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L’identité katangaise

Numéro 4 Avril 2010 par Erik Kennes

avril 2010

Aucune région n’a autant domi­né l’i­ma­gi­naire poli­tique congo­lais que le Katan­ga. Dès l’in­dé­pen­dance du Congo, du régime mobu­tiste jus­qu’à la prise de pou­voir par Laurent Kabi­la, le Katan­ga a sur­dé­ter­mi­né le dis­cours poli­tique, sou­vent en dis­pro­por­tion avec son pou­voir réel dans le pays. Car cette pro­vince minière sym­bo­lise le pou­voir indus­triel congo­lais et, dans une cer­taine mesure variable à tra­vers le temps, son pou­voir éco­no­mique ; elle par­ti­cipe ain­si au phé­no­mène plus géné­ral de la créa­tion d’une iden­ti­té par­ti­cu­lière pour les habi­tants d’une région sup­po­sée « nour­rir » les autres. L’i­den­ti­té katan­gaise dépend donc for­te­ment du sym­bo­lisme du sec­teur minier, mais éga­le­ment des struc­tures éta­tiques créées pen­dant la colo­ni­sa­tion et des carac­té­ris­tiques de l’aire katan­gaise. Cette triple dépen­dance contri­bue à expli­quer pour­quoi les diri­geants katan­gais n’ont jamais été capables de for­ger l’i­den­ti­té katan­gaise comme une force capable de trans­for­mer radi­ca­le­ment leur province.

Les fon­de­ments de l’identité katan­gaise se sont pro­fon­dé­ment modi­fiés avec l’avènement du régime de Joseph Kabi­la : la fin des struc­tures éta­tiques post­co­lo­niales et la pri­va­ti­sa­tion du sec­teur minier katan­gais eurent des réper­cus­sions sur l’image du Katan­ga, d’autant plus que cela coïn­ci­dait avec la dis­pa­ri­tion de la géné­ra­tion poli­tique de l’indépendance. Afin de suivre ces trans­for­ma­tions, un bref détour his­to­rique est nécessaire.

La pre­mière forme sous laquelle l’État colo­nial s’implanta au Katan­ga, et par­fois ailleurs, fut celle de l’Union minière du Haut-Katan­ga ; jusqu’en 1911, elle y exer­çait même un pou­voir éta­tique avec sa propre police, avant l’incorporation de cette der­nière dans la Force publique. Dans le com­plexe admi­nis­tra­tif colo­nial, comme l’a mon­tré Jean-Luc Vel­lut, l’échange de per­son­nel entre l’administration ter­ri­to­riale et les struc­tures de ges­tion minière furent fré­quents ; dif­fi­cile, dans ce contexte, de dis­tin­guer les struc­tures éta­tiques et économiques.

Dès l’époque colo­niale cepen­dant, la popu­la­tion active dans l’économie katan­gaise était convain­cue du dés­équi­libre entre sa contri­bu­tion éco­no­mique au Congo et les divi­dendes poli­tiques qu’elle en tirait. En 1957, on esti­mait la contri­bu­tion katan­gaise aux res­sources totales du Congo à envi­ron 50%, tan­dis que sa part dans les dépenses bud­gé­taires natio­nales équi­va­lait à 20% seule­ment. Ce dés­équi­libre fut aggra­vé sous le régime de Mobu­tu, quand le sec­teur minier katan­gais contri­bua pour envi­ron 70% aux recettes en devises du pays. Poli­ti­que­ment, la popu­la­tion blanche au Katan­ga gar­dait la mémoire de sa rela­tive auto­no­mie entre 1910 et 1933, quand elle fut diri­gée par un vice-gou­ver­neur géné­ral dépen­dant direc­te­ment de Bruxelles, jusqu’à ce que la réforme admi­nis­tra­tive de 1933 mit le Katan­ga sur le même plan que les autres provinces.

instrumentalisations de l’autonomie

Bien que ce sen­ti­ment d’autonomie fut for­te­ment répri­mé par Léo­pold­ville avant l’indépendance du Congo, le gou­ver­ne­ment belge l’utilisa pour appuyer la séces­sion katan­gaise contre le gou­ver­ne­ment cen­tral de Patrice Lumum­ba. Une fois Lumum­ba neu­tra­li­sé, le gou­ver­ne­ment belge chan­gea pro­gres­si­ve­ment son fusil d’épaule, appuyait une coa­li­tion Léo­pold­ville-Éli­sa­be­th­ville contre Gizen­ga à Stan­ley­ville, et fina­le­ment, sous la pres­sion des Nations unies et des autres pays occi­den­taux, aban­don­na l’indépendance du Katan­ga. Quand Tshombe devint Pre­mier ministre en 1964, il appuya la Consti­tu­tion de Lulua­bourg de 1964 qui intro­dui­sit un sys­tème fédé­ral au Congo et qui don­na ain­si un espace d’autonomie au Katan­ga. Cepen­dant, une fois les rébel­lions des mule­listes et des Sim­ba réduites, Mobu­tu put mettre Tshombe de côté et réin­tro­duire un sys­tème cen­tra­li­sé à l’extrême.

Pour ce qui est du dis­cours et de l’idéologie, Mobu­tu put assoir sa légi­ti­mi­té sur sa capa­ci­té à « mettre fin au chaos », c’est-à-dire à vaincre les rébel­lions et res­tau­rer l’ordre dans le pays — tout en récu­pé­rant de façon fort habile le dis­cours lumum­biste (uni­ta­riste) dans sa pro­pa­gande. Sa capa­ci­té d’intégrer le dis­cours adverse dans sa propre expres­sion du pou­voir se heur­ta cepen­dant à la limite infran­chis­sable du Katan­ga. Jamais il ne réus­sit à modi­fier l’opposition entre l’État cen­tral et la pro­vince cupri­fère. Cette oppo­si­tion irré­cu­pé­rable réus­sit ain­si à domi­ner l’espace poli­tique zaï­rois. Pre­miè­re­ment, à cause de l’impossibilité pour l’État cen­tral à renon­cer aux res­sources essen­tielles du sec­teur minier katan­gais, natio­na­li­sé depuis 1967. Ensuite, par le fait que les seules véri­tables menaces mili­taires contre le régime Mobu­tu venaient du Katan­ga, des guerres du Sha­ba I et II à tra­vers les « guerres » de Moba I et II, et fina­le­ment de la guerre de l’Alliance des forces démo­cra­tiques pour la libé­ra­tion du Congo (AFDL), diri­gée for­mel­le­ment par un Katangais.

Pour­tant, même ces menaces mili­taires ne visaient pas la séces­sion du Katan­ga et eurent comme objec­tif la prise de pou­voir à Kin­sha­sa. Le vrai capi­tal poli­tique katan­gais dans la lutte contre le pou­voir cen­tral fut la mémoire de la séces­sion, levier uti­li­sé dans le but d’augmenter l’autonomie de la pro­vince — ou de prendre le pou­voir cen­tral — plu­tôt que de réa­li­ser une vraie séces­sion. Inver­se­ment, cette mémoire de la séces­sion fut uti­li­sée par le régime mobu­tiste pour répri­mer toute volon­té d’autonomie katangaise.

Entre autonomie et dépendance du pouvoir central

C’est ain­si que l’élite poli­tique katan­gaise, prise en étau entre des reven­di­ca­tions d’autonomie consi­dé­rées comme illé­gi­times et un pou­voir cen­tra­li­sé jusque dans l’infrastructure, ne vou­lut jamais aller au bout de la logique de la séces­sion. Après le dis­cours de libé­ra­li­sa­tion de la vie poli­tique de Mobu­tu en 1990, le gou­ver­neur du Katan­ga, Kyun­gu wa Kum­wan­za, bran­dis­sait constam­ment le spectre de la séces­sion, tout en jouant le jeu de Mobu­tu en cas­sant l’unité de l’opposition autour de l’UDPS (Union pour la démo­cra­tie et le pro­grès social). On peut même se poser la ques­tion de savoir si, durant l’indépendance pro­cla­mée par le gou­ver­ne­ment de Tshombe en 1960 – 1963 (hors la ten­dance extré­miste), on a vou­lu réel­le­ment créer un État katangais.

Si l’espace katan­gais à cette époque res­sem­blait en par­tie à un espace de sur­vie de l’État colo­nial, n’oublions pas que des accords tacites exis­taient (notam­ment sur la dis­tri­bu­tion des réserves en devises pour sou­te­nir les francs congo­lais et katan­gais, sous l’égide de la Banque cen­trale de la Bel­gique) entre le col­lège des com­mis­saires géné­raux à Léo­pold­ville et le gou­ver­ne­ment séces­sion­niste. Cette ambigüi­té entre auto­no­mie katan­gaise et dépen­dance de l’État cen­tral, héri­tage du temps colo­nial, explique sans doute en par­tie pour­quoi l’élite poli­tique au Katan­ga ne put jamais réa­li­ser sa pro­messe d’un déve­lop­pe­ment pous­sé de la pro­vince la plus indus­tria­li­sée du Congo. Le Katan­ga fut fina­le­ment trop tri­bu­taire des struc­tures de l’État congolais.

Sécessionnistes au sud et unitaristes au nord

Mais il y a plus. Sous la sur­face de l’unité katan­gaise se cache une pro­fonde divi­sion entre le Nord et le Sud de la pro­vince, qui, du côté de la popu­la­tion katan­gaise, a hypo­thé­qué dès le début le pro­jet autonomiste.

Car en réa­li­té, le dis­cours d’autonomie et de séces­sion fut por­té d’abord par les popu­la­tions du Sud de la pro­vince, tan­dis que la majo­ri­té du Nord-Katan­ga — peu­plé en majo­ri­té par les Luba du Katan­ga ou Luba­kat — s’y est tou­jours oppo­sée. Cette oppo­si­tion Nord-Sud est sur­tout éco­no­mique, Sud indus­tria­li­sé contre Nord agri­cole (bien que dis­po­sant de la Géo­mines à Mano­no), obli­geant les élites du Nord à se construire une posi­tion de pou­voir au sein du sec­teur minier du Sud.

His­to­ri­que­ment, l’unité de la pro­vince du Katan­ga n’est pas fac­tice, dans le sens où l’intégration des prin­ci­pales poli­tiques Luba dans le sys­tème de ges­tion Lun­da a créé une inter­pé­né­tra­tion que l’époque colo­niale a fait oublier. Le colo­ni­sa­teur s’est tout d’abord allié avec deux peuples du Sud dont le sys­tème poli­tique, selon l’ethnographie de l’époque, était consi­dé­ré comme un « royaume » : les Lun­da et les Yeke. En même temps, si le Mwant Yav des Lun­da et le Mwa­mi des Bayeke étaient vus par le colo­ni­sa­teur comme des « rois », leur pou­voir était for­te­ment affai­bli lors des expé­di­tions belges et anglaises au Katan­ga. L’«empire » Yeke était sur le point de s’écrouler sous la pres­sion mili­taire San­ga, tout comme le « royaume » Lun­da s’était écrou­lé sous la pres­sion Tshokwe. Cepen­dant, les chefs Lun­da et Yeke réus­sirent à péren­ni­ser leur pou­voir en s’intégrant au sys­tème colo­nial, même si leur aire de pou­voir était for­te­ment réduite à la suite du décou­page admi­nis­tra­tif. Quand la séces­sion est pro­cla­mée en 1960, ce n’est pas un hasard si les hommes forts du gou­ver­ne­ment sont Lun­da (Tshombe) et Yeke (Munon­go).

En revanche, les Luba­kat du Nord n’ont jamais été aus­si bien inté­grés dans l’imaginaire admi­nis­tra­tif colo­nial (même s’ils furent l’objet de nom­breuses études de l’Église): leur chef, Luba Kason­go Niem­bo, prit même pen­dant trois ans le maquis contre le colo­ni­sa­teur belge avant d’être relé­gué à Bunia jusqu’à sa mort. Pour­tant, à l’avènement de Tshombe, les Luba se divisent entre un groupe majo­ri­taire regrou­pant les Luba de la région allant de Kabon­go jusqu’à Kale­mie sous la direc­tion de Jason Sendwe, et un groupe mino­ri­taire, mais béné­fi­ciant de la légi­ti­mi­té his­to­rique du « grand chef » Kason­go Niem­bo, autour de Kami­na. Tan­dis que le groupe mino­ri­taire se ral­lie à Tshombe, les Luba­kat « majo­ri­taires » sous Sendwe se ral­lient au gou­ver­ne­ment cen­tral de Patrice Lumum­ba et s’opposent à la séces­sion. Une vio­lente guerre civile s’ensuit entre le Nord et le Sud, met­tant les « séces­sion­nistes » du Sud contre les « uni­ta­ristes » du Nord.

Les clivages contemporains

Cette divi­sion Nord-Sud se per­pé­tue après la fin de la séces­sion, sous une forme presque maté­rielle et pal­pable : une force mili­taire issue de la séces­sion et des milices armées Luba­kat du Nord, les « jeu­nesses ». La force mili­taire de l’État katan­gais, appe­lée « gen­dar­me­rie katan­gaise », fut en effet une force essen­tiel­le­ment recru­tée au Sud. Après un exil en Ango­la après la fin de la séces­sion, elle retour­na au Congo en 1964 – 1965 pour com­battre la rébel­lion mule­liste et Sim­ba lorsque Tshombe était Pre­mier ministre. Après la fin des rébel­lions et le début du régime Mobu­tu, l’armée katan­gaise, à ce moment-là com­po­sée essen­tiel­le­ment de Lun­da, fuit en Ango­la en 1967 – 1968 où elle est sou­te­nue par le régime colo­nial por­tu­gais qui se méfie du « gau­chiste » Mobu­tu. Avec l’indépendance de l’Angola en 1975, les Katan­gais, crai­gnant un retour au Zaïre et leur éli­mi­na­tion phy­sique par le gou­ver­ne­ment Mobu­tu, s’allient avec le Mou­ve­ment popu­laire de libé­ra­tion de l’Angola (MPLA) de Agos­tin­ho Neto. L’aide mili­taire appor­tée au MPLA avant et pen­dant l’arrivée des troupes cubaines en Ango­la crée une dette his­to­rique du MPLA, qui sou­tient les Katan­gais contre le régime mobutiste.

En 1977 et 1978, les Tigres katan­gais attaquent mili­tai­re­ment le sud du Zaïre et affai­blissent consi­dé­ra­ble­ment le régime de Mobu­tu, même s’ils durent se reti­rer de nou­veau en Ango­la. L’existence de cette force fut en quelque sorte le sou­bas­se­ment maté­riel de la mémoire de la séces­sion katan­gaise. Cette mémoire put fonc­tion­ner comme capi­tal poli­tique pour l’élite poli­tique katan­gaise à cause de la menace mili­taire per­ma­nente contre le régime Mobu­tu qui se déga­gea de la pré­sence des Tigres katan­gais en Ango­la. En 1991, le gou­ver­neur Kyun­gu wa Kum­wan­za ne recu­la pas devant une mise en scène de cette menace, quand des élé­ments des Tigres katan­gais entrai­nèrent les « jeu­nesses » mili­tantes de son propre par­ti politique.

La sur­vi­vance des milices du nord de la pro­vince après la séces­sion katan­gaise fut moins évi­dente. La force com­bat­tante du par­ti poli­tique Balu­ba­kat, s’opposant au Sud séces­sion­niste, s’engagea dans une ter­rible vio­lence pen­dant la période 1960 – 1963 et elle put appuyer un gou­ver­ne­ment auto­nome du Nord-Katan­ga jusqu’en 1964. Cepen­dant, cette année-là, la rébel­lion mule­liste s’étend à une vitesse ful­gu­rante dans le pays à par­tir de la région de Fizi et de Uvi­ra à l’est. La Balu­ba­kat comme telle ne s’engage pas dans la lutte mule­liste et est démo­bi­li­sée par l’assassinat de son lea­deur Jason Sendwe. Cepen­dant, une fac­tion radi­cale de la Balu­ba­kat, lumum­biste de gauche, s’allie à la rébel­lion des Sim­ba et par­ti­cipe à l’organisation de la prise d’Albertville en 1964. Son diri­geant fut Laurent Kabi­la. Après une for­ma­tion dans la Chine maoïste, Kabi­la revient au pays et com­mence fin 1967 un mou­ve­ment de rébel­lion qui pour­sui­vra le com­bat dans les mon­tagnes inac­ces­sibles du Sud-Kivu jusqu’en 1985. Une prise d’otages en 1975 et les deux attaques de Moba qu’il orga­nise en 1984 et 1985 affai­blissent sérieu­se­ment le régime Mobu­tu d’un point de vue diplo­ma­tique, sur­tout aux yeux de ses sou­tiens exté­rieurs, car le pré­sident du Zaïre se pré­sen­tait tou­jours comme le garant de la stabilité…

une nouvelle génération

L’impact du mou­ve­ment de Kabi­la sur l’imaginaire poli­tique Luba­kat et katan­gais fut beau­coup plus limi­té que celui des Tigres katan­gais. Cepen­dant, les choses se modi­fient de fond en comble avec l’arrivée au pou­voir de Laurent Kabi­la comme pré­sident de la Répu­blique démo­cra­tique du Congo. Même s’il a pu prendre le pou­voir en navi­guant sur les vagues des armées rwan­daises et ougan­daises, il put remo­bi­li­ser les restes de son mou­ve­ment de résis­tance, le Par­ti de la révo­lu­tion popu­laire (PRP), et sur­tout conclure une alliance avec les Tigres katan­gais en Ango­la. L’appui mili­taire de ces der­niers — armés et orga­ni­sés par le gou­ver­ne­ment ango­lais — per­mit au mou­ve­ment AFDL de mettre fin au régime de Mobu­tu sur toute l’étendue du ter­ri­toire congolais.

Les Tigres ne purent jamais recueillir les fruits poli­tiques de leur vic­toire mili­taire : après la prise de pou­voir par Kabi­la, ce der­nier mobi­lise et orga­nise d’abord des élé­ments Luba­kat dans ses forces armées afin de se construire une base de pou­voir indé­pen­dante de ses par­rains rwan­dais et ougan­dais, en mar­gi­na­li­sant les Tigres du Sud-Katan­ga. Le pou­voir Luba­kat sous Laurent Kabi­la est fidèle à sa tra­di­tion anti­fé­dé­ra­liste et ins­talle un pou­voir for­te­ment cen­tra­li­sé. Ain­si, l’opposition entre le Nord et le Sud du Katan­ga se retrouve ins­crite au cœur même du pou­voir cen­tral. Le contrôle katan­gais du pou­voir cen­tral modi­fie bien sûr leur rap­port à leur pro­vince d’origine.

L’assassinat de Laurent Kabi­la et l’avènement au pou­voir de Joseph Kabi­la inau­gurent ensuite une recon­fi­gu­ra­tion de la struc­ture du pou­voir, y com­pris au Katan­ga. Une géné­ra­tion plus jeune rem­pla­ce­ra la géné­ra­tion de l’indépendance, dont Laurent Kabi­la fit partie.

Le sec­teur minier katan­gais, domi­né depuis le début par la grande entre­prise pater­na­liste Union minière-Géca­mines, entou­rée d’un réseau d’institutions sco­laires, médi­cales et sociales qui enca­draient la popu­la­tion de la nais­sance jusqu’à la mort, s’est écrou­lé. L’entreprise colo­niale est mor­ce­lée et rem­pla­cée par des opé­ra­teurs éco­no­miques qui obéissent à la loi des mar­chés finan­ciers, cherchent une ren­ta­bi­li­té rapide et éle­vée, et n’ont aucune inten­tion d’encadrer ou d’aider la popu­la­tion. L’entreprise « Notre père et notre mère à nous tous » est rem­pla­cée par un capi­ta­lisme sans visage et son centre admi­nis­tra­tif à Lubum­ba­shi est deve­nu une coquille vide, pri­vée de ses gise­ments stra­té­giques. Avec la nou­velle Consti­tu­tion de 2006, on intro­duit en plus un sys­tème décen­tra­li­sé et même fédé­ral qui ne dit pas son nom. Toute cette évo­lu­tion modi­fie les para­mètres de l’opposition Katan­ga-État cen­tral et inten­si­fie la lutte entre le Nord et le Sud de la pro­vince : la lutte pour les gise­ments miniers ne se fait plus autour de la seule Géca­mines, mais autour d’une mul­ti­pli­ci­té d’acteurs où dif­fé­rent réseaux peuvent se profiler.

Les hommes forts

Après l’assassinat de Laurent Kabi­la, l’élite poli­tique du Sud-Katan­ga fait une ascen­sion pro­gres­sive jusqu’au centre du pou­voir. La figure cen­trale dans cette évo­lu­tion est l’énigmatique Augus­tin Katum­ba Mwanke, homme fort dis­cret et sou­vent invi­sible, mais qui réus­sit à deve­nir tota­le­ment indis­pen­sable dans tous les contrats impor­tants conclus avec les entre­prises étran­gères. Petit à petit, Katum­ba Mwanke réus­sit à déte­nir l’essentiel du pou­voir déci­sion­nel éco­no­mique du pays, en ayant une influence pro­fonde sur les nomi­na­tions du per­son­nel poli­tique. Même dans sa région d’origine émerge un opé­ra­teur éco­no­mique qui, par ses actions popu­listes, jouit d’une énorme popu­la­ri­té : Moïse Katum­bi Chapwe. Ce der­nier reprend sym­bo­li­que­ment l’héritage de la séces­sion et sur­tout le rêve d’un âge d’or qu’elle incarne. Grâce à un com­pro­mis avec Katum­ba Mwanke, il devient gou­ver­neur du Katan­ga dans le nou­veau sys­tème de ten­dance fédé­rale ins­tau­ré après les élec­tions de 2006.

Face au pou­voir consi­dé­rable du Sud-Katan­ga se pro­file un autre homme fort du Nord-Katan­ga : John Num­bi, Luba­kat de la ville de Malem­ba Nku­lu dont le pou­voir est le résul­tat — ce n’est pas un hasard, vu le recru­te­ment des mili­taires Luba­kat par Laurent Kabi­la — d’une car­rière mili­taire dou­blée d’une habile sai­sie d’opportunités com­mer­ciales. Num­bi devient l’adversaire poli­tique de Moïse Katum­bi. Ce der­nier, deve­nu gou­ver­neur après une longue période de gou­ver­neurs Luba­kat au Katan­ga, gère mal la don­née eth­nique et ne réus­sit pas à mai­tri­ser la coa­li­tion Luba­kat qui s’est dres­sée contre lui sous l’influence de John Num­bi et des com­mer­çants Luba­kat dans les centres urbains. Cela crée une oppo­si­tion entre le Nord et le Sud de la pro­vince dont la famille pré­si­den­tielle ne peut que tirer pro­fit. Dans la constel­la­tion actuelle des forces, le pou­voir de cette famille, divi­sée en plu­sieurs clans avec cha­cun ses réseaux, ne peut se per­mettre la confron­ta­tion avec une élite katan­gaise unie. Kabi­la essaie de diluer l’élite katan­gaise en fai­sant appel à des res­sor­tis­sants du Manie­ma et du Kasai.

Dans ce contexte, bien que la mémoire de la séces­sion sur­vive encore sous la forme des espoirs incar­nés par Moïse Katum­bi, le sou­bas­se­ment maté­riel de cette mémoire a dis­pa­ru. Les Tigres, ren­trés au pays, ne jouent plus aucun rôle poli­tique ou mili­taire. Les jeu­nesses Luba­kat, bien que se pro­lon­geant sous forme des Mayi Mayi du Nord-Katan­ga, ont dis­pa­ru en tant que fac­teur poli­tique. Le Katan­ga pour­rait peser comme tel sur l’échiquier natio­nal, comme aspi­ra­tion à l’autonomie sur la base d’un pou­voir éco­no­mique tou­jours impor­tant, si la pro­vince n’avait pas le pou­voir à Kin­sha­sa et si elle était unie.

une unité à construire

L’unité du Katan­ga se trouve sans doute hypo­thé­quée si les élites katan­gaises ne réus­sissent pas à la fon­der sur de nou­velles bases. Cepen­dant, il faut le dire, l’unité interne du Katan­ga, même s’il y a des argu­ments d’ordre his­to­rique pour l’affirmer, est pro­fon­dé­ment héri­tière du sys­tème colo­nial. Elle n’a pu se for­mer à chaque fois qu’autour du rejet des tra­vailleurs immi­grés, en l’occurrence kasaiens. En effet, à chaque fois que l’unité du Katan­ga se fit — que ce fut en 1958 – 1960 ou sous Kyun­gu wa Kum­wan­za en 1991 – 1993, ce fut dans un rejet col­lec­tif des Kasaiens, qui avaient acquis une posi­tion pri­vi­lé­giée dans le sec­teur minier du Katan­ga. Une fois la menace éli­mi­née, les emplois répar­tis, la lutte entre les Luba­kat du Nord, for­cés à se replier sur le sec­teur indus­triel au Sud, et les habi­tants du Sud qui se sen­tirent mar­gi­na­li­sés, reprit de plus belle.

Aujourd’hui, l’unité du Katan­ga pour­rait encore se recons­truire autour de la figure de Moïse Katum­bi, gou­ver­neur plus effi­cace et plus nova­teur que la plu­part de ses col­lègues à tra­vers le pays, jouis­sant hors de la pro­vince d’un sta­tut qua­si mythique par ses quelques efforts pour le déve­lop­pe­ment du Katan­ga. Il ne pour­ra le faire qu’à condi­tion qu’il sache gérer de façon dif­fé­rente la donne Nord-Sud dans la pro­vince. Il sera inévi­ta­ble­ment confron­té à un pou­voir pré­si­den­tiel qui tend à vou­loir s’affirmer et qui ne tolère que dif­fi­ci­le­ment des per­son­na­li­tés poli­tiques qui risquent de lui por­ter ombrage. Ain­si on arrive au para­doxe final : l’unité katan­gaise se construit dans l’opposition aux tra­vailleurs étran­gers kasaiens, mais aus­si dans l’opposition au pou­voir cen­tral. Aus­si long­temps que le Katan­ga domine le pou­voir cen­tral et le pou­voir pro­vin­cial, le résul­tat sera tou­jours une divi­sion qui se des­sine autour de la lutte pour les ressources.

Chronologie succincte

  • 19 juin 1900 : créa­tion du Comi­té spé­cial du Katanga
  • 15 novembre 1908 : l’É­tat indé­pen­dant du Congo devient le Congo belge
  • 1er sep­tembre 1910 : la police du Comi­té spé­cial du Katan­ga est inté­grée dans la Force publique
  • Décembre 1959 : élec­tions pour conseils com­mu­naux et conseils de territoire
  • 20 jan­vier-20 février 1960 : table ronde belgo-congolaise
  • 30 juin 1960 : indé­pen­dance du Congo
  • 11 juillet 1960 : pro­cla­ma­tion de l’in­dé­pen­dance du Katanga
  • 11 aout 1960 : pre­mières infor­ma­tions sur la for­ma­tion de groupes armées Luba-Katan­ga (Balu­ba­kat)
  • 12 aout 1960 : début de l’ar­ri­vée des forces de l’ONUC
  • 5 sep­tembre 1960 : des­ti­tu­tion de Patrice Lumum­ba par Joseph Kasa Vubu
  • 14 sep­tembre 1960 : coup d’É­tat par le colo­nel Mobutu
  • 17 sep­tembre 1960 : prise de Mano­no par la Balubakat
  • 17 jan­vier 1961 : assas­si­nat de Patrice Lumum­ba à Élisabethville
  • 30 jan­vier 1961 : ins­tal­la­tion du gou­ver­ne­ment du Nord-Katan­ga à Manono
  • 30 mars 1961 : reprise de Mano­no par la gen­dar­me­rie katangaise
  • 10 novembre 1961 : début de l’ins­tal­la­tion du gou­ver­ne­ment Balu­ba­kat à Albertville
  • Début jan­vier 1963 : trans­fert de la gen­dar­me­rie katan­gaise en Angola
  • 14 jan­vier 1963 : décla­ra­tion de la fin de la séces­sion katangaise
  • 27 – 29 mai 1964 : prise tem­po­raire d’Al­bert­ville par un groupe autour de Laurent Kabila
  • 19 juin 1964 : assas­si­nat de Jason Sendwe et prise d’Al­bert­ville par les Simba
  • 10 juillet 1964 : Moise Tshombe prête ser­ment comme Pre­mier ministre de la Répu­blique du Congo
  • 1er aout 1964 : pro­mul­ga­tion de la Consti­tu­tion de Luluabourg
  • Sep­tembre 1964 : retour des gen­darmes katan­gais de l’Angola
  • 24 novembre 1964 : opé­ra­tion contre Stanleyville
  • 25 novembre 1964 : coup d’É­tat par le pré­sident Mobutu
  • 23 juillet- 25 sep­tembre 1966 : muti­ne­rie des ex-gen­darmes katan­gais à Stanleyville
  • 31 décembre 1966 : natio­na­li­sa­tion de l’U­nion minière du Haut-Katan­ga et créa­tion de la Gecomin
  • 29 – 30 juin 1967 : enlè­ve­ment et empri­son­ne­ment de Moise Tshombe
  • 5 juillet-28 octobre 1967 : muti­ne­rie des Katan­gais emme­nés par Jean Schramme
  • Novembre 1967 : pre­miers retours des « ex-gen­darmes katan­gais » en Angola
  • 24 décembre 1967 : date offi­cielle de la créa­tion du Par­ti de la révo­lu­tion popu­laire (PRP) de Laurent Kabila
  • Juin 1969 : créa­tion du mou­ve­ment poli­ti­co-mili­taire Front de libé­ra­tion natio­nale congolais
  • 30 juin 1969 : mort de Moise Tshombe à Alger
  • 11 novembre 1975 : indé­pen­dance de l’Angola
  • 8 mars-21 mai 1977 : attaque par les Tigres. Pre­mière guerre du Shaba
  • 1er mai-19 mai 1978 : attaque par les Tigres et prise de Kol­we­zi. Deuxième Guerre du Shaba
  • 13 – 15 novembre 1984 : Pre­mière attaque de Moba par le PRP
  • 17 juin 1985 : Deuxième attaque de Moba par le PRP
  • 24 avril 1990 : dis­cours de « démocra­tisation » du pré­sident Mobutu
  • 6 novembre 1991 : nomi­na­tion de Kyun­gu wa Kum­wan­za comme gou­ver­neur du Katan­ga et début de l’o­pé­ra­tion « Debout Katanga »
  • Aout 1992-mars 1994 : opé­ra­tion d’é­vic­tion des per­sonnes ori­gi­naires du Kasai du Katanga
  • 17 mai 1997 : prise de pou­voir par l’AFDL de Laurent Kabi­la à Kinshasa
  • 16 jan­vier 2001 : assas­si­nat de Laurent Kabila
  • 26 jan­vier 2001 : le nou­veau pré­sident Joseph Kabi­la prête serment
  • 30 juillet 2006 : pre­mier tour des élec­tions pré­si­den­tielles et élec­tions législatives
  • 29 octobre 2006 : deuxième tour des élec­tions pré­si­den­tielles et élec­tions provinciales
  • 6 décembre 2006 : Joseph Kabi­la prête ser­ment comme pré­sident de la RDC
  • 24 février 2007 : Moise Katum­bi prend ses fonc­tions comme gou­ver­neur du Katanga

Erik Kennes


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