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L’islam et l’image : entre apories et désastres

Numéro 8 - 2015 par Mostafa Chebbak

décembre 2015

La ques­tion de l’image, sai­sie dans sa stricte récep­tion esthé­tique, ne peut échap­per à une approche com­pa­rée entre deux para­digmes cultu­rels aujourd’hui déter­mi­nants : l’Occident moderne et l’Orient musul­man. Il s’agit en gros de savoir pour­quoi la culture euro­péenne a‑t-elle pu apai­ser sa rela­tion avec la repré­sen­ta­tion ico­no­gra­phique de l’existant dans sa tota­li­té (miné­ral, végé­tal, ani­mal, humain…) à la suite de l’accumulation mil­lé­naire d’une plas­tique figu­rale qui remonte au legs gré­co-romain. Alors que la culture musul­mane, de culte sun­nite essen­tiel­le­ment, a som­bré dans la nuit mil­lé­naire qui a englo­bé non seule­ment les manières de voir et de juger, mais aus­si les modes d’être et d’exister, à cause d’un ico­no­clasme éri­gé en norme de vie et de culture.

Dossier

La mise à l’ombre, dans la sphère domi­née par l’islam sun­nite, du cor­pus ico­no­gra­phique, ins­ti­tuée au fil des siècles en poli­tique d’État, de tout ce qui se donne à voir (et qui peut par là même être ren­du visible grâce à l’apport entre autres des arts plas­tiques) a domi­né le cos­tume, l’architecture, le pay­sage et, bien évi­dem­ment, la peinture.

Dans l’islam chiite, plus mys­tique et plus éso­té­rique, les êtres et leurs repré­sen­ta­tions figu­ra­tives sont poly­sé­miques, d’où une approche plus nuan­cée de la tra­di­tion. En outre, les ter­ri­toires où le chiisme s’est répon­du (l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban) sont héri­tiers de la Perse, de Sumer, d’Ur, de Baby­lone et de la Phé­ni­cie, ce qui a faci­li­té son ancrage dans les tra­di­tions artis­tiques antiques (Gray, 1961 ; Ettin­ghau­sen, 1976).

Le voi­le­ment géné­ra­li­sé opé­ré dans la sphère de l’islam sun­nite a blo­qué l’émergence d’une concep­tion moderne de l’existence. Rap­pe­lons que cette concep­tion se carac­té­rise par trois élé­ments essen­tiels : l’autonomie de l’homme, l’indépendance des indi­vi­dus et l’égalité des condi­tions. Ce qui per­met à cha­cun, comme l’affirme à juste titre le phi­lo­sophe belge Robert Legros, de se sous­traire aux modèles ins­ti­tués et de construire libre­ment le sens de l’existence (Legros, 1990). Pas éton­nant si des his­to­riens de l’art et de la culture ont mon­tré com­ment la pein­ture figu­ra­tive et l’invention du visage dans l’art du por­trait ont pu faire émer­ger la notion d’indi­vi­du au sens moderne : l’individu libre et auto­nome, capable de construire par lui-même un point de vue, libre et auto­nome, sur le monde qui l’entoure. L’attaque ter­ro­riste meur­trière qui a frap­pé la rédac­tion de l’hebdomadaire sati­rique Char­lie Heb­do, à Paris, a révé­lé le carac­tère par­ti­cu­liè­re­ment tra­gique et effrayant de l’aniconisme éri­gé en norme de vie et de vue. Ce drame a dou­lou­reu­se­ment mon­tré que l’anathème mil­lé­naire jeté sur toute forme de figu­ra­tion sur­tout anthro­po­morphe n’est pas ano­din ou inno­cent puisque c’est de ses entrailles qu’a sur­gi un type humain aveugle et hagard, aigri et meur­trier (Bœsp­flug, 2013)

Pour mettre le doigt sur cette bles­sure sécu­laire, on évo­que­ra, dans un pre­mier temps, le tra­vail très ins­truc­tif de l’historien de l’art alle­mand Hans Bel­ting qui pri­vi­lé­gie une approche com­pa­rée savante et éclai­rante entre Orient musul­man et Occi­dent moderne. On ver­ra avec lui com­ment l’invention de la pers­pec­tive fut le résul­tat d’un trans­fert cultu­rel qui s’est opé­ré de Bag­dad à Flo­rence grâce à l’exploitation par les pers­pec­ti­vistes de la Renais­sance ita­lienne de la théo­rie optique d’Alhazen.

Ori­gi­nel­le­ment dédiée à l’exploration des pro­prié­tés de la lumière et aux méca­nismes de la for­ma­tion de l’image dans l’œil, cette théo­rie aura une appli­ca­tion fruc­tueuse dans le champ de la créa­tion plas­tique. Pris dans les rets d’une pos­ture ani­co­nique qui exclut l’image pic­tu­rale, Alha­zen est pas­sé à côté de l’essentiel. La notion de pers­pec­tive est res­tée un impen­sé pour la bonne et simple rai­son que la repré­sen­ta­tion figu­rée des créa­tures ani­mées était pour lui taboue. On rap­pel­le­ra, dans un deuxième temps, à titre indi­ca­tif et para­dig­ma­tique, Kitâb al-nazar fî ahkâm al-nazar bi-hâs­sat al-basar (« Le livre où l’on exa­mine les sta­tuts du regard sen­so­riel ») du légiste tra­di­tio­na­liste Abû l‑Hasan Alî b. Muham­mad b. al-Qat­tân al-Fâsî (m. 628/1231), l’un des fou­ka­has (théo­lo­giens légistes) les plus ico­no­phobes qui a mar­qué le puri­ta­nisme almo­hade et qui demeure encore de nos jours une réfé­rence majeure pour les adeptes de l’iconoclasme domi­nant dans la galaxie de l’islam sun­nite du Maroc à l’Indonésie. Rap­pe­lons que la dynas­tie des Almo­hades, connue pour son culte intran­si­geant de l’unicité divine, a régné sur le Magh­reb et l’Andalousie entre le XIIe et le XIIIe siècles. On men­tion­ne­ra, dans un troi­sième temps, les lourdes consé­quences humaines, cultu­relles et artis­tiques nées du rejet de toute plas­tique figu­rale. Seront rap­pe­lés, à titre indi­ca­tif, les tra­vaux d’historiens de l’art et de la culture tels Meli­kian-Chir­va­ni, Sta­ro­bins­ki, Cour­tine, Besan­çon, Ettin­ghau­sen, Todo­rov, Laroui…

Visible et invisible entre Occident et Orient (musulman)

Dans Flo­rence et Bag­dad : une his­toire du regard entre Orient et Occi­dent, l’historien d’art alle­mand Hans Bel­ting pro­pose une nou­velle his­toire du regard. Il insiste à cet effet sur le trans­fert cultu­rel entre Orient et Occi­dent. Selon lui, ce trans­fert a per­mis l’invention de la pers­pec­tive au XVIe siècle. Aus­si sou­tient-il dans ce livre soli­de­ment docu­men­té et argu­men­té que, depuis la Renais­sance, la culture occi­den­tale moderne a pu éta­blir une rela­tion soli­daire et indé­fec­tible entre l’image, néces­sai­re­ment figu­ra­tive, et la vision humaine. Pas éton­nant si depuis la décou­verte de la pers­pec­tive à l’invention de la pho­to­gra­phie, l’image, en Occi­dent, est constam­ment assi­mi­lée à une réa­li­té seconde capable de se sub­sti­tuer au monde tel que l’œil humain le perçoit.

Nul doute qu’il s’agit là de l’une des muta­tions cultu­relles les plus mar­quantes de la moder­ni­té. En éta­blis­sant une ana­lo­gie entre le regard et la repré­sen­ta­tion du monde, la pers­pec­tive a du même coup intro­duit le sujet dans l’image. Dit autre­ment, le point de fuite de la pers­pec­tive — point de réfé­rence ima­gi­naire de la repré­sen­ta­tion des trois dimen­sions — est une réplique ou un dupli­ca­ta du point de vue du spec­ta­teur, de sorte que l’image est aus­si une mise en scène de l’acte de regar­der, de juger et d’évaluer le monde. De ce fait, l’image pers­pec­tive n’a pas sim­ple­ment pour fonc­tion de dépeindre une réa­li­té, mais de décil­ler notre regard et, par là même, de nous ren­sei­gner sur le monde, sur les autres et sur nous-mêmes. Hans Bel­ting note : « Il est vrai que la théo­rie pers­pec­tive de la Renais­sance s’est réfé­rée à la nature et qu’elle a expli­qué le regard par la fonc­tion d’un organe incon­tes­ta­ble­ment natu­rel, l’œil. Nous voyons parce que nous avons des yeux. Mais elle a aus­si fait du regard un sym­bole de la conscience de soi. »

La dimen­sion sym­bo­lique est au cœur de la culture occi­den­tale du regard. Pour rendre compte des images et sai­sir leur valeur somme toute cen­trale dans la culture occi­den­tale d’une manière géné­rale et moderne tout par­ti­cu­liè­re­ment, il faut impé­ra­ti­ve­ment par­ler du regard dans un sens cultu­rel et sym­bo­lique, et non sim­ple­ment de vision ou de per­cep­tion, dans le sens phy­sio­lo­gique ou psy­cho­lo­gique. Appro­cher les images d’une manière appro­fon­die et mul­ti­dis­ci­pli­naire, c’est ins­crire le regard dans un champ patri­mo­nial qui englobe tout ce qu’une culture don­née a pu éla­bo­rer au fil des siècles comme pos­tures maté­rielles et imma­té­rielles face à l’existence. Le regard fait par­tie du patri­moine sym­bo­lique propre à une culture et il occupe ain­si une fonc­tion cultu­relle dont l’histoire de l’art recèle les prin­ci­pales mani­fes­ta­tions. Ain­si por­traits indi­vi­duels et scènes de groupes, icônes, pay­sages, ordon­nan­ce­ment de l’espace et de l’architecture sont autant de formes qui déve­loppent la culture du regard en Occi­dent, dans sa dimen­sion à la fois réelle et symbolique.

D’où l’intérêt de la Renais­sance qui consti­tue un moment nodal dans l’histoire occi­den­tale du regard. C’est à ce moment pré­cis que le rap­port entre le regard et le monde des images fut dura­ble­ment éta­bli, grâce à la décou­verte des lois géo­mé­triques de la pers­pec­tive. Hans Bel­ting montre que si la prise en compte de l’apport de la géo­mé­trie dans le pro­ces­sus créa­tif pic­tu­ral a per­mis aux peintres de la Renais­sance de mettre en pers­pec­tive l’adéquation entre le regard et l’image, il n’en demeure pas moins vrai que cette impor­tante décou­verte fut la consé­quence d’un trans­fert cultu­rel de longue durée, au cours duquel une théo­rie optique for­gée au XIe siècle au cœur de la culture de l’islam par le mathé­ma­ti­cien Alha­zen a été déve­lop­pée et appro­fon­die en Occi­dent euro­péen. Tra­duit et com­men­té en effet par les « pers­pec­ti­vistes » dans les années 1270, Le Dis­cours de la lumière d’Ibn al-Hay­tam (dit Alha­zen) fut uti­li­sé, à la Renais­sance, comme réfé­rence par les théo­ri­ciens de la pers­pec­tive appli­quée à la pein­ture, à l’instar de Loren­zo Ghi­ber­ti, de Pie­ro del­la Fran­ces­ca et de Leon Bat­tis­ta Alberti.

Au cours de ce trans­fert cultu­rel, la théo­rie optique d’Alhazen s’est trans­for­mée et a pris un sens nou­veau. Ori­gi­nel­le­ment dédiée à l’exploration des pro­prié­tés de la lumière et aux méca­nismes de la for­ma­tion de l’image dans l’œil — recherches reprises et com­plé­tées plus tard par Kepler —, la contri­bu­tion d’Alhazen fut impor­tée, dans un pre­mier temps, en Occi­dent médié­val pour appro­fon­dir et conso­li­der le domaine de la gno­séo­lo­gie. Il s’agissait au départ de déve­lop­per une réflexion sur la connais­sance du monde qui pré­ci­se­rait la rela­tion sou­vent ambigüe au Moyen Âge entre phi­lo­so­phie des essences et phi­lo­so­phie des apparences.

Mais la qua­li­té du tra­vail d’Alhazen ouvri­ra d’autres hori­zons d’application. Il n’est pas éton­nant si, à l’orée de la Renais­sance ita­lienne, la tra­duc­tion latine d’Alhazen va ser­vir à concep­tua­li­ser la pra­tique des peintres en sou­te­nant leur désir de repré­sen­ta­tion des volumes et de l’espace par une théo­rie géo­mé­trique qui mathé­ma­tise la rela­tion entre pro­por­tions et dis­tance par rap­port au spec­ta­teur. Par­tie d’une théo­rie de l’optique puis inté­grée à une phi­lo­so­phie de la per­cep­tion, la pers­pec­tive est deve­nue une théo­rie mathé­ma­tique appli­quée à la pein­ture, uti­li­sée pour don­ner au tableau ou à la fresque l’illusion de la troi­sième dimen­sion et faire cor­res­pondre ain­si l’image avec le regard. Et c’est tout natu­rel­le­ment que la notion de pers­pec­tive a pu prendre depuis le sens qu’on lui donne aujourd’hui.

On le voit bien : Hans Bel­ting s’efforce, à par­tir d’une approche com­pa­rée, de mettre en forme et en sens deux atti­tudes cultu­relles du regard. Pour lui, la trans­for­ma­tion subie par la théo­rie d’Alhazen au cours de cette trans­plan­ta­tion sur le sol euro­péen — sa tra­duc­tion et sa récep­tion dans l’Europe médié­vale et renais­sante — tient à la dif­fé­rence entre une culture ani­co­nique incar­née par l’islam dans sa ver­sion sun­nite et une culture occi­den­tale ico­no­phile. Tan­dis que l’art isla­mique est domi­né par une géo­mé­trie aus­si savante qu’abstraite, l’Europe est plu­tôt mar­quée par une culture de l’icône. Bel­ting insiste sur l’invention de la came­ra obs­cu­ra, construite non pas pour fabri­quer des images, mais pour réa­li­ser des expé­riences sur la lumière. Il met sur­tout en évi­dence les trans­for­ma­tions qu’Alhazen a fait subir à la géo­mé­trie eucli­dienne. Mais, l’approche d’Alhazen fut apo­ré­tique puisqu’il a appro­ché, pour des rai­sons cultu­relles et cultuelles évi­dentes, l’optique uni­que­ment comme science de la lumière liée à un organe phy­sio­lo­gique, l’œil, et indé­pen­dante de la notion d’image, sur­tout l’image comme repré­sen­ta­tion des corps ani­més. Dans le trans­fert vers l’Occident médié­val de l’œuvre d’Alhazen, les pers­pec­ti­vistes iront plus loin en inven­tant le terme latin pers­pec­ti­va. Pas éton­nant, sou­tient Bel­ting, si les artistes Loren­zo Ghi­ber­ti et Pie­ro del­la Fran­ces­ca s’étaient aus­si­tôt engouf­frés dans la brèche en rédi­geant eux-mêmes des trai­tés de perspective.

La contri­bu­tion éru­dite de Hans Bel­ting consti­tue certes une sorte de voyage où se croisent les contrées des arts et celles des sciences dans un entre­la­ce­ment jubi­la­toire et raf­fi­né des cultures arabe et occi­den­tale. Mais le voya­geur arabe contem­po­rain ne sor­ti­ra, à coup sûr, pas indemne de cette explo­ra­tion sin­gu­liè­re­ment ini­tia­tique, mais éprou­vante. Un sen­ti­ment de tra­gique le sub­ju­gue­ra fata­le­ment et l’incitera à for­mu­ler la conclu­sion qui s’impose : la mise à l’ombre de tout ce qui se rap­porte à l’image a de toute évi­dence cou­té, coute encore, très cher à la culture ara­bo-musul­mane. Ne pou­vant tra­duire sa théo­rie sur la lumière et de l’optique dans un conte­nu plas­tique figu­ral, Alha­zen a vu le pro­duit de ses efforts lui échap­per et aller s’épanouir ailleurs. En rap­pe­lant que les traits les plus essen­tiels de la culture visuelle occi­den­tale (la pers­pec­tive et la came­ra obs­cu­ra) pro­viennent de la culture arabe, et en pre­nant ce moment de contact entre deux cultures pour déve­lop­per une réflexion de grande enver­gure sur la notion de regard, Hans Bel­ting ne fait pas seule­ment œuvre d’historien d’art et de culture, mais aus­si et sur­tout de méde­cin oph­tal­mo­logue qui a su diag­nos­ti­quer sans esquive ou faux-fuyant la tache aveugle qui han­di­cape depuis des siècles le regard arabe. Et l’on découvre subi­te­ment que Bel­ting n’avait pas pour visée dans ce livre de réécrire une énième apo­lo­gie de la culture ara­bo-musul­mane clas­sique qui serait par­ti­cu­liè­re­ment créa­tive et géniale, mais de mettre en exergue les fai­blesses et les limites de cette culture qui est res­tée emmaillo­tée dans le cor­set de la religion.

On peut par­ler main­te­nant de deux réfé­rents cultu­rels incom­pa­tibles : un réfé­rent occi­den­tal qui valo­rise et sur­es­time l’apport du regard dans la sai­sie de tout ce qui se rap­porte à l’existence dans sa glo­ba­li­té et d’un réfé­rent ara­bo-isla­mique qui sous-estime le regard et le néglige mar­quant ain­si une forme de retrait, sinon de han­di­cap, dans la construc­tion d’une per­cep­tion équi­li­brée, voire tota­li­sante, de l’existence. Bel­ting note à juste titre : « Les deux cultures ont une concep­tion tout aus­si dif­fé­rente de l’extérieur et de l’intérieur que du regard et de la lumière. Elles pré­sup­posent de toute évi­dence des concep­tions du monde dis­sem­blables, qui accordent aus­si un rôle dif­fé­rent au sujet. Dans un cas, son regard le rend actif ; dans l’autre, il assiste pas­si­ve­ment au spec­tacle cos­mique de la lumière — et donc d’une force supra personnelle. »

Essayons main­te­nant de savoir com­ment la cen­sure du regard a opé­ré en islam sun­nite. Mais pré­ci­sons avant tout que la limi­ta­tion de notre approche à l’islam sun­nite s’explique essen­tiel­le­ment par le fait que l’islam chiite a inté­gré pour des rai­sons his­to­riques et cultu­relles plus faci­le­ment la pro­duc­tion ico­no­gra­phique. L’interdit jeté par l’islam sur la repré­sen­ta­tion de la figure humaine ne fut jamais res­pec­té par le chiisme.

L’aniconisme sunnite ou le regard censuré

Dans les éla­bo­ra­tions théo­lo­giques de l’islam sun­nite de rite malé­kite, le corps est constam­ment sai­si comme le socle qui ras­semble et condense les pas­sions char­nelles. Aus­si faut-il s’ingénier à le domes­ti­quer en en jugu­lant les pen­chants et les dérives. Obnu­bi­lé par l’intime convic­tion d’une pos­sible rédemp­tion dans l’au-delà, le croyant doit impé­ra­ti­ve­ment trans­for­mer ici-bas son corps en ins­tru­ment de salut. Il adopte ain­si des pra­tiques ascé­tiques et se fixe des pos­tures dévo­tion­nelles esti­mant à chaque ins­tant que c’est là, et uni­que­ment là, où se niche la voca­tion pro­fonde de ce corps per­çu et vécu comme un moyen et non comme une fin en soi. Pour enca­drer effi­ca­ce­ment ce mode de vie et de com­por­te­ment, la lit­té­ra­ture juri­dique sun­nite a foca­li­sé tout au long des siècles son atten­tion sur les notions du pur et de l’impur, du licite et de l’illicite que le croyant doit impé­ra­ti­ve­ment obser­ver au double sens du mot arabe al-nazar. Ce mot connote en effet une double signi­fi­ca­tion : la facul­té de regar­der, d’observer atten­ti­ve­ment quelque chose, quelqu’un, d’une part ; et l’attitude de se sou­mettre à une règle, de se confor­mer à une pres­crip­tion, une règle, un usage (obser­vance), d’autre part. Pas éton­nant si le dogme sun­nite asso­cie inti­me­ment les normes de vie aux normes de vue, comme on le ver­ra avec l’islamologue Éric Chau­mont et sa théo­rie de « déon­to­lo­gie du regard » propre au rigo­risme sunnite.

Le Coran rap­pelle que tout être humain sera fata­le­ment res­pon­sable devant Dieu de l’usage qu’il fait durant sa brève exis­tence sur terre de l’ensemble de ses sens et plus par­ti­cu­liè­re­ment de sa vue et de son ouïe : « Ne pour­suis point ce que tu ne connais pas. L’ouïe, la vue, le cœur, on vous deman­de­ra compte de tout cela. On vous deman­de­ra compte de tout ». La sou­rate XXIV, « La Lumière », éla­bore d’une manière on ne peut plus claire les moda­li­tés d’une mise en appli­ca­tion de ce prin­cipe dont la fina­li­té est de domp­ter et de mai­tri­ser le regard : « Com­mande aux croyants de bais­ser leurs regards et d’observer la conti­nence. Ils en seront plus purs. Dieu est ins­truit de tout ce qu’ils font. Com­mande aux femmes qui croient de bais­ser leurs yeux et d’observer la conti­nence, de ne lais­ser voir de leurs orne­ments que ce qui est à l’extérieur. »

L’esthète Bru­no Nas­sim Abou­drar parle à juste titre d’une « déon­to­lo­gie du regard » propre à l’islam et dont les ver­sets qu’on vient de citer consti­tuent l’origine scrip­tu­raire. L’expression « déon­to­lo­gie du regard » est reprise de l’islamologue Éric Chau­mont (Abou­drar Nassim2004 ; Chau­mont 2004). Celui-ci vient en effet tout récem­ment de débrous­sailler un trai­té de la pre­mière moi­tié du XIIIe siècle : Kitâb al-nazar fî ahkâm al-nazar bi-hâs­sat al-basar (« Le livre où l’on exa­mine les sta­tuts du regard sen­so­riel »), du légiste tra­di­tio­na­liste Abû l‑Hasan Alî b. Muham­mad b. al-Qat­tân al-Fâsî (m. 628/1231). L’existence, en islam, d’une déon­to­lo­gie du regard repose tout natu­rel­le­ment sur un prin­cipe axial de l’ordre éthi­co-légal musul­man. Selon ce prin­cipe dog­ma­tique, « la Loi/Voie révé­lée, la cha­ria, est inté­grale, c’est-à-dire que pas un acte, pas un geste, pas un com­por­te­ment n’échappe à son emprise. Regar­der est un acte qui ne fait pas excep­tion à cette règle, qui n’en compte aucune […], de même que se vêtir est un acte cou­vert par la cha­ria » (Chau­mont, 2006).

Le cata­logue d’interdits éthi­co-légal d’Ibn al-Qât­tan dépasse et de loin le simple inven­taire des règles de conduite qu’un « bon » musul­man est som­mé de suivre. Son trai­té va plus loin en éla­bo­rant une morale stricte et sévère de l’œil en ce sens que son rai­son­ne­ment casuis­tique abou­tit au bout du compte à une ascèse du regard, celle-là même qui a domi­né depuis huit siècles les normes de vie et les formes cultu­relles domi­nantes dans les socié­tés musul­manes de culte sunnite.

La mise à l’ombre si ténébreuse, si couteuse

Le déca­lage entre le réfé­rent occi­den­tal et le réfé­rent orien­tal musul­man touche nombre de domaines. L’ordonnancement de l’espace et du lieu habi­table en consti­tue un point nodal. Entre ouver­ture et clar­té d’un côté et clô­ture et obs­cu­ri­té de l’autre, il n’y a point de com­mune mesure. Bru­no Nas­sim Abou­drar pré­cise : « Là où l’ordre noble puis bour­geois de l’Occident a cou­tume d’épater le visi­teur par les fastes osten­ta­toires de son anti­chambre (miroirs, lustres, consoles et, si pos­sible, vue sur l’allée d’honneur du jar­din, avec, dans l’axe, pièces d’eau, sta­tues, etc.), la mai­son arabe oppose d’emblée à la vue le sat­wan, un exi­gu ves­ti­bule cou­dé, qui dis­tri­bue l’escalier vers les étages et le cor­ri­dor étroit menant au patio cen­tral, le wast al-dâr, sur lequel s’ouvrent les pièces prin­ci­pales de la demeure. Bref, on ne voit rien ; et même dans les mai­sons riches, le sat­wan est aus­tère, sou­vent minable. »

On peut varier les exemples pour cer­ner la dif­fé­rence entre une archi­tec­ture d’ouverture côté occi­den­tale et une archi­tec­ture de clô­ture côté orien­tal. Rap­pe­lons à titre indi­ca­tif trois cas élo­quents qui montrent la dif­fé­rence entre la cathé­drale et la mos­quée ; entre la fenêtre et le mou­cha­ra­bieh ; entre le cos­tume euro­péen et maro­cain. Sui­vons le regard sub­til de Bru­no Nas­sim Abou­drar : « Garante d’une invi­si­bi­li­té, la mos­quée est elle-même le plus sou­vent ren­due invi­sible, dans l’espace urbain qui l’enserre, par l’absence de façade. Et même les mos­quées otto­manes (à l’exception, bien enten­du, des églises trans­for­mées en mos­quées comme Sainte-Sophie de Constan­ti­nople), plus détou­rées ou moins intri­quées que celles de la plu­part des villes musul­manes, n’ont rien qui se com­pare aux par­vis, puis aux façades sculp­tées et per­cées de vitraux des églises gothiques. » L’esthète ana­lyse un autre élé­ment carac­té­ris­tique de l’architecture arabe, le mou­cha­ra­bieh, en le com­pa­rant à la fenêtre occi­den­tale : « Le mou­cha­ra­bieh s’oppose à la fenêtre occi­den­tale. Celle-ci ne laisse pas seule­ment pas­ser, quand elle est assez basse, les regards exté­rieurs : elle déter­mine, depuis l’intérieur, le monde pour le regard. D’un point fixe, sans avoir à y péné­trer, l’œil, à tra­vers elle, observe le monde exté­rieur, pay­sage ou spec­tacle, cadré comme un tableau. La fenêtre fait du monde une image, offerte au regard. Le mou­cha­ra­bieh, résille ou den­telle de bois, par­fois de terre cuite, inter­dit au regard de se for­mer une image, au moins figu­ra­tive, de part et d’autre de son voile. De l’intérieur, il ne cadre rien et livre une vue mou­che­tée, trou­blée et obs­cur­cie ; de l’extérieur, la den­si­té de sa trame le rend presque opaque. »

Si la repré­sen­ta­tion figu­rée des per­son­nages, des pay­sages et des monu­ments revêt un carac­tère fon­da­men­tal dans la conser­va­tion du patri­moine propre à une nation, son absence crée une faille incom­men­su­rable dans la construc­tion de la mémoire his­to­rique et dans les modes d’identification avec les para­digmes que véhi­cule la civi­li­sa­tion. On constate, rien qu’en ce qui concerne le témoi­gnage his­to­rique et les sources docu­men­taires, la domi­na­tion, dans l’histoire mul­ti­sé­cu­laire de l’islam, d’un seul cor­pus : celui des his­to­riens « offi­ciels » dont la pro­duc­tion fut constam­ment axée sur les seules figures dynas­tiques et l’hagiographie des saints. Même l’œuvre mai­tresse du grand his­to­rien magh­ré­bin Ibn Khâl­doun, La Mou­qad­di­ma (« Pro­lé­go­mènes »), ache­vée en 1377, ne men­tionne jamais la pein­ture ou la sta­tuaire antique dans ses cha­pitres sur les civi­li­sa­tions anciennes et ne fait jamais réfé­rence non plus, dans ses sources biblio­gra­phiques, aux enlu­mi­nures. Pour­tant, l’auteur a vécu en Égypte et a pu voir, même de loin, la sta­ture impo­sante des Pyra­mides et du Sphinx. Il a cer­tai­ne­ment aus­si consul­té des ouvrages illus­trés de frêles et belles minia­tures. Mais il n’y a rien… vu ! Nous savons main­te­nant, et ce savoir se fait hélas de nos jours dans le désar­roi et la dou­leur, qu’à l’exception de la pre­mière période Umayyade pour la sphère arabe moyen-orien­tale, de l’Iran et de l’Inde musul­mane, le monde musul­man sun­nite a igno­ré et même exclu toute figu­ra­tion plas­tique de son uni­vers cultu­rel et imaginal.

Cette igno­rance fait par­tie d’une pos­ture d’ensemble où tout est mêlé et entre­mê­lé. L’historien maro­cain Abdal­lah Laroui écrit, à pro­pos du conser­va­tisme ves­ti­men­taire des Maro­cains : « En mars 1855, le tout-puis­sant repré­sen­tant de l’Angleterre à Tan­ger, John Drum­mond Hay, se dirige vers Mar­ra­kech pour voir le sul­tan Abd al-Rah­man. Connu dans tout le Maroc pour avoir une influence sur le sou­ve­rain, il est par­tout bien reçu. Le gou­ver­neur de la Chaouia, qui sait que le diplo­mate est grand ama­teur de che­vaux, lui pro­pose de par­ti­ci­per à une course hip­pique. Hay accepte et gagne la course. Par poli­tesse ou par sou­ci de réforme, il estime néces­saire d’expliquer son triomphe par les consi­dé­ra­tions sui­vantes : “Quand les Euro­péens pro­gres­sèrent dans l’industrie et l’art de la guerre, ils se débar­ras­sèrent des larges robes qui entra­vaient leurs mou­ve­ments ; ils ado­ptèrent des vête­ments qui habillaient plus près du corps, gagnant ain­si une plus grande liber­té dans l’usage de leurs membres”.» À quoi fait pen­dant cette remarque d’un secré­taire à la cour du même sul­tan qui va en pèle­ri­nage à La Mecque en 1849 et, pas­sant par Malte, ren­contre pour la pre­mière fois des musul­mans habillés à l’européenne : « Nous consi­dé­rons cela chez nous comme la marque d’une apos­ta­sie (rid­da).» Le même his­to­rien, plus désen­chan­té encore, évoque, avec une luci­di­té non dénouée d’amertume, ce que l’absence d’une pein­ture figu­ra­tive a cou­té aux Magh­ré­bins : « L’historien uti­lise par métier la pro­duc­tion artis­tique en tant que docu­ment. Or celui-ci est rare dans les socié­tés isla­miques arabes, et les his­to­riens magh­ré­bins regrettent tous de ne pou­voir, comme leurs col­lègues euro­péens ou asia­tiques, voir com­ment s’habillaient, s’apprêtaient, se coif­faient leurs ancêtres. »

Les his­to­riens de l’art et de la culture ont bel et bien mon­tré, à titre indi­ca­tif, com­ment la pein­ture figu­ra­tive fut à l’origine de la notion d’indi­vi­du au sens moderne. L’individu qui sera capable à l’orée du siècle des Lumières de pen­ser, de juger, d’agir et d’accueillir la vie et la mort par lui-même et loin des contraintes fami­liales, com­mu­nau­taires ou reli­gieuses (Todo­rov, 2004).

Pas de doute, nous savons main­te­nant, à la suite des évè­ne­ments tra­giques qui secouent une grande par­tie du monde arabe, à quel point l’absence d’une mémoire visuelle conduit iné­luc­ta­ble­ment des popu­la­tions incultes et dés­œu­vrées à la déré­lic­tion comme perte du sens de l’habitation humaine sur terre. Le manque mul­ti­sé­cu­laire d’une rela­tion apai­sée et esthé­ti­que­ment éla­bo­rée avec le corps vécu et le corps repré­sen­té, aggra­vé par la domi­na­tion exclu­sive et aveu­glante du seul para­digme de l’écriture, de sur­croit l’écriture sainte, a pri­vé des com­mu­nau­tés et des géné­ra­tions entières d’une rela­tion esthé­tique avec le monde, les autres et soi-même. D’où aujourd’hui le sen­ti­ment d’un irré­ver­sible déni de l’existence dans le monde arabe et l’irruption dévas­ta­trice du malêtre en nous, entre nous, autour de nous…

Mostafa Chebbak


Auteur

ancien professeur d’esthétique à l’École des Beaux-arts de Casablanca