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L’impensé de la Belgique noire : points de vue situés sur l’oblitération de l’autre

Numéro 1 - 2018 par Sarah Demart

février 2018

L’étude des méca­nismes d’invisibilisation de cer­tains objets et rap­ports sous-tend la démarche d’une socio­lo­gie post­co­lo­niale. Cet article s’inscrit dans cette optique. Il ana­lyse tant les dyna­miques d’oblitération des Congo­lais, et par exten­sion des « Sub­sa­ha­riens », de l’histoire offi­cielle et des rouages admi­nis­tra­tifs de l’État belge que leurs consé­quences sur les mobilisations.

Dossier

L’oblitération de l’autre dans le champ de la connaissance

Lorsqu’en 1978, Edward Saïd affirme dans Orien­ta­lism que l’Orient voit le jour en tant qu’effet du dis­cours orien­ta­liste, il montre, s’autorisant de Michel Fou­cault et d’Antonio Gram­sci, que l’entreprise colo­niale n’est pas qu’un dis­po­si­tif mili­ta­ro-éco­no­mique (la pen­sée mar­xiste), mais un appa­reil dis­cur­sif au tra­vers duquel des rap­ports de pou­voir se maté­ria­lisent. Si la por­tée glo­bale de la cri­tique des appa­reils dis­cur­sifs et idéo­lo­giques du pou­voir impé­rial n’est pas nou­velle, la mise à jour des méca­nismes d’oblitération de l’autre dans la pro­duc­tion de l’histoire et des récits de la moder­ni­té est, comme le signale Gur­min­der Bham­bra (2007, 2014), nova­trice. Non seule­ment la vio­lence colo­niale est aus­si une vio­lence épis­té­mique qui, par un pro­cé­dé de natu­ra­li­sa­tion de l’autre, jus­ti­fie la domi­na­tion impé­riale de l’Occident, mais elle implique le corps scien­ti­fique comme com­po­sante à part entière des ins­ti­tu­tions impé­riales. C’est là le moment fon­da­teur de ce que l’on appel­le­ra les études post­co­lo­niales qui se déve­loppent prio­ri­tai­re­ment dans le domaine des sciences humaines.

Dans le champ de la socio­lo­gie, plus tar­dif, ce décen­tre­ment s’opère à par­tir des années 1990 à l’intersection de dif­fé­rents champs : les deco­lo­nial stu­dies (Bor­to­lu­ci & Jan­sen, 2013), les cultu­ral stu­dies (Hall, 1980 ; CCCS, 1982), mais aus­si les cri­ti­cal black stu­dies (Gil­roy, 1993) ou encore les indi­ge­neous socio­lo­gies (Aki­wo­wo, 1999 ; Ala­tas, 2006) et le renou­veau de la socio­lo­gie his­to­rique sur l’empire et le colo­nia­lisme (Go, 2013 ; Stein­metz, 2009, 2013). Il faut cepen­dant attendre les années 2000 pour voir se consti­tuer une socio­lo­gie que l’on pour­rait qua­li­fier de post­co­lo­niale ou de socio­lo­gie his­to­rique glo­bale (Bham­bra, 2007 ; Magu­bane, 2005 ; Gutier­rez Rodri­guez, 2010 ; Go, 2013).

Ce sont les cou­pures ana­ly­tiques, ou obli­té­ra­tions, sur les­quelles reposent des formes de savoir, qui vont rete­nir l’intérêt de ce cou­rant de la socio­lo­gie. D’une part, l’opération ana­ly­tique sépa­rant des élé­ments qui devraient être pen­sés ensemble : la colo­nie et la métro­pole (Cooper et Sto­ler, 2013), la race et le capi­ta­lisme (Qui­ja­no, 2007 ; Gold­berg, 2008 ; Mbembe, 2013) ou encore la moder­ni­té et la traite trans­at­lan­tique (Gil­roy, op.cit.); d’autre part, l’effacement de ces obli­té­ra­tions du champ de la théo­rie, de la connais­sance et des repré­sen­ta­tions (Bham­bra, op.cit.; Go, op.cit.). Dans cette pers­pec­tive, ce n’est donc pas tant ce qui a été relé­gué dans l’invisibilité (la pro­po­si­tion des subal­tern stu­dies) que les struc­tures, caté­go­ries et savoirs par­ti­cu­liers ayant conduit à décré­ter l’inintérêt de cer­tains objets et rap­ports qui sous-tend la démarche d’une socio­lo­gie post­co­lo­niale, défi­nie comme his­to­rique glo­bale. Éga­le­ment les effets de ces obli­té­ra­tions dans le champ de la connais­sance, d’une part, dans les moda­li­tés d’inclusion des sujets post­co­lo­niaux, dans les récits de la nation et dans le corps social, d’autre part.

Politique de l’ignorance et dynamiques de racialisation

L’année 2018 com­mé­mo­re­ra la fin de la Pre­mière Guerre mon­diale, durant laquelle les sol­dats de la « Force publique » (congo­laise) lut­tèrent en pre­mière ligne pour défendre les inté­rêts et les enjeux de la Bel­gique. En tant que force mili­taire belge, ces sol­dats bel­go-congo­lais — leurs vic­toires et leurs morts — ont notam­ment per­mis à la Bel­gique d’agrandir son ter­ri­toire, aus­si bien en Europe (par l’acquisition de ter­ri­toires ger­ma­no­phones) qu’en Afrique (par l’acquisition du Rwan­da et de l’Urundi).

Faire jus­tice à la cen­tra­li­té de l’histoire colo­niale dans la tra­jec­toire de l’État nation ne revient pas seule­ment à acter et à assu­mer l’imbrication intrin­sèque la (des) colonie(s) dans la des­ti­née de la nation, mais éga­le­ment à admettre que d’un point de vue his­to­rique la Bel­gique ne peut pas se défi­nir comme blanche. Il en va, en effet, d’un contre­sens his­to­rique, d’un brouillage des ori­gines qui ce fai­sant, limite l’espace de pen­sée de la citoyen­ne­té, des appar­te­nances et des iden­ti­tés. Car il faut le rap­pe­ler, l’inclusion des Congo­lais dans l’espace natio­nal belge, tout comme celle des Rwan­dais et des Burun­dais ne date pas de leur venue, ni de leur ins­tal­la­tion en Bel­gique puisqu’en tant que sujets du roi, les sujets colo­niaux étaient belges. Autre­ment dit, « leur » inté­gra­tion ne peut se pen­ser ni se mesu­rer en termes de temps de rési­dence pas­sé sur le sol belge, mais bien dans la durée de l’espace bel­go-afri­cain que la Bel­gique créa, et qui l’amena à se pro­je­ter dans un espace eur­afri­cain plu­tôt que dans une Europe dis­so­ciée de ses (anciennes) colo­nies (trai­té de Rome, 1957) (Jons­son et Han­sen, 2014).

Il en irait donc d’une refonte pro­fonde du modèle d’intégration et des caté­go­ri­sa­tions ayant abou­ti à consti­tuer comme « autre » et comme « étran­ger » ceux qui ont déjà été inté­grés à la nation, en tant que sujets colo­niaux, ain­si que leurs des­cen­dants. Rendre invi­sible cette longue appar­te­nance à la nation, consti­tue une vio­lence épis­té­mique dont les effets maté­riels sont réels. Pen­dant des années, les Congo­lais, et par exten­sion les per­sonnes d’ascendance afri­caine, ont été absents des dis­cours poli­tiques et publics d’intégration, comme si leur pré­sence, durable et proche, était impen­sable (Ceup­pens et de Mul, 2009 ; Demart et Gré­goire, 2013). Or, cet impen­sé s’est sou­vent expri­mé dans les termes de la (mé)connaissance (Demart, 2013 ; 2016). Une mécon­nais­sance dont les liens avec le monde aca­dé­mique, qui a long­temps mar­gi­na­li­sé ces groupes, sont com­plexes et ne pour­ront être ici détaillés. Bor­nons-nous sim­ple­ment à rele­ver la dif­fi­cile émer­gence de la caté­go­rie raciale comme caté­go­rie d’analyse des ima­gi­naires struc­tu­rant les pra­tiques sociales dans le champ de l’appartenance, de l’ethnicité et des migra­tions1, ain­si que les limites de l’approche par les « dis­cri­mi­na­tions » ou par le « racisme » pour rendre compte des logiques d’exclusion du corps de la nation de ces « autres » racisés.

Du point de vue des pou­voirs publics, le manque de connais­sance des Congo­lais, et par exten­sion des « Sub­sa­ha­riens », a sou­vent été mis en avant pour jus­ti­fier une faible, voire une non-inclu­sion, dans les poli­tiques d’intégration (Man­co et al, 2013 ). Or, à y regar­der de plus près, cette mécon­nais­sance a quelque chose de struc­tu­rel qui touche à l’oblitération de la race comme caté­go­rie struc­tu­rante de l’appartenance natio­nale. Il ne s’agit, en effet, pas d’une mécon­nais­sance tem­po­raire, qui pour­rait éven­tuel­le­ment être le point de départ d’une véri­table poli­tique de connais­sance, mais bien d’un dis­cours de jus­ti­fi­ca­tion : d’une absence ou d’une omission.

Le champ de la sta­tis­tique offre une lisi­bi­li­té de l’exclusion engen­drée par cet impen­sé à tra­vers le cumul des inéga­li­tés sociales qui sou­mettent les sujets post­co­lo­niaux à un régime de citoyen­ne­té dif­fé­ren­cié pour ne pas dire secon­daire (Demart et al., 2017). Les pra­tiques dis­cur­sives éga­le­ment, en mon­trant que cet impen­sé arti­cule une gou­ver­ne­men­ta­li­té par­ti­cu­lière dont rend compte dans le champ associatif.

L’observation fait, en effet, res­sor­tir une cer­taine ambi­va­lence liée à cette « mécon­nais­sance ». Depuis près de vingt ans, un nombre impor­tant d’organisations, liées à l’État ou finan­cées par le public, sont ins­crites dans des col­la­bo­ra­tions, avec le sec­teur asso­cia­tif afro-des­cen­dant, notam­ment au niveau com­mu­nal, et par­fois sur recom­man­da­tion minis­té­rielle. Si mécon­nais­sance il y a, celle-ci ne peut donc faire l’économie des inter­ac­tions sociales, liées à des demandes de recon­nais­sance et aux réponses qui leur sont appor­tées. On ne les déve­lop­pe­ra pas toutes ici, mais on en retien­dra une : l’exigence d’organisation et de fédé­ra­tion des asso­cia­tions fon­dées par des per­sonnes d’ascendance africaine.

Si les dyna­miques asso­cia­tives et poli­tiques publiques dif­fèrent de part et d’autre de la fron­tière eth­no-lin­guis­tique, en rai­son notam­ment de modèles d’intégration dif­fé­ren­ciés (Adam et Mar­ti­niel­lo, 2013), force est de consta­ter la dura­bi­li­té des struc­tures de mar­gi­na­li­sa­tion et d’invisibilité2. En effet, pour les pou­voirs publics et pour les orga­ni­sa­tions éta­blies, sus­cep­tibles de col­la­bo­rer avec des acteurs afro-des­cen­dants, la super-diver­si­té des « Susb­sa­ha­riens » est un élé­ment cen­tral de non-lisi­bi­li­té du sec­teur associatif.

Depuis les années 1990, les dyna­miques de fédé­ra­tion n’ont ain­si ces­sé de tra­vailler ces espaces asso­cia­tifs en vue de conso­li­der les demandes de recon­nais­sance liées à l’obtention d’un sub­side, de mesures anti­ra­cistes ou à la mémoire de la colo­ni­sa­tion3. Or, cette exi­gence plus ou moins tacite, contraste avec celle d’autres groupes recon­nus sur une base natio­nale (Man­co et al., 2013). Et il n’est pas cer­tain que le poids démo­gra­phique suf­fise à expli­quer ce qui res­semble à une essen­cia­li­sa­tion de groupes hété­ro­gènes, aus­si bien d’un point de vue natio­nal et lin­guis­tique que socio­cul­tu­rel et religieux.

Il fau­drait, en effet, se deman­der ce que l’avènement d’un champ asso­cia­tif « sub­sa­ha­rien » per­met­trait en matière de lisi­bi­li­té ? S’agit-il d’identifier des acteurs et des dis­cours, de dis­tin­guer des inter­lo­cu­teurs valables ou encore de coop­ter des repré­sen­tants pou­vant par­ler au nom d’un col­lec­tif ? S’agit-il de per­mettre l’émergence de voix mino­ri­sées dans l’espace public ou de favo­ri­ser la mise en œuvre de méca­nismes de régu­la­tion de ces groupes ?

Lorsque des modes d’autodésignation ont émer­gé, et émergent à par­tir de caté­go­ri­sa­tions (sub-)continentales (« Afro-Belges », « Afro-Bruxel­lois », etc.), ou raciales (« noir », « raci­sés »), il est sou­vent ques­tion d’incompatibilité avec les valeurs du vivre-ensemble. On pour­rait pour­tant se deman­der si l’on n’est pas là pré­ci­sé­ment en pré­sence de mar­queurs de lisi­bi­li­té de ce champ et si le para­digme « race-blind » ou « color-blind » des ins­ti­tu­tions ne serait pas l’expression d’un refus de situer la dis­cus­sion rela­tive à l’inclusion des sujets post­co­lo­niaux dans le temps long de l’histoire et de l’identité belgo-africaine.

Der­rière la ques­tion séman­tique, c’est donc la pos­si­bi­li­té même de dis­cu­ter des moda­li­tés d’inclusion des per­sonnes d’ascendance afri­caine et des citoyens noirs dans la com­mu­nau­té natio­nale, au regard du pas­sé colo­nial et de la manière dont la Bel­gique a his­to­ri­que­ment admi­nis­tré les popu­la­tions noires, qui est ren­due impossible.

Conclusion

En tant que méca­nismes d’oblitération de l’autre dans la pro­duc­tion de l’histoire et des grands récits du « soi » col­lec­tif, la race per­met de rendre compte de la manière dont les sujets colo­niaux, inté­grés de longue date à la nation, ont été, et sont, mis en situa­tion d’extériorité, natio­nale et onto­lo­gique. Dès lors, la poli­ti­sa­tion de la race, que tra­duisent cer­taines formes de sub­jec­ti­va­tion — et la mise en visi­bi­li­té des racines afri­caines de cer­tains citoyens, et ce fai­sant de la Bel­gique — est non seule­ment inévi­table, mais salu­taire. Elle tra­vaille à ébran­ler une logique d’équivalence tacite entre une homo­gé­néi­té raciale, blanche, et une iden­ti­té natio­nale héri­tée de l’empire (Hall, 1991).

Les ins­ti­tu­tions ont leur propre his­to­ri­ci­té qui ne se confond pas avec celle des temps sociaux. Cela étant, c’est bien en tant qu’autre racia­li­sé et raci­sé que les per­sonnes d’ascendance afri­caine ont été his­to­ri­que­ment inté­grées au vivre ensemble belge. Or, à ce jour, la mise en récit natio­nal de cette his­toire par­ta­gée et de sa trans­for­ma­tion dans le temps ne nous per­met pas de sai­sir à quel moment la « déra­cia­li­sa­tion » de l’autre, et donc de soi, serait inter­ve­nue au niveau des ima­gi­naires et des repré­sen­ta­tions. Bien qu’embryonnaire et peu visible en Bel­gique, l’état de l’art ne per­met pas de dire qu’elle a eu lieu.

  1. Voir le col­loque « Black Stu­dies in Europe : A trans­na­tio­nal dia­logue », 16 – 17 novembre 2017, Inter­na­tio­nal Confe­rence, uni­ver­si­té libre de Bruxelles.
  2. Pour une approche plus appro­fon­die de l’émergence de ces caté­go­ries dans les espaces fran­co­phone et néer­lan­do­phone belges voir Clette-Gaku­ba, V., S. Demart, N. Gré­goire, S. Kano­ba­na, For­th­co­ming. Troubles to Define. Post­co­lo­nial Black Pers­pec­tives in Bel­gium, Nor­th­wes­tern Uni­ver­si­ty Press
  3. Sur les mobi­li­sa­tions asso­cia­tives voir aus­si Kagné et al, 2001 ; Man­co et al, op.cit.; Demart, 2011 ; 2013 ; Peze­ril et Kanye­ba, 2013, Bolya et al, 2013, Gré­goire, 2013, Godin, 2015. Voir aus­si dans le domaine cultu­rel : Clette-Gaku­ba, 2017.

Sarah Demart


Auteur

maitre de conférence, Cedem, université de Liège