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L’équilibre précaire de la Justice
Fichier BNG : la vie des autres Manuel Lambert Pour pouvoir mener à bien leurs missions de prévention et de recherche des infractions et de leurs auteurs, les services de police doivent nécessairement récolter des informations diverses et variées. Lorsque celles-ci sont amassées, il faut bien les conserver quelque part, afin qu’elles puissent être consultées et utilisées […]
Fichier BNG : la vie des autres
Manuel Lambert
Pour pouvoir mener à bien leurs missions de prévention et de recherche des infractions et de leurs auteurs, les services de police doivent nécessairement récolter des informations diverses et variées. Lorsque celles-ci sont amassées, il faut bien les conserver quelque part, afin qu’elles puissent être consultées et utilisées par les différents services compétents. C’est dans cette optique que sont constituées une série de bases de données et de fichiers policiers contenant d’abondants renseignements sur les citoyens : coordonnées, caractéristiques diverses, passé infractionnel, données biologiques… C’est une évidence : un bon policier est un policier bien renseigné.
Afin de mettre de l’ordre dans l’ensemble des bases de données policières existantes, le législateur a adopté une loi visant à règlementer la récolte, la transmission et la conservation d’informations par les forces de police au sein d’un fichier appelé banque de données nationale générale (BNG).
De la nécessité d’une loi
Cette loi est d’une importance cruciale. Elle a tout d’abord le mérite d’exister : elle permet en effet de règlementer un domaine qui ne l’était pas, ce qui, de ce fait, pouvait entrainer des violations des droits du citoyen (fichage illégitime, consultation de fichiers sans justification, etc.). Et ces violations étaient plus nombreuses que ce que les autorités policières voulaient bien admettre. Par exemple, selon le quotidien De Morgen, au lendemain du suicide de la chanteuse flamande Yasmine en septembre 2009, plus de neuf-cents policiers auraient consulté ses données personnelles. On peut douter que ces consultations aient toutes eu pour objectif de faire avancer l’enquête… Différents actes de ce type ont mis en évidence le fait que les policiers consultaient régulièrement les données qu’ils possèdent sur environ 1,6 million de citoyens inscrits dans la BNG, en dehors de toute justification professionnelle.
Toutefois, si la récente loi contient certaines améliorations par rapport la situation préexistante, elle n’est pas à l’abri des critiques.
Questions de conservation
Si la police enregistre un citoyen pour un fait pour lequel il est ensuite acquitté, rien ne prévoit l’effacement automatique des données liées à ce fait. En effet, dans cette hypothèse, une communication vers les services de police est prévue, ces derniers devant alors prendre les mesures nécessaires. Mais, dans l’hypothèse où les services de police ne procèderaient pas à l’effacement qui s’impose alors — la donnée en question n’étant plus pertinente, aucune voie de recours n’est ouverte aux citoyens. Il existe donc un risque de rester fiché par la police pour une infraction même si on a été acquitté pour ce même fait par la justice.
Outre le fait que les données pouvant être encodées sont très variées, les délais de conservation en sont extrêmement longs. En effet, après écoulement du délai prévu pour la conservation des données (jusqu’à quinze ans dans certains cas), celles-ci ne font pas l’objet d’un effacement, mais bien d’un archivage.
Comme l’a déjà souligné la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), les données doivent être conservées « pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées ». Dans l’arrêt M.K. c. France, on lira avec intérêt que « Compte tenu de son précédent constat selon lequel les chances de succès des demandes d’effacement sont pour le moins hypothétiques, une telle durée [une période d’archivage de vingt-cinq ans] est en pratique assimilable à une conservation indéfinie […].» L’État français a été condamné alors qu’il prévoyait un délai de conservation de vingt-cinq ans. Dans la loi belge, le délai d’archivage est de trente ans, auxquels il faut ajouter les délais de traitement actif…
Fichage sans limites des mineurs
La loi prévoit par ailleurs une possibilité très large du fichage des mineurs : pour un mineur de quatorze à dix-huit ans, l’inscription en BNG se fait sans l’intervention d’un quelconque magistrat. Le policier décide seul du fichage BNG du mineur… L’inscription en BNG d’un mineur en dessous de quatorze ans se fait quant à elle avec l’autorisation d’un magistrat, mais pas du juge de la jeunesse. En effet, le texte laisse la possibilité d’un fichage sur simple autorisation d’un substitut du procureur. Enfin, aucune limite minimum n’étant fixée pour l’inscription en BNG, un enfant de n’importe quel âge peut être fiché en BNG. Un fichage dès la crèche est donc théoriquement possible…
Ces critiques, ainsi que de nombreuses autres, ont poussé la LDH à demander à la Cour constitutionnelle d’annuler une partie de cette loi. En effet, si l’existence même de cette loi constitue une avancée, elle ne comporte pas les garanties nécessaires en termes de contrôle démocratique pour respecter le prescrit européen et les libertés fondamentales. S’il est évident que les forces de police doivent avoir les moyens d’exercer leurs fonctions, il n’est pas moins évident que les citoyens doivent pouvoir s’assurer que ces moyens seront utilisés dans le respect des valeurs fondamentales inhérentes à toute démocratie. Dans l’état actuel des choses, on en est loin.
Vidéosurveillance dans les commissariats : circulez, y’a rien à voir ?
Helena Almeida
En avril 2014, le bourgmestre de la ville de Bruxelles, en concertation avec le chef de corps de la zone de police, a imposé l’installation de caméras dans les couloirs du commissariat central de Bruxelles et à proximité des cellules. À la suite de cette initiative, le nombre de plaintes aurait baissé de manière non négligeable.
Cette décision n’a pas été appréciée par plusieurs syndicats policiers qui ont déposé, en juillet, un préavis de grève pour la police de Bruxelles-Ixelles. Davantage que les images recueillies, c’est surtout la prise de son qui a heurté les fonctionnaires ainsi que l’observation continue de ces séquences, contraires selon eux à la loi sur la vie privée. Cette réaction nous pose une question essentielle : la vidéosurveillance pour lutter contre les violences policières est-elle acceptable ?
Une méthode de surveillance qui a ses limites
L’intérêt de la présence d’un système de vidéosurveillance dans les commissariats semble à première vue évident. Tout d’abord, il est difficile de prouver les faits décrits par les présumées victimes de violences policières, surtout en l’absence de témoin. C’est la parole de l’un contre celle de l’autre, la version des forces de l’ordre l’emportant souvent en raison de leur assermentation et d’un éventuel procès-verbal de rébellion qui les protège.
Ensuite, la présence de ces appareils restreint les zones où des brutalités peuvent être commises malgré l’impossibilité de toutes les couvrir. Leur placement sur des « terrains sensibles » réduirait les risques de dérapages, comme les cellules des commissariats, les fourgons ou les couloirs d’accès aux avions en cas d’expulsion.
Mais ce système de surveillance a également des limites.
Les opposants à cet outil proclament son inadaptation à résoudre le phénomène complexe de la violence policière et aux divers facteurs qui la composent : lacunes dans la formation, effets de groupe, usage de la force inhérent à la « culture » du métier, etc.
De plus, les témoignages et les constats médicaux constituent déjà des preuves recevables en justice. Ce sont plutôt les réponses judiciaires qui sont jugées insatisfaisantes, telles l’absence de poursuites par le parquet ou l’indépendance discutable du Comité P1 ou de l’Inspection générale. Or, en l’absence de répression, un sentiment d’impunité peut s’installer.
En outre, concernant l’organisation de ce procédé, des interrogations épineuses surgissent : qui serait désigné pour récolter les images ? Quel serait le poids de cette responsabilité ? Quelle mise en pratique et quel cout ? Cet argent pourrait être investi dans la prévention plutôt que dans la technologie, privilégiant la proximité et le lien social.
Enfin, la question de l’atteinte à la vie privée des agents et des personnes qui font l’objet de mesures répressives est ici capitale : est-il légitime de limiter ce droit pour en protéger un autre ?
Pour un encadrement règlementaire
La « loi caméra » votée le 21 mars 2007 autorise l’installation d’appareils de vidéosurveillance sous certaines conditions et sauf exceptions. Un renversement de cette logique permettrait de protéger davantage la vie privée des personnes : il s’agirait d’interdire le recours à ces instruments de manière générale, mais d’accepter et d’encadrer leur utilisation uniquement lors d’occasions spécifiques. Autrement dit, dans des zones échappant au contrôle social, ce qui n’est pas le cas de l’espace public, mais bien des locaux fermés des commissariats de police.
Dans ce conflit entre deux droits fondamentaux, le droit à l’intégrité physique devrait provisoirement primer sur le droit à la vie privée, en limitant l’intrusion au maximum. Pour ce faire, l’accès aux images et la durée de conservation nécessiteraient une stricte règlementation. Le personnel mandaté pour visionner les séquences filmées devrait recevoir une formation adaptée et appartenir à une structure indépendante et suffisamment financée. La sauvegarde des vidéos devrait requérir quant à elle la demande d’un juge d’instruction ou d’un procureur à la suite du dépôt d’une plainte, endéans un délai raisonnable permettant à la victime de réagir en cas d’incident.
Plusieurs organismes internationaux de protection des droits humains ont recommandé à la Belgique le recours à la surveillance vidéo. De même, la Commission de la protection de la vie privée2 rappelle que la vidéosurveillance des lieux de détention est prévue, autorisée et encadrée3 et est également favorable à l’enregistrement sonore pour contribuer à établir la vérité des faits. Cette technique ne vise pas seulement la protection des personnes privées de liberté, mais constitue aussi un moyen de contrer les accusations mensongères portées à l’égard des forces de l’ordre. Ou la caméra comme outil tant de protection que de transparence.
Sur un thème similaire, rendez-vous sur le site www.revuenouvelle.be pour lire un article inédit de Mathieu Beys : « Le droit à la vie privée : bouée de sauvetage des policiers violents et bâillon des témoins gênants ? ».
Sipar ou l’étrange survivance d’un outil obsolète
Alexia Jonckheere
Le 10 octobre 2004, l’usage de Sipar, une application informatique, était imposé par voie de circulaire dans toutes les maisons de justice du pays, mais aujourd’hui, dix ans après son introduction, nul ne songe à fêter son anniversaire. Est-ce le signe d’une banalisation de l’informatisation de la justice ? Dans la note stratégique du 2 avril 2014 du comité de direction du SPF Justice sont mentionnées pas moins de soixante-six applications en usage au sein de l’administration de la justice, applications jugées en partie obsolètes et incompatibles. Ce constat vaut pour Sipar, mais cet outil perdure malgré ses dysfonctionnements. Il survivra étrangement (pour un temps limité?) à la communautarisation des maisons de justice. Depuis le 1er juillet 2014, les compétences des maisons de justice ont en effet été transférées aux Communautés. Cependant, les moyens financiers, le personnel et la logistique sont restés aux mains de l’État fédéral jusqu’au 31 décembre dernier. Que va-t-il se passer alors en termes d’informatisation ? Pour l’heure, nul ne le sait. Tout au plus est-il certain qu’à défaut d’anticipation, les Communautés n’auront d’autre choix que de prolonger l’existence d’un outil quelque peu obsolète. C’est inquiétant. Au vu notamment du désœuvrement des assistants de justice lorsqu’il tombe en panne. Les dix ans de Sipar sont l’occasion d’une mise en lumière des tensions qu’il cristallise au sein du travail social en justice.
Un outil tentaculaire
Longtemps disséminés au sein de l’administration de la justice, de nombreux travailleurs sociaux ont été rassemblés, en 1999, au sein des maisons de justice, chargées principalement du suivi d’auteurs d’infraction en dehors des prisons. Alors qu’ils ne faisaient jusque-là l’objet que d’une faible régulation de leurs pratiques, l’introduction des principes du nouveau management public dans les structures administratives de l’État les confronte aujourd’hui à une règlementation qui a parcellisé et standardisé leur activité. Chaque étape de l’intervention sociale est à présent identifiée et codifiée, d’une façon extrêmement précise, à travers des centaines d’instructions de travail. L’application informatique soutient l’exécution de ces instructions : rien ne se passe en maison de justice sans que l’information y relative n’y soit dument consignée. Cela vaut pour chaque nouveau dossier, appel téléphonique, entretien, etc. C’est l’assistant de justice qui est responsable de l’exactitude et de l’exhaustivité des informations enregistrées et rendues accessibles, dans les vingt-quatre heures, dans toutes les maisons de justice du pays. Ainsi, après avoir consigné les données dans l’application, l’assistant de justice n’en a plus la maitrise, dans un contexte où leurs usages ne cessent de croitre. Outre la centralisation des informations relatives aux personnes suivies, la base de données assure par exemple l’alimentation d’indicateurs de performance visant à déterminer la rapidité des prises en charge ou la remise des rapports dans les délais impartis. Elle soutient également la production automatisée de courriers et de rapports, sur la base de modèles prédéfinis.
Une mise en tension du travail par l’informatique
Sipar structure l’intervention sociale et en organise une « traçabilité », ce qui rassure les travailleurs et les soutient dans leur activité. Mais il emporte également quelques évolutions silencieuses, (trop) peu questionnées. Il est tout d’abord à craindre que l’individualisation des prises en charge s’estompe face à la montée en puissance de la normalisation des pratiques. Celle-ci est recherchée au nom du principe d’égalité (chaque travailleur doit assurer un niveau de prestation équivalent à l’égard de chaque auteur d’infraction) et à des fins de prévisibilité (il s’agit de satisfaire la « clientèle » des maisons de justice, à savoir les autorités judiciaires et administratives qui les mandatent, en déterminant à l’avance les prestations offertes). Sipar soutient cette normalisation, par ses effets de structuration : il encourage les travailleurs à n’accomplir que les prestations dont ils peuvent informatiquement rendre compte, leur perception des auteurs d’infraction tend à être réduite aux variables dont ils doivent assurer l’enregistrement, les rapports relatifs aux prises en charge s’appuient principalement sur des informations préenregistrées, peu contextualisées. Par ailleurs, Sipar autorise un contrôle des travailleurs qui se superpose au contrôle des auteurs d’infraction (voire, le remplace?). L’outil rend néanmoins factice la vérification du travail, se centrant sur un contrôle procédural et non substantiel. Il s’appuie également sur des aspects formels lors du contrôle des personnes suivies, dans la mesure où leur responsabilisation dans l’exécution de leurs peines va jusqu’à exiger qu’ils produisent eux-mêmes la preuve de cette exécution, preuve dont peuvent se satisfaire les assistants de justice. Mais c’est en termes de domination que l’outil exerce son pouvoir de contrôle. Les assistants de justice pensent être surveillés à travers Sipar, mais ils n’en ont pas la confirmation. Dès lors, ils tendent à s’autocontrôler afin d’éviter d’être sanctionnés s’ils s’écartent des normes imposées. Enfin, Sipar invite à interroger l’espace encore dévolu à la dimension sociale du travail en maison de justice dès lors qu’il soutient de façon privilégiée la dimension administrative de l’activité des travailleurs.
À partir du 1er janvier 2015, les Communautés seront-elles à l’écoute de ces évolutions silencieuses et entendront-elles établir les règles éthiques qu’appelle l’outil ? À commencer par celles relatives à l’échange des données entre entités fédérées et l’État fédéral.
Ce texte s’appuie sur un ouvrage paru récemment : A. Jonckheere, (Dés)équilibres. L’informatisation du travail social en justice, éd. Larcier, coll. « Crimen », 2013.
- Comité permanent de contrôle des services de police.
- Recommandation n° 06/2011 du 6 juillet 2011 : Recommandation sur l’installation et l’utilisation de caméras de surveillance dans les lieux de détention et dans d’autres lieux du commissariat (CO-AR-2010 – 04).
- Arrêté royal du 14 septembre 2007 relatif aux normes minimales, à l’implantation et à l’usage des lieux de détention utilisés par les services de police (« arrêté “cellule”»).