Avec Les Couleurs du caméléon, Andrés Pablo Lübbert revient sur l’itinéraire de son père, Jorge, torturé par la Dina dans le but d’en faire une nouvelle recrue. Jorge Lübbert a été pris dans l’engrenage d’une machine à produire des monstres. Le film nous invite cependant à un pari : si Jorge a pu s’enfuir, éviter de n’être qu’un monstre, c’est grâce à la force des liens humains et de la magnifique folie qui les habite.
Année 1990. Affublé d’une veste tout droit sortie de flashdance, de lunettes dignes de Starsky et Hutch, un petit garçon s’affale dans la neige. Étoile flashy sur fond blanc. Le sourire aux lèvres, il répond aux questions de son père.
Un accent du Sud altère le néerlandais de l’adulte. Sur ses skis, maintenant, l’enfant file. La voix du père dit encore : Attends, attends-moi.
Andrés Pablo Lübbert est né et a grandi à Leuven. Fils d’un père chilien et d’une mère flamande. Longtemps, il aura cru que son père était comme ses amis. Un romantique, un révolutionnaire condamné comme 200.000 autres à l’exil par Augusto Pinochet.
Il avait les gestes et les manies d’un rescapé : la valise toujours prête à côté de la porte, le téléphone auquel il ne répondait jamais, la fuite dans les toilettes quand on frappait à la porte…
Aujourd’hui, il filme sa mère, assise de dos, sur le banc d’une place calme.
« Tu étais toujours absent. Tu fuyais la réalité en t’intoxiquant. Seul moyen de faire taire ta douleur. Un soir, tu n’es pas rentré. J’avais seize. Maman est sortie te chercher. Elle t’a retrouvé inconscient sur la petite place. »
Le film d’un fils.
Les gestes du père sont vifs. Sa voix exprime ses affects : amour, agacement, tristesse, fatigue, fierté. Caméraman, il aura passé sa vie à couvrir les conflits, témoigner de la violence. Face à son fils, aujourd’hui, il peine à répondre à toutes ces questions, reporte l’interview au lendemain, donne des leçons de cadre, exige professionnalisme, agilité, rapidité, tolérance, soin. Andrés Lübbert ne se décourage pas, le sourire de l’enfance aux lèvres, il revient à la charge et, avec cet accent flamand qui fait chanter l’espagnol, il dit à son tour : « Attends papa. Reviens. »
Un film contre la terreur, le sale, l’obscur, la peur.
« J’ai essayé de te parler de ton passé. Ton silence ; je ne sais pas quoi en faire. Ici, il est écrit : apprendre à tuer avec et sans armes en détruisant tout sens moral. Plus j’essaie de trouver des réponses, plus j’essaie de creuser dans ton passé, plus je suis confus. Que t’est-il arrivé pour que ça te hante encore toujours ? »
Ce qu’Andrés veut explorer, cette chose qu’il veut faire dire à son père, le fardeau dont il veut les délivrer fait mal. Jorge Lübbert n’a pas été torturé par la dictature militaire d’Augusto Pinochet parce qu’il était militant de l’Unité populaire. Jorge Lübbert a été torturé pour apprendre à torturer. La Dina (police secrète chilienne qui obéissait directement aux ordres de Pinochet) l’avait choisi.
Jorge leur a désobéi, il s’est enfui. Son frère, Orlando, réfugié politique l’accueille à Berlin. Ils vivront ensemble jusqu’au jour où la Stasi (police secrète est-allemande) donne à Jorge l’ordre de quitter le territoire.
Au commencement, il y a le choix de la Dina de recruter Jorge. Un jeune dessinateur industriel qui baigne dans un milieu de gauche et qui travaille pour la compagnie de téléphone nationale, ITT.
À l’époque, la police secrète chilienne a comme mission de démanteler toute tentative de résistance à la dictature. Pour ce faire, elle administre au moins douze camps de rétention clandestins à travers tout le pays. La Dina y fait un usage systématique de la torture, des assassinats et des disparitions. Les rapports de la CIA la décrivent comme une « gestapo chilienne ». Sa réputation de violence est telle que les autres services de l’armée la surnomment « le monstre ». De récents rapports révèlent que les anciens employés de la Dina, aujourd’hui retraités, touchent une pension de 4.000 euros/mois.
Jorge Lübbert n’a rien à voir avec eux le jour où, pour la première fois, ils viennent le chercher. Ils le font entrer dans un bureau, l’insultent, le frappent, le menacent. De son frère Orlando réfugié en Allemagne, ils lui diront qu’ils peuvent « facilement le faire disparaitre de la carte ». Ensuite, la nuit en pleine rue, à plusieurs reprises, ils l’enlèvent, le frappent encore, le menacent. C’est leur méthode pour former leurs recrues. Un jour, malgré les menaces, il choisit de parler. Par ce choix, en désobéissant, Jorge cesse d’être une victime. Après, ça va très vite. Son père l’écoute et décide de le conduire à l’ambassade d’Allemagne. Il sauve son fils, choisit de défier la terreur.
À l’abri en Allemagne, Jorge ne dira rien à son frère.
« Ça, ça doit être le lendemain de l’arrivée de ton père. Il a passé le premier jour à pleurer. À son arrivée, le seul endroit où je pouvais l’accueillir car je n’avais pas de logement à Berlin-Ouest, c’était de l’autre côté du mur, dans la maison de ma femme. Je croyais accueillir un frère, mais je me suis vite rendu compte que c’était une épave. Je me souviens que nous nous enfermions dans une pièce et qu’il posait sa tête sur mes genoux. Il pleurait des heures. À la fin, je pleurais moi aussi. Je ne savais pas ce qu’il avait vécu, mais je savais que c’était horrible. »
Le quatrième choix, c’est la Stasi, une autre police secrète qui le pose en expulsant Jorge. Pour rester près de son frère, il s’installe à Berlin-Ouest. Un jour, alors qu’il rentre chez lui, des hommes l’attendent, ils sont chiliens. Tout en le frappant, ils disent « On ne nous quitte pas. Tu dois continuer à obéir ». La Dina l’a retrouvé, Jorge fuit en Belgique.
Ici, il fera la rencontre du Colat (Collectif latino-américain de travail psychosocial) et du Dr Barudy qui devient son thérapeute.
Comment arrive-t-il dans ce lieu, inventé par des réfugiés latino-américains pour surmonter les traumatismes que leur avaient infligés les dictatures ? Le film ne le dit pas. Le psychiatre de Jorge, le Dr Barudy, a lui aussi survécu à l’horreur. Dans les romans de Luis Sepulveda, il est le médecin qui, dans une prison de Temuco, remet en place les côtes de ses camarades après les séances de torture. C’est un rescapé qui reçoit Jorge en thérapie. Un ancien militant du Mir (mouvement de gauche révolutionnaire) qui a vu disparaitre bon nombre de ses amis. Il est tout jeune médecin. C’est l’intuition, son expérience de vie, son engagement politique qui guident son travail. « On le voit souvent chez les victimes de torture et de violences organisées : si elles y font face seules, elles n’ont presque aucune chance de s’en sortir ; si elles reçoivent de l’aide, cela devient possible. Le plus important de ce que je leur ai transmis, c’est qu’elles ont le devoir de se relever. Qu’elles ne peuvent pas céder aux bourreaux, qui ont voulu les détruire. Que ceux-ci ne peuvent pas finalement gagner. [1] »
Choix numéro cinq : Jorge se confie. Il raconte les détails de sa formation au Dr Barudy qui, en l’écoutant, pose, lui aussi un choix. Ce que le film ne dit pas, c’est ce qui s’est passé entre ces deux hommes. Le lien qu’ils ont développé. Leur travail commun amènera Jorge à produire un témoignage anonyme. Ce texte, qui raconte dans les détails l’écolage de la Dina, circulera parmi les exilés. Jorge y dit des paysages de cadavres, la violence de la gégène, la peur, les armes qu’il a appris à manier. Objet livré à leurs jeux, il avoue qu’il a failli succomber et confesse sa transformation. Une à une, il déploie les méthodes mises en place pour détruire son humanité, ses codes, ses liens… Méthodes qui ont fait de lui un homme dangereux avec des capacités de mémoire anormales, une forme physique rare, des aptitudes exceptionnelles qui l’ont rendu résistant à toute forme d’interrogatoire. Ce récit qui déploie la puissance du fascisme, sa mécanique s’ouvre sur la nuit, la culpabilité qui ronge, les fantômes des morts… Il ne connait pas leurs noms. Qui étaient-ils ?
Cet aveu de culpabilité, Jorge l’enverra à sa famille. Des années plus tard, bien avant le film, son frère Orlando, le fera lire à Andrés en quête de réponses à la souffrance de son père.
Lorsqu’il commence le film, Andrés sait. Père et fils s’appuient sur le récit thérapeutique pour nous communiquer la violence avec laquelle ils se débattent. Pas à pas, ils mettent en lumière les méthodes utilisées par la Dina pour transformer un homme en bourreau ; les étapes utilisées pour rendre indifférent et insensible à la douleur, la sienne et celle des autres, à désaffecter (au sens d’éliminer les affects)… Écolage qui aurait dû conduire Jorge à l’accommodation face à la violence extrême [2], la déshumanisation, la banalisation du mal. Est-ce parce qu’il a subi un apprentissage forcé, que Jorge choisi d’être un mauvais élève, désobéit ? Non. C’est parce qu’il souffre. Et cette souffrance, parce qu’elle est humaine, l’empêche de devenir un objet parmi des objets, de quitter le circuit des relations humaines, des affects. La douleur inscrite dans sa chair et son âme ; sa fragilité le sauve.
Aujourd’hui, le Chili a la réputation d’être, parmi les pays d’Amérique latine, le plus développé, le moins corrompu, l’un des plus démocratiques. Aujourd’hui, au Chili, les rescapés des geôles de Pinochet meurent par dizaine chaque semaine faute de moyens pour soigner les traces que la torture a imprimées sur leur corps et leur âme… Quand ils n’ont pas, simplement, faim. Leurs tortionnaires, eux, jouissent paisiblement de leur retraite.
En confrontant son père au passé qui le hante, Andrés Lübbert nous offre des éléments d’analyse ; déploie les étapes qui ont rendu possible ce type de basculement moral.
1. On commence par trembler, baisser les yeux, espérer qu’on ne s’est pas fait remarquer.
2. Pour survivre, il faut détourner les yeux, se taire.
3. Vivre, demande une capacité d’accommodation à la souffrance, la sienne et celle des autres.
4. Si on réussit l’accommodation, les tortionnaires ont gagné. Leur récit de l’histoire est devenu le seul possible.
Accueillir le récit de Jorge ouvre d’autres issues à l’histoire ; rétablit en quelque sorte la possibilité du commun.
Les faits qu’il énonce disent qu’au Chili, il n’y a pas eu de guerre civile. Ils disent qu’un coup d’État fasciste, une répression sanglante et organisée a cherché à exterminer l’idée même d’humanité. Vivre avec cela, c’est vivre avec un « tout est possible » auquel les hommes « normaux » n’ont pas été confrontés. Un « tout » qui n’a rien d’exaltant, indicible presque impensable. Monolithique. Lui faire face, c’est affronter l’inhumanité qui siège en nous. Juger. Cela ne va pas sans souffrances.
C’est un paysage complexe dans lequel nous plonge Les Couleurs du caméléon. Ni nos émotions, ni notre jugement, ni notre pensée ne sont épargnés. Le film nous convoque hors des zones où il est doux de penser. Comment ne pas être, à la fois, révoltés et affectés ? Comment ne pas imaginer les choses qu’il a dû voir, celles qu’on lui a imposé de faire et qu’il ne nomme pas ? Comment ne pas s’interroger à la lecture du rapport de la Stasi ? Comment, finalement, nous positionner ?
De séquence en séquence, tout au long du film, le face-à-face du fils et du père ne vient pas à bout de l’indicible, des trous de la pensée. Ces silences permettent de tout imaginer… car ils confrontent au mal extrême qui […] ne peut être compris et même ne doit pas l’être dans la mesure où comprendre c’est presque justifier[Primo Lévi, Si c’est un homme, Pocket, 1947.].
Ils nous laissent là, avec nos questions et nos doutes. Nos cauchemars. Ils nous renvoient, somme toute, à notre capacité à tolérer nos émotions. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Dans le fond, tous et toutes nous aimons les réponses rassurantes et les histoires qui finissent bien. Ce n’est pas si simple d’être troublé.e.s, d’accepter que nos affects soient à vif.
Mais, si nous jouons le jeu, nos émotions deviennent une force motrice. Parce que nous sommes affecté.e.s, nous pensons à notre condition d’humain.e.s. Nous comprenons que la force peut détruire l’âme, qu’il est des zones d’ombre qu’on ne quitte jamais tout à fait, qu’il est des couleurs assourdissantes, opaques, ineffables… Cette « in-tranquillité », parce qu’elle s’oppose à l’accommodation si chère aux tortionnaires, nous impose d’affronter nos propres désirs de déni, de paix, de vide. Elle nous apprend en quelque sorte à être vigilants et à nous méfier de ces désirs frères de la si tentante indifférence. Dans le vide d’émotions et de pensées, d’une manière indicible, le mal prend racine et se loge à jamais.
Pourtant, le film nous lègue autre chose que des raisons de désespérer. Ce récit de défaites est aussi un récit de résistances avec d’autres et grâce à d’autres [3].
Dans un dialogue intime avec nous-même, Les Couleurs du caméléon nous invite à parier. À l’image du père qui ne s’est pas résigné à laisser son fils devenir un objet, du frère qui l’a tenu dans ses bras, du médecin qui a laissé émerger sa parole, de la femme qui l’a relevé, du fils, enfin, qui se révolte contre le déni.
Car, c’est peut-être là, et seulement là, que se situe ce qui peut empêcher finalement les bourreaux de gagner. Un maquis… Quelque chose qui avance à travers nous, malgré nous, grâce à nous, et qui annonce, pour on ne sait pas quand, la survivance des plus aimés [4].
Le docteur Barudy, le disait : ce qui peut aider les victimes des tortionnaires à se relever, c’est la communauté. Les mouvements totalitaires s’appuient, prennent force sur une masse d’individus atomisés et isolés. Ce sont leurs proies dociles. Masse organisable. Instruments du pire.
Contre l’impuissance et l’oppression, la magnifique, vitale, folie du lien… peut faire barrage.
[1] Jorge Barudy, fondateur du centre Exil, dans De Standaard (28-29 juillet 2012).
[2] Voir les entretiens de Gita Sereny avec Stangl qui mettent en relief ce principe d’accommodation qui commence par le sentiment d’horreur de celui qui découvre les camps de la mort et finit par parler de cargaisons. « Voyez-vous je les ai rarement perçus comme individus, c’était toujours une énorme masse. » À la question : Ne pouviez-vous rien y changer ? : « Non, c’était le système, ça fonctionnait. » Au fond des ténèbres, paru en 1974 (Denoël, rééd. 2007).
[3] Référence à Isabelle Stengers dans Le Monde du 27 novembre 2015.
[4] Chris Marker.