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L’islam et l’image : entre apories et désastres
La question de l’image, saisie dans sa stricte réception esthétique, ne peut échapper à une approche comparée entre deux paradigmes culturels aujourd’hui déterminants : l’Occident moderne et l’Orient musulman. Il s’agit en gros de savoir pourquoi la culture européenne a‑t-elle pu apaiser sa relation avec la représentation iconographique de l’existant dans sa totalité (minéral, végétal, animal, humain…) à la suite de l’accumulation millénaire d’une plastique figurale qui remonte au legs gréco-romain. Alors que la culture musulmane, de culte sunnite essentiellement, a sombré dans la nuit millénaire qui a englobé non seulement les manières de voir et de juger, mais aussi les modes d’être et d’exister, à cause d’un iconoclasme érigé en norme de vie et de culture.
La mise à l’ombre, dans la sphère dominée par l’islam sunnite, du corpus iconographique, instituée au fil des siècles en politique d’État, de tout ce qui se donne à voir (et qui peut par là même être rendu visible grâce à l’apport entre autres des arts plastiques) a dominé le costume, l’architecture, le paysage et, bien évidemment, la peinture.
Dans l’islam chiite, plus mystique et plus ésotérique, les êtres et leurs représentations figuratives sont polysémiques, d’où une approche plus nuancée de la tradition. En outre, les territoires où le chiisme s’est répondu (l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban) sont héritiers de la Perse, de Sumer, d’Ur, de Babylone et de la Phénicie, ce qui a facilité son ancrage dans les traditions artistiques antiques (Gray, 1961 ; Ettinghausen, 1976).
Le voilement généralisé opéré dans la sphère de l’islam sunnite a bloqué l’émergence d’une conception moderne de l’existence. Rappelons que cette conception se caractérise par trois éléments essentiels : l’autonomie de l’homme, l’indépendance des individus et l’égalité des conditions. Ce qui permet à chacun, comme l’affirme à juste titre le philosophe belge Robert Legros, de se soustraire aux modèles institués et de construire librement le sens de l’existence (Legros, 1990). Pas étonnant si des historiens de l’art et de la culture ont montré comment la peinture figurative et l’invention du visage dans l’art du portrait ont pu faire émerger la notion d’individu au sens moderne : l’individu libre et autonome, capable de construire par lui-même un point de vue, libre et autonome, sur le monde qui l’entoure. L’attaque terroriste meurtrière qui a frappé la rédaction de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, à Paris, a révélé le caractère particulièrement tragique et effrayant de l’aniconisme érigé en norme de vie et de vue. Ce drame a douloureusement montré que l’anathème millénaire jeté sur toute forme de figuration surtout anthropomorphe n’est pas anodin ou innocent puisque c’est de ses entrailles qu’a surgi un type humain aveugle et hagard, aigri et meurtrier (Bœspflug, 2013)
Pour mettre le doigt sur cette blessure séculaire, on évoquera, dans un premier temps, le travail très instructif de l’historien de l’art allemand Hans Belting qui privilégie une approche comparée savante et éclairante entre Orient musulman et Occident moderne. On verra avec lui comment l’invention de la perspective fut le résultat d’un transfert culturel qui s’est opéré de Bagdad à Florence grâce à l’exploitation par les perspectivistes de la Renaissance italienne de la théorie optique d’Alhazen.
Originellement dédiée à l’exploration des propriétés de la lumière et aux mécanismes de la formation de l’image dans l’œil, cette théorie aura une application fructueuse dans le champ de la création plastique. Pris dans les rets d’une posture aniconique qui exclut l’image picturale, Alhazen est passé à côté de l’essentiel. La notion de perspective est restée un impensé pour la bonne et simple raison que la représentation figurée des créatures animées était pour lui taboue. On rappellera, dans un deuxième temps, à titre indicatif et paradigmatique, Kitâb al-nazar fî ahkâm al-nazar bi-hâssat al-basar (« Le livre où l’on examine les statuts du regard sensoriel ») du légiste traditionaliste Abû l‑Hasan Alî b. Muhammad b. al-Qattân al-Fâsî (m. 628/1231), l’un des foukahas (théologiens légistes) les plus iconophobes qui a marqué le puritanisme almohade et qui demeure encore de nos jours une référence majeure pour les adeptes de l’iconoclasme dominant dans la galaxie de l’islam sunnite du Maroc à l’Indonésie. Rappelons que la dynastie des Almohades, connue pour son culte intransigeant de l’unicité divine, a régné sur le Maghreb et l’Andalousie entre le XIIe et le XIIIe siècles. On mentionnera, dans un troisième temps, les lourdes conséquences humaines, culturelles et artistiques nées du rejet de toute plastique figurale. Seront rappelés, à titre indicatif, les travaux d’historiens de l’art et de la culture tels Melikian-Chirvani, Starobinski, Courtine, Besançon, Ettinghausen, Todorov, Laroui…
Visible et invisible entre Occident et Orient (musulman)
Dans Florence et Bagdad : une histoire du regard entre Orient et Occident, l’historien d’art allemand Hans Belting propose une nouvelle histoire du regard. Il insiste à cet effet sur le transfert culturel entre Orient et Occident. Selon lui, ce transfert a permis l’invention de la perspective au XVIe siècle. Aussi soutient-il dans ce livre solidement documenté et argumenté que, depuis la Renaissance, la culture occidentale moderne a pu établir une relation solidaire et indéfectible entre l’image, nécessairement figurative, et la vision humaine. Pas étonnant si depuis la découverte de la perspective à l’invention de la photographie, l’image, en Occident, est constamment assimilée à une réalité seconde capable de se substituer au monde tel que l’œil humain le perçoit.
Nul doute qu’il s’agit là de l’une des mutations culturelles les plus marquantes de la modernité. En établissant une analogie entre le regard et la représentation du monde, la perspective a du même coup introduit le sujet dans l’image. Dit autrement, le point de fuite de la perspective — point de référence imaginaire de la représentation des trois dimensions — est une réplique ou un duplicata du point de vue du spectateur, de sorte que l’image est aussi une mise en scène de l’acte de regarder, de juger et d’évaluer le monde. De ce fait, l’image perspective n’a pas simplement pour fonction de dépeindre une réalité, mais de déciller notre regard et, par là même, de nous renseigner sur le monde, sur les autres et sur nous-mêmes. Hans Belting note : « Il est vrai que la théorie perspective de la Renaissance s’est référée à la nature et qu’elle a expliqué le regard par la fonction d’un organe incontestablement naturel, l’œil. Nous voyons parce que nous avons des yeux. Mais elle a aussi fait du regard un symbole de la conscience de soi. »
La dimension symbolique est au cœur de la culture occidentale du regard. Pour rendre compte des images et saisir leur valeur somme toute centrale dans la culture occidentale d’une manière générale et moderne tout particulièrement, il faut impérativement parler du regard dans un sens culturel et symbolique, et non simplement de vision ou de perception, dans le sens physiologique ou psychologique. Approcher les images d’une manière approfondie et multidisciplinaire, c’est inscrire le regard dans un champ patrimonial qui englobe tout ce qu’une culture donnée a pu élaborer au fil des siècles comme postures matérielles et immatérielles face à l’existence. Le regard fait partie du patrimoine symbolique propre à une culture et il occupe ainsi une fonction culturelle dont l’histoire de l’art recèle les principales manifestations. Ainsi portraits individuels et scènes de groupes, icônes, paysages, ordonnancement de l’espace et de l’architecture sont autant de formes qui développent la culture du regard en Occident, dans sa dimension à la fois réelle et symbolique.
D’où l’intérêt de la Renaissance qui constitue un moment nodal dans l’histoire occidentale du regard. C’est à ce moment précis que le rapport entre le regard et le monde des images fut durablement établi, grâce à la découverte des lois géométriques de la perspective. Hans Belting montre que si la prise en compte de l’apport de la géométrie dans le processus créatif pictural a permis aux peintres de la Renaissance de mettre en perspective l’adéquation entre le regard et l’image, il n’en demeure pas moins vrai que cette importante découverte fut la conséquence d’un transfert culturel de longue durée, au cours duquel une théorie optique forgée au XIe siècle au cœur de la culture de l’islam par le mathématicien Alhazen a été développée et approfondie en Occident européen. Traduit et commenté en effet par les « perspectivistes » dans les années 1270, Le Discours de la lumière d’Ibn al-Haytam (dit Alhazen) fut utilisé, à la Renaissance, comme référence par les théoriciens de la perspective appliquée à la peinture, à l’instar de Lorenzo Ghiberti, de Piero della Francesca et de Leon Battista Alberti.
Au cours de ce transfert culturel, la théorie optique d’Alhazen s’est transformée et a pris un sens nouveau. Originellement dédiée à l’exploration des propriétés de la lumière et aux mécanismes de la formation de l’image dans l’œil — recherches reprises et complétées plus tard par Kepler —, la contribution d’Alhazen fut importée, dans un premier temps, en Occident médiéval pour approfondir et consolider le domaine de la gnoséologie. Il s’agissait au départ de développer une réflexion sur la connaissance du monde qui préciserait la relation souvent ambigüe au Moyen Âge entre philosophie des essences et philosophie des apparences.
Mais la qualité du travail d’Alhazen ouvrira d’autres horizons d’application. Il n’est pas étonnant si, à l’orée de la Renaissance italienne, la traduction latine d’Alhazen va servir à conceptualiser la pratique des peintres en soutenant leur désir de représentation des volumes et de l’espace par une théorie géométrique qui mathématise la relation entre proportions et distance par rapport au spectateur. Partie d’une théorie de l’optique puis intégrée à une philosophie de la perception, la perspective est devenue une théorie mathématique appliquée à la peinture, utilisée pour donner au tableau ou à la fresque l’illusion de la troisième dimension et faire correspondre ainsi l’image avec le regard. Et c’est tout naturellement que la notion de perspective a pu prendre depuis le sens qu’on lui donne aujourd’hui.
On le voit bien : Hans Belting s’efforce, à partir d’une approche comparée, de mettre en forme et en sens deux attitudes culturelles du regard. Pour lui, la transformation subie par la théorie d’Alhazen au cours de cette transplantation sur le sol européen — sa traduction et sa réception dans l’Europe médiévale et renaissante — tient à la différence entre une culture aniconique incarnée par l’islam dans sa version sunnite et une culture occidentale iconophile. Tandis que l’art islamique est dominé par une géométrie aussi savante qu’abstraite, l’Europe est plutôt marquée par une culture de l’icône. Belting insiste sur l’invention de la camera obscura, construite non pas pour fabriquer des images, mais pour réaliser des expériences sur la lumière. Il met surtout en évidence les transformations qu’Alhazen a fait subir à la géométrie euclidienne. Mais, l’approche d’Alhazen fut aporétique puisqu’il a approché, pour des raisons culturelles et cultuelles évidentes, l’optique uniquement comme science de la lumière liée à un organe physiologique, l’œil, et indépendante de la notion d’image, surtout l’image comme représentation des corps animés. Dans le transfert vers l’Occident médiéval de l’œuvre d’Alhazen, les perspectivistes iront plus loin en inventant le terme latin perspectiva. Pas étonnant, soutient Belting, si les artistes Lorenzo Ghiberti et Piero della Francesca s’étaient aussitôt engouffrés dans la brèche en rédigeant eux-mêmes des traités de perspective.
La contribution érudite de Hans Belting constitue certes une sorte de voyage où se croisent les contrées des arts et celles des sciences dans un entrelacement jubilatoire et raffiné des cultures arabe et occidentale. Mais le voyageur arabe contemporain ne sortira, à coup sûr, pas indemne de cette exploration singulièrement initiatique, mais éprouvante. Un sentiment de tragique le subjuguera fatalement et l’incitera à formuler la conclusion qui s’impose : la mise à l’ombre de tout ce qui se rapporte à l’image a de toute évidence couté, coute encore, très cher à la culture arabo-musulmane. Ne pouvant traduire sa théorie sur la lumière et de l’optique dans un contenu plastique figural, Alhazen a vu le produit de ses efforts lui échapper et aller s’épanouir ailleurs. En rappelant que les traits les plus essentiels de la culture visuelle occidentale (la perspective et la camera obscura) proviennent de la culture arabe, et en prenant ce moment de contact entre deux cultures pour développer une réflexion de grande envergure sur la notion de regard, Hans Belting ne fait pas seulement œuvre d’historien d’art et de culture, mais aussi et surtout de médecin ophtalmologue qui a su diagnostiquer sans esquive ou faux-fuyant la tache aveugle qui handicape depuis des siècles le regard arabe. Et l’on découvre subitement que Belting n’avait pas pour visée dans ce livre de réécrire une énième apologie de la culture arabo-musulmane classique qui serait particulièrement créative et géniale, mais de mettre en exergue les faiblesses et les limites de cette culture qui est restée emmaillotée dans le corset de la religion.
On peut parler maintenant de deux référents culturels incompatibles : un référent occidental qui valorise et surestime l’apport du regard dans la saisie de tout ce qui se rapporte à l’existence dans sa globalité et d’un référent arabo-islamique qui sous-estime le regard et le néglige marquant ainsi une forme de retrait, sinon de handicap, dans la construction d’une perception équilibrée, voire totalisante, de l’existence. Belting note à juste titre : « Les deux cultures ont une conception tout aussi différente de l’extérieur et de l’intérieur que du regard et de la lumière. Elles présupposent de toute évidence des conceptions du monde dissemblables, qui accordent aussi un rôle différent au sujet. Dans un cas, son regard le rend actif ; dans l’autre, il assiste passivement au spectacle cosmique de la lumière — et donc d’une force supra personnelle. »
Essayons maintenant de savoir comment la censure du regard a opéré en islam sunnite. Mais précisons avant tout que la limitation de notre approche à l’islam sunnite s’explique essentiellement par le fait que l’islam chiite a intégré pour des raisons historiques et culturelles plus facilement la production iconographique. L’interdit jeté par l’islam sur la représentation de la figure humaine ne fut jamais respecté par le chiisme.
L’aniconisme sunnite ou le regard censuré
Dans les élaborations théologiques de l’islam sunnite de rite malékite, le corps est constamment saisi comme le socle qui rassemble et condense les passions charnelles. Aussi faut-il s’ingénier à le domestiquer en en jugulant les penchants et les dérives. Obnubilé par l’intime conviction d’une possible rédemption dans l’au-delà, le croyant doit impérativement transformer ici-bas son corps en instrument de salut. Il adopte ainsi des pratiques ascétiques et se fixe des postures dévotionnelles estimant à chaque instant que c’est là, et uniquement là, où se niche la vocation profonde de ce corps perçu et vécu comme un moyen et non comme une fin en soi. Pour encadrer efficacement ce mode de vie et de comportement, la littérature juridique sunnite a focalisé tout au long des siècles son attention sur les notions du pur et de l’impur, du licite et de l’illicite que le croyant doit impérativement observer au double sens du mot arabe al-nazar. Ce mot connote en effet une double signification : la faculté de regarder, d’observer attentivement quelque chose, quelqu’un, d’une part ; et l’attitude de se soumettre à une règle, de se conformer à une prescription, une règle, un usage (observance), d’autre part. Pas étonnant si le dogme sunnite associe intimement les normes de vie aux normes de vue, comme on le verra avec l’islamologue Éric Chaumont et sa théorie de « déontologie du regard » propre au rigorisme sunnite.
Le Coran rappelle que tout être humain sera fatalement responsable devant Dieu de l’usage qu’il fait durant sa brève existence sur terre de l’ensemble de ses sens et plus particulièrement de sa vue et de son ouïe : « Ne poursuis point ce que tu ne connais pas. L’ouïe, la vue, le cœur, on vous demandera compte de tout cela. On vous demandera compte de tout ». La sourate XXIV, « La Lumière », élabore d’une manière on ne peut plus claire les modalités d’une mise en application de ce principe dont la finalité est de dompter et de maitriser le regard : « Commande aux croyants de baisser leurs regards et d’observer la continence. Ils en seront plus purs. Dieu est instruit de tout ce qu’ils font. Commande aux femmes qui croient de baisser leurs yeux et d’observer la continence, de ne laisser voir de leurs ornements que ce qui est à l’extérieur. »
L’esthète Bruno Nassim Aboudrar parle à juste titre d’une « déontologie du regard » propre à l’islam et dont les versets qu’on vient de citer constituent l’origine scripturaire. L’expression « déontologie du regard » est reprise de l’islamologue Éric Chaumont (Aboudrar Nassim2004 ; Chaumont 2004). Celui-ci vient en effet tout récemment de débroussailler un traité de la première moitié du XIIIe siècle : Kitâb al-nazar fî ahkâm al-nazar bi-hâssat al-basar (« Le livre où l’on examine les statuts du regard sensoriel »), du légiste traditionaliste Abû l‑Hasan Alî b. Muhammad b. al-Qattân al-Fâsî (m. 628/1231). L’existence, en islam, d’une déontologie du regard repose tout naturellement sur un principe axial de l’ordre éthico-légal musulman. Selon ce principe dogmatique, « la Loi/Voie révélée, la charia, est intégrale, c’est-à-dire que pas un acte, pas un geste, pas un comportement n’échappe à son emprise. Regarder est un acte qui ne fait pas exception à cette règle, qui n’en compte aucune […], de même que se vêtir est un acte couvert par la charia » (Chaumont, 2006).
Le catalogue d’interdits éthico-légal d’Ibn al-Qâttan dépasse et de loin le simple inventaire des règles de conduite qu’un « bon » musulman est sommé de suivre. Son traité va plus loin en élaborant une morale stricte et sévère de l’œil en ce sens que son raisonnement casuistique aboutit au bout du compte à une ascèse du regard, celle-là même qui a dominé depuis huit siècles les normes de vie et les formes culturelles dominantes dans les sociétés musulmanes de culte sunnite.
La mise à l’ombre si ténébreuse, si couteuse
Le décalage entre le référent occidental et le référent oriental musulman touche nombre de domaines. L’ordonnancement de l’espace et du lieu habitable en constitue un point nodal. Entre ouverture et clarté d’un côté et clôture et obscurité de l’autre, il n’y a point de commune mesure. Bruno Nassim Aboudrar précise : « Là où l’ordre noble puis bourgeois de l’Occident a coutume d’épater le visiteur par les fastes ostentatoires de son antichambre (miroirs, lustres, consoles et, si possible, vue sur l’allée d’honneur du jardin, avec, dans l’axe, pièces d’eau, statues, etc.), la maison arabe oppose d’emblée à la vue le satwan, un exigu vestibule coudé, qui distribue l’escalier vers les étages et le corridor étroit menant au patio central, le wast al-dâr, sur lequel s’ouvrent les pièces principales de la demeure. Bref, on ne voit rien ; et même dans les maisons riches, le satwan est austère, souvent minable. »
On peut varier les exemples pour cerner la différence entre une architecture d’ouverture côté occidentale et une architecture de clôture côté oriental. Rappelons à titre indicatif trois cas éloquents qui montrent la différence entre la cathédrale et la mosquée ; entre la fenêtre et le moucharabieh ; entre le costume européen et marocain. Suivons le regard subtil de Bruno Nassim Aboudrar : « Garante d’une invisibilité, la mosquée est elle-même le plus souvent rendue invisible, dans l’espace urbain qui l’enserre, par l’absence de façade. Et même les mosquées ottomanes (à l’exception, bien entendu, des églises transformées en mosquées comme Sainte-Sophie de Constantinople), plus détourées ou moins intriquées que celles de la plupart des villes musulmanes, n’ont rien qui se compare aux parvis, puis aux façades sculptées et percées de vitraux des églises gothiques. » L’esthète analyse un autre élément caractéristique de l’architecture arabe, le moucharabieh, en le comparant à la fenêtre occidentale : « Le moucharabieh s’oppose à la fenêtre occidentale. Celle-ci ne laisse pas seulement passer, quand elle est assez basse, les regards extérieurs : elle détermine, depuis l’intérieur, le monde pour le regard. D’un point fixe, sans avoir à y pénétrer, l’œil, à travers elle, observe le monde extérieur, paysage ou spectacle, cadré comme un tableau. La fenêtre fait du monde une image, offerte au regard. Le moucharabieh, résille ou dentelle de bois, parfois de terre cuite, interdit au regard de se former une image, au moins figurative, de part et d’autre de son voile. De l’intérieur, il ne cadre rien et livre une vue mouchetée, troublée et obscurcie ; de l’extérieur, la densité de sa trame le rend presque opaque. »
Si la représentation figurée des personnages, des paysages et des monuments revêt un caractère fondamental dans la conservation du patrimoine propre à une nation, son absence crée une faille incommensurable dans la construction de la mémoire historique et dans les modes d’identification avec les paradigmes que véhicule la civilisation. On constate, rien qu’en ce qui concerne le témoignage historique et les sources documentaires, la domination, dans l’histoire multiséculaire de l’islam, d’un seul corpus : celui des historiens « officiels » dont la production fut constamment axée sur les seules figures dynastiques et l’hagiographie des saints. Même l’œuvre maitresse du grand historien maghrébin Ibn Khâldoun, La Mouqaddima (« Prolégomènes »), achevée en 1377, ne mentionne jamais la peinture ou la statuaire antique dans ses chapitres sur les civilisations anciennes et ne fait jamais référence non plus, dans ses sources bibliographiques, aux enluminures. Pourtant, l’auteur a vécu en Égypte et a pu voir, même de loin, la stature imposante des Pyramides et du Sphinx. Il a certainement aussi consulté des ouvrages illustrés de frêles et belles miniatures. Mais il n’y a rien… vu ! Nous savons maintenant, et ce savoir se fait hélas de nos jours dans le désarroi et la douleur, qu’à l’exception de la première période Umayyade pour la sphère arabe moyen-orientale, de l’Iran et de l’Inde musulmane, le monde musulman sunnite a ignoré et même exclu toute figuration plastique de son univers culturel et imaginal.
Cette ignorance fait partie d’une posture d’ensemble où tout est mêlé et entremêlé. L’historien marocain Abdallah Laroui écrit, à propos du conservatisme vestimentaire des Marocains : « En mars 1855, le tout-puissant représentant de l’Angleterre à Tanger, John Drummond Hay, se dirige vers Marrakech pour voir le sultan Abd al-Rahman. Connu dans tout le Maroc pour avoir une influence sur le souverain, il est partout bien reçu. Le gouverneur de la Chaouia, qui sait que le diplomate est grand amateur de chevaux, lui propose de participer à une course hippique. Hay accepte et gagne la course. Par politesse ou par souci de réforme, il estime nécessaire d’expliquer son triomphe par les considérations suivantes : “Quand les Européens progressèrent dans l’industrie et l’art de la guerre, ils se débarrassèrent des larges robes qui entravaient leurs mouvements ; ils adoptèrent des vêtements qui habillaient plus près du corps, gagnant ainsi une plus grande liberté dans l’usage de leurs membres”.» À quoi fait pendant cette remarque d’un secrétaire à la cour du même sultan qui va en pèlerinage à La Mecque en 1849 et, passant par Malte, rencontre pour la première fois des musulmans habillés à l’européenne : « Nous considérons cela chez nous comme la marque d’une apostasie (ridda).» Le même historien, plus désenchanté encore, évoque, avec une lucidité non dénouée d’amertume, ce que l’absence d’une peinture figurative a couté aux Maghrébins : « L’historien utilise par métier la production artistique en tant que document. Or celui-ci est rare dans les sociétés islamiques arabes, et les historiens maghrébins regrettent tous de ne pouvoir, comme leurs collègues européens ou asiatiques, voir comment s’habillaient, s’apprêtaient, se coiffaient leurs ancêtres. »
Les historiens de l’art et de la culture ont bel et bien montré, à titre indicatif, comment la peinture figurative fut à l’origine de la notion d’individu au sens moderne. L’individu qui sera capable à l’orée du siècle des Lumières de penser, de juger, d’agir et d’accueillir la vie et la mort par lui-même et loin des contraintes familiales, communautaires ou religieuses (Todorov, 2004).
Pas de doute, nous savons maintenant, à la suite des évènements tragiques qui secouent une grande partie du monde arabe, à quel point l’absence d’une mémoire visuelle conduit inéluctablement des populations incultes et désœuvrées à la déréliction comme perte du sens de l’habitation humaine sur terre. Le manque multiséculaire d’une relation apaisée et esthétiquement élaborée avec le corps vécu et le corps représenté, aggravé par la domination exclusive et aveuglante du seul paradigme de l’écriture, de surcroit l’écriture sainte, a privé des communautés et des générations entières d’une relation esthétique avec le monde, les autres et soi-même. D’où aujourd’hui le sentiment d’un irréversible déni de l’existence dans le monde arabe et l’irruption dévastatrice du malêtre en nous, entre nous, autour de nous…