaux.
Ainsi, lors d’une des premières enquêtes ouvertes, celle visant le ressortissant congolais Thomas Lubanga Dyilo, les victimes se sont retrouvées confrontées à une alliance objective à priori surprenante entre le procureur et les avocats de la défense tant sur les charges retenues que sur la détermination des victimes autorisées à participer6. Et la Chambre de première instance de donner raison au procureur : seules les victimes directes, soit à ses yeux les enfants soldats recrutés par les forces rebelles dirigées par Thomas Lubanga, pourraient se voir octroyer le statut de victime participante. Cette affaire, où bourreaux et victimes se confondaient, suscita des tensions importantes qui aboutirent à plusieurs, mais vaines tentatives intra et extra-procédurales d’élargir le spectre couvert par le mandat d’arrêt émis l’encontre de Thomas Lubanga, notamment en incluant dans le mandat d’arrêt des chefs d’accusation d’esclavage sexuel.
Surtout, elle révéla que les chambres de la Cour, qui statutairement disposent d’un pouvoir de contrôle assez important, laissent généralement les coudées franches au bureau du procureur dans la conduite de ses affaires, comme s’il s’agissait de se prémunir de toute critique et de laisser sur les seules épaules de la poursuite la responsabilité des cas portés devant la Cour. Liberté au bureau du procureur, mais contrainte à l’égard des victimes : en effet, dans le sillage de l’activité des tribunaux ad hoc, les chambres semblent très nettement ne considérer la participation des victimes comme légitime que dans la mesure où elle contribue à l’objectif statutaire assigné aux chambres, soit la « manifestation de la vérité ». Si les victimes peuvent déposer des éléments de preuve, cette capacité participative est soumise au pouvoir qu’ont les chambres de première instance de requérir la présentation de tels éléments. Pour le dire autrement et en bref, tout concorde à conclure que « la participation des victimes est clairement orientée et restreinte au regard des impératifs du procès » (Haslam, 2011, p. 236).
Que conclure de cette rapide présentation d’un aspect particulier de la justice pénale internationale relatif à la participation des victimes aux procédures les concernant ? Tout d’abord que le droit constitue autant une lutte que le résultat d’une lutte dans un « domaine jugé de première importance » (Alliot, 1983): l’article 68.3 du Statut de la Cour pénale internationale, consacrant le droit de participation des victimes, constitue le résultat d’une lutte de longue haleine menée par les activistes militant en faveur du droit des victimes —, mais également le moteur d’une lutte subséquente — celle visant à faire valoir une interprétation de ce texte conforme aux objectifs initialement poursuivis par les acteurs en cause.
Et c’est ce second conflit qui se joue actuellement sous nos yeux et qui aboutit, en tout cas provisoirement, à ce que les victimes demeurent des actrices disposant d’une faible capacité d’action : elles ne possèdent pas les atouts — autorité politique, expertise juridique — dont bénéficient les acteurs dominants du champ de la justice pénale internationale — juges, procureurs ou plus généralement, professionnels de justice. On nous avait promis une participation autonome des victimes, on l’avait même presque écrit… Finalement, le constat persistant que « tous les acteurs situés à l’intérieur ou à l’extérieur de la CPI — juges, procureurs, ONG, mais aussi commentateurs académiques — assurent que les victimes sont représentées à travers leur travail » (Kendall et Nouwen, 2014, p. 240). acte le deuil paradoxal d’une participation autonome des victimes : si tous ces acteurs continuent de se revendiquer des victimes, c’est bien la preuve, a contrario, que celles-ci sont encore incapables d’être entendues sans intermédiaires qui en filtrent stratégiquement les propos.
Nous avons pointé le rôle particulier que jouent les règles juridiques dans les stratégies de légitimation que développent les acteurs du champ de la justice pénale internationale. Or, c’est précisément la combinaison entre, d’un côté, des enjeux au départ exclusivement moraux, désormais aussi et surtout juridiques, liés aux victimes et, d’un autre côté, ce pouvoir d’action limité, qui explique que ces dernières constituent un objet de lutte entre les différents acteurs dominants de la justice pénale internationale. Pour le dire crument, c’est celui qui semblera le plus proche des victimes qui emportera les parties symboliques jouées devant la CPI. En d’autres termes, autant provisoires que désenchantés et dépassant la seule analyse des textes juridiques, les victimes sont moins des actrices autonomes qu’une ressource que tentent de s’approprier les joueurs clés de la justice pénale internationale. Une telle instrumentalisation est-elle observable dans le cadre d’autres initiatives post-conflictuelles moins judiciaires par exemple les commissions dites de réconciliation et de vérité ? La question demeure ouverte, mais, face au juge pénal international, tout se passe comme si le recours à la victime comme élément de justification d’une intervention était largement indiscutable sans doute et précisément parce que tout est organisé pour que personne ne discute réellement avec elle…
- Entre autres, cet ouvrage récent : Aurélien-Thibault Lemasson, La victime devant la justice pénale internationale : Pour une action civile internationale, Pulim, 2012. En anglais, Luke Moffet, Justice for Victims Before the International Criminal Court, Routledge, 2014.
- On notera d’ailleurs que la résolution du Conseil de sécurité fondatrice du tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie estimait sa création indispensable à la cessation des atrocités, et ce « sans préjudice du droit des victimes de demander réparation par les voies appropriées pour les dommages résultant de violations du droit humanitaire international ». Répression et réparation étaient ainsi et dès le départ soigneusement distinguées.
- Plusieurs de ces dernières furent, et sont toujours, regroupées sous l’égide du groupe de travail pour les droits des victimes créé sous les auspices de la coalition pour la Cour pénale internationale, www.vrwg.org. Ainsi, il publie régulièrement une mise à jour des progrès ou reculs enregistrés devant la CPI.
- Ainsi, en adoptant le Statut, les États parties ont « à l’esprit qu’au cours de ce siècle, des millions d’enfants, de femmes et d’hommes ont été victimes d’atrocités qui défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine ».
- La procédure suivie par la CPI est hybride, empruntant aux deux grandes traditions juridiques occidentales (Kress, 2003).
- Les choix stratégiques en matière de poursuite sont pourtant à la base de l’entonnoir destiné à sélectionner les victimes participantes. Il est capital de préciser que les victimes finalement autorisées à participer, modestement, aux procès ne constituent que la pointe d’un iceberg, dont l’essentiel reste profondément immergé dans les eaux troubles des conflits armés.