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L’exclusion définitive au cœur de la mécanique scolaire

Numéro 2 - 2017 par Azzedine Hajji

mars 2017

Chaque année, en Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique, près de 3.000 élèves sont défi­ni­ti­ve­ment exclu‑e‑s de leur éta­blis­se­ment sco­laire, en cours ou en fin d’année. Ces don­nées s’inscrivent dans un contexte où cette pra­tique est en aug­men­ta­tion ces der­nières années ; naguère can­ton­née dans le secon­daire, elle s’étend même à pré­sent dans l’enseignement fon­da­men­tal. Elle concerne plus de […]

Le Mois

Chaque année, en Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique, près de 3.000 élèves sont défi­ni­ti­ve­ment exclu-e‑s de leur éta­blis­se­ment sco­laire, en cours ou en fin d’année1. Ces don­nées s’inscrivent dans un contexte où cette pra­tique est en aug­men­ta­tion ces der­nières années ; naguère can­ton­née dans le secon­daire, elle s’étend même à pré­sent dans l’enseignement fon­da­men­tal2. Elle concerne plus de 80% des gar­çons, et la pré­va­lence est d’autant plus éle­vée que les élèves sont sco­la­ri­sé-e‑s dans des classes (au double sens du terme) accu­mu­lant les dif­fi­cul­tés sco­laires et sociales ensei­gne­ment spé­cia­li­sé, dif­fé­ren­cié, pro­fes­sion­nel, etc.3 À l’instar de la réus­site ou de l’orientation, l’exclusion défi­ni­tive est un phé­no­mène sco­laire qui n’est pas neutre. Et trop sou­vent, il est inter­pré­té comme le reflet d’une inadap­ta­tion des élèves concer­né-e‑s à l’institution sco­laire. Ces dis­cours tendent alors à ren­for­cer, invo­lon­tai­re­ment ou pas, les thèses sub­stan­tia­listes : les gar­çons sont par nature plus agi­tés, leur appar­te­nance cultu­relle les pré­dis­pose à être indo­ciles, l’indolence de leur milieu social et fami­lial les a pri­vés d’une édu­ca­tion aux règles de la civi­li­té, etc.

Est-ce à dire à l’opposé que cette sanc­tion ne repose sur aucune base « objec­tive » ? Peut-on aller jusqu’à dire que ces mesures sont pure­ment dis­cri­mi­na­toires ? Dans la plu­part des cas, les exclu­sions défi­ni­tives sont moti­vées par des écarts bien réels aux normes de com­por­te­ment (ce qui n’implique pas néces­sai­re­ment qu’une telle sanc­tion soit « pro­por­tion­nelle » aux faits repro­chés). Mais trop sou­vent, le pro­ces­sus déci­sion­nel abou­tis­sant à l’exclusion a fait abs­trac­tion de l’histoire per­son­nelle de l’élève et de la tra­jec­toire qui l’a amené(e) à s’écarter des normes trans­gres­sées. Pour­tant, les faits d’indiscipline s’inscrivent néces­sai­re­ment dans une genèse sociale et per­son­nelle : on ne nait pas déjà violent(e) ou indo­cile en sor­tant du ventre de sa mère, c’est la ren­contre d’un indi­vi­du avec son envi­ron­ne­ment et tout le sys­tème com­plexe des inter­ac­tions qu’il y noue qui peut être géné­ra­teur de vio­lences. Et il n’y a là aucun juge­ment moral, mais sim­ple­ment l’énonciation d’une hypo­thèse posant que les pro­ces­sus sociaux ne peuvent s’opérer de manière « magique ».

La violence de la sélection scolaire

Par­mi ces inter­ac­tions, celles qui se tissent au sein de l’institution sco­laire jouent for­cé­ment un rôle fon­da­men­tal dans les vio­lences qui s’y construisent. En par­ti­cu­lier, la sélec­tion sociale qui s’opère à tra­vers les acti­vi­tés — omni­pré­sentes au sein de l’école — d’évaluation ne peut être dis­so­ciée de la ques­tion des vio­lences sco­laires. En caté­go­ri­sant les élèves (les « bons », les « moyens », les « faibles », etc.), le sys­tème sco­laire per­met de jus­ti­fier leur orien­ta­tion dans des filières dif­fé­ren­ciées qui cor­res­pondent à autant d’univers sociaux situés aux anti­podes et n’offrant pas les mêmes pers­pec­tives ; il sanc­tionne in fine le par­cours de ses usa­gers par des diplômes dont la valeur est tout aus­si dif­fé­ren­ciée sur les divers « mar­chés » (de l’emploi, de la repré­sen­ta­tion poli­tique, des loi­sirs, des rela­tions affec­tives, de la visi­bi­li­té média­tique4, etc.).

De plus, les méca­nismes de sélec­tion sco­laire sont loin d’être impar­tiaux, géné­rant des inéga­li­tés entre les élèves en fonc­tion notam­ment de leur classe sociale d’appartenance5. Or on peut rai­son­na­ble­ment pen­ser que les ver­dicts d’échec sont loin d’être accueillis avec enthou­siasme, en par­ti­cu­lier quand ils sont pro­non­cés vis-à-vis d’enfants (à des) enfants par­fois très jeunes6. Mais ces ver­dicts ne se contentent pas seule­ment d’affirmer une inadé­qua­tion entre les actions d’un élève et les atten­dus sco­laires, leur pré­ten­tion à l’objectivité ren­voie aus­si à tout un ima­gi­naire sur les limites de ses capa­ci­tés cog­ni­tives intrin­sèques. La concep­tion essen­tia­liste de « l’intelligence » — qui la voit davan­tage comme un état plus ou moins figé que comme un pro­ces­sus en construc­tion — est en effet for­te­ment ancrée dans les repré­sen­ta­tions col­lec­tives, au sein de la sphère sco­laire comme ailleurs. Ces ver­dicts ne peuvent par consé­quent être vécus que comme des sen­tences comme des sen­tences sur la valeur intrin­sèque d’un indi­vi­du et affec­ter néga­ti­ve­ment ses inter­ac­tions en dépré­ciant sa valeur sociale et indi­vi­duelle. La pré­gnance des idéo­lo­gies cha­ris­ma­tiques, celles qui voient « l’intelligence » comme un don natu­rel ou celles qui la voient comme le résul­tat méri­té du seul labeur indi­vi­duel, se pré­vaut en effet de l’objectivité des éva­lua­tions pour pro­non­cer un juge­ment sans appel sur la valeur des indi­vi­dus7. Pour­tant, l’analyse des pra­tiques réelles et concrètes d’évaluation dévoile une tout autre réa­li­té : les ensei­gnant-e‑s ont glo­ba­le­ment ten­dance à conce­voir et cor­ri­ger leurs éva­lua­tions en les adap­tant au pro­fil géné­ral du groupe-classe de telle manière à ce qu’elles per­mettent de com­po­ser gros­so modo trois groupes : les élèves faibles, les élèves moyens et les élèves forts8. C’est ce que l’on appelle l’effet « post­hu­mus ». La valeur des notes attri­buées est ain­si arti­fi­cielle dans le sens où la même per­for­mance d’un élève peut lui valoir d’être en échec ou en réus­site en fonc­tion du niveau moyen de son groupe-classe. Un ensei­gnant qui s’écarterait d’une telle norme (dans le sens d’une plus grande sévé­ri­té comme dans celui d’une plus grande man­sué­tude) s’expose à des pres­sions très fortes de ses col­lègues, des parents… et des élèves eux-mêmes : c’est sa cré­di­bi­li­té qui est alors en jeu9. L’émergence de l’échec sco­laire n’est donc pas une ano­ma­lie du sys­tème, il est consti­tu­tif de son fonc­tion­ne­ment « nor­mal ». Et comme pour enfon­cer le clou, la répar­ti­tion dans ces trois groupes pré­sente des biais : de nom­breuses recherches10 montrent en effet que le sexe, l’ethnie et la classe sociale (par­mi d’autres) sont autant de cri­tères per­çus qui dif­fé­ren­cient les notes attri­buées à des élèves ayant des per­for­mances pour­tant équivalentes.

Ose­rait-on seule­ment espé­rer que la dimen­sion arbi­traire des éva­lua­tions n’est pas res­sen­tie — même impli­ci­te­ment — par les élèves ? Les méca­nismes de vio­lence sym­bo­lique, qui tendent à faire inté­rio­ri­ser par ceux qui en sont vic­times les jus­ti­fi­ca­tions de la vio­lence qu’ils subissent, n’opèrent jamais avec une effi­ca­ci­té totale et ne leur ôtent pas toute conscience, dans le cas des élèves, du carac­tère arbi­traire des juge­ments sco­laires. Impuis­sant-e‑s pour la plu­part à oppo­ser aux dis­cours méri­to­cra­tiques une autre ana­lyse de leur échec per­son­nel (les ver­dicts sco­laires ne leur dénient-ils pas toute com­pé­tence intel­lec­tuelle sus­cep­tible de légi­ti­mer un tel pro­jet?), ils se voient ain­si extor­quer la recon­nais­sance de normes qui contri­buent pour­tant à les exclure. Pour reprendre Pierre Bour­dieu : « La recon­nais­sance de la légi­ti­mi­té n’est pas […] un acte libre de la conscience claire. Elle s’enracine dans l’accord immé­diat entre les struc­tures incor­po­rées, deve­nues incons­cientes, […], et les struc­tures objec­tives11. » Mais pour autant, cette recon­nais­sance du bout des lèvres est-elle jamais totale ? Ne s’accompagne-t-elle pas de cer­taines formes de résis­tance qui témoignent d’un retour du refou­lé et d’une volon­té de res­tau­rer une image de soi mal­me­née ? On peut sup­po­ser que l’insubordination d’un cer­tain nombre d’élèves témoigne de ces ten­ta­tives de résis­tance qui peuvent abou­tir à leur exclu­sion dans cer­tains cas.

Une coresponsabilité de l’exclusion

Pro­cé­der à l’anamnèse du pro­ces­sus ayant conduit à la vio­lence ou à l’insubordination implique qu’elle ne peut plus être inter­pré­tée comme la consé­quence de l’inadaptation de cer­tain-e‑s élèves aux normes sco­laires ; il y a mani­fes­te­ment une cores­pon­sa­bi­li­té à déga­ger. Res­pon­sa­bi­li­té de l’institution sco­laire tout d’abord qui exerce notam­ment une sélec­tion par nature vio­lente, res­pon­sa­bi­li­té des élèves aus­si qui font le choix — même dic­té par cer­taines contraintes — de se révol­ter face à un ordre sco­laire qui ne répond pas à leurs inté­rêts et auquel ils n’adhèrent pas. Le terme de res­pon­sa­bi­li­té ne doit pas être com­pris dans une accep­tion mora­li­sa­trice ; il vise à indi­quer que cer­tains indi­vi­dus ne sont pas tou­jours des vic­times pas­sives des contraintes struc­tu­rales d’un sys­tème, mais qu’ils peuvent ten­ter d’y résis­ter, en fonc­tion des moyens dont ils dis­posent. Doit-on pour autant consi­dé­rer toute forme de rejet des normes sco­laires comme légi­time ? Le plus sou­vent, ce rejet n’est pas fon­dé sur une volon­té de construire un pro­jet col­lec­tif ou soli­daire qui vise­rait à abo­lir un sys­tème d’enseignement inéga­li­taire au pro­fit d’une école juste. Il relève davan­tage d’une logique du sauve-qui-peut à por­tée indi­vi­duelle, voire indi­vi­dua­liste lorsqu’il se tra­duit par de la vio­lence à l’égard des condis­ciples : devant l’impossibilité de se sous­traire à la domi­na­tion qu’ils subissent, cer­tain-e‑s tentent de se créer un petit monde dans lequel ils pour­ront l’exercer à leur échelle. Ni vio­lences gra­tuites, ni actes héroïques de résis­tance, l’intelligibilité de ces actions y gagne­rait en étant inter­pré­tées comme consé­quence inévi­table d’un sys­tème sco­laire gan­gré­né par la vio­lence de sa fonc­tion sociale de sélection.

Ce par­tage de la res­pon­sa­bi­li­té dans la construc­tion de la rup­ture sco­laire tranche cepen­dant avec le carac­tère uni­la­té­ral de l’exclusion défi­ni­tive. Les réqui­si­toires à l’encontre des élèves pro­cèdent tou­jours par une amné­sie qui fait peser sur eux tout le poids de la res­pon­sa­bi­li­té dans la rup­ture. Reste à savoir quelles alter­na­tives seraient pos­sibles pour les acteurs sco­laires refu­sant d’entrer dans cette logique. Si une volon­té sin­cère de com­battre l’exclusion est le pre­mier pas vers un sys­tème sans inéga­li­té, il est très loin d’en consti­tuer une condi­tion suf­fi­sante. Tant que l’institution sco­laire conti­nue­ra à trier et sélec­tion­ner les élèves, elle pro­dui­ra une vio­lence qui, à son tour, en pous­se­ra plus d’un(e) à recher­cher la rup­ture : face à un sys­tème qui n’a rien à leur appor­ter, lui « faci­li­ter » la tâche en consen­tant à res­ter docile ne paraît pas tou­jours une option « rai­son­nable ». Or, mal­gré toute la bonne volon­té pos­sible, ten­ter le dia­logue avec un indi­vi­du en rup­ture peut rele­ver de la dupe­rie : que peut-on pro­po­ser concrè­te­ment à un élève pour com­pen­ser le pré­ju­dice que la sélec­tion sco­laire lui a fait subir ? Est-on en mesure, par exemple, de lui octroyer une réus­site sco­laire digne de ce nom afin qu’il se rac­croche à sa sco­la­ri­té ? Assu­ré­ment pas, tant l’intransigeance des règles ins­ti­tu­tion­nelles en matière d’évaluations sco­laires est aveugle à ce qu’elles sanc­tionnent réel­le­ment. Com­ment dès lors le convaincre de se sou­mettre à un sys­tème qui a si peu à lui appor­ter ? Féli­ci­ter un indi­vi­du de s’être sou­mis à un sys­tème qui le déva­lo­rise paraît tout de même une mesure bien dérisoire…

Une situation de double contrainte dans un contexte de marché scolaire

Par ailleurs, les agis­se­ments des élèves concer­né-e‑s peuvent aus­si avoir des inci­dences graves sur la bonne marche d’un éta­blis­se­ment. Per­tur­ba­tions répé­tées des cours, pro­vo­ca­tions, vio­lences à l’égard du per­son­nel comme des élèves, etc. peuvent rendre délé­tère l’atmosphère d’une classe ou d’un éta­blis­se­ment. Face à un élève qui refuse toute ten­ta­tive de dia­logue, ne pas l’exclure ne por­te­rait-il pas pré­ju­dice à ses condis­ciples ? On abou­tit alors à une situa­tion para­doxale : au nom du droit de chaque élève à ne pas être exclu(e) du béné­fice d’un ensei­gne­ment digne de ce nom, on en exclut cer­tain-e‑s par­mi eux. La balance entre les inté­rêts des un-e‑s et des autres peut ain­si se muer en véri­table cas de conscience sans échap­pa­toire simple pour sor­tir du cercle vicieux.

Dans nombre de cas, l’exclusion sco­laire relève ain­si d’un effet de struc­ture sociale au sens d’un ensemble de normes et de dis­po­si­tions qui s’imposent aux indi­vi­dus sous forme de sanc­tions à l’encontre de ceux et celles qui ne se plient pas aux injonc­tions nor­ma­tives. Pour les acteurs qui refu­se­raient d’entrer dans la logique de l’exclusion sco­laire, ces sanc­tions peuvent revê­tir la forme d’une dété­rio­ra­tion de l’atmosphère de classe, de la dif­fi­cul­té à assu­rer pour tous et toutes les appren­tis­sages requis, d’une accep­ta­tion impuis­sante de la vio­lence des élèves, ou encore d’une dété­rio­ra­tion de la « répu­ta­tion » de l’établissement (dans un contexte de concur­rence sur le mar­ché sco­laire), etc.

Face à ces contraintes, quelles atti­tudes adop­ter ? Cer­tains éta­blis­se­ments, les plus éli­tistes, s’en accom­modent par­fai­te­ment : ils n’ont aucune volon­té et même aucun inté­rêt à ce qu’un sys­tème éga­li­taire se sub­sti­tue au sys­tème en vigueur. Pour ceux-ci, pla­cés au som­met de la hié­rar­chie au sein du mar­ché sco­laire, il convient de sau­ve­gar­der à tout prix leur répu­ta­tion pour main­te­nir une posi­tion pri­vi­lé­giée. D’autres éta­blis­se­ments tentent au contraire d’instaurer un cli­mat de dia­logue et d’écoute avec leurs élèves. Cer­tains sont prêts à aller très loin dans leur démarche, mais ne finit-elle pas par se retour­ner contre eux lorsqu’ils se heurtent aux élèves les plus réfrac­taires ? D’autant plus que les acteurs sco­laires dis­posent géné­ra­le­ment de moyens limi­tés pour gérer ces situa­tions com­plexes, tout en conti­nuant à assu­rer l’ensemble de leurs mis­sions. En effet, mal­gré de nom­breux dis­po­si­tifs mis en place ces der­nières années pour favo­ri­ser l’accrochage sco­laire et lut­ter contre la vio­lence, leur por­tée reste limi­tée car ils n’interviennent sou­vent que tar­di­ve­ment en aval, lorsque le pro­ces­sus de rup­ture est déjà très avan­cé. Leur champ d’action n’étant pas ancré dans le fonc­tion­ne­ment quo­ti­dien de toutes les classes dans tous les éta­blis­se­ments, ils ne peuvent de toute manière contre­car­rer les effets mas­sifs de la sélec­tion sco­laire qui, elle, opère tous les jours dans toutes les classes et dès les pre­miers appren­tis­sages. (Par­fois pris à leur propre jeu et faute de moyens, les éta­blis­se­ments ayant ce pro­fil finissent par reje­ter — par­fois en déses­poir de cause — une par­tie de leurs élèves qui atter­rissent ain­si dans des éta­blis­se­ments « spé­cia­li­sés » — tou­jours dans un contexte de marche sco­laire — dans l’accueil d’élèves relé­gués.) Bien que le sché­ma dres­sé soit très sim­pli­fi­ca­teur, il a le mérite de rele­ver la naï­ve­té de la croyance en des acteurs sco­laires pour­sui­vant tous les mêmes intérêts.

Les règles n’engagent que ceux qui y croient

Mais fina­le­ment, quelles leçons tire­ront les élèves concer­né-e‑s de tout ce pro­ces­sus ? On peut tou­jours glo­ser sur les ten­ta­tives « naïves », voire « angé­liques », de mieux com­prendre les méca­nismes de la vio­lence et de l’exclusion. On peut même pré­tendre que l’apprentissage du res­pect des règles passe néces­sai­re­ment par l’exercice de sanc­tions exem­plaires. Tou­jours est-il qu’on peut sur­tout s’interroger sur la valeur d’un tel res­pect alors qu’il est sou­vent exi­gé par ceux-là mêmes qui ne le res­pectent pas tou­jours… En effet, dans une ana­lyse réa­li­sée en 2009, le ser­vice Droits des jeunes (SDJ) a consta­té que dans près de 60% des cas d’exclusion défi­ni­tive ana­ly­sés, les droits de la défense n’ont pas été res­pec­tés12. Les élèves sanc­tion­né-e‑s ne sont-ils pas en droit d’exiger l’exemplarité de ceux et celles qui se pré­tendent les garant-e‑s de la norme ? Or, la fri­lo­si­té de cer­tains acteurs sco­laires à l’égard des immix­tions — somme toute très rela­tives — du contrôle judi­ciaire sur la sphère sco­laire13 inter­pelle à cet égard. L’inscription des droits de la défense au sein de l’institution sco­laire ne relève pour­tant pas du plai­doyer uto­pi­quo-angé­lique : la loi et la juris­pru­dence l’ont affir­mé et confir­mé depuis de nom­breuses années14. À une autre échelle, dans l’enseignement orga­ni­sé par la Com­mu­nau­té fran­çaise, la ministre consti­tue une ins­tance de recours contre les déci­sions d’exclusion. Le délai légal de réponse à un recours est de quinze jours. Dans les faits, cer­tains recours ne reçoivent de réponse que plu­sieurs mois après leur intro­duc­tion15, les élèves étant désco­la­ri­sé-e‑s pen­dant tout ce temps. À nou­veau, la vio­la­tion de la règle par celui qui est cen­sé en être le garant n’est pas sanctionnée.

Ces quelques exemples montrent à quel point l’attachement au res­pect des règles s’opère à géo­mé­trie variable. Et que peuvent en déduire des élèves qui, ne res­pec­tant pas cer­taines normes d’un ordre sco­laire qui leur est défa­vo­rable, peuvent se sen­tir trai­té-e‑s de manière arbi­traire ? En toute logique, le prin­cipe qui s’en déduit ne serait-il pas que la rhé­to­rique du res­pect des règles est un jeu de dupes ? Ceux et celles qui s’y plient n’auraient en fait d’autre choix que celui que leur impose leur propre fai­blesse ; les autres peuvent s’en exo­né­rer et même se per­mettre le luxe d’en tirer hypo­cri­te­ment une légi­ti­mi­té. Des valeurs telles que le res­pect, la démo­cra­tie, la non-vio­lence, etc. prennent alors une tour­nure tout ins­tru­men­tale : elles ne sont plus que des outils au ser­vice de la domi­na­tion. Une telle prise de conscience, que ne man­que­raient pas d’avoir nombre de ceux et celles qui sont repous­sé-e‑s aux marges du sys­tème sco­laire, ne peut que favo­ri­ser cer­tains « appren­tis­sages » bien par­ti­cu­liers : s’imposer par la force, écra­ser les autres dès que l’on est en mesure de le faire, ins­tru­men­ta­li­ser des valeurs (par exemple reli­gieuses), en les impo­sant à tous et toutes, tout en s’en exo­né­rant soi-même, etc.

À l’heure où la ministre de l’éducation annonce — à juste rai­son — vou­loir davan­tage enca­drer le droit des éta­blis­se­ments à exclure défi­ni­ti­ve­ment des élèves, il convient néan­moins de rap­pe­ler que les décla­ra­tions de bonnes inten­tions — même ins­crites dans la loi — ne suf­fisent pas. Lors de la pro­mul­ga­tion du décret « Mis­sions », les pou­voirs publics s’étaient déjà fixés pour objec­tif de bali­ser les pra­tiques d’exclusion défi­ni­tive. Mais près de vingt ans plus tard, faute de s’être atta­qués aux fon­de­ments du pro­blème, ou même sim­ple­ment d’avoir accor­dé aux éta­blis­se­ments les moyens de gérer ces situa­tions com­plexes, ils en sont réduits à refaire les mêmes constats. Espé­rons néan­moins que, cette fois-ci, les réponses seront davan­tage à la hau­teur des enjeux.

  1. B. Roos­sens, Exclu­sion sco­laire défi­ni­tive. Agir dans la com­plexi­té, Bruxelles, Cou­leur livres, 2014, p. 26 – 27.
  2. V. Antoine, « Exclus de leur école, ils ne vont plus en cours depuis des mois », Le Soir, 7 juin 2016.
  3. Roos­sens, op. cit., p. 28 – 30.
  4. Selon le baro­mètre 2013 de la diver­si­té et de l’égalité en Com­mu­nau­té fran­çaise (p. 32), les ouvriers et employés non qua­li­fiés repré­sentent, par exemple, 1,12% seule­ment de la visi­bi­li­té télé­vi­suelle.
  5. Les « indi­ca­teurs de l’enseignement 2015 » publiés par l’administration de la Com­mu­nau­té fran­çaise en four­nissent quelques illus­tra­tions chif­frées, voir par exemple p. 26 – 27.
  6. L’échec et son coro­laire le redou­ble­ment sont ain­si pos­sibles avant même la sco­la­ri­té obli­ga­toire dès la troi­sième année de l’enseignement préscolaire.
  7. P. Merle, « L’humiliation des élèves dans l’institution sco­laire : contri­bu­tion à une socio­lo­gie des rela­tions maitre-élèves », Revue fran­çaise de péda­go­gie, n° 139, 2002, p. 37 – 38.
  8. M. Cra­hay, Peut-on lut­ter contre l’échec sco­laire ? (3e éd.), Bruxelles, De Boeck, 2007, p. 79.
  9. P. Bres­soux et P. Pan­su, Quand les ensei­gnants jugent leurs élèves, Paris, Presses uni­ver­si­taires de France, 2003, p. 73.
  10. P. Merle, Socio­lo­gie de l’évaluation sco­laire, Paris, Presses uni­ver­si­taires de France, 1998, p. 20 – 27.
  11. P. Bour­dieu, Rai­sons pra­tiques. Sur la théo­rie de l’action, Paris, Édi­tions du Seuil, 1994, p. 127.
  12. En par­ti­cu­lier, l’impossibilité pour l’élève et ses parents de consul­ter tous les élé­ments du dos­sier dis­ci­pli­naire et l’absence de preuves maté­rielles fon­dant l’accusation. Voir « Ana­lyse de quatre-vingts dos­siers d’exclusion sco­laire défi­ni­tive : Réa­li­tés de ter­rain et dys­fonc­tion­ne­ments d’une pro­cé­dure », p. 60 – 63.
  13. J.-M. Der­magne, « Les recours juri­dic­tion­nels exer­cés par les élèves et les étu­diants. Au secours, les juges ! », dans Bie­mar B. (dir.), L’enseignement et le droit, Lou­vain-la-Neuve, Anthé­mis, 2013, p. 21 – 22.
  14. M. Preu­mont, « Le droit dis­ci­pli­naire à l’égard des élèves dans les éta­blis­se­ments d’enseignement en Bel­gique », Revue de droit de l’ULB, n° 4, 1991, p. 125 – 129. Voir aus­si dis­cus­sions par­le­men­taires sur le pro­jet de décret « Missions ».
  15. V. Antoine, op. cit.

Azzedine Hajji


Auteur

Azzedine Hajji est codirecteur de {La Revue nouvelle}, assistant-doctorant en sciences psychologiques et de l’éducation à l’université libre de Bruxelles. Il a été auparavant professeur de mathématiques dans l’enseignement secondaire, et psychopédagogue en Haute École dans le cadre de la formation initiale d’enseignant·e·s du secondaire. Ses sujets de recherche portent principalement sur les questions d’éducation et de formation, en particulier les inégalités socio-scolaires dans leurs dimensions pédagogiques, didactiques et structurelles. Les questions de racialité et de colonialité constituent également un objet de réflexion et d’action qui le préoccupent depuis plus de quinze ans.